Notes
-
[1]
Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 (« Bibliothèque de l’évolution de l’humanité ») [1ère édition : Paris, Puf, 1950], p. 65.
-
[2]
Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy, de 1944 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1990.
-
[3]
Enzo Traverso, Le Passé, modes d’emploi, Paris, La Fabrique éditions, 2005, pp. 12 et 58.
-
[4]
Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte (« Sciences humaines et sociales »), 2002 [1ère éd. : La Découverte & Syros, 1997].
-
[5]
éric Conan & Henri Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994 ; Tzvetan Todorov Les Abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995.
-
[6]
Tzvetan Todorov, Les Abus de la mémoire, op. cit., pp. 56-57.
-
[7]
Jean-Luc Bonniol, « Comment transmettre le souvenir de l’esclavage ? Excès de mémoire, exigence d’histoire... », Cités n° 25, 2006, pp. 181-185. Voir aussi sa contribution dans ce numéro.
-
[8]
Romain Bertrand, Mémoires d’empire. La controverse autour du « fait colonial », Paris, éditions du croquant, 2006.
-
[9]
Cf. Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes, op. cit., pp. 126 sq.
-
[10]
Enzo Traverso, Le Passé, modes d’emploi, op. cit.
-
[11]
Jean-Luc Bonniol, « Comment transmettre le souvenir de l’esclavage ? Excès de mémoire, exigence d’histoire... », art. cit.
-
[12]
François Hartog, Anciens, Modernes, Sauvages, Paris, Galaade éditions, 2005.
-
[13]
Claude Ribbe, Le Crime de Napoléon, éditions Privé, 2005.
-
[14]
Marc Ferro & Gérard Noiriel, « Face à la guerre des mémoires, quelle liberté pour l’histoire ? Débat entre Marc Ferro et Gérard Noiriel », Le Monde de l’éducation, février 2006, pp. 78-85.
-
[15]
« Nous sommes les indigènes de la République !... », Appel pour les Assises de l’anti-colonialisme post-colonial, publié sur Internet le 19 janvier 2005, à l’adresse : http://toutesegaux.free.fr/ article.php3?id_article=90
-
[16]
Pascal Blanchard, Nicolas Bancel & Sandrine Lemaire (dir.), La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005, p. 19.
-
[17]
Ibid., p. 20.
-
[18]
Ibid., p. 12.
-
[19]
Ibid., pp. 13-14.
-
[20]
Didier Fassin & éric Fassin, « Introduction : à l’ombre des émeutes », in Didier Fassin & éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Paris, La Découverte, 2006 (« Cahiers libres »), pp. 5-16 ; Gérard Noiriel, « “Color blindness” et construction des identités dans l’espace public français », in Didier Fassin & éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ?, op. cit., pp. 158-174 ; Hugues Lagrange & Marc Oberti, « Les raisons des émeutes. Entretien avec Hugues Lagrange et Marco Oberti » (Propos recueillis par Régis Meyran), Les Grands Dossiers des Sciences Humaines 4, septembre-novembre 2006, pp. 28-29.
1L’actualité récente a montré que le passé (et surtout le passé colonial) est devenu un enjeu important qui jalonne nombre de débats dans la sphère publique — soit du côté des représentants de l’État, à travers une politique de la mémoire très éclatée sinon contradictoire, qui trouve une expression parfois normative comme dans le cas de l’édiction des lois dites « mémorielles » ; soit du côté de petits groupes sociaux, associations ou groupuscules qui défendent leur vision du passé au nom d’une cause. Ces débats sont-ils révélateurs de transformations structurelles profondes dans la société française, sont-ils la conséquence d’une situation de crise socio-historico-politique ou simplement un effet de mode ? Assistons-nous là à une dérive communautariste, voire « ethniciste » de la société ou le communautarisme n’est-il qu’un fantasme fabriqué par une idéologie républicaine timorée ?
2En tout cas, la multiplication de jugements de valeur portant sur des questions historiques, dans les sphères politique et médiatique, au détriment de l’analyse critique prônée par les spécialistes, est une réalité. Il semble en outre que les historiens soient évacués de ces débats, et qu’à leur place parlent des représentants de l’État ou de telle ou telle « mémoire », au nom d’une « communauté ». Quelle attitude l’historien se doit-il d’adopter ? Doit-il combattre les usages politiques de la mémoire ? Et, si oui, de quelle manière ? Ce numéro de la revue Matériaux propose, jusque dans la relative diversité des opinions qui y sont exprimées, de se livrer à chaud à une analyse qui permette de mieux comprendre le problème, mais se veut aussi une réflexion sur le rôle de l’historien, du sociologue ou de l’anthropologue face aux usages publics de la mémoire.
La mémoire comme fait social
3En tout cas, la multiplication de jugements de valeur portant sur des questions historiques, dans les sphères politique et médiatique, au détriment de l’analyse critique prônée par les spécialistes, est une réalité. Il semble en outre que les historiens soient évacués de ces débats, et qu’à leur place parlent des représentants de l’État ou de telle ou telle « mémoire », au nom d’une « communauté ». Quelle attitude l’historien se doit-il d’adopter ? Doit-il combattre les usages politiques de la mémoire ? Et, si oui, de quelle manière ? Ce numéro de la revue Matériaux propose, jusque dans la relative diversité des opinions qui y sont exprimées, de se livrer à chaud à une analyse qui permette de mieux comprendre le problème, mais se veut aussi une réflexion sur le rôle de l’historien, du sociologue ou de l’anthropologue face aux usages publics de la mémoire.
La mémoire comme fait social
4Pour cela, un rappel préalable s’impose. Quand on évoque la « mémoire » en histoire contemporaine, on fait référence en réalité à la notion de « mémoire collective ». Or, la mémoire collective est un concept forgé par Maurice Halbwachs, qui voulait signifier que les souvenirs individuels résultent d’interactions avec d’autres individus, et que ceux-ci n’auraient pas pu prendre forme en dehors de toute relation sociale. Il y a donc, selon Maurice Halbwachs, un caractère collectif dans toute mémoire individuelle : « (...) on ne se souvient qu’à condition de se placer au point de vue d’un ou de plusieurs groupes et de se replacer dans un ou plusieurs courants de pensée collective [1]. » Mais le sociologue ne nie pas pour autant l’aspect irréductible de toute mémoire individuelle, puisque la particularité de la mémoire individuelle réside dans le fait que l’individu se trouve au croisement unique d’un certain nombre de mémoires collectives.
5Cela dit, quand les historiens emploient le concept de « mémoire » (sous-entendue : collective), ils ne lui donnent pas tout à fait le même sens, puisque, se débarrassant en général de toute forme de psychologisme, ils portent leur éclairage sur l’ensemble de souvenirs communs à un groupe, au contraire de Halbwachs qui s’intéressait à la mémoire collective du point de vue de l’individu. Pourtant, après celui-ci, de nombreux autres auteurs ont souligné l’aspect incommensurable des mémoires individuelles — deux personnes vivant un même événement n’en auront pas le même souvenir. À quoi il faut ajouter le caractère fluctuant de la mémoire, caractère confirmé avec les progrès de la psychologie et de la psychanalyse, qui ont montré qu’un souvenir ne se conserve jamais identique à lui-même dans la mémoire des individus...
6Tous ces éléments amènent à conclure qu’il y a un abus de langage à parler de mémoire collective — ou en tout cas que cette expression relève de l’oxymore. Pour lever l’ambiguïté, l’historien, s’alliant avec le sociologue et l’anthropologue, devrait faire l’histoire de la constitution de chaque mémoire, en la voyant comme un fait social. Certes, il est nécessaire, quand cela est possible, de revenir à la « source » de la mémoire en prenant en compte les récits des témoins. Le chercheur, s’il veut comprendre, doit alors faire preuve d’une nécessaire empathie par rapport à son objet d’étude ; mais cette empathie est difficilement possible dans certains cas (peut-on se mettre « à la place » d’un soldat SS ?), et elle menace par ailleurs de virer à l’apologie. Mais l’étude de la parole des témoins n’est qu’une première étape. La mémoire est en effet une reconstruction a posteriori, un récit nécessairement différent de chaque expérience individuelle vécue par les témoins. Une telle reconstruction suppose qu’un ou des leaders décident au nom du groupe d’adopter un discours, de le présenter comme une vérité, et que ce discours-verité soit adopté par les membres du groupe. Il y a donc de fait (et indépendamment de la question de la vérité ou de la fausseté des faits narrés dans le discours) un aspect politique dès la fabrication de toute mémoire collective, aspect qui se confirme avec les pressions exercées par ce groupe dans la sphère publique pour demander qu’on reconnaisse cette mémoire.
7Il reste un dernier point à souligner, en ce qui concerne l’étude de la mémoire comme fait social : la mémoire collective est chargée d’affects, ce qui en complique la dynamique. De ce point de vue, certains auteurs ont voulu voir une logique à l’œuvre dans l’émergence et les transformations de la mémoire. Pour Henry Rousso, auteur du Syndrome de Vichy [2], le choc de l’événement provoquerait, dans la mémoire collective du peuple qui l’a vécu, une rupture ou même un traumatisme, lequel engendrerait un « refoulement » de l’événement, suivi d’un retour du refoulé, qui atteint parfois l’obsession mémorielle, comme c’est le cas pour l’épisode de Vichy. Une telle obsession peut aussi se traduire par l’impératif du « devoir de mémoire », dont on ne sait s’il est une nouvelle forme de « religion civile », comme le pense Enzo Traverso [3] — à travers les litanies prodiguées par l’industrie culturelle, les musées, les commémorations, les programmes éducatifs — mais dont on ne peut que constater les récupérations politiques. L’exemple cité par Enzo Traverso, à propos de la commémoration du soixantième anniversaire de la libération d’Auschwitz, illustre parfaitement cette tendance : à travers la condamnation du nazisme, Dick Cheney, Tony Blair et Sylvio Berlusconi y légitimaient « en négatif » l’Occident libéral, meilleur des mondes possibles opposé au mal absolu...
Usages politiques de la mémoire
8Quant aux usages politiques de la mémoire, ils n’ont plus rien à voir avec l’histoire, et l’historien se doit de les combattre (voir l’entretien avec Gérard Noiriel). Jean-Michel Chaumont [4] a bien analysé le processus de « guerre des mémoires », qui mène à la concurrence des victimes et à des polémiques très éloignées des débats en sciences sociales. Pour dire les choses rapidement, les débats sur la mémoire ont eu pour origine la question de l’unicité de la Shoah. L’extermination massive par les nazis de la quasi-totalité des Juifs d’Europe, alliée au projet de supprimer la totalité des membres d’un peuple (sur des critères que le IIIe Reich s’était lui-même fixés de manière extraordinairement précise), confèrent-ils à cet événement une singularité telle qu’on ne peut le comparer à toute autre forme de massacre — au risque d’en occulter la terrible particularité ? Voilà la question de départ. On ne peut pas résumer ici le long débat qui a agité le monde intellectuel, en gestation dès l’après-guerre, initié aux États-Unis à la fin des années 1960, et repris en Allemagne dans les années 1980 avec ce qu’on a appelé la « querelle des historiens » ou Historikerstreit. Quoi qu’il en soit, beaucoup d’auteurs reconnus ont depuis lors souligné le fait que la thèse d’une singularité absolue de la Shoah ne tient pas, du point de vue des sciences humaines : Tzvetan Todorov ou Éric Conan et Henry Rousso [5] ont écrit notamment que cela reviendrait à mettre l’événement hors de l’analyse historique. En effet, tout travail historique consiste à la fois à chercher des singularités mais aussi des similitudes, essentielles à la comparaison, seule méthode pour éventuellement expliquer les faits. En conséquence, insister sur l’incommensurabilité de la Shoah reviendrait à sacraliser l’événement. La conclusion de Jean-Michel Chaumont est alors que, derrière ce « pseudo-débat historique », il existe de véritables « attentes de reconnaissance » de la part des victimes dont la souffrance a été longtemps occultée. Repérant des luttes entre plusieurs groupes sociaux pour la reconnaissance de leur mémoire (juifs, tziganes, slaves, résistants, homosexuels...), le philosophe en déduit que la question de l’unicité se joue sur le terrain de la mémoire et non de l’histoire.
9Ajoutons que l’instrumentalisation de la mémoire par des communautés de victimes, si elle sert indéniablement la construction d’une identité collective, ne comporte pas que des avantages pour ladite communauté... Comme l’avait remarqué Tzvetan Todorov, reconnaître le statut de victimes de l’histoire à un groupe lui ouvre « une ligne de crédit inépuisable [6] », mais risque de le définir exclusivement par son rapport au passé. Prenons le cas de la mémoire de l’esclavage aux Antilles françaises [7]. Si désormais, une loi permet de mettre en cause une personne morale (la nation française, seule entité à même d’endosser la responsabilité de l’esclavage), la contrepartie en est que cette mémoire de l’esclavage devient un enjeu d’identité collective, avec ses dérives : par exemple, l’assignation en justice par le Collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais d’Olivier Pétré-Grenouilleau, ayant déclaré publiquement que les traites coloniales ne constituaient pas un génocide (le collectif a depuis retiré sa plainte). Jean-Luc Bonniol s’interroge du coup sur la fonction de ces démarches mémorielles : car se réclamer aujourd’hui « descendants d’esclaves », n’est-ce pas se fabriquer une lignée de victimes et, dès lors, créer un sentiment communautaire sur un critère hérité de la colonisation : celui de la race ? Reprenant à son compte la formule de Franz Fanon, comme quoi il ne faut pas être « esclave de l’esclavage », l’auteur conclut que seule une « exigence d’histoire » peut permettre de dépasser les instrumentations du souvenir de l’esclavage.
10 Gardons-nous cependant de fustiger le principe même de la démarche mémorielle. Benjamin Stora rappelle à juste titre qu’à côté de la « concurrence des victimes » (aspect négatif), il existe aussi un aspect positif aux revendications mémorielles : car celles-ci débouchent parfois sur la reconnaissance de drames historiques niés auparavant par l’État, voire perpétrés par lui (pensons au massacre du 17 octobre 1961). Le problème est que ces mémoires, légitimes, sont instrumentalisées à une époque de crise socio-politique et de repli communautaire (cf. l’entretien avec Benjamin Stora).
11En effet, les politiques sont prompts à utiliser à leurs propres fins les attentes de reconnaissance des « victimes ». Une étude de cas récente, portant sur la genèse de la fameuse loi du 23 février 2005, intitulée « reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », permet d’illustrer cela [8]. Depuis la fin de la guerre d’Algérie, des associations de défense des « rapatriés » algériens sur le sol français se sont créées, notamment dans le sud de l’Hexagone. Certaines d’entre elles sont entrées dans le jeu de victimisation propre à l’époque : ainsi divers groupements, au nom de la « communauté piednoire », affirment-ils que leur mémoire était blessée quand des historiens présentaient la colonisation française en Algérie comme une entreprise inhumaine d’exploitation de l’homme par l’homme... Selon Romain Bertrand, des hommes politiques qui n’avaient pas de visibilité au niveau national ont saisi cette occasion pour se faire connaître sur la scène politique et médiatique. En prenant la défense de la mémoire supposée bafouée de cette « communauté », ils ont défendu le projet de loi qui a fait scandale. Voici donc un cas instructif : on y voit non seulement la façon dont un groupe mémoriel peut se présenter comme « victime » de l’histoire, mais encore la façon dont les politiques n’hésitent pas à instrumentaliser ces « victimes » à leurs propres fins.
Les historiens face à la guerre des mémoires
12Mais quoi qu’on pense de la réapparition régulière, par vagues, de ces phénomènes mémoriels dans l’espace public, on ne peut que constater une opposition entre d’un côté, les défenseurs de l’histoire et de l’autre, une nébuleuse floue revendiquant différentes mémoires. Cette opposition n’est toutefois pas aussi nette qu’il n’y paraît, ce qui complique le problème.
13En effet, les enjeux de mémoire ont eu, depuis longtemps, des effets dans les débats savants : ainsi des historiens comme Deborah Lipstadt ou Steven Katz [9] ont refusé, au nom de la singularité de la Shoah, d’accorder le statut de « génocide » au cas de l’extermination des Arméniens par les Turcs. S’en est suivi une cascade d’oppositions : génocide contre massacre, crime de guerre versus crime contre l’humanité, tout cela sous-tendu au départ par l’opposition entre massacre « ordinaire » et Holocauste. Une telle logique mène directement à la « concurrence des victimes »... Car alors, il n’y a plus de raison de ne pas comparer les crimes staliniens aux crimes hitlériens, ni les traites négrières vers le Nouveau Monde avec le judéocide commis par les nazis, et la liste peut s’allonger à l’infini... Vouloir quantifier les malheurs d’un groupe social reviendrait en quelque sorte à décerner les « palmes de la souffrance », ce qui ne représente aucun intérêt du point de vue de l’historien. En outre, si la question de la concurrence des victimes peut donc être considérée comme close dans le domaine scientifique, il existe cependant un débat proche, qui divise encore les historiens : celui de la « judiciarisation » de la mémoire, qui pousse à ne voir dans les acteurs de l’histoire que des criminels, des victimes ou des témoins. Récemment, des historiens ont été appelés à la barre dans une série de procès (notamment les procès Papon et Touvier). Certains chercheurs y voient probablement l’expression d’un engagement citoyen. D’autres pensent qu’il faut distinguer justice, mémoire et histoire. Et que, par ailleurs, la vérité de l’historien ne saurait être celle du juge : car si l’historien établit des faits, la vérité qui en découle est indissociable de l’interprétation ; elle est en outre partielle et provisoire [10]. Gérard Noiriel, interviewé ici, pense qu’il est « ambigu » pour un historien de se présenter à un procès comme « témoin ». On constate donc une opposition entre deux mouvances, qui explique la constitution de deux pétitions concurrentes et, derrière elles, deux positionnements différents face aux lois dites « mémorielles »...
14Rappelons les faits. Après la création d’un manifeste du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (http://cvuh.free.fr/manifeste.html), une première pétition dans Le Monde du 25 mars 2005 demande l’abrogation de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 ; une seconde pétition, « Liberté pour l’histoire », dans Libération du 13 décembre 2005, demande l’abrogation des quatre lois « mémorielles ». Pour mémoire, il s’agit-là des lois du 13 juillet 1990 (« répression des actes racistes, antisémites ou xénophobes ») ; du 29 janvier 2001 (« reconnaissance du génocide arménien de 1915 ») ; du 21 mai 2001 (« reconnaissance de la traite de l’esclavage comme crime contre l’humanité ») ; du 23 février 2005 (« reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » — en particulier l’article 4, qui depuis a été supprimé, évoquant le « rôle positif de la présence française outre-mer »).
15Enfin, outre la problématique de l’engagement de l’historien, il reste à dire qu’un problème d’interprétation divise les historiens, sur cette question des usages publics de la mémoire. Ce retour de la mémoire, dans un contexte de crise économique, sociale et politique, est-il anecdotique, surmédiatisé ou traduit-il des changements profonds dans la société française ?
16La résurgence de certaines mémoires s’explique certes en partie par des effets circonstanciels. Ainsi, si l’on prend le cas de la mémoire de l’esclavage aux Antilles françaises, on voit bien, comme l’écrit Jean-Luc Bonniol [11], que cette mémoire apparaît sur la scène médiatique à un moment où la migration antillaise en métropole est devenue suffisamment importante pour qu’elle constitue un groupe de pression. On doit également prendre en compte, comme le remarque Gérard Noiriel, l’uniformisation du discours médiatique actuel, en même temps que la quête permanente du sensationnalisme, qui favorise la visibilité de petits groupes qui savent utiliser les médias. Cela dit, sommes-nous par ailleurs entrés dans une « ère de la commémoration », dans un nouveau type de rapport au passé, conséquence du « présentisme » ambiant décrit par François Hartog [12] ? Sommes-nous à l’orée de l’apparition d’un communautarisme, spectre menaçant la désintégration du déjà bien mal en point modèle républicain d’intégration ? De ce point de vue, comment faut-il comprendre l’émergence d’un discours revendiquant une identité « noire » supposée commune aux descendants des immigrés des anciennes colonies d’Afrique subsaharienne et des Antilles par certaines associations ou mouvements ? N’y a-t-il pas quelque ambiguïté à réhabiliter comme signe identitaire le critère de la couleur de la peau, critère à forte résonance raciale, hérité justement du passé colonialiste — et ce malgré l’ampleur du spectre des opinions défendues, depuis l’antiraciste Conseil représentatif des associations noires (Cran), jusqu’au racisme affiché du groupe Ka en passant par les idées d’un Claude Ribbe, dont le livre compare les crimes de Napoléon à ceux d’Hitler au nom de la défense d’une « mémoire noire [13] » ? La multiplication apparente de ce type de discours dans les médias invite à tout le moins à postuler l’éventualité de nouvelles formes d’usages du passé et à s’interroger sur ses effets (ou non) sur les individus...
17Deux historiens de renom semblent en tout cas ne pas être d’accord. Gérard Noiriel pense qu’il n’y a pas de crise particulière, et que les problèmes de mémoire existent depuis les débuts de la République, mais que ces enjeux sont surinvestis à l’heure actuelle, à cause du déclin de la représentativité politique du monde ouvrier. Il n’y a pas pour lui de changement structurel. Pour Marc Ferro au contraire, on a là un « phénomène d’un type nouveau », dû à l’émiettement de l’histoire globale, laquelle se dissout aujourd’hui en « destins individuels et en revendications mémorielles [14] ». Il reste que la situation s’avère difficile à analyser à cause de ses aspects idéologiques (pour utiliser un mot critiqué mais bien utile pour le sujet qui nous préoccupe). En effet, si l’on cherche à expliquer les enjeux actuels de l’instrumentalisation de l’histoire, on s’expose à être pris dans un débat complexe et à être rapidement étiqueté (« communautariste » ou « laïcard », par exemple). Relevons notamment l’importance d’un certain nombre de polémiques dans les milieux intellectuels. Prenons le cas de ces chercheurs en sciences sociales qui ont signé l’appel des « Indigènes de la République [15] ». En affirmant que la situation des descendants d’immigrés issus des anciennes colonies serait somme toute la simple reproduction de la situation coloniale (« La France reste un État colonial ! », dit la pétition), ils quittent le domaine des faits pour celui des (sur)interprétations.
18Mais le glissement peut être progressif. À la limite, le livre collectif La Fracture coloniale défend un projet presque aussi ambigu : lorsqu’ils dénoncent une « tendance lourde [16] », chez les élites française, consistant en un déni des violences coloniales de l’État français (dans le passé), les co-directeurs de cet ouvrage les accusent de renforcer l’actuelle « fracture coloniale », ce qui aurait pour effet d’aggraver les tensions sociales dans les quartiers « sensibles » [17]. Or, ce terme de « fracture coloniale » — qui est aussi le titre de l’ouvrage, et dont on ne peut négliger l’impact idéologique — est-il vraiment adapté ? Les auteurs ne prennent-ils pas le risque de l’anachronisme en suggérant l’existence actuelle d’une logique coloniale, alors que le colonialisme est bel et bien fini ? De même, — et bien que les auteurs écrivent que le postcolonialisme n’est pas pour autant une répétition du passé, car ce passé peut s’être « métissé » ou « transformé » [18] — estil légitime de parler d’une « culture coloniale » qui imprégnerait les habitants des anciennes métropoles civilisatrices [19] ? Que des survivances du passé colonial soient encore à l’œuvre aujourd’hui dans la société française, dans les mémoires ou dans les habitus des individus, c’est là une autre question, à laquelle nous invite à réfléchir Jean-Pierre Dozon, interviewé ici — mais on conviendra qu’il y a une nuance importante entre affirmer que nous sommes dans un système colonial et dire qu’un certain nombre de survivances de ce système hantent parfois encore aujourd’hui la société française. Pour dire les choses autrement, il ne semble pas qu’on puisse sérieusement expliquer les crises de la société française d’aujourd’hui uniquement comme une conséquence de son passé colonial.
19Cette posture n’empêche pas de critiquer l’existence dans l’espace public d’une tendance consistant à nier les crimes coloniaux, comme celle d’une autre tendance cherchant à utiliser le passé colonial pour l’instrumentaliser. Il faut donc convoquer l’histoire pour rappeler ou rétablir des réalités historiques, et s’adjoindre les autres sciences humaines (en premier lieu, la sociologie et l’anthropologie) pour comprendre les tenants et les aboutissants de ces usages publics de l’histoire. Il faut par ailleurs noter que les utilisations actuelles du passé par des communautés sont concomitantes d’un retour de la question raciale en France. Plus précisément, de nombreux chercheurs, qu’ils soient historiens, anthropologues ou sociologues, s’entendent sur le fait (et ce, quelles que soient leur opinion sur la question) que la lecture des inégalités sociales se fait aujourd’hui selon une grille raciale [20]... Pour ma part, je noterai que ce retour de la question raciale doit être questionné, et même critiqué, car l’histoire du XXe siècle a amplement démontré les dangers de l’utilisation de la catégorisation raciale des êtres humains. On le voit, le débat sur l’instrumentalisation de l’histoire est loin d’être simple, mais il apparaît aujourd’hui plus que nécessaire.
20R. M.
Notes
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[1]
Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 (« Bibliothèque de l’évolution de l’humanité ») [1ère édition : Paris, Puf, 1950], p. 65.
-
[2]
Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy, de 1944 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1990.
-
[3]
Enzo Traverso, Le Passé, modes d’emploi, Paris, La Fabrique éditions, 2005, pp. 12 et 58.
-
[4]
Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte (« Sciences humaines et sociales »), 2002 [1ère éd. : La Découverte & Syros, 1997].
-
[5]
éric Conan & Henri Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994 ; Tzvetan Todorov Les Abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995.
-
[6]
Tzvetan Todorov, Les Abus de la mémoire, op. cit., pp. 56-57.
-
[7]
Jean-Luc Bonniol, « Comment transmettre le souvenir de l’esclavage ? Excès de mémoire, exigence d’histoire... », Cités n° 25, 2006, pp. 181-185. Voir aussi sa contribution dans ce numéro.
-
[8]
Romain Bertrand, Mémoires d’empire. La controverse autour du « fait colonial », Paris, éditions du croquant, 2006.
-
[9]
Cf. Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes, op. cit., pp. 126 sq.
-
[10]
Enzo Traverso, Le Passé, modes d’emploi, op. cit.
-
[11]
Jean-Luc Bonniol, « Comment transmettre le souvenir de l’esclavage ? Excès de mémoire, exigence d’histoire... », art. cit.
-
[12]
François Hartog, Anciens, Modernes, Sauvages, Paris, Galaade éditions, 2005.
-
[13]
Claude Ribbe, Le Crime de Napoléon, éditions Privé, 2005.
-
[14]
Marc Ferro & Gérard Noiriel, « Face à la guerre des mémoires, quelle liberté pour l’histoire ? Débat entre Marc Ferro et Gérard Noiriel », Le Monde de l’éducation, février 2006, pp. 78-85.
-
[15]
« Nous sommes les indigènes de la République !... », Appel pour les Assises de l’anti-colonialisme post-colonial, publié sur Internet le 19 janvier 2005, à l’adresse : http://toutesegaux.free.fr/ article.php3?id_article=90
-
[16]
Pascal Blanchard, Nicolas Bancel & Sandrine Lemaire (dir.), La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005, p. 19.
-
[17]
Ibid., p. 20.
-
[18]
Ibid., p. 12.
-
[19]
Ibid., pp. 13-14.
-
[20]
Didier Fassin & éric Fassin, « Introduction : à l’ombre des émeutes », in Didier Fassin & éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Paris, La Découverte, 2006 (« Cahiers libres »), pp. 5-16 ; Gérard Noiriel, « “Color blindness” et construction des identités dans l’espace public français », in Didier Fassin & éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ?, op. cit., pp. 158-174 ; Hugues Lagrange & Marc Oberti, « Les raisons des émeutes. Entretien avec Hugues Lagrange et Marco Oberti » (Propos recueillis par Régis Meyran), Les Grands Dossiers des Sciences Humaines 4, septembre-novembre 2006, pp. 28-29.