Notes
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[1]
En septembre 1986, une association de jeunes intellectuels, appelée « Cercle de conversation en sciences sociales » a organisé une conférence sur « l’histoire des crises de l’Europe de l’Est » de 1953-1957, 1968 et 1980-1981. Pour ce qui est du 1956 hongrois, les participants, pour éviter « révolution » et « contre-révolution », termes conférant une qualification politique, se sont ralliés au terme « soulèvement », les autres termes (émeute, rébellion ou révolte) relevant du droit pénal. Voir András Bozóki, « A kelet-európai válságok történetéhez » [De l’histoire des crises de l’Europe de l’Est] in Századvég, Budapest, 1987, pp. 155-156.
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[2]
Le terme hongrois « szabadságharc » signifie littéralement « combat pour la liberté ».
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[3]
Dans le discours radiophonique prononcé le 3 novembre 1956, le cardinal Mindszenty a fermement récusé le terme révolution.
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[4]
Journée de la révolution de 1848, retirée de la liste des fêtes nationales.
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[5]
Pour ce qui est du nombre des tués et des blessés pendant les combats et des exécutés pendant la répression, les chiffres sont toujours incertains. D’après les estimations les plus prudentes, il y aurait eu 7 000 tués et 13 000 blessés parmi les insurgés et la population civile prise pour cible, entre le 23 octobre et le 15 novembre. Environ 300 personnes furent exécutés jusqu’à 1961 et, probablement, 20 000 personnes ont purgé des peines de prison. À cela s’ajoutent les centaines de personnes déportées en URSS. Les interpellations, interrogations et contrôles de police se chiffrent par centaines de milliers.
1Le titre de cette communication appelle un éclaircissement. Pour qu’il y ait révolution, exalter des idées révolutionnaires, comme à Prague ou à Paris, en 1968, ne suffit pas et le recours aux armes ne confère pas automatiquement un caractère révolutionnaire à la prise du pouvoir par les chefs d’un parti ou par un commando d’officiers. On peut saisir un phénomène révolutionnaire par la morphologie de l’action collective et par les mécanismes auxquels se conforme l’enchaînement des événements. Une révolution ne se déclenche que là où la culture politique s’y prête. L’hypothèse en la matière peut se formuler de deux façons différentes, selon que l’on se sente attiré par le romantisme révolutionnaire ou par la sobriété pragmatique. Le romantique fera l’éloge de l’aptitude à la révolution propre à la culture politique des uns, le pragmatique appréciera davantage l’aptitude à éviter les conflits propre à celle des autres. En Europe centrale, deux cultures politiques, celles de la Hongrie et de la Pologne, véhiculent l’aptitude à la révolution. Elle se conjugue avec l’inaptitude à prévenir ou éluder les chocs violents.
Terminologie
2En octobre 1956, la terminologie de la science politique s’est enrichie d’un nouveau concept, Budapest, signifiant révolution du peuple contre le régime communiste. Budapest était la scène principale où se déroulait le drame révolutionnaire, siège des principaux organismes soutenant le nouveau pouvoir et lieu d’où les ambassades et les media informaient le monde.
3Témoin et participant de base (mais participant quand même), je suis de parti pris. Je ne fais pas travail d’historien. Je souhaite partager ma vision de la révolution de 1956 qui est restée inchangée depuis 50 ans. Elle a pu rester inchangée, car vivant hors de Hongrie, je n’ai subi ni l’influence de la propagande du régime communiste rétabli qui a agi sur les esprits pendant 33 ans, ni celle des discours nationaliste et libéral postmoderne à la mode depuis le tournant. Le travail historique sur 1956 est plombé par la politique en Hongrie. La révolution est devenue objet de polémique entre droite et gauche qui s’assènent des argumentaires historiques contradictoires.
4La droite, comme en Pologne et, vraisemblablement, dans quelques autres pays de la région, condamne le communisme globalement, comme le mal absolu, invariant depuis la prise du pouvoir bolchevique en 1917 jusqu’à l’effondrement de l’Empire. Cette condamnation idéologique totale n’épargne pas les partisans du réformisme prérévolutionnaire et les acteurs de la révolution issus du Parti et des organisations et mouvements classés à gauche. Des épisodes incroyables émaillent d’ailleurs, depuis une dizaine d’années, la commémoration de 1956.
5Chaque auteur, historien ou journaliste se sent libre de choisir le substantif — révolution, insurrection, révolte, rébellion, etc. — qui sert à classer et caractériser les événements d’octobre-novembre 1956 aux plans politique et historique [1]. En 1989, le terme « révolution » fut remis à l’honneur. Dans les années 1990, la terminologie officielle a changé. Pour privilégier l’aspect national et par référence à 1848-1849, on utilise maintenant l’expression « révolution et guerre d’indépendance » [2]. La nouvelle terminologie met l’accent sur le combat contre l’occupant russe et sert à mettre en lumière l’unité et l’héroïsme de la nation. Elle prend ses distances avec la révolution et avec le rôle déterminant des ouvriers qui confère une aura de gauche à la brève épopée de l’automne 1956 [3].
6La gauche d’aujourd’hui ne se reconnaît pas dans la gauche révolutionnaire d’il y a 50 ans. Acquise à l’idée que le progrès économique et social passe par l’initiative privée et le rôle régulateur du marché, autogestion, conseil ouvrier, socialisme humanisé, etc., tout cela lui paraît obsolète, idées ringardes d’une époque révolue.
Arrière-plan du déclenchement du mécanisme
7Pour comprendre le déclenchement du mécanisme révolutionnaire, il faut suivre plusieurs pistes. La paix du 8 mai 1945 a trouvé la Hongrie dans un état d’effondrement et de délabrement total. Vaincue, dernier satellite de l’Allemagne nazie, responsable de l’extermination de 500 000 juifs dans les camps du Reich ou en Hongrie même, ses forces armées anéanties, en butte à l’hostilité de tous ses voisins, économiquement ruinée, sa capitale détruite à 40 % (y compris les huits ponts sur le Danube), occupée par l’Armée soviétique, la Hongrie suscitait davantage le mépris que la compassion.
8Pour se remettre à exister dans un monde qui la regardait de travers, il fallait faire table rase du passé récent, châtier les responsables de la déchéance du pays, et se réclamer, au moyen d’un nouveau discours, des traditions progressistes et patriotiques. Le héros de ce discours était le peuple de gauche, avec ses moments emblématiques du « mouvement jacobin » des années 1790, de la révolution de 1848 et de la République des Conseils de 1919. Le discours était accompagné d’actes : la réforme agraire, un élan impressionnant pour reconstruire villes, usines et réseaux de communication, le retour au régime parlementaire avec l’instauration du suffrage universel et la création des « collèges populaires » (internats pour lycéens et étudiants) pour l’éducation de cadres issus de la paysannerie et de la classe ouvrière. Une date suffit pour se rendre compte du discrédit dans lequel était tombé la Hongrie. Ce n’est que le 14 décembre 1955 qu’elle sera admise à l’ONU, sept mois après son entrée dans l’organisation militaire du Pacte de Varsovie.
9Dans la première période de l’après-guerre, le Parti communiste, maître des services de sécurité (la première personne arrêtée à Budapest, le jour même de la fin du siège, fut Pál Demény, leader des trotskystes), bien qu’organisant des fraudes massives lors des élections, semblait accepter de jouer le jeu. Le discours réhabilitant la Hongrie, œuvre des intellectuels du Parti, fut relayé par la propagande soviétique et les PC occidentaux. Le Parti se voulait le moteur de la remise en marche de l’économie et le briseur de l’inflation par la réforme monétaire d’août 1946. Bref, pendant deux ans et demi, malgré la nationalisation de mines et de la métallurgie, les Hongrois croyaient pouvoir espérer que l’avenir leur réservait autre chose qu’un régime soviétique.
10Ils se trompèrent. En 1948-1949, en l’espace d’un an et demi, la démocratie était déconstruite, pas à pas, le Parti s’emparant de tous les leviers de commande et liquidant toutes les organisations politiques non communistes et toutes les associations indépendantes de la société civile. Le 20 août 1949, la République populaire fut proclamée et les armoiries historiques remplacées sur le drapeau par une horreur semblable aux autres réalisations hideuses de l’héraldique marxiste-léniniste.
11En décembre 1793, les représentants provisoires belges protestèrent contre l’intention française d’installer un régime jacobin en demandant pourquoi ils devaient réaliser en quelques mois ce qui avait pris plus de quatre ans en France. Dans la Hongrie de la fin des années 1940, l’URSS dictait un rythme encore plus débridé, comme il ressort du tableau ci-dessous.
12La population devait se plier au nouveau moule très vite, donc s’installer instantanément dans le double langage pour survivre.
Le règne du mensonge omniprésent
131. La vie quotidienne était envahie par la stupidité qu’imposait le mensonge liturgique, avec ses heures pour prendre connaissance de la vérité du jour imprimée dans le journal du Parti, ses journaux muraux, monuments éphémères de l’adhésion enthousiaste des masses à la ligne du Parti (j’espère qu’il en reste des spécimens ne serait-ce que sur photographie), ses défilés genre place Rouge, les cérémonies festives avec claques scandant les noms de Staline et de Rákosi et une langue de bois adornée de fautes de grammaire et de locutions pseudo-populaires.
14À Budapest, comme d’ailleurs à Varsovie, à Prague, etc., l’arme absolue de l’autodéfense était la blague. On en trouve des centaines dans des anthologies. J’ai la chance de pouvoir vous faire part d’un mini-événement qui pourrait sortir d’une de ces anthologies mais qui a effectivement au lieu. De 1949 à 1953, tout le monde devait assister à des séminaires de marxisme-léninisme. Lors d’un de ces séminaires, l’archiviste départemental d’Esztergom, érudit d’un certain âge, est intervenu pour s’excuser de n’avoir pu lire « l’œuvre monumentale du génial Staline sur la linguistique » n’ayant reçu que la petite brochure qu’il avait en main. Le mot a vite fait le tour de la profession. La police politique, certainement mise au courant, n’a pas jugé utile de sévir.
15On n’a pu se rendre compte de la densité effrayante du réseau des informateurs de la police politique qu’après le tournant. Toutefois, les données sur le volume des archives de la police politique, en partie placées sous l’autorité des services de sécurité, en partie transférées à l’Office Historique (créé sur le modèle allemand) n’ont pas été divulguées.
162. Il fallait s’habituer aussi au mensonge surla marche vers un avenir radieux. Dans la réalité, l’économie dite socialiste, coupée des flux économiques et des progrès technologiques mondiaux, était condamnée au sous-développement. Le Comecon, établi en 1949, peut-être ralentissait-il l’arriération, mais empêcher l’écart de se creuser entre un Ouest riche et un Est pauvre, était certainement hors de sa portée. La pauvreté qui se généralisait d’un bout à l’autre du monde socialiste, était accompagnée de mesures répressives, frappant en particulier les classes productrices, les ouvriers astreints aux « normes » et les paysans, victimes des « balayages de grenier ». Une littérature abondante traite de cette marche pénible vers les lendemains qui chantent.
17Puisque c’était comme ça, mieux valait en rire. À la faculté d’histoire, on nous enseignait le schéma marxiste des « modes de production » : commune primitive, esclavage, féodalisme, capitalisme et socialisme. On nous enseignait également que le niveau de vie des masses laborieuses ne cessait d’empirer jusqu’à l’avènement de l’ère socialiste. Nous avons donc conclu que, la construction du socialisme étant en marche, la Hongrie allait bientôt atteindre le niveau de vie de la commune primitive. Mais cela se passait probablement en 1954, après la fin du stalinisme délirant.
183. De juin 1948 à mars 1953, des mensonges effrénés légitimaient, jour après jour, la terreur. Toute une terminologie, aussi ordurière qu’imbécile, en partie empruntée au thésaurus soviétique, en partie fabriquée localement, servait à injurier les « ennemis du peuple », les « traîtres », les « agents de l’impérialisme », les « déviationnistes », la « réaction cléricale », les « cosmopolites sionistes », les « koulaks », les « laquais de Tito » et j’en passe.
19La population était censée admirer la vigilance du Parti qui la protégeait de l’agression impérialiste et du travail de sape des agents secrets partout infiltrés. Elle devait être vigilante elle-même pour empêcher que « la main de l’ennemi ne mette le pied » en Hongrie, « bastion solide et non pas brèche sur le front de la paix ». Ont été torturés, liquidés, emprisonnés ou internés dans des camps, avec ou sans procès, des prélats catholiques, des anciens des brigades internationales et du Parti clandestin, des dirigeants et militants du Parti social-démocrate et des partis « bourgeois », du scoutisme, etc., et aussi des dizaines de milliers de gens de toute condition, sans étiquette politique particulière. Chacun devait avoir peur, devait savoir qu’il était à la merci de la police politique et que le Parti veillait.
20Pour savoir ce qu’était la terreur stalinienne en Hongrie il faut lire deux livres : Volontaires pour l’échafaud de Béla Szász (Vincent Savarius), publié chez Julliard en 1963 et Les beaux jours de l’enfer de György Faludy, aux éditions John Didier, publié en 1965.
214. Tous ces mensonges étaient enveloppés dans le mensonge-cadre appelant démocratie populaire l’État-Parti. Derrière les mots magiques, enchanteurs de progrès et de liberté, il y avait la morne réalité du règne du Parti-État, l’idéologie obligatoire, une presse aux ordres, l’interdiction de voyager, les syndicats étatisés, la comédie des élections avec liste unique recueillant 99,9 % des voix et la pauvreté généralisée.
22Et cependant, le peuple entendait, jour après jour, qu’il était le maître, que le pouvoir appartenait aux ouvriers et aux paysans. C’était le mensonge le plus dangereux. Tant que durait la terreur tous azimuts, les mensonges ne provoquaient pas de vague, mais le rasle-bol s’accumulait sous la surface. Tôt ou tard, devait venir le moment où le peuple allait crever la bulle de la propagande et réclamer sa part du pouvoir.
Les trois étapes de la marche vers la révolution
23Les trois années qui ont suivi la mort de Staline fournissent le cas d’école idéal pour étudier comment se préparent les révolutions. Le scénario se déroulait à une cadence extraordinairement rapide si on le compare à l’avant-1789 de France ou à l’avant-1848 de Hongrie. (Les révolutions consécutives à des guerres perdues, comme en Russie en 1905 et en Hongrie en 1918-1919, et les révolutions pacifiques pour se débarrasser d’un pouvoir usé jusqu’à la corde, comme en Géorgie et en Ukraine, il y a peu, se déclenchent selon d’autres mécanismes.)
24Le tournant opéré à Moscou au printemps de 1953 fut décisif. L’équipe au pouvoir, obéissant enfin à son instinct de conservation, optait pour l’abandon du régime de la terreur et donnait des instructions en ce sens aux Partis frères. Le Parti hongrois devait, lui aussi, obtempérer. Il y avait d’ailleurs urgence, comme l’avaient montré les révoltes en RDA. Fin juin, le Comité central a procédé à un vaste exercice d’autocritique. Formé le 4 juillet, le gouvernement présidé par Imre Nagy reçut la mission de conduire une politique acceptable par la population puisque les « violations de la légalité » étaient désormais proscrites. La première étape de la marche vers la révolution, le dégel, commença avec le « ouf ! » de soulagement poussé par le pays en entendant le programme du gouvernement Nagy.
Tête de Staline, place des Héros. Agence Cosmos.
Tête de Staline, place des Héros. Agence Cosmos.
25On s’habituait très vite au dégel. Pendant les dix-neuf mois du gouvernement Nagy, l’esprit public s’est transformé. On n’avait plus peur ni à Budapest, ni en province, l’équipe stalinienne tenait toujours le Parti, mais ne pouvait plus imposer la liturgie du « culte de la personnalité ». Chaque décembre avait lieu le Salon national des beaux-arts. Celui de 1952 avait atteint le comble du grotesque avec bustes et portraits de Rákosi et des tableaux sur des épisodes, vrais ou controuvés, de sa vie. Aux deux salons suivants, le « réalisme socialiste » dominait toujours, mais les œuvres primées glorifiaient désormais le peuple, avec des thèmes comme Moisson, Fondeurs, Vacanciers au wagon-restaurant ou Réunion de jeunes à l’usine.
26Le gouvernement Nagy n’a franchi aucune des trois lignes rouges imposées par Moscou : économie étatisée, parti unique et « amitié hungaro-soviétique », mais le carcan se desserrait. À la suite de la libération de nombreux prisonniers politiques, les informations sur les assassinats, les tortures, les prisons et les camps se sont répandues dans le pays. La liberté d’expression frayait son chemin même sans véritable liberté de la presse, dans la littérature et les sciences humaines, le cinéma, quelques quotidiens et hebdomadaires et, surtout, dans la société civile. Selon le diagnostic de la direction du Parti, approuvé à Moscou en janvier 1955, le « déviationnisme de droite d’Imre Nagy » mettait en danger le socialisme. Il fut destitué et interdit de toute action publique en avril 1955.
27Le regel sans terreur, au lieu de stopper le mouvement, a inauguré la deuxième étape de la marche vers la révolution. L’intelligentsia, universités comprises, entrait en résistance, les étudiants servant, en quelque sorte, d’agents de liaison entre les protestataires lettrés et les classes populaires écœurées.
28C’est pendant l’année du regel que se mirent en place les organisations formelles et informelles qui allaient conduire l’assaut final pendant la troisième étape. Les plus connues sont, d’une part, l’Union des Écrivains, installée dans la fronde, et sa Gazette littéraire, le club Kossuth et le Cercle Pet?fi, établis au début de 1955, qui avaient une existence officielle et, d’autre part, le groupe informel entourant Imre Nagy.
29La liste des associations, amicales et autres groupements insaisissables, créés avant le XXe congrès du Parti soviétique, n’a pas encore été dressée. Seul est mentionné, dans la littérature et sur un nombre respectable de sites Internet, le « club kolkhoze » (kolkhoze était le surnom de la brasserie dans le quartier du château à Buda que nous fréquentions) de la Faculté d’Histoire, formé autour de József Molnár (1930-1974), maître-assistant en sciences auxiliaires de l’histoire, personnalité au charisme légendaire.
30Notre première affaire a été le « pamphlet » sous forme de cinq livres de la Bible, rédigé pour amuser le bal des bizuths de 1954. Voici les premières lignes de la Genèse : « Au début il n’y eut rien. Il n’y eut que le Ministère. Et le Ministère fut le Seigneur. Et le Seigneur dit : Que la lumière soit ! Et la lumière ne fut ni alors, ni après. » La fin de l’Apocalypse évoquait les examens : « Et le Seigneur mit les faibles du côté de sa main gauche et les encore plus faibles du côté de son autre main gauche. » Le succès dépassait nos espérances. De nombreuses copies, dactylographiées par les secrétaires de l’Université, circulaient en ville. Les deux auteurs enseignants furent réprimandés par le recteur, les trois auteurs étudiants par le doyen, mais ça n’alla pas plus loin. L’activité du « kolkhoze » allait en se politisant. En 1956, une commémoration semi-clandestine du 15 mars [4] eut lieu dans la cave de la brasserie en présence du doyen I. Tóth, qui allait être assassiné par la police politique le 25 octobre.
31Le XXe congrès imposa un nouveau virage au Parti hongrois, le troisième en l’espace de trois ans, cette fois-ci dans le sens du dégel. Aucun pouvoir, fût-il entre les mains de dirigeants doués et honnêtes, n’aurait pu garder son autorité et sa crédibilité après une telle série de méandres. La population ne se trompait pas en réclamant, de façon de plus en plus audible, le départ de l’équipe usée et honnie et le rappel d’Imre Nagy aux commandes.
32La troisième étape, la dernière ligne droite débouchant directement sur le 23 octobre, s’ouvrit en mars 1956 avec les premières rencontres du Cercle Pet?fi. Puis, la série des grands débats du Cercle sur l’économie, l’histoire, la philosophie et la presse, réunissant jusqu’à 7 000 personnes, eut raison de Rákosi qui fut débarqué en juillet. Mais, décision fatale, le changement était de pure forme. Le noyau stalinien avec l’ancien n° 2, Ern? Ger? (le Pedro de la guerre d’Espagne) à sa tête, gardait la direction du Parti et le contrôle du gouvernement. Le Cercle Pet?fi, sans être dissous, fut muselé. L’équipe Ger? semble s’être bercée dans l’illusion de pouvoir endiguer le mouvement protestataire en mettant fin aux débats publics. Le résultat fut exactement inverse. Le terrain occupé jusqu’en juillet par le Cercle Pet?fi, organisme ayant une existence légale puisqu’émanant des Jeunesses communistes (Union de la jeunesse travailleuse), devenu vide, fut envahi, à partir de la rentrée de septembre par l’action spontanée des étudiants de toutes les universités du pays.
33La notoriété du « kolkhoze » est d’ailleurs due à la manifestation du 6 octobre 1956. Après les obsèques solennelles de Rajk et de ses compagnons exécutés en 1949 qui venaient d’être réhabilités, on devait être une petite centaine à traverser la moitié de la ville en scandant des slogans antistaliniens, pour déposer une gerbe au monument Batthyány, Ministre-Président de la révolution de 1848, fusillé par les Autrichiens victorieux le 6 octobre 1849. Les passants nous regardaient sans très bien comprendre ce qui se passait sous leurs yeux. Apparemment, la police n’y a rien compris non plus, puisque nous n’avons même pas été interrogés.
34Pendant la troisième étape, la Hongrie baignait dans le souvenir de 1848. Après le 20 octobre, les assemblées des diverses universités firent un pas de plus dans l’évocation de la révolution, en adoptant, sur le modèle des 12 points de mars 1848, leurs revendications en 12 points ou plus : liberté de la presse, élections libres, retour d’Imre Nagy au pouvoir, retrait des troupes soviétiques, autonomie des syndicats, etc. La manifestation de solidarité avec la Pologne du 23 octobre était placée, elle aussi, sous le signe de 1848. Le défilé partait de la statue de Pet?fi pour se rendre à la statue du général Bem, puis, de là, à la place Kossuth, devant le Parlement.
Morphologie de la révolution
35La culture politique de l’époque était donc saturée de références à 1848, le 1789 des Hongrois. La révolution était dans les esprits. Il suffisait d’une courte série de décisions à contretemps du pouvoir, dans l’après-midi du 23 octobre, pour la déclencher. La chronologie sommaire qui suit est destinée à faire ressortir les traits spécifiques du fait révolutionnaire.
- 23 octobre : manifestation réclamant le retour d’Imre Nagy, premiers combats au siège de la radio ; déboulonnage de la statue de Staline ;
- 24 octobre : intervention des troupes soviétiques, premier gouvernement Nagy, formation des premiers conseils ouvriers ; début de la grève générale ;
- 25 octobre : fusillade devant le Parlement ;
- 28 octobre : retrait des troupes soviétiques de Budapest ;
- 31 octobre : deuxième gouvernement Nagy ;
- 2 novembre : troisième gouvernement Nagy composé des représentants des partis politiques rétablis ; proclamation de la neutralité de la Hongrie ;
- 3 novembre : les conseils ouvriers annoncent la reprise du travail à partir du 4 novembre ;
- 4 novembre : deuxième intervention de l’Armée soviétique. Les combats durent une semaine à Budapest, quelques poches de résistance subsistent en province pendant une semaine encore ;
- 14 novembre : constitution du conseil ouvrier central de Budapest ; la résistance ouvrière ne sera brisée qu’au début de 1957.
36Entre le 24 et le 31 octobre, le pouvoir change de mains à peu près partout dans le pays. Des Comités révolutionnaires prennent le contrôle des communes, des conseil ouvriers celui des entreprises.
371. La caractéristique essentielle du fait révolutionnaire est la spontanéité. Les actions sont engagées sans instructions d’en haut et sans état-major central, par des assemblées, des associations, des comités qui se déclarent compétents pour prendre les décisions, et les choses s’ordonnent d’elles-mêmes. Des contacts se nouent, les informations circulent. Les nouveaux organismes se concertent après s’être constitués, s’être saisis du pouvoir local ou de la gestion de l’entreprise et envoient leurs délégués à des instances de coordination, comme le Conseil national de Transdanubie ou le Comité révolutionnaire des intellectuels.
382. La population, dans son ensemble, hormis la phalange dure de la nomenklatura et la police politique (2 % des habitants, familles comprises ?) soutient la révolution. Le tricolore national avec un grand trou circulaire en son milieu à la place des armoiries détestées, trouvaille d’un citoyen anonyme le 23 ou le 24 octobre, est adopté immédiatement et spontanément comme drapeau de la révolution. Illustration frappante du consensus national, des villages envoient des vivres à Budapest pour distribution gratuite.
393. Le pouvoir est confié, aussi bien dans les villes et les villages que dans les usines, à des personnes réputées pour leur honnêteté. C’est d’ailleurs la seule qualité qui est exigée des nouveaux responsables pendant les 13 jours de la révolution et c’est le seul atout d’Imre Nagy pour imposer son autorité. L’exigence d’honnêteté vaut pour tout le monde, elle est acceptée alors que police et justice ne fonctionnent plus. Les correspondants étrangers ont noté que les vitrines brisées des magasins n’étaient pas pillées et que personne ne touchait à la monnaie déposée devant les postes de vente des journaux laissés sans surveillance à cause des combats. Je peux confirmer.
404. La révolution génère un état d’esprit particulier. Le courage individuel des civils se battant contre une armée régulière en est un des aspects. La peur collective disparaît elle aussi, parce que chacun sent l’importance exceptionnelle de l’enjeu et croit, à tort ou à raison, que la lâcheté peut faire perdre la cause. Dans la matinée du 25 octobre, les tireurs de la police politique, postés autour de la place, ont ouvert le feu sur une foule de manifestants. Environ 70 personnes ont perdu la vie, autant ou plus ont été blessés. L’après-midi même, des cortèges de protestation, formés dans divers quartiers convergèrent vers le Parlement. Les concierges des immeubles sur les parcours des cortèges furent priés de laisser les portes ouvertes pour permettre aux manifestants et aux passants de se mettre à l’abri en cas de tirs.
415. Une révolution ne se passe pas sans incidents sanglants distincts des combats contre l’armée d’intervention. Des fusillades, comme celle du 25 octobre à Budapest, ont endeuillé deux autres villes, Magyaróvár et Salgótarján. Apparatchiks du Parti et agents de la police politique ont, eux aussi, fait l’objet de règlements de compte (environ 250 personnes selon les chiffres publiés par le pouvoir communiste rétabli), la scène la plus grave s’étant produite place de la République (Köztársaság). Le secrétaire du Comité de Budapest du Parti, ne se rendant pas compte que l’ancien pouvoir n’existait plus et obnubilé par l’idéologie, croyait que la classe ouvrière allait rapidement mettre les bandes contre-révolutionnaires hors d’état de nuire. Il a transformé l’immeuble du Comité en bunker bien pourvu en armes. Le 30 octobre le bunker fut pris et 25 des défenseurs sont tombés sous les balles ou furent lynchés. Entre 1957 et 1961, 36 assiégeants, reconnus d’après les photos ou dénoncés, furent exécutés [5].
426. À cinquante ans de distance, il ne fait pas de doute qu’il y avait consensus sur le rejet du régime et sur la légitimité du soulèvement armé pour s’en débarrasser, Mais à l’intérieur de ce vaste camp favorable au changement, que de vues et d’objectifs divergents ! Le pluralisme politique, étouffé pendant huit ans, s’est reconstitué en quelques jours, allant des catholiques intransigeants aux réformateurs communistes en passant par tous les partis traditionnels et les forces nouvelles issues de la révolution. L’angélisme bien-pensant voudrait se persuader que tous ces mouvement auraient serré les rangs en cas de réussite. En fait, il fallait s’attendre au réveil d’une droite nostalgique du régime Horthy et, en particulier, de l’antisémitisme.
43Pendant les journées révolutionnaires, l’antisémitisme n’avait pas la cote, les organismes exerçant les responsabilités nationales, locales ou professionnelles n’entendaient pas s’occuper de la « question juive ». Mais des incidents antisémites se sont effectivement produits dans quelques dizaines de localités. Impossible d’en connaître l’ampleur et la gravité, car les « sources » publiées par le régime Kádár, à l’instar de celles faisant des insurgés des criminels de droit commun, avaient pour seule mission de salir la révolution.
Devoir de mémoire
44Ma vision de 1956 diffère, sans doute, de celles des militants des divers partis de la Hongrie d’aujourd’hui. Elle n’est probablement pas partagée par les historiens qui s’interrogent sur ce qui se passait dans les instances suprêmes du Parti hongrois et surtout sur l’évaluation des événements par les patrons du Kremlin qui, en fin de compte, ont opté pour l’intevention militaire massive. Ceci dit, j’admets, évidemment, l’intérêt que représente l’analyse des raisonnements et décisions stratégiques des Mikoyan et des Souslov, à Moscou, destinés à sauver l’empire et de l’affolement des Münnich et des Kádár qui, on ne sait où, se préparaient à la sale besogne.
45La révolution, ses causes et ses espoirs, sont résumés dans l’extraordinaire projet de sortie de crise, d’un utopisme poignant, qu’a rédigé István Bibó, ministre d’État du gouvernement Nagy, le 9 novembre 1956, alors que les combats duraient encore. Quelques mois plus tard, peu avant son arrestation, Bibó a dressé le bilan de la révolution et de la répression, pour la Hongrie et pour le monde. La dernière phrase n’a toujours pas perdu son actualité : « Le peuple hongrois a le devoir de préserver, dans sa pureté, contre la calomnie, l’oubli et le ternissement, le drapeau de sa révolution qui est, en même temps, le drapeau de l’avenir plus libre de l’humanité. »
46Ch. K.
Notes
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[1]
En septembre 1986, une association de jeunes intellectuels, appelée « Cercle de conversation en sciences sociales » a organisé une conférence sur « l’histoire des crises de l’Europe de l’Est » de 1953-1957, 1968 et 1980-1981. Pour ce qui est du 1956 hongrois, les participants, pour éviter « révolution » et « contre-révolution », termes conférant une qualification politique, se sont ralliés au terme « soulèvement », les autres termes (émeute, rébellion ou révolte) relevant du droit pénal. Voir András Bozóki, « A kelet-európai válságok történetéhez » [De l’histoire des crises de l’Europe de l’Est] in Századvég, Budapest, 1987, pp. 155-156.
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[2]
Le terme hongrois « szabadságharc » signifie littéralement « combat pour la liberté ».
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[3]
Dans le discours radiophonique prononcé le 3 novembre 1956, le cardinal Mindszenty a fermement récusé le terme révolution.
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[4]
Journée de la révolution de 1848, retirée de la liste des fêtes nationales.
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Pour ce qui est du nombre des tués et des blessés pendant les combats et des exécutés pendant la répression, les chiffres sont toujours incertains. D’après les estimations les plus prudentes, il y aurait eu 7 000 tués et 13 000 blessés parmi les insurgés et la population civile prise pour cible, entre le 23 octobre et le 15 novembre. Environ 300 personnes furent exécutés jusqu’à 1961 et, probablement, 20 000 personnes ont purgé des peines de prison. À cela s’ajoutent les centaines de personnes déportées en URSS. Les interpellations, interrogations et contrôles de police se chiffrent par centaines de milliers.