Couverture de MAORG_042

Article de revue

« Panser la societe actuelle pour penser celle de demain »

Pages 117 à 128

Notes

  • [1]
    Cet entretien s’est tenu en visio le 20 mai 2020. Après sa retranscription intégrale, l’entretien a été modestement reformulé pour correspondre aux exigences d’une revue académique, tout en conservant le phrasé et le déroulé de la pensée de M. Alphandéry.
  • [2]
    Tribune parue dans le journal Obs, en date du 6 avril 2020, « Pour résister à la pandémie comme au temps des maquis, par le grand résistant Claude Alphandéry ».
English version

1Dans le cadre de ce numéro thématique, il nous a semblé riche d’échanger avec une personnalité française ayant vécu une période de notre histoire marquée par une crise sans précédent qui a poussé la société dans son ensemble à se remettre en question. Il s’agit de Claude Alphandéry, né en 1922, résistant de la Seconde Guerre Mondiale et ayant contribué aux programmes issus du Conseil National de la Résistance initié par Jean Moulin. Sa vie est marquée par son engagement politique, social et économique. A la fin des années 2000, il fonde le Laboratoire de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS), dont il est encore le président d’honneur. Cet entretien a été l’occasion d’interroger Claude Alphandéry sur sa conception de notre rapport actuel au marché et aux organisations, des biens communs, du rôle des organisations de l’Économie Sociale et Solidaire dans ce renouveau espéré de la société de demain, et des programmes à imaginer pour ladite société [1].

2Bérangère L. Szostak (BLS) : Nous vous remercions pour l’honneur que vous nous faites de nous accorder cet entretien. Quatre thèmes vont structurer notre échange. Le premier thème est le suivant : selon vous, en quoi la crise globale à laquelle on assiste interroge-t-elle notre rapport au marché et aux organisations ? Est-ce que cela modifie le rapport que l’on avait jusqu’alors ? Il nous semble important d’en discuter, car, mon collègue et moi-même n’avons pas forcément la même définition de l’organisation et du marché, du fait de notre ancrage disciplinaire, l’occurrence les sciences de gestion et du management pour ma part, et l’économie, pour mon collègue et ami. Le deuxième point qu’on aimerait aborder avec vous concerne la notion de commun. Qu’est-ce que la crise nous apprend sur la définition de ce commun ? Est-ce que c’est quelque chose qui vous interpelle ? Est-ce que c’est un questionnement nouveau qui émerge ? Le troisième thème est en lien avec l’ESS. Est-ce que l’ESS peut apporter une réponse aux questionnements sur le marché, l’organisation et les communs ? Quelles seraient alors les perspectives pour redéfinir ces concepts ? Le quatrième thème prend appui sur une phrase que vous avez formulée dans l’article dans l’Obs [2]. Vous expliquiez que, en cette situation de crise, il aurait été pertinent d’imaginer un conseil national, non pas de la résistance, mais dans cet esprit. On aurait aimé imaginer le futur de cette proposition et de vous demander quelles seraient pour vous les orientations à explorer dans un tel conseil national, pour à l’instar de ce que vous avez exprimé, lancer un appel pour des jours heureux.

3Claude Alphandéry (CA) : Concernant votre premier thème, et les définitions des marchés et des organisations, nous sommes dans un marché qui juge et qui est caractérisé par la recherche du profit financier. La compétition et la concurrence se sont largement développées avec la mondialisation et la financiarisation. Nous sommes désormais dans un marché mondialisé et financiarisé. C’est un marché qui, pour des raisons précisément de recherche de profits, ignore les problèmes sociaux, les finalités sociales, les devoirs de solidarité. Cela concerne de facto le problème des biens communs. Ceux-ci sont des biens pour lesquels il est impossible d’exclure un quelconque citoyen du monde entier. Et c’est précisément en raison de cette approche que ce marché marche mal. Il n’est pas possible de constituer un marché obsédé par le profit financier et un autre centré sur les problèmes sociaux. Désormais, les problèmes en rapport avec cette dimension sociale, mais aussi avec ceux de la nature font irruption sur ce marché, qui, les ayant ignorés, vit une forte désorganisation, une instabilité et des crises successives. C’est dans ce cadre-là qu’on doit considérer le marché actuel et, en son sein, les organisations, c’est-à-dire les actions collectives, qui cherchent à trouver leur place sur ce marché. Et quand ces organisations collectives ne visent qu’à trouver une place à travers le profit financier, selon une logique essentiellement de domination, et que c’est leur finalité essentielle, cela devient une course sans frein pour dominer les autres organisations. On se trouve alors dans une situation que les Grecs appelaient l’hubris, c’est une situation qui est très chère au mouvement convivialiste, que je partage, c’est-à-dire un manque total du respect et de la nature et d’autrui dans cette course effrénée à la domination et bien sûr à la domination par l’argent.

4BLS : Est-ce que, selon vous, si ces enjeux sociaux et environnementaux qui, à l’heure actuelle, génèrent une instabilité dans ce marché, avaient été pris en considération dès le départ, la crise serait moins intense ? Dit autrement, est-ce qu’un marché redéfini en fonction de ces trois composantes, serait plus stable ?

5CA : D’une certaine façon, ils ont été pris en considération par le programme du CNR (Conseil National de la Résistance) sur lequel je reviendrai par la suite. Cela étant, les problèmes de l’écologie étaient absents dans le programme ; on y pensait peu à cette époque. Il était surtout question du désir de bâtir une démocratie sociale. Cela voulait bien dire prendre en compte, dans le marché, les problèmes de la liberté des gens, de leur responsabilité et de l’organisation des pouvoirs. Ceci d’ailleurs, à mon avis, a été une des raisons de la réussite des Trente Glorieuses. Il s’agissait à la fois d’un développement fantastique du marché tant national que mondial, mais en même temps, il y avait des avancées sociales tout à fait considérables. Et le lien entre ces avancées sociales et le développement de ces marchés, mais aussi du développement des groupes multinationaux qui se sont fondés sur ce marché, a été interrompu, non seulement par la crise pétrolière, mais aussi par un retournement du marché vers la seule réalisation des produits financiers. Ce retournement correspond au néolibéralisme de Margaret Thatcher et de David Truman.

6BLS : La crise nous amène-t-elle à nous interroger sur la définition de l’organisation et notre rapport à elle ?

7CA : Je crois que le marché est dominé par certaines organisations, les grandes multinationales, qui sont très verticales. Et quelques groupes sont aux commandes et tiennent très peu compte de l’ensemble des parties prenantes, et, au premier chef, les salariés, mais aussi des organisations locales qui peuvent défendre certaines parties de la population, certains territoires, certaines formes de pensée. Il y a une sorte d’hyper domination de groupes qui ont très peu de respect pour les citoyens, pour la nature, mais aussi pour les biens communs. Ils ont tendance à considérer que les biens communs rentrent, comme tout le reste, sur le marché. Et comme ils sont des biens du marché, ce sont des biens qu’ils peuvent manipuler dans le sens de leurs intérêts ! Ce sont des communs qu’ils s’approprient.

8BLS : Aujourd’hui, dans cette crise, on note l’existence d’autres organisations à côté de ces multinationales. On peut également penser aux structures du secteur de l’informatique et du numérique. Qu’en est-il des autres, des plus petites aussi ?

9CA : Oui, il y a d’autres organisations. Elles sont nombreuses. On peut citer les organisations syndicales par exemple, les regroupements d’associations, les collectivités locales dans la mesure où elles essaient d’organiser un territoire, des organisations culturelles, dans l’enseignement, mais aussi les organisations sanitaires. Les circonstances actuelles et la crise peuvent servir de référence sur ce qui ne devrait pas se faire. En effet, les organisations n’ont absolument pas tenu compte de la politique sanitaire, ni de ce que pouvaient penser les soignants, qu’ils soient des infirmiers ou d’autres profils de soignants. Il y avait à la tête un petit groupe de hauts fonctionnaires administratifs qui entendait imprimer une action pour réduire les coûts et faire de la santé, non pas un bien commun, mais une entreprise qui doit réduire les coûts.

10Ahmed Silem (AS) : Est-ce que vous pourriez nous distinguer l’organisation des hommes qui la composent et la dirigent ? On sait qu’il y a des organisations qui ont le souci de la rentabilité au profit de parties prenantes étroites que sont les actionnaires. Mais, il y a aussi des responsables de grandes entreprises qui ont, par ailleurs, des actions de solidarité, notamment via des fondations. Cela a commencé avec Rockefeller. Cela s’est développé avec Ford et d’autres dirigeants. Ainsi, il y a, d’un côté, des organisations qui ont une logique propre et, de l’autre, des personnes qui, à leur tête, semblent avoir un comportement d’une toute autre logique moins centrée sur l’intérêt des parties prenantes limitées aux actionnaires ou propriétaires de l’organisation. C’est cette dichotomie qui est difficile à comprendre. Comment parvenez-vous à l’interpréter ?

11CA : Vous avez raison de distinguer les organisations et les hommes qui dirigent ces organisations. Ces hommes ont une volonté de solidarité. Je ne pense pas que le fait d’être président ou dirigeants de grands groupes prive nécessairement complètement ces personnes du sens de générosité. Je pense simplement qu’ils peuvent l’avoir et monter de belles fondations. Toutefois, en ce qui concerne leurs organisations, en sachant que ces grandes entreprises doivent survivre et se développer, elles sont dans un système qui n’est pas favorable à la solidarité. C’est un système de domination et si on sort trop longtemps de ce système, on risque tout simplement d’être balayé par une OPA (Offre publique d’achat) par exemple. Cela demande alors aux grandes entreprises de surveiller constamment le cours de ses actions. Si le cours de ses actions tombe trop bas, il peut être sujet à une OPA agressive. Or, pour maintenir ou élever le cours de ses actions, il y a toute une série de choses possibles à faire, mais qui ne sont pas du côté de la solidarité, notamment de la solidarité entre les peuples, entre les continents. C’est pour cela que je distingue les hommes et le système. Dans l’organisation, il y a « l’homme » et « le système ». Malheureusement, les hommes sont en quelque sorte prisonniers de ce système. Dans l’ensemble et malgré quelques voix et discours notamment actuellement avec la crise, voix et discours qui sont tout à fait intéressants, on entend, en arrière-fond, la petite musique du profit financier, de la concurrence, qui nous a conduits à l’épuisement de ce système, à son instabilité, à des crises successives.

12BLS : Si vous aviez à circonscrire la notion de commun, que diriez-vous ? La crise nous apprend – elle – quelque chose vis-à-vis de cette notion, voit-on des choses émerger selon vous ?

13CA : Le commun doit échapper au marché, même s’il ne peut pas y échapper complètement. L’eau, l’air se doivent d’y échapper complètement. Et quand, de temps en temps, le marché s’y insinue, par exemple avec le marché du carbone, il faut absolument mettre une vraie barrière aux intérêts du marché. Mais, dans certains cas, il n’y a pas complète séparation, par exemple dans l’éducation, la santé, les forêts ou les océans. Tous sont des communs. Mais, force est de constater que dans la société, il y a des cliniques privées, des grandes sociétés de chimie de médicaments, les océans sont en partie exploités, ne serait-ce que par les pêcheurs. C’est difficile de mettre une barrière étanche entre tous les communs et le marché. Le problème est de savoir comment on organise la relation entre les communs et le marché. C’est un problème compliqué. J’entends bien en ce moment que de nombreux mouvements s’intéressent au commun et c’est une très bonne chose ; il y a des travaux scientifiques très intéressants sur ce thème. Cependant, il faut noter qu’établir la liste des communs est déjà un premier problème. Je ne trouve pas qu’il soit traité d’une façon académique. En effet, il y a toute une série de gens et d’initiatives existantes. Il faut commencer par leur demander ce qu’est, pour eux, le commun. Une grande enquête est nécessaire. Et il faut travailler sur les réponses car toutes ne sont pas similaires. Comment peut-on les distinguer ? On ne peut pas les traiter exactement de la même façon. Quelle est la limite qui ne doit pas être franchie ? A quel moment le commun doit-il être défendu contre les appropriations qui lui nuisent ?

14AS : Il est vrai qu’il y a des intérêts divergents entre les nations sur la question des communs, notamment au niveau de l’air et de l’environnement en général. Quand on voit ce qui se passe dans le cadre des préconisations de la COP – nous en sommes à la 26ième ou 27ième COP – cela interroge. L’Amérique du président Trump refuse de prendre les mesures nécessaires pour que l’air soit un bien commun. Donald Trump avait ainsi annoncé début juin 2017 qu’il n’appliquera pas les mesures adoptées par la Cop 21 (accords de Paris). Or, la pollution de chacun des grands pays a des effets externes négatifs pour tout le monde… Le problème principal des biens communs reste celui de la gestion. Et cette gestion met en question l’existence des nations face à un pouvoir qui devrait être supranational. Comment peut-on s’y prendre pour arriver à une prise en compte des effets externes planétaires négatifs dans un monde des égoïsmes nationaux ?

15CA : Vous avez raison. Le problème se pose d’abord au niveau des nations, de leur développement inégal et la situation dans laquelle elles se trouvent. On peut penser que des tentatives aient été faites après la guerre avec l’OMS (Organisation mondiale de la santé). C’était une tentative de gérer le bien commun qu’est la santé. Il y a aussi des tentatives autour de l’agriculture. Cela montre à quel point c’est difficile. En somme, il y a souvent des avancées et ensuite des reculs. Et quand il y a des reculs, c’est souvent lié aux intérêts de multinationales, et pas uniquement celles que nous connaissons ; il y a également celles du système chinois. Il y a des intérêts divergents, quelquefois des intérêts honteux, mais il y a aussi quelquefois des intérêts qui peuvent être considérés comme légitimes. En effet, il est vrai qu’il existe un retard de certains pays, qui fait qu’ils n’ont pas les mêmes intérêts légitimes que les pays les plus avancés qui, de leur côté, ont déjà bien utilisé ce bien commun. A cela, il faut également rappeler que, même à l’intérieur d’une seule nation dans un contexte plus homogène comme la France par exemple, on se rend compte que la défense d’un bien commun amène à toucher à des intérêts, et pas simplement des intérêts des plus riches mais quelquefois des intérêts des personnes les plus défavorisées. Un exemple me vient en tête, celui de la nécessité de réduire, pour des projets écologiques, le nombre de vols inutiles, notamment là où il y avait déjà le train ou le TGV. J’entendais Monsieur Bayrou, qui est, par ailleurs, très raisonnable sur les problèmes écologiques, dire que l’on ne pouvait pas priver les gens de Pau d’une liaison correcte avec Paris. On a l’impression qu’émergent immédiatement, des intérêts en grande partie légitimes, surtout si les choses ne sont pas bien préparées, si elles ne sont pas bien anticipées, si l’on ne crée pas les moyens de remplacer, par exemple, ces vols. C’est ce qui est arrivé avec cette fameuse taxe carbone qui a entraîné une réaction populaire contre un bien commun. Les choses ne sont pas très faciles.

16C’est là que, peut-être, il faut aborder ces questions à travers l’ESS. Si on n’en discute pas avec toutes les parties prenantes, on n’a aucune chance d’arriver à quelque chose de valable. Le problème, pour répondre à ces difficultés et pour aller de l’avant, c’est de ne pas prendre des mesures générales au niveau le plus haut ; c’est de faire en sorte que tous les acteurs de l’économie – chacun d’entre nous – puissent participer à l’élaboration de ces mesures. C’est un problème difficile qui ne se résoudra pas d’un coup, ni globalement. Je crois qu’il faut être à la fois résolu et modeste. Premièrement, être résolu d’aller constamment dans le bon sens et, deuxièmement, être modeste dans la mesure où tout est lié. Je crois que c’est quelque chose de très important : il ne faut pas tout faire à la fois. Il y a certains territoires où l’on peut essayer de progresser plus vite qu’ailleurs et qui peuvent servir d’exemples et favoriser ensuite la diffusion des mesures prises. Je crois beaucoup aux expériences territoriales. Sur certains thèmes, comme la santé, l’alimentation, l’énergie, l’aménagement du territoire, etc., il y a une façon de prendre les choses dans leur ensemble, de bien prendre en considération qu’elles ne sont pas fragmentées, mais qu’il y a une convergence nécessaire pour réussir. Et cette convergence nécessite la coopération d’individus qui, initialement n’avait pas l’habitude de coopérer ensemble. Et ce point dépasse l’économie sociale et solidaire. Il y a toute une série d’initiatives citoyennes dont certaines sont plus économiques que d’autres, telles que l’aide aux personnes, des initiatives culturelles, qui peuvent sortir de l’économie mais qui doivent essentiellement restées solidaires et en commun. Or, il y a des problèmes économiques qui généralement ne sont pas assez pris en commun. Et le propre de l’économie sociale et solidaire est de dire « Oui, ce sujet nous intéresse en commun ». Il s’agit d’abord de viser la recherche de l’utilité sociale, de l’intérêt général, pour assurer convenablement cette recherche d’entraide, de coopération. J’ajouterais un troisième point pour l’économie sociale et solidaire : elle est généralement une économie de proximité sur certains territoires. Il est plus facile de connaître les besoins, de prendre en compte les différents intérêts sur un territoire, de créer une coopérative et une véritable coopération – encore faut-il que cette coopération ait réellement compris la valeur de « solidarité » et je pense que tout le mouvement coopératif ne l’avait pas compris. Ces coopératives se trouvaient face à des problèmes de précarisation de l’emploi, de mauvaise utilisation des ressources, et notamment des biens communs, mais aussi de développement inégal ce qui impose d’aider des territoires. C’est en cela que la coopération est essentielle à la solidarité.

17AS : Pour moi, ce point permet de mettre en évidence les contradictions que suscitent ces différentes actions. Ces contradictions sont les suivantes. On s’aperçoit que la coopérative, les mutuelles se sont développées essentiellement dans les pays développés qui eux-mêmes mettent fin aux frontières pour l’Union Européenne, alors que, dans les pays en voie de développement, les individus sont dans des rapports de conflits ethniques et tribaux, et les nations n’arrivent pas à se regrouper. Je prends l’exemple très simple de l’Union du Maghreb arabe, qui regroupe les cinq pays de l’Afrique du Nord, et ces pays ne sont toujours pas unis. Et quand on voit ce qui se passe dans ces pays, il n’y a pas de mouvement coopératif aussi développé que celui qu’on peut trouver en Europe, qui a commencé avec les Équitables pionniers de Rochdale en 1844 dans la région de Manchester. Dans ces pays-là, on est essentiellement sur le principe du « Chacun pour soi ». Comment expliquer ce phénomène ? Comment arriver à favoriser la solidarité, l’action en commun, les coopératives, les mutuelles dans ces pays peu développés qui en ont tant besoin ?

18CA : Il faut revenir à l’histoire du XIXème siècle, à la construction d’une économie industrielle. Ces pays considérés comme avancés sont très différents des autres ; ils ont développé les connaissances, des technologies et cela a entraîné beaucoup de progrès. Mais, il y a eu aussi des dérives impressionnantes et extrêmement nuisibles. On ne peut pas séparer le fait que, dans ces pays, les technologies se sont développées, les coopératives se sont développées dans l’agriculture, dans l’industrie, dans les services. Mais, dans le même temps, s’est manifesté le désir de profit, de faire mieux, de les utiliser à son propre compte. Cela explique sans doute en partie pourquoi il y a eu ce développement formidable, et pourquoi aussi il y a eu les dérives que l’on connaît, notamment le développement de terribles inégalités, la domination sur les pays qui n’ont pas su en faire autant, et la méconnaissance des réalités de la nature. Vous avez des pays, d’un côté, très en avance sur les autres, entre autres au niveau de la coopération, et, d’un autre, ils sont incapables de comprendre les problèmes généraux de l’entraide, de la nécessité pour qu’une société puisse bien vivre ensemble, tant à l’intérieur des nations qu’à l’international, de pratiquer la solidarité et donc la coopération. Pourquoi l’ESS existe-t-elle dans ces pays ? Pourquoi doit-on, dans une certaine mesure, l’importer dans les pays africains à travers des ONG (Organisations non gouvernementales) ? Dans nos pays, on constate que beaucoup de choses vont mieux : on vit plus vieux, on vit dans de meilleures conditions, les rapports entre les hommes et les femmes sont meilleurs – même s’ils ne sont pas encore ce qu’ils devraient être – ; on sait élever des enfants ; on a des problèmes culturels. Il y a des tas de choses positives, mais en même temps on a créé un monde totalement inégalitaire et un monde qui ignore ses propres finitudes.

19BLS : Comment peut-on faire pour que la compréhension des problèmes généraux puisse être mis devant la scène ? Quelles actions particulières peuvent être mises en œuvre ou sont déjà faites dans ce sens ?

20CA : Ce qui est fait est à voir sur le terrain, mais aussi à travers la réflexion des scientifiques, des enseignants, des travaux académiques qui aident à la conceptualisation. Ceux-ci permettent de mettre le doute sur la qualité fonctionnelle des actions, et cette réflexion permet l’interrogation sur ce qui peut progresser, en ayant, toutefois, constamment cette idée fondamentale à l’esprit, selon laquelle tous les hommes sont responsables et que chaque homme doit être défendu. Si l’on se réfère à cette crise épouvantable que nous traversons et dont on n’est pas encore sorti, je trouve l’éthique médicale des médecins, comme une idée fondamentale : chaque vie est sacrée. C’est le contraire de la barbarie ! On a vu ce que pouvait être la barbarie au sein de notre propre civilisation avec le fascisme, le nazisme et les régressions brutales qui ont eu lieu. On a assisté à un progrès considérable par rapport à la non-prise en considération de ces problèmes dans un certain nombre de pays. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas plein de gens qui pensent et qui ne sont pas dans ce sens. Mais, ils sont eux-mêmes broyés par un système de corruption et de clans.

21BLS : Nous aimerions revenir sur le thème relatif à ce que vous disiez dans votre article du magazine l’Obs : il faudrait imaginer, pour des jours heureux, un conseil national de l’après-COVID, à l’instar du conseil national de la résistance, créé après la seconde guerre mondiale. Auriez-vous des orientations qui vous viennent à l’esprit ?

22CA : La difficulté est que les dissensions, les conflits, les intérêts personnels restent quelque chose d’extrêmement vivaces. On ne fait rien de bon si l’on n’arrive pas à créer cet esprit d’entraide, cet esprit de confiance et donc de coopération. C’était particulièrement vrai pendant la sombre période de l’occupation, d’un asservissement à la fois à l’ennemi mais aussi à un régime qui n’était plus démocratique. Petit à petit, la résistance a essayé de s’organiser contre ces formes d’oppression et d’asservissement. Mais cette résistance restait morcelée ; il y avait plein de mouvements plus ou moins antagonistes, ou simplement des chamailleries. Le morcellement affaiblissait son impact qui était pourtant nécessaire pour constituer un grand mouvement de résistance et être véritablement pris en considération par les armées alliées qui pouvaient alors considérer la France, pas comme simplement un ensemble de schistes. On a eu beaucoup de mal à réaliser cette union. C’est le travail qu’a fait Jean Moulin quand il a été envoyé par Le Général de Gaulle, fin 1942, en France, et cela était loin d’être fini en 1943.

23Je me rappelle que, quand il m’a envoyé dans la Drôme, il disait que la Drôme était un véritable « merdier » où tout le monde était contre tout le monde : les communistes contre les gaullistes, les catholiques contre les protestants, etc. Avec ses divisions on n’arrivait pas à grand-chose. Ma mission, comme celle de tous mes camarades dans les autres départements, était d’arriver à créer cette union. On a créé cette union au sein d’un comité départemental de libération, où six mois après, il y avait tout le monde. C’est un moment où le cours de la guerre avait commencé à changer. Cela venait des grandes victoires des armées alliées, et aussi du redoublement d’agression et d’agressivité des ennemis. Pour résister au service du travail obligatoire qui avait été décrété en Allemagne, service qui était une obligation pour les gens d’aller travailler en Allemagne qui manquait cruellement de main d’œuvre, les gens étaient obligés de trouver refuge quelque part. Et à côté des individus qui étaient entrés en résistance, soit quelques milliers de résistants convaincus qui savaient s’engager, il y a eu des centaines de milliers de français qui ont été plongés dans la résistance. Pour les recueillir, il fallait s’organiser mais aussi sécuriser et ravitailler les maquis qui les recevaient. Ce travail dans les maquis nécessitait de les engager dans le combat ; cela a forcé les différents mouvements à s’unir. Cette union a amené la possibilité pour Jean Moulin et, après son arrestation et son exécution, pour sa succession, à constituer un véritable conseil national de résistance, qui regroupait tout le monde. Il fut un temps merveilleux où les chamailleries avaient disparu et tout le monde allait dans le même sens. Je trouve que c’est un exemple formidable : grâce à cela, il y a eu un retournement inouï. On est arrivé à cette libération, non seulement en chassant l’ennemi, mais aussi en préparant la sortie de cette période épouvantable. Le mauvais système qui avait conduit à cette défaite et à cette situation déplorable devait désormais changer ; on devait rentrer dans un nouveau système.

24Je trouve que, actuellement, on rencontre une situation analogue. Le système produit des crises successives. Son dernier avatar est cette pandémie, qui est relié à toutes les autres crises, et à l’incompréhension de ce bien commun, et au sens de l’anticipation. On a conduit des politiques d’austérité qui ont considérablement nui au développement des services publics, c’est-à-dire à la défense des biens communs essentiels dans cette crise. Cela prend un tour vraiment très dur sur les plans sanitaire et économique. Il faut se battre et résister, mais aussi préparer un système qui ne reproduira pas les méfaits du précédent. A cet égard, je trouve instructif l’exemple du conseil national de la résistance, tout en étant conscient que les choses ne sont plus tout à fait les mêmes, et d’ailleurs le conseil national de la résistance n’a pas eu raison sur tout. Par exemple, il a totalement oublié le problème de la parité des femmes ; il a complètement négligé le problème des peuples colonisés. Il a été beaucoup plus porté sur le progrès par l’Etat que par les citoyens. Je dis cela très brièvement, car c’est plus compliqué en soi. Le problème nouveau désormais consiste à s’inspirer de l’effort solidaire du conseil national de la résistance, tout en trouvant les moyens de faire entrer les citoyens dans la préparation des nouveaux programmes, mais aussi la nature et les problèmes de la nature, tout comme les différences entre les nations. En effet, il convient de tenir compte, dans tous les programmes que nous développons, du fait qu’il y a des nations qui sont en retard et à qui on doit donner la possibilité de se développer au même titre que les pays développés.

25BLS : Si je résume pour conclure, les orientations sur lesquelles on doit réfléchir, doivent être davantage centrées sur le citoyen, selon une logique bottom-up, en complément de celle top-down, sur la nature en tant que bien commun, mais aussi sur les différences entre les nations et qui sont souvent oubliées. Voilà un programme riche de réflexions pour l’ensemble des acteurs engagés dans notre société. Nous vous remercions pour ce partage d’idées et de réflexions.


Date de mise en ligne : 25/10/2021

https://doi.org/10.3917/maorg.042.0117

Notes

  • [1]
    Cet entretien s’est tenu en visio le 20 mai 2020. Après sa retranscription intégrale, l’entretien a été modestement reformulé pour correspondre aux exigences d’une revue académique, tout en conservant le phrasé et le déroulé de la pensée de M. Alphandéry.
  • [2]
    Tribune parue dans le journal Obs, en date du 6 avril 2020, « Pour résister à la pandémie comme au temps des maquis, par le grand résistant Claude Alphandéry ».

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.81

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions