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Article de revue

La grande distribution dans les pays émergents : caractéristiques, enjeux et perspectives

Pages 117 à 141

1Durant les deux ou trois dernières décennies, le paysage de la distribution a connu, dans la plupart des pays émergents, d’importantes transformations. On a ainsi assisté à une réelle modernisation du système de distribution qui s’est opérée avec une rapidité variable, mais très supérieure à celle qui a été observée dans les pays occidentaux qui ont connu des changements similaires depuis l’apparition du format de l’hypermarché, puis de celui du discount (Amine et Lazzaoui, 2011). Cette modernisation de l’appareil de distribution a été portée, dans les pays émergents, par la classe aisée puis diffusée par la classe moyenne. Cette caractéristique constitue un autre élément de différence avec le schéma qu’ont connu les pays occidentaux au moment de l’avènement de l’hypermarché adopté et démocratisé par la classe moyenne.

2Les pays émergents connaissent ainsi une implantation massive de nouveaux formats de distribution étrangers qui viennent se greffer à leur paysage commercial, bouleversant au passage les modes d’organisation du secteur et les pratiques d’achat et de consommation locales. Ces distributeurs internationaux ont vu en ces nouvelles destinations de véritables opportunités de développement. Il s’agit en effet de marchés où de nombreux besoins restent à satisfaire et où les politiques économiques et fiscales sont encore largement ouvertes (et se traduisent ainsi par une forte attractivité des investissements étrangers).

3L’opportunité d’implantation des enseignes de distribution internationales dans les pays émergents tient aussi à la quasi-saturation des marchés domestiques européens ou nord-américains et à leur faible potentiel de développement. À cet état de fait viennent s’ajouter des contraintes légales spécifiques à certains pays développés restreignant les nouvelles ouvertures de magasins, la difficulté d’accès aux autres marchés développés en raison de la présence de concurrents locaux puissants et d’une forte densité commerciale et enfin le potentiel de développement qu’offrent les pays émergents en tant que levier de croissance externe.

4Cependant, pour un groupe de distribution, la décision stratégique de s’implanter sur un marché émergent, si elle recèle des opportunités, est aussi empreinte de risques (Benoun et Héliès-Hassid, 1996). Ces risques, qu’ils soient politiques (nationalisation, expropriation, etc.) ou économique (dépréciation monétaire, défaut de paiement, etc.) s’accroissent avec la distance culturelle, économique et politique qui sépare le pays d’origine et le pays d’implantation. Ainsi, outre la maîtrise de ces risques pays (via la recherche de partenariat avec des opérateurs locaux, la diversification des fournisseurs locaux, la variété des formats de vente à développer, etc.), l’implantation des groupes de distribution internationaux dans une région requiert un pouvoir d’achat local significatif, une forte urbanisation et une perspective de développement suffisamment importante.

5Ainsi, que ce soit en Amérique Latine, en Asie, en Europe de l’Est ou en Afrique du nord et Moyen Orient, la stratégie des grands groupes de distribution consiste à privilégier les pays émergents à forte population urbaine, ayant une faible densité du commerce moderne et avec une classe moyenne significativement importante pour implanter leurs concepts de magasins. Par ailleurs, sur le plan légal, l’absence d’un cadre réglementaire fixant les règles de l’activité commerciale (délimitation des surfaces de vente, lieux d’implantation, horaires, etc.) est un autre atout pour les grandes surfaces en vue d’initier des règles et formes d’organisation, d’imposer de nouvelles technologies et de valoriser de nouveaux comportements au niveau des consommateurs et des autres acteurs économiques du canal. Sur le plan économique et fiscal, ces pays émergents adoptent progressivement des politiques ouvertes encourageant les investissements étrangers (baisse des droits de douane, aide à l’implantation, investissement dans les infrastructures de transport, etc.). Enfin un dernier facteur d’attraction réside dans l’adhésion et la perméabilité d’une frange croissante des consommateurs des pays émergents à ces nouveaux concepts de distribution (Amine et al., 2005).

6Afin d’apprécier les enjeux liés à la distribution moderne (notamment alimentaire) dans les pays émergents, nous allons commencer par identifier les éléments qui caractérisent ce secteur dans ces marchés, puis analyser les facteurs influençant le développement de la grande distribution pour enfin rendre compte des changements induits par l’expansion de ce mode de distribution sur les différents acteurs économiques. Nous conclurons enfin en dressant les perspectives d’évolution de la distribution moderne dans ces pays.

Analyse du système de distribution dans les pays émergents

7L’appellation « pays émergents », « économies émergentes » ou « marchés émergents » regroupe des pays assez hétérogènes bien qu’ils remplissent, à des degrés variables, certains critères : une classe moyenne conséquente ; un rythme de croissance du PNB soutenu (entre 5 et 10 % en moyenne) ; une place importante et stable du secteur privé, un grand potentiel de développement commercial, etc.

8Il existe un classement annuel des pays émergents opéré par le cabinet A.T. Kearney selon leur importance et l’opportunité qu’ils représentent pour la stratégie des groupes de distribution internationaux. Le classement GRDI (Global Retailing Development Index) hiérarchise ces pays selon leur potentiel commercial (attractivité du marché), les niveaux de risques économiques et politiques, le niveau d’équipement commercial et d’intensité concurrentielle (saturation du marché) et enfin la rapidité avec laquelle l’économie progresse (pression temporelle). Ces pays recouvrent cependant une variété de réalités allant d’une ouverture large et rapide à la modernisation de la distribution et aux investissements privés (Brésil) à une ouverture mesurée et lente (Inde). Ainsi, il est clair que globalement le secteur commercial offre un potentiel de croissance pour les groupes de distribution internationaux originaires des économies matures et des opportunités de pénétration du marché pour des acteurs locaux.

9Les travaux académiques qui se sont intéressé à la thématique de la modernisation de la distribution dans les pays émergents ont traité initialement de l’évolution du système de distribution en général dans ces pays (Goldman, 1981 ; 1982 ; Kaynak et Cavusgil, 1982 ; Samiee, 1993 ; Reardon et al., 2007) ; ensuite de l’impact de l’implantation des formats de distribution modernes sur le système commercial de pays spécifiques comme la Chine (Blois, 1989 ; Lo et al., 2001), la Russie (Huddleston, 1993), le Brésil (Alexander N. et de Lira e Silva, 2002 ; Zinkhan et al., 1999), Cuba (Cerviño et Boonache, 2005), la Hongrie (Mueller et al., 1993), la Turquie (Kumcu et Kumcu, 1987), le Maroc (Amine et Lazzaoui, 2011) ; le Vietnam (Maruyama et Le Viet, 2007, Amine et al., 2009) et enfin plus récemment, des barrières et obstacles face à l’adoption et à l’essor des GMS dans les pays émergents (Goldman et al., 2002 ; D’Andrea et al., 2006) ou de la transformation des formats initiaux au contact des pays émergents d’accueil (Amine et Lazzaoui, 2011 ; Coe et Wrigley, 2007).

Spécificités de la distribution dans les pays émergents

10Le système de distribution traditionnelle dans les pays émergents se caractérise par sa fragmentation et la multiplicité des intermédiaires, rendant le canal de distribution long et atomisé avec en moyenne 4 à 5 maillons séparant le producteur du consommateur final. La chaîne de distribution devient particulièrement longue dans les zones rurales où vit généralement une large part de la population et où les petites échoppes de proximité et les marchés permanents ou périodiques de plein air ou couverts [« souks » en Afrique du Nord ou au Moyen Orient (Amine et Lazzaoui, 2011) ; « wet markets » en Chine, à Hong Kong ou au Vietnam (Goldman et al., 1999) ; « Feira » au Brésil (Zinkhan et al., 1999)] couvrent une part importante du commerce alimentaire de détail.

11Une autre particularité de la distribution dans les pays émergents réside dans l’opacité de sa structure et le vide juridique sur le plan du droit de la distribution, de la concurrence ou sur l’urbanisme commercial, éléments qui pris ensemble, favorisent un développement effréné des implantations des acteurs de la distribution moderne. L’une des conséquences de cette carence réglementaire est une expansion débridée et anarchique des points de vente débouchant sur une répartition déséquilibrée des implantations, un développement économique inégal des régions et une faible capillarité entre milieux urbain et rural. La grande distribution moderne reste ainsi concentrée en milieu urbain ou périurbain en raison essentiellement du pouvoir d’achat élevé, de l’équipement des ménages (réfrigérateurs-congélateurs, voiture) et du manque d’infrastructures logistiques et de transport en milieu rural et dans les régions les plus éloignées des centres urbains.

12En milieu urbain, les changements socioculturels des modes de vie des ménages (contraintes de temps, recherche du confort, du bien-être et de la qualité des produits, développement des médias et des moyens de communication, amélioration du niveau culturel et d’éducation, activité des femmes, familiarité avec le format de distribution moderne via les voyages ou l’exposition aux chaînes satellitaires, etc.) ont facilité l’implantation et l’adoption des formats de distribution moderne dans les pays émergents (Amine et Lazzaoui, 2011). Des mesures macroéconomiques et fiscales ont aussi facilité l’expansion de la distribution moderne dans les pays émergents, notamment l’assouplissement des barrières douanières (baisse des droits et taxes à l’import, signatures d’accords de libre échange régionaux ou internationaux, etc.), les facilités d’accès aux terrains pour l’implantation des grands magasins, les investissements dans les infrastructures routières, etc.

13Par ailleurs, l’observation et l’analyse des systèmes de distribution de nombreux pays émergents laissent entrevoir l’idée de chevauchement ou d’encapsulement des formats de distribution plutôt que de développement séquentiel du cycle de vie classique des formats de distribution. Cette dynamique est impulsée par l’implantation d’enseignes de distribution internationales, très vite relayée par l’émergence d’acteurs locaux de la distribution qui apprennent vite, montent en puissance et arrivent plus rapidement à marier des techniques, outils et concepts des formats modernes avec des éléments ancrés localement pour aboutir à des formes de distribution hybrides (Amine et al., 2005). Ces acteurs locaux sont capables d’intégrer la culture locale (ou régionale) à très faibles coûts et de s’approprier les technologies et outils importés. À terme, ils peuvent venir disputer le leadership et les premières places aux distributeurs étrangers qui ont introduit le concept, voire même initier une évolution des concepts initiaux.

14L’adhésion des consommateurs locaux au format moderne de distribution dans les pays émergents s’opère de façon assez rapide. Cela explique en partie le développement massif des nouvelles enseignes et est à l’origine d’un cycle de vie de distribution plus ramassé dans ces pays. La phase de maturation est marquée par une accélération forte et rapide par rapport aux phases et rythme de développement qu’ont connu les pays occidentaux (Amine et al., 2005). La concurrence locale et internationale devenant plus vive, cela favorise une saturation plus rapide (plafonnement) pour le commerce moderne. Ce constat a été fait dans plusieurs pays émergents sur différents continents. Le Chili a connu une forte maturité du commerce et le développement d’une vague de challengers locaux. La Pologne est un théâtre de croissance très rapide des enseignes. D’autres pays comme la Russie, la Chine, le Maroc, la Turquie et dans une moindre mesure le Brésil connaissent la même tendance au plafonnement des GMS.

15Enfin, le paysage commercial dans les pays émergents est caractérisé par la dualité des réseaux de distribution moderne et traditionnelle (Goldman, 1981). Plus singulièrement, on note la coexistence de plusieurs formats de vente : d’un côté, le commerce de proximité légal (composé d’épiceries ou d’échoppes de quartier, des marchés de plein air ou couverts à périodicité variable) et le réseau informel (incluant les vendeurs ambulants, les marchés parallèles et la contrebande) ancrés dans la culture et les habitudes locales, et de l’autre, le réseau moderne (hypermarchés et supermarchés pour se limiter à l’alimentaire) récemment adopté par les clients essentiellement urbains. Il en résulte une complexité dans les comportements de consommation et d’achat dans ces pays, des consommateurs privilégiant les modes traditionnels, d’autres s’étant convertis aux formats modernes, une troisième catégorie combinant les deux selon les contextes de consommation et la nature des produits à acheter alors que d’autres acheteurs combinent à souhait les secteurs formels et informels selon le type de besoins et les opportunités d’achat.

Le commerce traditionnel entre échange marchand et lien social

16Traditionnellement, le système de distribution des pays émergents repose sur le commerce de proximité qui répond à un mode de consommation fortement établi et qui remplit une double fonction : une fonction de répartition et de distribution des biens au plus près des habitants et une fonction de lien social qui trouve ses origines dans la culture et les traditions locales. Ces deux fonctions sont encastrées l’une dans l’autre et génèrent un climat de confiance dans l’échange interpersonnel et un attachement qui dépassent largement le strict cadre d’échange économique. En effet, le commerçant tient une place particulière dans ce système. Il est non seulement, un ravitailleur en produits de tous genres, mais aussi un confident et le dépositaire des situations sociales et financières des habitants dans le sens où à travers les facilités de crédit qu’il accorde à ses clients, il connaît leur métier, les membres de leur famille, leurs ressources et le cas échéant leurs difficultés (Amine et Lazzaoui, 2011).

17Par ailleurs, si l’on est tenté de relever des points de similitude entre l’émergence de la grande distribution et sa confrontation avec le commerce de proximité dans ces pays et ce qui s’est produit en Occident quelques décennies plus tôt, il n’est point pertinent d’aller plus loin dans la comparaison. D’une part, l’importance de la valeur de lien commerçant-client et de l’autre, le niveau de marge prélevée, font la différence. En France par exemple, les petits commerçants prélevaient des marges assez élevées de sorte que la différence prix était significativement perçue par les clients, comparée à l’offre des grandes surfaces. Par conséquent, l’afflux des consommateurs vers la grande distribution a été massif mettant à mal le commerce traditionnel qui n’a pas su réagir (à temps) pour retenir ses clients. La relation de proximité avec les commerçants n’a donc pas suffi pour préserver la clientèle.

18Un scénario différent s’est produit dans les pays émergents lors de l’avènement de la grande distribution et qui explique son impact réel mais mitigé. Le commerce de proximité dans ces pays se caractérise par la pratique de faibles marges sur les produits de base, un sens aigu de la valeur de lien social et une prise en compte des difficultés économiques et du pouvoir d’achat (facilité de paiement). Par conséquent, si la grande distribution a suscité la confiance dans ce format de vente et l’engouement d’une classe moyenne à aisée de la population en répondant à des attentes de choix, de qualité des produits et d’hygiène, elle n’a pas encore su détourner du petit commerce la grande masse des clients à revenus modestes.

19Cependant, depuis deux ou trois décennies, le rôle central tenu par le commerce de proximité dans la plupart de ces pays émergents est bousculé par les efforts d’adaptation de la grande distribution alimentaire qui n’a cessé de se développer pour occuper actuellement une position significative dans le commerce de détail (allant de 15 à 45 % en moyenne selon les pays). Ce phénomène a pris une dimension supérieure avec l’arrivée progressive, puis massive, d’acteurs internationaux de la grande distribution dans le cadre d’une stratégie d’extension géographique des marchés et en réponse à une politique d’ouverture économique des pays émergents. Toutefois, bien que ces formats modernes suscitent un engouement et commencent à ponctuer le paysage commercial, la stratégie de transposition des formules de vente et de leurs concepts de magasins à l’identique commence à montrer ses limites pour des raisons essentiellement d’ordre culturel et économique.

20L’implantation des formats modernes de distribution a par ailleurs imposé de nouveaux comportements d’achat et de vente en dictant de nouvelles règles tant aux consommateurs, qu’aux fournisseurs et au petit commerce de proximité et en restructurant l’environnement de la distribution. C’est ainsi que cette évolution vécue par les pays émergents d’un commerce traditionnel dominant mais atomisé caractérisé par une forte valeur de lien à une distribution moderne, organisée et économiquement performante, s’accompagne d’une modification des règles du jeu et du rôle des différents acteurs opérant dans le canal.

Leviers et freins à la modernisation de la distribution dans les économies émergentes

21Les pays émergents ont pris conscience que le commerce et la distribution représentent un secteur vital en termes d’emplois (directs et indirects) et de contribution au PNB. Par conséquent, ils se sont inscrits dans des dynamiques de décloisonnement et d’ouverture politico-réglementaire ; socioéconomique et technologique en vue de favoriser le processus de libéralisation de l’économie et les investissements étrangers.

22Une mise en perspective des caractéristiques des marchés matures vs émergents permet de souligner les opportunités et les risques associés à l’implantation de la distribution moderne dans les pays émergents. Le tableau 1, construit sur la base de la compilation des résultats d’études empiriques effectuées dans plusieurs pays émergents, met en évidence ces caractéristiques au niveau du consommateur, du point de vente, des relations avec les autres acteurs de la filière (du système de distribution) et du macro-environnement (Amine et al., 2005). Il permet par ailleurs de mettre en exergue les facteurs favorisant les décisions d’investissement des acteurs étrangers ou locaux de la distribution ainsi que les principaux obstacles auxquels ils doivent généralement faire face.

Tableau 1

Comparaison des environnements et systèmes de distribution dans les marchés matures et émergents

Tableau 1
Caractéristiques Marché mature Marché émergent Consommateur : Revenu par tête Valeur du lien social Motivations de fréquentation Élevé mais stagnant ; faible dispersion des revenus Faible à moyenne Recherche d’expériences ; besoin d’authenticité ; motivations politiques voire idéologiques Faible mais en croissance ; très forte dispersion des revenus Élevée Besoin de variété pour compenser les manques antérieurs d’un large choix ; motivations symboliques Point de vente : Concurrence dans la zone de chalandise Localisation des magasins Densité et couverture du réseau Élevée et homogène Forte concentration urbaine ; dispersion rurale Élevée ; fort maillage territorial Faible à modérée et hétérogène (poids du circuit traditionnel) Concentration urbaine croissante Faibles densité et couverture territoriale Relations amont et réseau : Réseau interne de magasins Relations fournisseurs Achats/approvisionn ements Infrastructures logistiques Concentré et structuré Fortement régulées (perspective relationnelle) Centralisés Développées et saturées Fragmenté Faiblement régulées (perspective transactionnelle) Décentralisés Embryonnaires et croissantes Macro-environnement: Législation/réglemen tation du commerce Structure et poids du commerce traditionnel Valeurs culturelles locales Niveau de relation et de collusion avec le politique Informations/donnée s sur le système de distribution Sophistiquée et transparente Atomisée ; poids marginal Individualisme Moyen à faible Nombreuses et fiables Minimale et opaque Fragmentée ; poids significatif voire dominant Communautarisme ; clanisme Fort Rares ; partielles et peu fiables

Comparaison des environnements et systèmes de distribution dans les marchés matures et émergents

Source : Amine, Dupuis, Obadia et Prime (2005).

Facteurs favorisant le développement de la grande distribution dans les pays émergents

23L’accroissement de la densité de la population et le développement de la classe moyenne dans les pays émergents sont des facteurs favorisant le développement du commerce moderne. Ce dernier répond à un volume croissant de la demande et permet de faire face aux problèmes de faiblesse de la taille des points de vente du commerce traditionnel, d’incapacité à gérer rapidement de grands flux de consommateurs, du coût croissant du travail et du manque de contrôle de la fidélité des employés (Kaynak et Cavusgil, 1982).

24L’existence d’attentes non comblées par l’offre traditionnelle locale facilite l’adhésion d’une partie des consommateurs aux formats de la distribution moderne. Les besoins et les comportements de consommation dans les pays émergents ont connu une grande évolution suite à l’accès quasi-généralisé de la population aux chaînes satellitaires et à la diffusion des médias internationaux. Cette ouverture a contribué à la perméabilité culturelle de (certaines couches de) la population locale aux valeurs de consommation occidentales favorisée en cela par l’élévation du niveau d’éducation dans ces pays. Les classes supérieures et moyennes sont les plus prédisposées à l’accueil et à l’adoption de ces nouveaux formats de vente. Ces catégories de clientèles étant mieux informées et plus exigeantes, elles ont rapidement adhéré à la distribution moderne pour répondre à des besoins non satisfaits de diversité de choix, de standards de qualité et d’hygiène (chaîne du froid) et de diversification des lieux d’achat en vue de ré-enchanter l’activité de magasinage (Filser, 2001 ; Amine et Lazzaoui, 2011).

25D’autres facteurs d’ordre économique, social et organisationnel affectent positivement le développement du commerce (alimentaire) moderne dans les pays émergents et en particulier l’implantation de groupes de distribution internationaux. Il s’agit entre autres de :

  • la faible densité de l’appareil de distribution ;
  • l’apparition d’une classe moyenne significative ;
  • une main-d’œuvre bon marché (propice aux groupes de distribution étrangers) ;
  • la multiplication des filiales de sociétés multinationales installées dans les grandes villes des pays émergents et le gonflement du personnel expatrié ;
  • l’augmentation de la proportion des femmes actives.
L’essor de la grande distribution par l’implantation de nouveaux entrants internationaux relayés par des challengers locaux est enfin favorisé par des mesures incitatives institutionnelles en raison des enjeux en termes de création d’emplois, d’amélioration de la compétitivité des entreprises et de structuration de la filière.

Facteurs freinant l’expansion des GMS

26Cependant, il convient de souligner que malgré les avantages exprimés, la grande distribution est confrontée à un certain nombre de faiblesses intrinsèques susceptibles de ralentir son développement. Ces faiblesses sont surtout liées aux difficultés d’adaptation de cette distribution à certaines habitudes culturelles de consommation. Il s’agit notamment de rigidités perçues par les consommateurs, inhérentes au mode de gestion des grandes surfaces, tels l’interdiction de vente à crédit au détail, la limitation des horaires d’ouverture et de fermeture, la faible prise en charge de la clientèle peu instruite ou analphabète dans le magasin (qui se trouve ainsi livrée à elle-même), qui renvoient respectivement à des contraintes de pouvoir d’achat, des relations singulières au temps et à des taux significatifs d’analphabétisme.

27Par contraste, le commerce traditionnel est valorisé par un ensemble de critères à l’instar des facilités de crédits gratuits qui permettent aux clients d’acquérir des produits avec un paiement différé (à la fin du mois en général). De même, les horaires d’ouverture et de fermeture de l’épicerie dépendent du bon vouloir de ce commerçant, ce qui facilite les approvisionnements quotidiens des ménages très tôt ou à des heures tardives. Et le rôle du commerçant comme interface est important pour répondre et prendre en charge tous types d’attentes venant de différentes catégories de clientèles (jeunes et moins jeunes, instruites ou non, urbaine ou rurale, etc.). Ces pratiques du commerce de proximité permettent de consolider le lien avec le client dans un cadre qui dépasse souvent le périmètre de l’échange marchand.

28D’autres facteurs extrinsèques d’ordre socioculturel menacent l’expansion des grandes surfaces et risquent d’amputer les potentialités de gain de marché des GMS par rapport au commerce de proximité. Il s’agit de la concurrence du secteur informel conjuguée à la faible croissance de la classe moyenne qui tendent à cantonner l’implantation de la grande distribution autour des grands centres urbains. De plus, le statut particulier du petit commerce participe à l’explication du plafonnement perceptible que connaît le développement de la grande distribution dans la plupart des pays émergents. Les ressorts de la résistance du commerce traditionnel sont aussi à chercher dans les missions mêmes que remplit ce dernier, à savoir des fonctions tant économiques que sociales qui créent un attachement des clients à ce format de vente (Kaynak et Cavusgil, 1982). Le commerce traditionnel de proximité s’érige quasi-naturellement comme un acteur économique et social nodal autour et via lequel s’organise la vie quotidienne du quartier et se tisse du lien social. Il assure une multitude de fonctions allant de la distribution de biens et de service, à la livraison (gratuite à domicile), à l’octroi de crédits gratuits et offre un espace de rencontres et d’échanges habituellement investi par les riverains où l’épicier se transforme en conseiller, voire en confident (Amine et Lazzaoui, 2011).

29Cet enchâssement de la sphère économique dans les réseaux de relations sociales permet de comprendre la capacité de survie du commerce traditionnel dans les pays émergents. Ce dernier répond à des attentes et des demandes sociales et culturelles que la distribution moderne ne réussit pas encore à combler (Goldman, 1982). En outre, la flexibilité des horaires d’ouverture et les services annexes (réception/dépôt d’objets, etc.) qu’il octroie à ses clients renforcent son avantage concurrentiel par rapport aux acteurs du commerce moderne surtout pour les ménages à faibles revenus.

30Enfin, des facteurs d’ordre socioéconomique tendent aussi à freiner l’essor initialement prévu pour la grande distribution dans les pays émergents. Il s’agit notamment :

  • du faible pouvoir d’achat d’une part significative des ménages ;
  • de l’insuffisance des moyens de transport individuels et/ou collectifs pour accéder sans contraintes aux nouveaux temples de la consommation à la périphérie des villes ;
  • de la forte concurrence sur certaines catégories de produits sur lesquelles les GMS ne sont pas compétitives par rapport au marché parallèle (habillement, produits d’hygiène et cosmétique, produits électroniques), aux marchés de plein air ou couverts (légumes et fruits frais), etc. ;
  • de la cherté du foncier pour l’achat de terrains ou la location de surfaces en centre ville qui constitue un grand handicap à l’extension de la grande distribution dans les pays émergents ;
  • des problèmes de risque de change (pénalisation en cas de dévaluation de la monnaie, augmentation brusque des taxes douanières) pour les importations de produits, de denrées et de matériels.

Impact de la modernisation de la distribution sur la structure de l’appareil commercial et les habitudes d’achat

31Malgré la relative récence du phénomène de la grande distribution dans les pays émergents, il est possible d’en évaluer l’impact à différents niveaux. Sur le plan économique, les ouvertures de magasins créent de nombreux emplois directs et indirects (sous-traitants, fournisseurs, etc.), ce qui n’est pas négligeable pour les marchés concernés dans une conjoncture économique globalement défavorable. L’influence de la grande distribution s’est aussi faite sentir sur l’ensemble de la chaîne production-distribution-consommation, en structurant en amont l’appareil de production et la filière logistique, en dynamisant le secteur de la distribution (apparition de nouveaux acteurs locaux), et en générant une demande complémentaire qui n’arrivait pas à s’exprimer dans les formats préexistants, notamment en améliorant l’offre de services rendus à la clientèle (hygiène, qualité, choix et aménagement de l’espace).

Influence sur l’appareil commercial

32Dans les marchés émergents, la modernisation de la distribution a lieu dans un contexte d’économie en transition qui implique essentiellement l’évolution d’une économie planifiée (Pays d’Europe de l’Est, Chine, Vietnam, etc.) ou essentiellement tournée vers l’intérieur, vers une économie de marché ouverte sur l’extérieur (Batra, 1997). Le processus de modernisation de la grande distribution dans ces marchés a un impact sur l’ensemble du canal.

331) D’abord en amont de la filière, puisqu’elle impulse une restructuration de l’offre du tissu industriel composé majoritairement de PME/PMI à travers l’exigence du respect des normes de qualité ; plus de rigueur dans les délais de livraison et la rationalisation des coûts. Ce « reingeneering » de l’appareil productif s’accompagne d’une révision totale de la chaîne logistique visant à optimiser le transport, ouvrir des plates-formes de stockage et de répartition, veiller à la non-rupture de la chaîne du froid, augmenter la rotation des stocks et améliorer le conditionnement des produits. Cependant, si cette restructuration impulsée par l’arrivée des GMS joue en faveur des grands producteurs en permettant une plus grande régularité des commandes, des économies d’échelle et une augmentation des ventes au fur et à mesure de l’élargissement du réseau, elle exclut du jeu les petits producteurs qui ne peuvent travailler durablement avec la grande distribution faute de capacités techniques et financières suffisantes. Par ailleurs, elle impose un rééquilibrage du pouvoir dans le canal en faveur des distributeurs, des délais de paiement plus serrés, une obligation d’investir en machines pour améliorer les standards de qualité, des prix bas qui passent par une compression des coûts et une amélioration des pratiques de gestion.

342) Ensuite, au niveau du petit commerce de proximité, l’essor des GMS commence à remettre en cause l’hégémonie du commerce de proximité dans les pays émergents grâce à la puissance d’achat et de négociation des grandes surfaces et de leur forte capacité d’attraction de la clientèle. En tant qu’acteur majeur et naturel du commerce dans les pays émergents, le commerce de détail de proximité ne s’est toutefois pas renouvelé depuis plusieurs décennies, n’a pas réinvesti dans la modernisation et le développement des points de vente, et n’a plus fait d’efforts particuliers pour fidéliser sa clientèle. Par conséquent, l’avènement des GMS (mais cela vaut aussi pour le non alimentaire) a eu le mérite de contraindre les acteurs du commerce traditionnel à prendre conscience de la nécessité de moderniser leurs points de vente et d’améliorer la présentation des produits et de s’organiser pour mutualiser leurs approvisionnements en vue de mieux peser sur les prix et à penser leurs stratégies de (re)conquête de la clientèle pour mieux s’inscrire dans une perspective de compétition. Cependant, malgré cette perte de terrain, le commerce traditionnel de proximité reste encore un acteur important de la distribution dans ces pays, ne serait-ce qu’au regard de la large frange de la population exclue de fait de l‘accès aux GMS (pour des raisons de pouvoir d’achat, de non disponibilité de moyens de transports personnels, d’éloignement des centres urbains et périurbains, etc.) et envers laquelle il cultive ses atouts de proximité, d’octroi des facilités de paiement et de maintien du lien social.

353) Enfin, au niveau des distributeurs internationaux mêmes, l’implantation dans des pays moins développés peut se caractériser par un phénomène de transfert des connaissances (Hagen, 2002) et des savoir-faire qui peut revêtir deux possibilités : les détaillants étrangers peuvent décider de transférer un format de vente sans changer ses éléments ou l’altérer, ou bien adapter leur concept ; auquel cas, se pose la question des éléments qui seront affectés par cette adaptation et les niveaux de changement. Si la première option de transfert est rarement observable, notamment dans les pays émergents culturellement éloignés, la seconde a lieu le plus souvent par touches d’adaptations incrémentales au contact de la réalité du pays d’accueil. Ce dernier type de transfert qui s’accompagne d’une adaptation au nouvel environnement, implique des niveaux variables de difficultés, de risques et de coûts liés au degré de familiarité et d’apprentissage de la culture locale. Le détaillant doit bien considérer les conditions du pays récepteur qui peuvent engendrer un effet prisme réducteur, amplificateur ou neutre sur les avantages compétitifs de l’enseigne à l’étranger en termes d’orientation des pratiques et comportements de consommation et de management du point de vente, du réseau de magasins et de l’environnement (Dupuis et Prime, 1996).

36D’un autre côté, en dépit de leur forte capacité de drainage de la clientèle, la localisation des hypermarchés à la périphérie des grandes villes et leur mauvaise desserte par le transport en commun dans plusieurs pays émergents, ne leur permettent pas de rentrer pleinement dans les habitudes de consommation quotidiennes d’une large part des consommateurs locaux. Par conséquent, le déploiement des supermarchés comme vecteur de conquête des centres ville s’est imposé aux groupes de distribution comme le moyen permettant d’atteindre les quartiers populaires à même d’assurer et de pérenniser leur croissance. Ainsi, les épiceries de quartier se retrouvent concurrencées sur l’un de leurs points forts, à savoir la proximité, par les petites et moyennes surfaces (supermarchés et supérettes) qui essaiment encore plus vite que les hypermarchés. Cependant l’implantation du commerce moderne en centre ville dans les quartiers populaires, bastions du commerce traditionnel, a obligé les enseignes à revoir leurs stratégies et leurs positionnements (format plus dépouillé se rapprochant du discount). Ce format du centre ville se caractérise par une baisse des investissements en ameublement et en décoration (magasins dépourvus de tout superflu), une réduction des coûts logistiques (élimination des manutentions inutiles) et fonciers (surfaces inférieures à 1 000 m2) et un assortiment réduit aux articles les mieux vendus de l’enseigne (produits de première nécessité, en vrac ou proposés à la vente sur palettes dans leur emballage d’origine, profondeur de gamme limitée). Paradoxalement, ce format de distribution à bas prix n’attire pas pour autant parce que la dimension sensorielle y est absente alors que c’est un des principaux atouts des GMS aux yeux des consommateurs (Dupuis et Le Jean-Savreux, 2004), y compris issus des classes modestes ou populaires dans les pays émergents. Une réévaluation de merchandising et une amélioration de l’atmosphère du magasin avec un maintien des prix bas (une sorte de soft discount) semble mieux rencontrer les attentes de cette large frange de la population comme cela a été observé en Russie ou au Maroc.

Incidence sur les habitudes d’achat et de consommation

37L’implantation de la distribution moderne a initié des changements, à des degrés variables, dans les habitudes des consommateurs des pays émergents. Elle a, d’une part, modifié le poids des critères de choix des lieux d’achat et des produits. Ce sont dorénavant moins la proximité et le lien (avec le vendeur) que la variété du choix, la qualité et l’hygiène des produits frais (critères plus aléatoires chez l’épicier du quartier) et dans une moindre mesure le prix qui motivent les acheteurs en grandes surfaces. De même, à la confiance dans le vendeur s’est progressivement substituée dans l’esprit des clients des GMS la confiance dans le format de vente et dans l’enseigne qui véhiculent une image moderne et dynamique valorisée par les clients. Par ailleurs, l’apport principal des GMS a été de réhabiliter l’acte d’achat en jouant sur les dimensions sensorielles (combinant son, lumière, espace et couleurs) et en faisant du magasinage un moment agréable, une sortie pour la famille. Cette nouvelle dimension expérientielle de la consommation (Hirschman et Holbrook, 1982) est particulièrement recherchée par les consommateurs fréquentant les GMS dans les pays émergents. Elle ne se réduit pas à la stimulation sensorielle et à l’éveil émotionnel mais intègre un volet symbolique où les consommateurs chargent les produits et marques proposés et les lieux d’achat fréquentés de sens subjectif, mais aussi collectif, qui s’ajoute aux attributs fonctionnels qu’ils possèdent (Amine et Lazzaoui, 2011).

38La grande distribution dans les pays émergents a pris conscience de l’importance des aspects expérientiels et symboliques attribués au point de vente par les consommateurs dans la mesure où la fréquentation des GMS est devenue un marqueur social permettant d’exprimer les statuts des individus et des classes sociales d’appartenance ou de référence, à travers la fréquence de visite, le montant des achats, le type de marques achetées (d’importation vs locales) et le remplissage du caddie (Amine et Lazzaoui, 2011). On retrouve ici les éléments des travaux sur le symbolisme appliqués initialement aux biens de consommation (Belk et al., 1982 ; Elliot, 1997) et étendus à la distribution et au commerce. Ces derniers considèrent l’espace commercial comme un lieu, non seulement d’approvisionnement, mais aussi comme un espace d’expérimentation, d’appropriation et d’expression de soi (Badot, 2005). Dans les pays émergents, les consommateurs ayant un capital culturel, social et économique élevé (au sens de Bourdieu, 1979) ont tendance à utiliser les lieux de distribution moderne (GMS) comme des scènes d’expression de soi et des espaces d’affichage ostentatoire de leur statut social et de leur style de vie « occidental » (Amine et Lazzaoui, 2011). Les consommateurs issus de classes sociales plus modestes trouvent dans ces magasins d’autres sources de gratification puisqu’ils les considèrent comme des lieux de découverte, de promenade et de mixité sociale (les GMS constituant les seuls endroits où ils peuvent se mêler aux consommateurs de niveau social supérieur).

39Les grandes surfaces ont ainsi contribué à la socialisation par la consommation en favorisant la cohabitation de différentes classes sociales (qui ne se rencontrent pas d’habitude) dans un même lieu d’achat. En effet, depuis l’ouverture des premiers GMS, on assiste dans ces pays émergents à un élargissement régulier de la clientèle des formats de distribution modernes. Alors que les premiers clients se recrutaient dans les classes favorisées, progressivement des couches moins aisées sont venues fréquenter les grandes surfaces avec une régularité variable et avec des finalités différentes. Leur arrivée a cependant généré chez la clientèle aisée habituée de ces lieux et peu encline à la mixité sociale, la mise en place de stratégies d’évitement d’abord par la variation des horaires de fréquentation, ensuite par la délégation des achats, et depuis peu par la livraison à domicile, service récemment proposé par les enseignes (Amine et Lazzaoui, 2011).

Conclusions, implications et perspectives

40Cet article apporte un réel éclairage sur les mutations que connaît le secteur de la grande distribution (alimentaire) dans les pays émergents. Il rend compte des principales évolutions et résistances auxquelles sont confrontés le système de distribution et les acteurs de la filière et permet de mieux comprendre la variété et la complexité des pratiques de consommation et de magasinage des consommateurs locaux qui accompagnent le changement en cours du paysage de la distribution, lequel s’adosse à son tour à la dualité des formats de distribution qui caractérise ces pays.

41Cette recherche permet également de souligner certaines spécificités de ces marchés qui orientent les tendances de consommation locales. La compréhension de l’évolution des pratiques des clients mais surtout du sens que ces derniers leur donnent est d’un intérêt majeur pour les distributeurs qui, s’attaquant à des marchés plus ou moins éloignés culturellement, doivent maîtriser leurs spécificités et y adapter leurs stratégies d’implantation, de positionnement et de croissance. Les transferts de nouveaux formats impliquent beaucoup d’adaptations locales dans ces économies émergentes qui connaissent de profondes mutations, à défaut de quoi ils peuvent connaître des échecs patents à l’instar de l’expérience du format discount en Russie ou au Maroc. Ce format de distribution à bas prix peine en effet à s’implanter dans ces pays alors que les conditions objectives de succès : une large proportion de ménages à faible pouvoir d’achat et une faible densité commerciale, sont a priori réunies. Il est possible d’émettre une hypothèse selon laquelle les formats de distribution moderne (alimentaire mais aussi non alimentaire) attirent les consommateurs des pays émergents moins par leur politique de prix avantageuse que par leurs dimensions sensorielle, expérientielle, symbolique qui sont relativement nouvelles et particulièrement valorisées dans ces pays. Par conséquent, ce qui fonctionne bien dans les marchés matures ne marche pas forcément aussi bien dans les pays émergents pour des raisons socioculturelles, économiques ou institutionnelles.

42Les conclusions de notre recherche amènent aussi à se poser des questions sur l’avenir de la distribution dans les pays émergents. Une première réflexion de fond s’impose pour décider de la manière dont la distribution moderne devrait évoluer dans les pays émergents au regard des tendances qui se dessinent pour le commerce traditionnel qui semble résister tant bien que mal aux assauts des formats de vente modernes. Cette résistance des échoppes traditionnelles de proximité, qui se nourrit de l’attachement culturel des consommateurs locaux à ce type de commerce finit par imposer des modifications aux concepts de distribution importés telles que la vente de produits en vrac, l’organisation (par les enseignes) du transport des clients vers les lieux de vente excentrés, l’adaptation de la composition de l’assortiment aux réalités sociales, économiques et culturelles locales, etc. Ces évolutions du contenu du format s’apparentent à des formes d’innovations dans le commerce que Gallouj (2007) inscrit dans une perspective évolutionniste qui rend compte des changements qui interviennent à l’intérieur des formats et non seulement de ceux qui se rapportent à l’émergence de nouveaux concepts.

43Le rôle de l’État et des pouvoirs publics est primordial dans la régulation de la compétition et pour assurer la coexistence des deux modes de distribution qui remplissent des rôles économiques, sociaux et organisationnels différents : impulser une dynamique concurrentielle ou encore favoriser une structuration de la filière et la création d’emplois pour la grande distribution moderne ; maintenir le lien social et la solidarité ou encore favoriser la sédentarisation et la cohésion sociale des populations rurales et des quartiers populaires, pour ce qui est du petit commerce de proximité.

44Cette perspective nécessite que soient engagées, sinon affirmées, des réformes fiscales et législatives par les pouvoirs publics de ces pays émergents et que soient mis en place les moyens permettant d’un côté aux GMS de prospérer et de créer des emplois en aplanissant certains obstacles à leur essor et de l’autre, au petit commerce de quartier de se maintenir, de se moderniser et de jouer à fond la carte de la proximité, du maintien du lien social et de la satisfaction des besoins immédiats des clients. En outre, parce que la distribution traditionnelle et les GMS souffrent conjointement du manque d’application de la réglementation de leur activité et que la contrebande et les ventes sans factures gangrènent le secteur, des mesures doivent être prises à la fois au niveau institutionnel (pouvoirs publics) et au niveau sectoriel (acteurs économiques locaux, groupes de distribution internationaux, syndicats et associations professionnelles) en vue de coordonner leurs actions pour lutter contre le commerce parallèle. Le développement de la distribution moderne et le maintien des commerces traditionnels de proximité dépendent ainsi d’un réel assainissement du secteur et d’une réforme de la réglementation de la distribution.

45L’expérience de certains pays émergents (Brésil, Maroc, Turquie, etc.) montre que, plus que les campagnes d’assainissement « coup de poing » opérées ponctuellement par les agents de la répression des fraudes ou de la douane et dont l’effet reste très relatif, la baisse des droits de douane sur les produits importés et l’unification de la TVA à travers le pays (comme c’est le cas des pays fédéraux tel le Brésil et la Russie) tend à marginaliser ce type de commerce illégal et à attirer les investisseurs étrangers dans le secteur de la distribution. Par exemple, au Maroc, la baisse (de 87,5 % à 10 %) des droits de douane sur l’électroménager a asséné un énorme coup au marché parallèle de ces produits et (depuis l’application de cette mesure) a dopé les ventes des rayons concernés en GMS et GSS. D’un autre côté, la micro-informatique n’a jamais souffert de la concurrence du marché informel puisqu’elle supporte depuis longtemps de faibles droits de douane (2,5 %). Enfin, les secteurs où les droits de douane restent élevés, à l’instar des vêtements de marque, des parfums, des produits alimentaires, des disques CD et DVD et des pièces de rechange (pour automobiles), pâtissent fortement du marché parallèle et informel. Une autre mesure intéressante à mettre en place en direction des investisseurs étrangers, serait d’impulser une politique active d’incitations au partenariat avec des acteurs locaux en vue d’encourager les transferts de technologies, de savoirs et savoir-faire. Ce type de coopération permet en outre aux distributeurs étrangers de réduire les investissements, de faciliter les démarches d’implantation, de comprendre plus rapidement les ressorts du marché et des consommateurs et de s’assurer un cofinancement de leur stratégie de croissance du fait de la nature très capitalistique de l’activité de distribution.

46Ces exemples tendent à montrer que les perspectives de la grande distribution dépendent en partie des mesures et réformes fiscales qui seront prises par l’État contre l’économie informelle pour protéger le commerce légal des produits tout en évaluant (pour des raisons sociales) l’impact sur les ménages vivant du commerce parallèle et en préparant la reconversion de ceux qui en dépendent. Les actions des pouvoirs publics doivent aussi permettre de délester le secteur de la distribution de certaines lourdeurs administratives, d’encadrer les relations producteurs-distributeurs et de sécuriser le petit commerce traditionnel. Par ailleurs, les acteurs de l’appareil industriel et commercial dans les pays émergents doivent accompagner cette dynamisation du secteur de la distribution en modernisant les modes de gestion des entreprises, en assurant les droits sociaux de base aux salariés du secteur et en favorisant l’essaimage géographique des points de vente.

47Finalement, ces marchés émergents recèlent de nombreuses opportunités pour les distributeurs internationaux et locaux désireux d’acquérir une position significative. Les GMS ne sont implantés actuellement que dans les principales villes alors que les cités de moyenne envergure n’ont pas encore été suffisamment investies en particulier par les grandes surfaces. Autrement dit, d’intéressantes opportunités restent à exploiter pour le format supermarché principalement sous forme de magasins de centre ville. En retour, le commerce traditionnel de proximité doit prendre la mesure des bouleversements qui s’opèrent pour faire sa propre révolution en gommant ses principales faiblesses (via la modernisation des locaux, la structuration en réseau), mais aussi en capitalisant sur ses points forts et distinctifs (politique de crédits gratuits, flexibilité des horaires d’ouverture, services de proximité aux clients, etc.).

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