Notes
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[1]
Say J.-B., Cours d’économie politique, Flammarion, édition de 1996.
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[2]
Journées organisées par le Réseau des Territoires pour l’Economie Solidaire (RTES), le Réseau International de Promotion de l’Economie Sociale et Solidaire (RIPESS) et l’INstitut Européen d’Economie Solidaire (INEES).
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[3]
Scop : Société Coopérative de Production.
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[4]
SARL : Société à responsabilité limitée ; EURL : Entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée ; SA : Société anonyme.
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[5]
Réseau de maraîchers dédiés à la réinsertion par l’économique.
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[6]
Guide conçu par Virginie Seghers.
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[7]
Le 4 février 2009, à l’occasion du Salon des entrepreneurs, le Codes et l’Avise lance la démarche « Oser maintenant, 100 entrepreneurs sociaux s’engagent » pour promouvoir dans le contexte de crise « un entrepreneuriat créateur d’emplois et de cohésion sociale. »
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[8]
EMES : Emergence des entreprises sociales en Europe.
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[9]
Les quatre critères économiques : une activité continue (et non ponctuelle) de production de biens ou de services ; un degré élevé d’autonomie ; un certain niveau de prise de risques économiques ; un niveau minimal d’emplois rémunérés ; les cinq critères sociaux : un objectif explicite de service à la collectivité ; une initiative portée par un groupe ; un processus de décision non fondé exclusivement sur la propriété du capital ; une dynamique de « parties prenantes multiples » visant à associer les personnes concernées par l’activité (usagers, salariés, pouvoirs publics, bénévoles…) ; un réinvestissement des bénéfices au service de la finalité sociale de l’entreprise.
-
[10]
RSE : Responsabilité sociale des entreprises.
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[11]
ONG : Organisation non gouvernementale.
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[12]
Le propos de Eve Chiapello s’inscrit dans la réflexion plus générale engagée avec Luc Bolstanki sur Le Nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, 1999), ouvrage dans lequel les deux auteurs montrent à partir d’une analyse de la littérature néomanagériale, comment le capitalisme a pu se renouveler en intégrant les valeurs d’autonomie, d’épanouissement personnel, etc. issues de 1968.
1L’auteur de The Theory of Economic Development (Schumpeter, 1963) distinguait l’entrepreneur qui ne fait que gérer et celui qui participe à un processus de « destruction créatrice », à travers l’introduction de nouveaux produits, de nouvelles méthodes de production ou de nouveaux marchés. Son analyse est restée actuelle et a d’ailleurs été très largement remise au goût du jour à la fin des années 1990 pour rendre compte du phénomène des start up liés à la bulle internet. Avant lui, le Français Jean-Baptiste Say (1767-1832) avait déjà mis en avant la figure de l’entrepreneur [1], en soulignant son rôle dans la production de richesses, au-delà des facteurs de productions (capital, travail). Ni lui, ni Schumpeter n’avaient cependant imaginé que ces entrepreneurs pussent par ailleurs être « sociaux ».
2La notion d’« entrepreneur social » est d’ailleurs relativement récente : elle s’est imposée à partir de la fin des années 1980, pour désigner ces personnes qui s’emploient à entreprendre autrement, en conciliant leur activité économique avec une finalité sociale, des préoccupations éthiques ou en impliquant leurs salariés à la prise de décision. Ces entrepreneurs n’excluent pas la réalisation de profit (beaucoup optent pour des organisations à but lucratif), mais ils privilégient le principe de non lucrativité : le profit n’est pas une fin en soi mais un moyen au service du projet social.
3Une autre de leur caractéristique réside dans leur capacité à innover dans la production de biens ou de services répondant à des besoins sociaux que ni le marché ni l’Etat n’ont été en mesure de proposer ou d’anticiper. Novateurs, ces biens et services le sont d’autant plus qu’ils procèdent d’une construction conjointe de l’offre et de la demande, à l’image, par exemple, des crèches parentales qui ont vu le jour en France ou en Suède. Ils le sont aussi par les modes de financement qui peuvent reposer sur une logique d’hybridation entre ressources marchandes, donations privées et subventions publiques.
4Ce faisant, les entrepreneurs s’emploient à substituer une logique d’assistanat par une logique entrepreneuriale censée responsabiliser les populations en situation de précarité ou d’exclusion : soit en leur permettant de mener à bien un projet (à travers des dispositifs de finance solidaire et de microcrédit) ; soit en leur permettant d’accéder à des biens et services marchands. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de permettre aux publics visés de recouvrer leur dignité en se réinsérant dans des circuits économiques et/ou financiers.
5Au-delà de ces dénominateurs communs, les entrepreneurs sociaux recouvrent une diversité de profils, mais aussi de traditions de pensée, sans oublier les particularismes liés aux contextes nationaux dans lesquels ils émergent.
1 – La réception de la notion au sein de l’économie sociale et solidaire
6A défaut de s’être imposée dans le langage courant, l’expression d’entrepreneur social a rencontré un large écho dans le champ de l’économie sociale et solidaire. Pas (ou si peu) de colloque, séminaire ou journée d’études consacré à ce dernier qui ne soit désormais l’occasion de se pencher sur cette forme d’entrepreneuriat (cf. les dernières éditions des Ecosollies organisées à Nantes ; les journées internationales de l’économie solidaire organisées les 18-19 octobre 2007 à Lille [2], etc.). Quoi de plus naturel ? Le fondateur d’une scop [3], d’une association d’insertion par l’économique ou d’une structure de finance solidaire ne peut-il prétendre a priori au titre d’entrepreneur social ?
7Pourtant, la diffusion, encore récente, ne s’est pas faite sans soulever réticences sinon scepticisme, en France du moins. Il y a à cet apparent paradoxe plusieurs explications que nous formulerons ici à la lumière de l’enquête réalisée avec Virginie Seghers auprès d’entrepreneurs dits sociaux ou de promoteurs de cet entrepreneuriat, enfin d’observateurs de la vie sociale et économique susceptibles d’avoir un regard avisé sur cet enjeu (Seghers, Allemand, 2007).
2 – Un concept made in USA
8Une première explication réside dans l’origine anglo-saxonne de l’expression. « Entrepeneuriat social » est en effet la traduction de social entrepreneurship, un concept lancé en 1993 par la Havard Business School à travers la Social Enterprise Initiative, avant d’être repris dans d’autres universités telles Columbia et Yale dans le cadre de programme en faveur d’un nouveau type d’entrepreneuriat, plus soucieux des enjeux de société. La notion s’est ensuite diffusée via des business schools et des fondations comme Ashoka. Créée dès 1980 par Bill Drayton, associé de McKinsey, cette dernière à vocation à convaincre de riches entrepreneurs d’investir dans un « capital-risque philanthropique » au service d’entrepreneurs sociaux visionnaires. Près de vingt ans plus tard, Klaus Schwab, l’inventeur du Forum économique mondial de Davos concourra à son tour à populariser la notion dans les milieux économiques, à travers sa Schwab Foundation for Social Entrepreneurship.
9Depuis, une abondante littérature consacre ces entrepreneurs d’un genre nouveau comme, par exemple, l’ouvrage du journaliste new-yorkais David Bornstein, How to Change the World. Social Entrepreneurs and the Power of New Ideas, publié en 2004 (et traduit en langue française dès l’année suivante, aux éditions de la Découverte, sous le titre Comment changer le monde. Les entrepreneurs sociaux et le pouvoir des idées nouvelles).
10Outre-atlantique, ce social entrepreneurship recouvre aussi bien des non profit organizations (des organisations à but non lucratif), que des entreprises commerciales. Surtout, il met l’accent sur les qualités d’hommes et de femmes qui entreprennent autrement, en menant à bien des projets qui se veulent des réponses à la crise économique et sociale, mais aussi environnementale. Dans l’esprit de Bill Drayton, en particulier, les entrepreneurs font même figure de héros : ils sont censés impulser des changements sociaux à grande échelle, avec pour mission de changer le monde, ni plus ni moins. Parmi les références, Ashoka n’hésite pas à citer Vinoba Bhave (fondateur du Land Gift Movement, qui permit en Inde une vase redistribution de terres aux intouchables et aux plus démunis) ; Maria Montessori (fondatrice des écoles éponymes en Italie) ; Mohamed Yunus (promoteur du microcrédit à travers la Grameen Bank, Prix Nobel de la Paix 2006) ou même Jean Monnet, pour sa contribution à la création de la Communauté européenne…
11Il faut attendre les années 2000 pour que la notion perce sur le Vieux Continent. En 2002, le gouvernement de Tony Blair lance une Social Entreprise Coalition (SEC) afin de promouvoir ce type d’entreprise en Angleterre. En France, c’est par le truchement d’écoles de commerce et de fondations que la notion va se diffuser : en 2002, l’ESSEC lance la première chaire d’« entrepreneuriat social » avec pour sous-titre : « l’initiative privée au service de l’intérêt collectif ». L’entrepreneuriat social est alors défini comme « une initiative privée au service de l’intérêt collectif, une entreprise dont la finalité sociale est supérieure ou égale à la finalité économique.»
12De son côté, la Fondation de France fait également sienne la notion d’entrepreneurs sociaux pour qualifier les porteurs de projet qui lient étroitement les dimensions économique et sociale. Sa valorisation est également relayée par la fondation Ashoka France qui voit le jour en 2005 et qui, dès octobre 2006, désigne ses premiers lauréats, sur le même modèle que la fondation mère.
13Comme aux Etats-Unis, une littérature destinée au grand public contribue à faire connaître ces entrepreneurs pas comme les autres : 80 Hommes pour changer le monde, de Mathieu Le Roux (2005) ou encore Passeurs d’espoirs (tomes I et II, 2005, 2006) de Laurent et Marie-Hélène de Cherisey qui leur rendent hommage à travers le récit du tour du monde qu’ils ont entrepris avec leurs enfants. A lire ces témoignages, la notion d’entrepreneuriat social révèle une autre de ses possibles vertus : rompre le sentiment d’isolement que pourrait éprouver ceux qui, dans le monde, s’emploient à entreprendre autrement, en leur faisant prendre conscience de leur appartenance à une communauté internationale, fût-elle virtuelle. A se demander si dans l’esprit de ses promoteurs, l’entrepreneuriat social ne serait pas inconsciemment à l’entrepreneuriat ce qu’au 19ème siècle, le prolétariat était au salariat, une forme d’avant-garde…
14Importée en France, la notion l’est donc par le truchement d’auteurs et d’institutions qui n’appartiennent pas systématiquement à la tradition de l’économie sociale et solidaire quand ils ne lui sont pas totalement étrangers. D’où le scepticisme que les représentants de celle-ci ont pu manifester quand bien même l’entrepreneuriat social semblait rejoindre leur intérêt pour des formes d’entreprise sortant des schémas classiques pour relever des défis contemporains.
15Mais, en français comme en anglais, l’entrepreneuriat social colporte une vision individualiste qui tranche avec la vision collective habituellement promue par l’économie sociale et solidaire à travers sa définition par les statuts coopératif, mutualiste et associatif. Qui plus est, tous les entrepreneurs sociaux n’optent pas pour les statuts de l’économie sociale. Certains créent des sociétés de capitaux (SARL, EURL, SA [4]). Inversement, tout fondateur d’une association, d’une mutuelle ou d’une coopérative n’a pas forcément l’âme d’un « entrepreneur ».
16La vision de l’entrepreneur social défendue par Ashoka France en particulier ne se départit pas de celle de la fondation mère, si on en juge par la propension à ne sélectionner parmi les lauréats que des individualités, quand bien même elles n’auraient pas été les seules à présider à la création de leur projet. Ainsi de Siel bleu, une association spécialisée dans la prévention santé auprès de personnes âgées, créée par deux Alsaciens, mais dont seul l’un des cofondateurs a été, en 2006, lauréat de la fondation. « Les entrepreneurs sociaux, peut-on lire sur le site d’Ashoka France, sont des individus [souligné par nous] qui proposent des solutions innovantes aux problèmes sociaux les plus cruciaux de notre société. Ils sont ambitieux, persévérants, s’attaquent à des questions sociales majeures et proposent des idées neuves capables de provoquer des changements à grande échelle » (www.ashoka.org).
17Une vision guère éloignée de celle de la Fondation Schwab pour qui « l’entrepreneur social est un visionnaire pragmatique, qui atteint des objectifs larges de changement social grâce à une nouvelle invention, une approche différente, un travail rigoureux empreint de vision stratégique […]. Il combine les caractéristiques de Richard Branson et de Mère Teresa » (www.schwabfound.org).
18Rappelons en outre que l’émergence de l’entrepreneuriat social est concomitante avec la théorie professée par le prospectiviste américain Jeremy Rifkin dans son ouvrage sur La Fin du travail (Rifkin, 1996) suivant laquelle tout un chacun est appelé à devenir son propre employeur . Aussi a-t-elle pu être perçue comme une manifestation de cette double tendance à faire de l’entrepreneuriat une alternative au salariat, et à inviter les chômeurs à créer leur propre emploi…
3 – Social, un faux ami…
19Une deuxième explication aux difficultés des promoteurs de l’économie sociale et solidaire à se saisir de la notion réside dans le malentendu qui a pu entourer le qualificatif social, un faux ami s’il en est. En anglais, social recouvre, faut-il le rappeler, les enjeux aussi bien sociaux, qu’économiques et environnementaux. Son équivalent français est stricto sensu « sociétal ». En toute rigueur, on devrait donc parler d’ « entrepreneur sociétal » lequel peut renvoyer aussi bien à des initiatives portées par de petites structures qu’aux démarches adoptées par de grandes entreprises cotées en bourse, dans la perspective de la Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE).
20Si les motifs de défiance des promoteurs de l’économie sociale et solidaire n’ont donc pas manqué, comment expliquer alors l’apparente assimilation dont l’expression a, semble-t-il, fait malgré tout l’objet, comme nous l’observions dès l’abord ? A défaut d’une entrée « entrepreneuriat social », le Dictionnaire de l’Autre économie publié en 2005 sous la codirection de Jean-Louis Laville, Antonio David Cattani (Laville, Cattani, 2005) en consacre une, rappelons-le, à « entreprise sociale ».
21On avancera d’autres explications en distinguant le cas des entrepreneurs relevant classiquement de l’économie sociale et solidaire, d’une part, et les promoteurs de cette économie, d’autre part. Si on en juge par les témoignages recueillis au cours de notre enquête auprès d’entrepreneurs sociaux ou qualifiés comme tels, la première réaction fut moins la réfutation que la surprise. Ainsi de Jean Guy Henckel, fondateur des réseaux de Cocagne [5] qui, non sans humour, rappelle qu’avant d’être reconnu comme tel, il a été « travailleur social » (dans les années 1970) puis « ingénieur social » (dans les années 1990). Alors entrepreneur social… La boutade mise à part, l’intéressé souligne aujourd’hui l’intérêt d’une telle appellation qui lui permet notamment d’instaurer un dialogue d’«égal à égal » avec des entrepreneurs classiques. Reste le qualificatif social qu’il lui faut encore justifier en dissipant les malentendus possibles.
22Toujours à en croire les témoignages que nous avons recueillis, la notion a aussi pour vertu d’inciter les acteurs de l’économie sociale et solidaire à adopter une attitude aussi professionnelle que possible, jusqu’à y compris le mode de recrutement. Significatif à cet égard est le témoignage du fondateur d’une structure d’insertion lotoise (AIL 46), qui dit avoir dû renoncer au recrutement de connaissances sans prise en compte de leurs compétences, à mesure que sa structure se professionnalisait pour gagner la confiance des financeurs.
4 – Des passerelles institutionnelles
23S’agissant des promoteurs de l’économie sociale et solidaire, l’acception de la notion d’entrepreneur social a pu être facilitée par le rôle de passerelle qu’ont pu jouer des personnalités comme Hugues Sibille, ancien délégué interministériel à l’Innovation sociale et à l’Economie sociale (Diises), à l’origine de la création d’un « pôle entrepreneurs sociaux » au sein de la Caisse des dépôts, et, en 2002, de l’Agence de valorisation des initiatives socio-économiques (Avise), qui s’emploie à faire connaître ce type d’entrepreneuriat (www.avise.org). Signalons aussi le rôle de la Macif et la Fondation de France qui ont, avec la Caisse des dépôts, soutenu dès le départ la chaire de l’entrepreneuriat social de l’ESSEC. En 2004, un premier guide de l’entrepreneur social est coédité par l’Avise et la CDC [6]. Plus récemment, en 2006, l’Avise créé un Collectif pour le Développement de l’Entrepreneuriat Social (CODES), composé d’une vingtaine de personnalités du secteur (entrepreneurs sociaux, institutionnels, financeurs) [7].
24Au niveau européen, il faut souligner le rôle du réseau de chercheurs EMES [8] constitué en 1996 avec le soutien de l’Union européenne par l’économiste belge Jacques Defourny, directeur du Centre d’économie sociale à l’université de Liège (Belgique) avec huit autres centres de recherche pour développer une approche commune de l’« entreprise sociale ». Pour ce faire, l’EMES s’est gardé d’imposer une définition canonique. On contraire, il prend acte de la diversité des formes d’entreprises sociales et propose un idéal type au sens sociologue de Max Weber à partir de 9 critères (4 économiques et 5 sociaux) [9], ménageant la possibilité de subsumer sous la notion d’entreprise sociale une diversité de profils. Une autre tendance a pu favoriser l’acclimatation de la notion : le sentiment que l’économie sociale et solidaire ne l’avait pas attendue pour compter en son sein des entrepreneurs.
5 – Des défis pour l’économie sociale et solidaire
25Il reste que la notion d’entrepreneur social interpelle à plus d’un titre l’économie sociale et solidaire. D’abord, elle l’oblige à mettre davantage l’accent sur une dimension ? l’entepreneuriat ? qu’elle avait quelque peu tendance à escamoter. Or, l’appréhension de l’économie par le prisme de l’entrepreneuriat ouvre sur des questionnements que les acteurs/promoteurs n’ont guère eu l’habitude d’affronter, à savoir : comment enclencher la dynamique de création d’un projet, mais aussi comment assurer son essaimage ? Sa pérennité ? etc.
26Ensuite, à partir du moment où l’entrepreneuriat social vise à concilier une efficacité économique avec une finalité sociale, il implique l’adoption d’une démarche aussi professionnelle que possible. D’autant que l’entrepreneur social compte parmi ses interlocuteurs (clients ou fournisseurs) des professionnels. Il n’exclut pas non le recours aux outils classiques de l’entreprise conventionnelle comme ceux du marketing, a fortiori si on admet que leurs effets dépendent de l’usage qu’on en faits. Parmi les organisations habituellement rangées sous l’enseigne de l’économie sociale et solidaire, les associations sont alors directement interpellées. Au prétexte qu’elles sont à but non lucratif, elles renoncent à acquérir une culture de la gestion qui optimiserait pourtant l’utilisation des ressources (à commencer financières) qu’elles mobilisent.
27De même, l’entrepreneuriat social, parce qu’il remet l’innovation au cœur de la réflexion, ne manque pas d’interpeller l’économie sociale et solidaire sur sa capacité à innover pour répondre aux besoins de ce début de siècle. Coopératives et mutuelles sont à leur tour interpellées : répondent-elles aux nouveaux besoins qui se manifestent notamment dans le domaine des mobilités ou au regard du vieillissement de la population ? Et quand bien même innoveraient-elles, parviennent-elles à le faire différemment que les entreprises classiques, en s’inscrivant dans une logique de coproduction de nouveaux biens et services avec les publics concernés (à l’image des crèches parentales évoquées plus haut) ?
28Au-delà, la question se pose de savoir ce qui les différencie des grandes entreprises de l’économie marchande qui ont adopté des démarches de RSE [10], en prenant davantage en compte l’impact de leurs activités sur l’environnement et la société. En France, celles cotées en bourse sont contraintes depuis l’adoption en 2001 de la loi NRE (« nouvelles régulations économiques ») de rendre compte des conséquences sociales et environnementales de leurs activités dans leur rapport annuel. Depuis, de grandes entreprises n’hésitent plus à affronter les questions de transparence, de la diversité, de respect de l’environnement et des droits humains ou encore des relations avec les « parties prenantes » : salariés, clients, fournisseurs, ONG [11], pouvoirs publics, etc.
29Se pose alors la question : si tous les entrepreneurs et les entreprises classiques se targuent d’une responsabilité à l’égard de la société, que reste-t-il aux acteurs de l’économie sociale et solidaire pour se singulariser ? Naturellement, ces derniers peuvent questionner l’authenticité de l’engagement des premiers, mais ce ne serait pas rendre justice aux efforts effectifs accomplis par des entreprises classiques dans le domaine sociétal. Cela trahirait en outre un état d’esprit défensif qui ne fait que repousser à un peu plus tard l’examen de conscience. Si les valeurs de l’économie sociale et solidaire sont aussi fondées que leurs promoteurs le disent, on est en droit de se demander pourquoi elles ne percoleraient pas le reste de l’économie, sauf à les envisager comme une alternative qui attendrait un « grand soir » pour s’imposer. Mais alors, il faudrait expliquer la logique d’hybridation des ressources à laquelle l’économie sociale et solidaire participe à travers le recours aux subventions publiques, mais aussi à des financements privés (via le mécénat et la philanthropie).
30Une chose est sûre : le statut ne saurait plus être un critère de différenciation suffisant entre entreprises de l’économie sociale et solidaire, et les autres. On ne compte plus les acteurs de l’économie sociale ayant épousé la logique marchande au point d’oublier les principes de solidarité (cf les banques coopératives ou les mutuelles dont seul un fonctionnement démocratique formel les démarque véritablement de leurs concurrents du secteur lucratif).
31La notion d’entrepreneuriat social oblige en outre les acteurs de l’économie sociale et solidaire à se positionner aussi davantage sur les enjeux environnementaux. Non que ceux-ci soit aussi systématiquement nouveaux pour eux qu’on peut le penser. De longue date, des acteurs de l’économie sociale et solidaire ont contribué à une économie plus respectueuse de l’environnement (cf. les initiatives en matière de tourisme solidaire, par exemple). Seulement, ils ne l’affichaient pas quand ils n’en avaient tout simplement pas conscience.
32Significative de l’implication ancienne d’acteurs de l’économie sociale et solidaire dans le domaine environnemental est la facilité avec laquelle beaucoup d’entre eux ont épousé le développement durable et ses trois piliers (économique, social et environnemental), à l’image des pionniers d’un tourisme alternatif ou des acteurs historiques du commerce équitable, voire de l’insertion par l’économique (cf Les Jardins de Cocagne, évoqués plus haut et qui ont formalisé récemment leur contribution à ce développement). Mais cette ouverture sur les enjeux environnementaux ne va pas de soi tant elle suppose l’intégration à des réseaux étrangers à l’économie sociale et solidaire. Nombre d’acteurs de l’économie sociale et solidaire ont manifestement encore à apprendre à travailler avec des acteurs engagés sur les questions environnementales (et vice et versa !).
33Souligner comme nous venons de le faire les défis que la problématique de l’entrepreneuriat social soulève pour l’économie sociale et solidaire, ne signifie pas que l’une et l’autre des notions puissent se confondre totalement, que l’économie sociale et solidaire ait à se convertir à l’entrepreneuriat social, même en admettant une acclimatation du concept au contexte français ou européen qui le délesterait de ces présupposés anglo-saxons.
34Ce serait escamoter une des vertus qu’on peut reconnaître en définitive à l’entrepreneuriat social, à savoir jeter des passerelles entre l’économie marchande privée (de plus en plus responsables) et l’économie sociale et solidaire (de plus en plus compétitive ou soumise à une culture de gestion), sans se réduire à l’une et l’autre. Répétons-le : tous les entrepreneurs sociaux ne relèvent pas de l’économie sociale et solidaire et tous les entrepreneurs de cet économie ne relèvent pas de ces courants. L’économie sociale et solidaire répondra d’autant plus facilement aux interpellations de l’entrepreneuriat social qu’elle s’en inspirera pour se renouveler tout en assumant ses propres spécificités (à commencer par le recours au bénévolat).
35Cause ou effet ? Toujours est-il que la diffusion de la notion d’entrepreneuriat social est justement concomitante avec l’émergence à travers l’Europe de nouvelles formes d’entreprises dans le champ de l’économie sociale et solidaire : en Italie, les « coopératives sociales », dont le statut est reconnu par le législateur en 1991 ; en Belgique, les « sociétés à finalité sociale » (SFS) reconnues en 1995 ; au Portugal, les « coopératives sociales à responsabilité illimitée ». En France, ce sont les sociétés coopératives d’intérêts collectifs (Scic), créées par la loi du 17 juillet 2001 et qui permettent d’associer autour d’un même projet d’intérêt collectif des acteurs multiples (salariés, bénévoles, usagers…).
36L’entrepreneuriat social semble correspondre à une nouvelle demande émanant de personnes issues d’horizons variés : des travailleurs sociaux convaincus des limites de l’assistanat ; des porteurs de projet qui rêvent de créer leur propre entreprise ; des diplômés d’école de commerce qui veulent exercer une activité qui ait du sens, mais ailleurs que dans l’humanitaire. Il pourrait participer à un renouvellement du capitalisme : un « capitalisme alter » selon l’expression proposée par la sociologue Eve Chiapello pour caractériser une nouvelle logique d’accumulation fondée sur des valeurs à même de susciter l’adhésion de nouvelles générations d’actifs qui répugnent à travailler dans une entreprise classique [12]. En arrière fond, il pourrait aussi participer au passage d’un Welfare State ? où la couverture sociale est assurée principalement par l’Etat providence ? à ce qu’il est convenu d’appeler le Welfare Mix ? une couverture fondée sur une hybridation croissante des sources de financement, privées et publiques.
37Après l’économie sociale qui a répondu aux excès du capitalisme industriel, l’économie solidaire qui, à partir des années 1960-70 s’est employée à apporter des réponses au chômage de masse, l’entrepreneuriat social pourrait donc manifester des initiatives mettant l’accent sur les capacités entrepreneuriales des individus sans pour autant nier les deux précédentes qu’il inciterait seulement à se renouveler. Une hypothèse qui n’exclut pas une évolution en sens inverse : un approfondissement de cet entrepreneuriat social à la faveur de l’expérience acquise par les acteurs de l’économie sociale et solidaire telle qu’elle s’est déployée en France et en Europe.
6 – Un entrepreneuriat social renouvelé par l’économie sociale et solidaire
38Pas plus en France qu’ailleurs, il n’existe de définition canonique de l’entrepreneur social. Tout au plus existe-t-il un état d’esprit commun : concilier l’efficacité économique et l’innovation sociale, l’initiative privée et la solidarité. Son contenu et les profils évoluent-ils selon les contextes ? Charge à l’économie sociale et solidaire à en révéler par conséquent d’autres potentialités, à l’enrichir en apportant son expérience en matière de gouvernance et de dialogue social.
39Un autre apport de l’économie sociale et solidaire pourrait de faire valoir sa connaissance de l’importance des dynamiques territoriales pour souligner le poids des institutions locales, du contexte politique, social, culturel. Entre autres exemples, la tradition d’entrepreneurs sociaux dont peut se prévaloir le Nord s’ancre dans un environnement qui a valorisé les principes de solidarité.
40Enfin, les acteurs de l’économie sociale et solidaire ont assez de recul pour savoir que les conditions qui président au lancement d’un projet ne sont pas suffisantes pour en assurer la pérennité, qu’un bon porteur de projet n’est pas nécessairement un bon entrepreneur dans la durée. Sans nier la vision héroïque du social entrepreneur, l’économie sociale et solidaire peut la tempérer en rappelant utilement l’importance de la dimension collective de l’entrepreneuriat : même pourvu de grandes qualités et capacités, l’entrepreneur social n’agit pas seul. Son talent réside dans sa capacité à entraîner autour de son projet des bénévoles, des salariés, des investisseurs publics ou privés. Mais sa « success story », quand elle a lieu, doit aussi à d’autres acteurs, entrepreneurs (sociaux) ou pas.
Bibliographie
- BOLSTANSKI Luc, CHIAPELLO Eve, (1999), Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris.
- BORZAGA C., DEFOURNY J., (2001), The Emergence of Social Enterprise, Routledge, Londres.
- De CHERISEY L., M.-H., (2005, 2006), Passeurs d’espoir, tomes 1 et 2, Presses de la Renaissance, Paris.
- LAVILLE J.-L., CATTANI A. D. (codirection), (2005), Dictionnaire de l’Autre économie, Desclée de Brouwer, Paris.
- LE ROUX M., DARNIL S., (2005), 80 hommes pour changer le monde, Jean-Claude Lattès, Paris.
- SEGHERS V., ALLEMAND S., (2004), L’Audace des entrepreneurs sociaux, Autrement, Paris, 2007.
- SEGHERS V., Le Guide de l’entrepreneur social, Avise/CDC, Paris.
- SCHUMPETER J., (1963), The Theory of Economic Development, Oxford University Press, New York.
- RIFKIN J., (1996), La Fin du travail, La Découverte, Paris.
Mots-clés éditeurs : entrepreneuriat social, responsabilité sociale de l'entreprise, innovation, sociétal
Date de mise en ligne : 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/maorg.011.0093Notes
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[1]
Say J.-B., Cours d’économie politique, Flammarion, édition de 1996.
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[2]
Journées organisées par le Réseau des Territoires pour l’Economie Solidaire (RTES), le Réseau International de Promotion de l’Economie Sociale et Solidaire (RIPESS) et l’INstitut Européen d’Economie Solidaire (INEES).
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[3]
Scop : Société Coopérative de Production.
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[4]
SARL : Société à responsabilité limitée ; EURL : Entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée ; SA : Société anonyme.
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[5]
Réseau de maraîchers dédiés à la réinsertion par l’économique.
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[6]
Guide conçu par Virginie Seghers.
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[7]
Le 4 février 2009, à l’occasion du Salon des entrepreneurs, le Codes et l’Avise lance la démarche « Oser maintenant, 100 entrepreneurs sociaux s’engagent » pour promouvoir dans le contexte de crise « un entrepreneuriat créateur d’emplois et de cohésion sociale. »
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[8]
EMES : Emergence des entreprises sociales en Europe.
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[9]
Les quatre critères économiques : une activité continue (et non ponctuelle) de production de biens ou de services ; un degré élevé d’autonomie ; un certain niveau de prise de risques économiques ; un niveau minimal d’emplois rémunérés ; les cinq critères sociaux : un objectif explicite de service à la collectivité ; une initiative portée par un groupe ; un processus de décision non fondé exclusivement sur la propriété du capital ; une dynamique de « parties prenantes multiples » visant à associer les personnes concernées par l’activité (usagers, salariés, pouvoirs publics, bénévoles…) ; un réinvestissement des bénéfices au service de la finalité sociale de l’entreprise.
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RSE : Responsabilité sociale des entreprises.
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ONG : Organisation non gouvernementale.
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Le propos de Eve Chiapello s’inscrit dans la réflexion plus générale engagée avec Luc Bolstanki sur Le Nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, 1999), ouvrage dans lequel les deux auteurs montrent à partir d’une analyse de la littérature néomanagériale, comment le capitalisme a pu se renouveler en intégrant les valeurs d’autonomie, d’épanouissement personnel, etc. issues de 1968.