1Les modalités de travail à distance utilisant les nouvelles technologies de l’information et de la communication connaissent un remarquable développement et apparaissent incontestablement comme le mode d’organisation du travail du futur.
2Cette tendance ne se limite pas au monde de l’entreprise et l’on constate que l’Administration a également recours aux outils de travail collaboratif : l’e-administration apparaît en effet comme un vecteur de dynamisation et de déconcentration, permettant à un groupe de personnes, distantes ou non, de travailler ensemble.
3Dans l’entreprise, ces modes d’organisation du travail satisfont à l’impératif de productivité (réduction des coûts de fonctionnement et amélioration de la compétitivité) et au besoin d’émancipation du salarié qui dispose d’une autonomie accrue.
4Dans le même temps, ils bouleversent profondément les repères habituels de la relation de travail et nécessitent donc de repenser son encadrement juridique.
5Le travail collaboratif désigne plus précisément le travail réalisé grâce à des outils et solutions informatiques plus ou moins élaborés qui permettent à l’entreprise de diffuser les données et les savoirs en les mettant à la disposition du plus grand nombre de collaborateurs. Il s’agit des réseaux (internet, intranet, extranet…) des logiciels dédiés au travail partagé permettant à un grand nombre de personnes d’interagir sur un projet commun, des bases de données, des logiciels de gestion de flux…
6Ce mode de travail permet de dépasser les frontières de l’espace et du temps, la circulation des informations dans l’entreprise étant dès lors libérée de toute contrainte. Chaque travailleur collaboratif peut ainsi intervenir en temps réel pour consulter, ajouter, effacer ou modifier des informations.
7On assiste véritablement à l’émergence d’une communauté virtuelle de travail.
8Dès lors, et allant au-delà de la seule approche collaborative au travers de ses outils, il convient, afin de pouvoir véritablement accompagner ce changement des méthodes de travail, de rechercher un cadre juridique adapté susceptible de les accueillir.
9Le travail collaboratif ne fait l’objet à ce jour d’aucun régime juridique propre. Il se développe dans un contexte légal né de la révolution industrielle et conçu pour le mode fordien-taylorien d’organisation du travail, qui tarde à prendre en compte les évolutions technologiques de notre temps.
10Toutefois, le développement du télétravail dans l’entreprise, grâce aux évolutions des technologies de l’information et de la communication, a récemment conduit les partenaires sociaux à définir un régime permettant d’encadrer ces pratiques.
11Ainsi, le 19 juillet 2005, un Accord national interprofessionnel a été signé par les partenaires sociaux. Dans cet accord, ils livrent la définition suivante du télétravail : « Le télétravail est une forme d’organisation et/ou de réalisation du travail, utilisant les technologies de l’information dans le cadre d’un contrat de travail et dans laquelle un travail, qui aurait également pu être réalisé dans les locaux de l’employeur, est effectué hors de ces locaux de façon régulière ».
12Le télétravail revêt principalement trois formes :
- le télétravail au domicile : le contrat de travail est exécuté au sein du domicile du salarié au moyen d’un équipement mis à sa disposition par l’employeur ;
- le télétravail « pendulaire » ou encore « alterné » : le contrat de travail est exécuté dans deux ou plusieurs lieux (souvent le domicile et les locaux de l’entreprise) selon un rythme et des modalités prédéfinis ;
- le télétravail en « télécentres », « téléspaces », « centres de proximité » : le contrat de travail est exécuté à l’extérieur de l’entreprise, avec rattachement à un lieu fixe. Il peut s’agir d’un « bureau de passage » mis temporairement à la disposition du salarié par l’employeur ; il est pratiqué par des personnes dont l’activité nécessite de nombreux déplacements et qui, grâce aux moyens de communication électroniques, peuvent rester en contact avec leur entreprise.
13Pour autant, le travail collaboratif, s’il peut prendre la forme du télétravail, ne se résume pas à cela, et il conviendra donc d’identifier les interrogations inédites que soulève ce mode singulier d’organisation du travail.
14En effet, si le travail collaboratif présente les mêmes particularités que le télétravail (usage des technologies de l’information et de la communication, travail effectué de manière régulière hors des locaux de l’entreprise) il s’en distingue en ce qu’il voit naître une véritable « communauté virtuelle » de travail autour d’un projet commun.
15L’apparition de cette « communauté virtuelle » de travail à l’intérieur de l’entreprise, ou à sa frontière, lorsqu’elle regroupe des salariés d’entreprises différentes autour d’un projet commun, fait ainsi naître une série d’interrogations s’agissant de son appréhension par le droit du travail.
16Celles-ci peuvent être regroupées selon la dichotomie traditionnelle en droit social qui distingue les relations individuelles des relations collectives de travail.
17Le développement du travail collaboratif dans les entreprises influe, en effet, sur l’un et l’autre de ces aspects :
- sur les relations individuelles d’abord (I) en ce que le lien de subordination caractérisant le travail salarié se trouve nécessairement affaibli par un mode d’organisation du travail permettant l’éclatement géographique des intervenants et impliquant une très forte autonomie ;
- sur les relations collectives ensuite (II) dans la mesure où les modes de représentation et d’expression de la communauté de travail traditionnels ne sont pas adaptés à la communauté de travail virtuelle que fait naître le travail collaboratif.
Travail collaboratif et relations individuelles de travail
18Le travail collaboratif modifie profondément la nature de l’élément fondateur de la relation de travail bilatérale qu’est le lien de subordination et perturbe la frontière entre travail salarié et travail indépendant.
19En effet, ce nouveau mode d’organisation du travail suppose une autonomie particulièrement importante de ses participants, de telle sorte qu’il convient de se demander si les « travailleurs collaboratifs » demeurent encore des salariés, liés à leur employeur par un contrat de travail. La question du statut du « travailleur collaboratif » est ainsi soulevée.
20L’organisation du travail selon le mode collaboratif implique, en toute hypothèse, de faire l’objet d’un certain encadrement contractuel. A cet égard, il convient de déterminer quelles sont les clauses susceptibles de fournir efficacement un régime juridique à l’exercice du travail collaboratif.
21Enfin, face à cette indispensable autonomie du travailleur collaboratif, le pouvoir de l’employeur ne peut plus s’exercer selon un mode traditionnel. Toutefois, l’exercice par l’employeur de ses prérogatives demeure nécessaire tant au regard du risque accru que fait naître le travail collaboratif en matière de protection des données de l’entreprise qu’à l’égard de la « cyber » surveillance des salariés. Il s’agit donc de se demander quel va être le pouvoir de l’employeur sur le salarié « autonomisé » par la pratique collaborative du travail.
Statut du « travailleur collaboratif »
22Le travail collaboratif, définit comme « l’activité “simultanée“ de plusieurs personnes autonomes sur un objet ou un projet commun unique », remet en cause le lien de subordination tel qu’il est envisagé traditionnellement.
23Or, l’existence d’un lien de subordination est l’un des éléments de définition du contrat de travail, permettant d’identifier le travail salarié.
24En effet, en l’absence de définition légale du contrat de travail, la jurisprudence considère qu’il y a contrat de travail lorsqu’une personne s’engage à travailler pour le compte et sous la direction d’une autre moyennant rémunération.
25Cette définition fait apparaître trois éléments, qui constituent autant de critères que le juge recherchera lorsqu’il sera amené à qualifier la relation de travail liant deux personnes.
26Les deux éléments de définition que sont, d’une part, l’accomplissement d’une prestation de travail, et de l’autre la perception, en contrepartie, d’une rémunération, ne soulèvent pas ici de difficulté. Le travail collaboratif, en tant que mode singulier d’organisation du travail, ne les remet pas en cause.
27En revanche, le lien de subordination, qui apparaît comme le critère décisif d’identification du travail salarié, s’avère plus difficile à caractériser dans le cadre du travail collaboratif.
28A cet égard, la jurisprudence considère que « le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné [1] ».
29Il existe ainsi des indices permettant de caractériser le lien de subordination parmi lesquels figurent notamment le fait que le travail s’effectue au sein d’un service organisé lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail, la fourniture par l’employeur du matériel permettant la réalisation du travail, le fait que le travail s’exécute dans les locaux de l’entreprise, ou encore le fait que le système de rémunération ne fasse pas peser les risques de l’entreprise sur le salarié.
30L’organisation du travail selon un mode « collaboratif » fait naître à cet égard deux observations.
31D’une part, l’une des caractéristiques du travail collaboratif réside dans le recours systématique aux technologies de l’information et de la communication comme outil de travail. Le travail ainsi effectué en réseau rend inopérant le critère relatif à l’exécution du travail dans un lieu fourni ou mis à disposition par l’employeur. Le travail collaboratif repousse en effet les frontières géographiques de l’entreprise, permettant, et c’est là, l’un de ses principaux intérêts, à des salariés qui se trouveraient très éloignés les uns des autres de travailler ensemble malgré la distance les séparant.
32D’autre part, celui qui loue ses services assume une obligation de moyen, dont la mise en œuvre traduit l’état de subordination juridique. En cela, la relation de travail salarié s’oppose au contrat d’entreprise qui oblige l’entrepreneur à un résultat pour lequel il décide seul des moyens requis. Or, la démarche du travail collaboratif réside précisément dans la réunion d’un certain nombre de personnes, dans le but d’atteindre un objectif déterminé, sans pour autant que les moyens pour parvenir à la réalisation de cet objectif n’aient été préalablement définis.
33Dès lors, l’obligation dont le travailleur collaboratif est débiteur se révèle être une obligation de résultat.
34Ces deux éléments conduisent à s’interroger sur la nature du lien unissant l’entreprise aux personnes qui vont participer à un projet collaboratif et peuvent laisser penser que le statut de salarié n’apparaît pas comme le plus adapté à ce mode d’organisation du travail.
35Toutefois, la confrontation de certains indices du lien de subordination à la situation du travailleur collaboratif permet de considérer qu’un employeur peut développer ce nouveau mode d’organisation sur le support du contrat de travail.
36Aujourd’hui en effet, « le travailleur salarié n’est plus nécessairement un simple rouage dépourvu d’initiative dans une organisation fortement hiérarchisée » (Supiot, 2000, p. 133) et l’autonomie n’exclut pas, en soi, la subordination.
37Certains salariés disposent, en effet, d’une grande liberté dans l’accomplissement de leur travail. Avec l’essor des métiers de services et le développement de nouvelles organisations du travail, le travailleur a acquis une certaine autonomie qui lui permet d’exprimer son talent, ses compétences propres.
38Pour autant, le risque d’entreprise continue de peser sur l’employeur et le salarié, aussi autonome soit-il, n’est pas tenu d’en répondre.
39Le travail collaboratif injecte en réalité une dose supplémentaire d’autonomie dans la subordination mais n’exclut pas pour autant le travail salarié.
40Si le travailleur collaboratif peut ainsi avoir le statut de salarié de l’entreprise, il demeure toutefois un salarié singulier et il convient donc de s’intéresser aux moyens offerts par le droit du travail permettant d’encadrer cette autonomie dans la subordination.
Le contrat de travail du salarié « travailleur collaboratif »
41Il s’agit de déterminer par quels moyens l’employeur va pouvoir mettre en place le travail collaboratif dans son entreprise et comment il peut parvenir à encadrer juridiquement la situation des salariés concernés par ce nouveau mode d’organisation du travail.
42Le travail collaboratif empruntant, bien qu’allant au-delà, les formes du télétravail, il semble pertinent, dans cette perspective, de reprendre les différents points du régime élaboré pour le télétravail.
43S’agissant en premier lieu des dispositions relatives à la mise en place d’un nouveau mode d’organisation du travail :
- tout d’abord, le travail collaboratif, en ce qu’il pourrait s’exercer du domicile du salarié, comme le télétravail, paraît devoir reposer sur le volontariat. Sa mise en place suppose donc l’accord du salarié concerné qui se manifestera soit implicitement lors de l’embauche d’un salarié spécifiquement dans une optique de travail collaboratif, soit par une acceptation, de la part d’un salarié en poste, d’une modification de son contrat de travail ;
- de la même façon que la mise en place du télétravail en entreprise nécessite de consulter préalablement le comité d’entreprise au titre des dispositions de l’article L. 432-2 du Code du travail, la mise en place du travail collaboratif, à tout le moins des outils de travail collaboratif, constitue un projet important au sens de la loi et doit donner lieu également à cette consultation des représentants du personnel ;
- enfin, et parallèlement à la consultation du comité d’entreprise, l’avis du CHSCT est requis lors de la mise en place du travail collaboratif, dans la mesure où cette mise en place modifie l’organisation du travail dans l’entreprise. Cette consultation portera principalement sur des questions de sécurité et, notamment, sur celle de la prévention des risques liés à l’isolement du travailleur ou encore à l’utilisation intensive de l’outil informatique.
- le descriptif des principales missions : or, nous l’avons évoqué précédemment, le travail collaboratif confère au salarié une très grande liberté dans le choix des moyens du succès de sa mission et le soumet davantage à une obligation de résultat. Le contrat devra donc prévoir de manière précise l’objet qu’il s’agit d’atteindre via ce nouveau mode d’organisation du travail que constitue le travail collaboratif ;
- le mode de décompte du temps de travail effectif, mode de mesure du temps de travail et de la charge de travail ;
- éventuellement, les modalités par lesquelles le salarié pourra ou devra rendre compte de l’état d’avancement de ses travaux ;
- les conditions de sa participation aux diverses réunions de travail : participation téléphonique ou en visioconférence…
- les conditions d’utilisation de l’équipement informatique : propriété, usage, entretien…
44Il convient, afin d’assurer la contractualisation de la situation singulière de travail dans laquelle se trouve le salarié « travailleur collaboratif », de s’inspirer largement des dispositions de l’article 2 de l’Accord national interprofessionnel du 19 juillet 2005 sur le télétravail au terme desquelles : « Dans tous les cas, l’employeur fournit par écrit au télétravailleur l’ensemble des informations relatives aux conditions d’exécution du travail y compris les informations spécifiques à la pratique du télétravail telles que le rattachement hiérarchique, les modalités d’évaluation de la charge de travail, les modalités de compte rendu et de liaison avec l’entreprise, ainsi que celles relatives aux équipements, à leurs règles d’utilisation, à leur coût et aux assurances, etc. »
45S’agissant tout particulièrement de la question de la mesure du temps de travail du travailleur collaboratif, compte tenu, d’une part, de l’autonomie qui le caractérise et, de l’autre, de la difficulté à mesurer avec précision la durée de travail de ces personnes qui bénéficient d’une grande souplesse dans l’organisation de leur temps de travail, il apparaît pertinent de privilégier la négociation d’un accord collectif pour mettre en place une convention de forfait annuel en jours pour les travailleurs collaboratifs. En pratique, cela ne soulèvera pas de difficulté particulière dans la mesure où les salariés amenés à exercer leurs fonctions selon un mode collaboratif sont principalement des cadres.
46Nous l’avons vu, le travail collaboratif, notamment en ce qu’il permet l’exécution de la prestation de travail loin du sol de l’entreprise, dilue certains aspects du lien de subordination. Dès lors, l’entreprise va devoir faire preuve d’imagination afin de mettre en place les conditions de l’exercice du pouvoir de l’employeur dans ce nouveau cadre d’exécution de la relation de travail.
Quel pouvoir pour l’employeur ?
47Le travail collaboratif autonomise fortement le salarié qui organise librement son travail.
48Par conséquent, le développement de ces nouveaux modes d’organisation du travail implique une nouvelle conception du pouvoir dans l’entreprise.
49Pour autant, il demeure plus que jamais nécessaire que l’employeur exerce son contrôle dans l’entreprise dans la mesure où la mise en place d’outils de travail collaboratif et l’apparition d’une communauté virtuelle, impliquant la mise en commun des informations, posent avec acuité le problème de la protection des données de l’entreprise, ainsi que celui de la (cyber) surveillance des participants.
50A cet égard, deux axes de réflexion doivent être développés.
51D’une part, il convient de s’interroger sur l’objet du pouvoir de l’employeur et sa mise en œuvre concrète dans l’entreprise lorsque le travail est organisé selon un mode collaboratif. Cette réflexion nous conduira également à examiner les limites auxquelles se trouve confronté l’exercice du pouvoir patronal.
52Le contrôle de l’employeur sur le travail du salarié répondait traditionnellement à une problématique de vérification du respect des procédures de travail.
53Avec l’autonomisation du salarié, « le contrôle du travailleur ne disparaît pas, mais son objet se déplace. Au lieu de porter sur la manière d’effectuer une tâche déterminée, il portera davantage sur le résultat de cette tâche. D’où la mise en œuvre dans les entreprises de normes destinées à évaluer l’apport propre de chaque travailleur » (Supiot, 2000, p. 134).
54Pour autant, la tradition du contrôle de conformité des tâches perdure et, avec l’utilisation systématique des nouvelles technologies de l’information et de la communication permettant le travail à distance, naît un risque élevé de déviance du contrôle de l’employeur. En effet, la mise en place d’outils de travail collaboratifs tels que les bases de données, les workflows… en permettant l’efficacité du travail à distance via des possibilités infinies de circulation de l’information, génère un risque grave s’agissant de la protection de données de l’entreprise.
55Dès lors, l’employeur va s’efforcer de réduire ce risque, en instaurant des procédures de contrôle de l’utilisation par les salariés amenés à travailler selon un mode collaboratif.
56La difficulté naît de ce que ces moyens de contrôle constituent autant de menaces potentielles à l’autonomie des salariés et, surtout, au respect de leur vie privée. Ils soulèvent la délicate question de la cybersurveillance des salariés par leur employeur.
57A cet égard, et sans prétendre procéder à une étude exhaustive du sujet, il convient de rappeler les grands principes qui encadrent les pratiques de cybersurveillance.
58L’employeur qui entend exercer son contrôle, sur l’activité même de ses salariés ou encore sur les conditions d’utilisation qu’ils font des outils de travail collaboratif mis à leur disposition, doit respecter les principes de transparence et de proportionnalité.
59Le principe de transparence, ressort des obligations posées par les articles L.121-7, L.121-8 et découle de l’obligation de loyauté dans l’exécution du contrat de travail. L’idée est que la mise en place d’un système de cybersurveillance concernant un salarié ne peut intervenir que si ce dernier en a été préalablement informé. Les obligations de consultation des institutions représentatives du personnel posées par les articles L.432-2 et L.432-2-1 du Code du travail participent du même objectif.
60La mise en œuvre, à l’occasion de l’organisation du travail selon un mode collaboratif, d’un dispositif de cybersurveillance doit également répondre au principe de proportionnalité exigé, selon une formulation générale par l’article L.120-2 du Code du travail qui dispose que : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché » et, de manière plus ciblée, par l’article L.121-7 du Code du travail aux termes duquel « les méthodes et techniques […] d’évaluation des salariés […] doivent être pertinentes au regard de la finalité poursuivie ».
61De plus, lorsque le dispositif de cybersurveillance du travailleur collaboratif donne lieu à la collecte et au traitement d’informations nominatives, il doit faire l’objet d’une déclaration auprès de la CNIL.
62Il convient donc, lors de l’introduction dans l’entreprise des outils de travail collaboratif d’opérer un juste panachage entre, d’une part, le nécessaire (cyber) contrôle de l’utilisation des outils informatiques afin de prévenir d’éventuelles fuites d’informations et, de l’autre, le respect de l’autonomie et de la vie privée du salarié « travailleur collaboratif ».
63D’autre part, dans la mesure où le travail collaboratif apparaît comme une voie permettant de mettre en place un projet à la réalisation duquel vont contribuer plusieurs entreprises, il convient de s’interroger sur le titulaire du pouvoir patronal.
64Cette question se pose d’ailleurs de manière beaucoup plus large avec le développement de nouvelles formes juridiques de l’entreprise que constituent : les groupes et les réseaux.
65L’identification du titulaire du pouvoir patronal dans un contexte de « dilution du pôle patronal » (Supiot, 2000, p. 135) se révèle être une tâche malaisée.
66S’agissant du travail collaboratif, le problème du titulaire du pouvoir patronal se pose avec une acuité particulière dans la mesure où cette nouvelle organisation du travail va constituer l’un des moyens privilégiés d’élaboration de projets interentreprises.
67De la même manière que lorsque l’entreprise est insérée dans une structure plus grande, « l’employeur reste le titulaire du pouvoir juridique mais il est, dans l’exercice de cette prérogative, exposé à l’influence d’autres acteurs et peut se voir imposer certaines décisions » (Bourcis-Maitral, 2008, p. 30).
68Il convient, à la lumière des solutions que le droit offre, afin d’encadrer ces situations, de s’interroger sur leur possible transposition à la situation particulière du pouvoir de l’employeur face au travail collaboratif.
69Le droit propose principalement trois types de réponses à ces situations :
- lorsqu’il existe un groupe de sociétés ou lorsque est reconnue l’existence d’une unité économique et sociale, le droit prend en compte le pouvoir de fait qui y est exercé. Ainsi, au sein du groupe, le pouvoir sur les salariés de la filiale ne sera, de fait, pas exclusivement exercé par cette structure mais en partie par la société qui la contrôle. La reconnaissance d’une unité économique et sociale, quant à elle, repose sur « l’existence d’une communauté de travailleurs soumis en fait à une même autorité exerçant à leur égard un pouvoir de direction » (Savatier, 1997, p. 349).
- la jurisprudence a, par ailleurs, reconnu l’existence de coemployeurs [2]. Le juge recherche dans cette perspective les indices de l’éclatement du pouvoir juridique ;
- le droit du travail s’est également intéressé aux situations de sous-traitance dans lesquelles plusieurs entreprises coopèrent à la réalisation d’un projet commun. Les conditions de cette coopération peuvent en effet affecter les conditions de santé et de sécurité des salariés et le droit du travail se doit dès lors d’intervenir pour encadrer la responsabilité de chacune des entreprises participant au projet.
70Le développement du travail collaboratif dans l’entreprise perturbe donc de manière significative la relation de travail telle qu’elle est envisagée traditionnellement. Le recours à ce nouveau mode d’organisation du travail soulève de nombreuses interrogations s’agissant de l’encadrement par le droit, dans ce contexte particulier, des relations individuelles de travail. A ce jour, nous avons pu constater que cet encadrement doit largement s’inspirer des règles établies en matière de télétravail salarié.
71A l’instar du télétravail, la pratique du travail collaboratif dans l’entreprise, en créant une « communauté virtuelle de travail » perturbe également les modes traditionnels d’expression et de représentation des salariés.
Travail collaboratif et relations collectives de travail
72Le travail à distance, rendu possible grâce aux outils de travail collaboratif, place le salarié dans une situation d’exil par rapport à la collectivité de travail. Le défi du droit du travail consiste donc à trouver les moyens d’assurer le maintien de ces travailleurs au sein de la collectivité de salariés.
73Allant plus loin encore, le travail collaboratif fait émerger une véritable « communauté de travail virtuelle » dont on peut se demander si, ayant des intérêts propres, elle ne doit pas pouvoir bénéficier de ses propres moyens d’expression et de représentation.
74Afin d’apporter des éléments de réponse à ces deux problématiques, il convient de s’intéresser successivement aux deux dimensions des relations collectives de travail qui vont se trouver affectées par le développement du travail collaboratif que constituent, d’une part, la représentation syndicale de ces travailleurs, notamment en ce qu’elle leur permet d’obtenir des garanties conventionnelles (A) et, d’autre part, la représentation élective (B).
Travail collaboratif et droit syndical dans l’entreprise
75La problématique de l’adaptation du droit syndical dans l’entreprise aux nouveaux modes d’organisation du travail et, particulièrement, au travail collaboratif conduit à s’interroger à deux égards : d’une part, sur la représentation syndicale de ces travailleurs, d’autre part sur la faculté des travailleurs collaboratifs de se doter de leur propre cadre conventionnel.
76Les salariés travaillant selon un mode collaboratif ne feront pas l’objet d’une représentation syndicale propre. En effet, en droit syndical français « les métiers et/ou conditions de travail ne produisent pas d’adaptation du mode de représentation syndicale » (Les Cahiers du DRH, 2001, p. 66).
77Il en résulte que le travailleur collaboratif sera représenté de la même manière que tout salarié de l’entreprise par le Délégué syndical d’entreprise.
78Toutefois, la pertinence d’une telle représentation peut être discutée en raison de la distance physique séparant le salarié travaillant selon un mode collaboratif des locaux de son entreprise. L’action syndicale dans l’entreprise repose en effet, traditionnellement, sur le contact direct qui s’établit dans l’enceinte de l’entreprise entre salariés et syndicats. Elle s’appuie sur une communauté de travail, communauté qui se dilue avec le développement dans l’entreprise des solutions de travail à distance et notamment des solutions de travail collaboratif.
79Le développement des technologies de l’information et de la communication dans l’entreprise semble cependant constituer une voie de choix pour permettre l’accès des salariés « isolés » aux informations syndicales et assurer leur représentation.
80Dans cette perspective, le législateur, conscient de la nécessité d’adaptation du droit syndical à ces nouvelles réalités d’organisation des entreprises, a saisi l’occasion, lors de la loi du 4 mai 2004 relative à la négociation collective et à la formation professionnelle, prenant en compte la nécessité d’adaptation du droit syndical à ces nouvelles réalités d’organisation des entreprises, pour encadrer l’accès des syndicats à intranet et à la messagerie électronique dans l’entreprise. Désormais, le dernier alinéa de l’article L. 412-8 du Code du travail dispose : « Un accord d’entreprise peut autoriser la mise à disposition des publications et tracts de nature syndicale, soit sur un site syndical mis en place sur l’intranet de l’entreprise, soit par diffusion sur la messagerie électronique de l’entreprise. Dans ce dernier cas, cette diffusion doit être compatible avec les exigences de bon fonctionnement du réseau informatique de l’entreprise et ne pas entraver l’accomplissement du travail. L’accord d’entreprise définit les modalités de cette mise à disposition ou de ce mode de diffusion, en précisant notamment les conditions d’accès des organisations syndicales et les règles techniques visant à préserver la liberté de choix des salariés d’accepter ou de refuser un message ».
81L’entreprise qui souhaite développer le travail collaboratif et assurer à ses salariés la possibilité de formuler des revendications par la voie syndicale devra donc négocier et conclure un accord d’entreprise.
82Or, il semble que la négociation et la conclusion de tels accords ne soit pas une chose aisée. Les employeurs, comme les syndicats sont en effet réticents à conclure des accords collectifs sur un sujet aussi sensible (Ray, 2007, p. 423).
83Les accords conclus par les partenaires sociaux sur le thème de l’accès des syndicats aux technologies de l’information et de la communication dans l’entreprise doivent « concilier liberté d’expression des syndicats et sécurité du réseau tout en assurant la nécessaire confidentialité de ces échanges socialement très sensibles » (Ray, 2007, p. 426).
84La loi a donc posé les bases du développement de la cybercommunication syndicale dans l’entreprise, qui permettrait aux salariés « isolés », travaillant grâce aux outils de travail collaboratif, de ne pas être exclus de la communauté de travail. Pour autant, ces salariés ne seront pas tout à fait placés dans la même situation que leurs collègues exerçant leur activité dans les locaux de l’entreprise. En effet, là où, dans l’enceinte de l’entreprise, les délégués syndicaux distribuent des tracts et prennent donc l’initiative du contact avec le salarié, les accords collectifs d’entreprise prévoient majoritairement, s’agissant des sites syndicaux sur l’intranet, qu’il appartient au salarié d’aller lui-même se connecter au site.
85Il est toutefois indispensable d’assurer la représentation syndicale des travailleurs collaboratifs puisque de cela va dépendre la possibilité de négocier des dispositions conventionnelles propres, adaptées aux problématiques singulières auxquelles ils sont confrontés : droit à l’information, droit à l’équipement, droit à la déconnexion, droit à l’expression ou encore droit de bénéficier des moyens permettant d’atteindre les objectifs qui leur ont été assignés dans le cadre de leur mission.
86L’exercice du travail selon un mode collaboratif fait également naître des interrogations relativement à la représentation électives de ces travailleurs exclus, d’un point de vue géographique, de la communauté de travail.
Travail collaboratif et représentation élective
87Les travailleurs collaboratifs, en tant que salariés de l’entreprise, sont pris en compte dans le calcul des seuils d’effectifs précédant les élections professionnelles dans les mêmes conditions que les autres salariés et participent aux élections professionnelles lorsqu’ils remplissent les conditions exigées.
88De la même façon, ils peuvent être élus délégués du personnel ou membre du comité d’entreprise.
89Si, en théorie, rien n’exclut ces salariés de la communauté de travail, on voit bien que de nombreuses difficultés vont surgir en pratique.
90En premier lieu, jusque très récemment encore, les élections des représentants du personnel ne pouvaient pas se faire par voie électronique et nécessitaient donc la présence physique des salariés sur le lieu de travail. Les travailleurs exerçant leur activité en dehors de l’entreprise étaient donc, de fait, exclus du processus : ils n’avaient pas accès aux informations qui se faisaient essentiellement par voie d’affichage et étaient contraints de se déplacer pour exercer leur droit de vote.
91La loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique a introduit la possibilité du vote électronique lors des élections des représentants du personnel [3] et les modalités de mise en œuvre du vote par voie électronique sur le lieu de travail ou à distance, ont été fixées par le décret n° 2007-602 du 25 avril 2007 et l’arrêté du 25 avril 2007 [4]. Des dispositions similaires sont prévues pour l’élection des représentants du personnel au comité d’entreprise.
92Désormais donc, les « travailleurs collaboratifs » sont effectivement mis en mesure d’exercer leur droit de vote, peu important la distance qui les sépare physiquement de l’entreprise.
93La seconde difficulté concrète est relative à la possibilité pour ces travailleurs à distance d’exercer un mandat de représentant du personnel. En effet, l’absence de relation au jour le jour avec les salariés qu’ils auraient vocation à représenter constitue un obstacle de taille à l’exercice de leur mission.
Conclusion
94Le développement du travail collaboratif, rendu possible grâce à l’apparition d’outils informatiques de communication toujours plus performants, constitue donc un véritable défi pour le droit du travail.
95Si les règles relatives au télétravail semblent pouvoir s’appliquer aux relations de travail soumises à ce nouveau mode d’organisation, il revient aux différents acteurs des relations de travail, en particulier aux partenaires sociaux, notamment lors de la conclusion d’accords d’entreprise réglant les conditions d’introduction des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans l’entreprise et/ou du télétravail, de s’intéresser aux problématiques singulières soulevées par le travail collaboratif.
Bibliographie
- BOURCIS-MAITRAL G., Titulaires et détenteurs du pouvoir patronal, in Le pouvoir de l’employeur, Semaine sociale Lamy, supplément n° 1340, 11 février 2008.
- Cahiers du DRH (Les), La gestion des rapports collectifs, in Le télétravail salarié, supplément au n° 50, 28 décembre 2001.
- RAY J.-E., Droit du travail et TIC – Droit Syndical et TIC : sites, blogs, messagerie, Droit Social, n° 4, avril 2007, p. 423.
- SAVATIER J., Problèmes posés par la reconnaissance d’une unité économique et sociale, Droit social, 1997.
- SUPIOT A., Les nouveaux visages de la subordination, Droit Social, février 2000, n° 2.