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Article de revue

L'enseignement supérieur au service de la société entrepreneuriale : chronique d'une mort annoncée

Pages 41 à 59

Notes

  • [1]
    Rien n’est dit, dans ces travaux d’experts, sur ce qu’est une « bonne politique de croissance » et le lien entre économie et éducation n’est jamais démontré, mais énoncé comme une évidence.
  • [2]
    Wilhelm von Humboldt (1767-1835), linguiste et philosophe allemand, fonda l’université de Berlin en 1810 : l’enseignement y était étroitement lié à la recherche, et chacun était libre de chercher et d’étudier selon sa propre volonté (la culture de soi ou bildung) et non en fonction des intérêts de l’État. Cette conception de l’Université sera prise pour modèle par la IIIe République ; lire cette histoire dans (J. Verger, 1986).
  • [3]
    L’expression est de l’OCDE ; elle a été reprise par la Commission européenne (Laval, Weber, 2002, p.90 et p.119).
  • [4]
    Nous discuterons des compétences dans la seconde partie.
  • [5]
    Selon la Commission européenne, les nouveaux défis réclament la transdisciplinarité alors que les universités sont trop cloisonnées selon les disciplines ; il s’agit donc de réorganiser les savoirs (Commission européenne, 2003, p.8)
  • [6]
    Comme toute technostructure, précisons dans la filiation des travaux de Galbraith, que c’est l’offre qui détermine la demande, d’où l’inflation de diplômes qu’ont connue les universités françaises à la faveur de la réforme LMD.
  • [7]
    Ainsi, la ville de Reims a estimé qu’avec un revenu moyen annuel de 6444 euros, les étudiants « injectent 120 millions d’euros dans l’économie locale » ; in La Lettre de l’Enseignement Supérieur de l’Agglomération Rémoise, n°3, décembre 2005.
  • [8]
    Ce que Saint-Germain appelle le « positivisme gestionnaire » (Saint-Germain, 2001).
  • [9]
    Le manque d’esprit d’entreprise caractériserait les Français par rapport aux Américains. Si le modèle américain doit être adopté par l’Europe, c’est que l’entrepreneuriat y est enseigné car considéré comme le moteur principal de la croissance (Fayolle, 1999). Cette antienne libérale est mise à mal par les études scientifiques qui montrent au contraire un dynamisme entrepreneurial plus fort en France qu’aux États-Unis (Jorda, 2005). Ensuite, cette réforme éducative suppose que les organisations réclament plus d’initiative et de prises de risque aujourd’hui qu’hier. Nous pouvons en douter : la traçabilité et la certification des opérations avec leur lot de procédures à respecter contraignent davantage l’ensemble des travailleurs, y compris les cadres. Les États-Unis sont à ce titre « remarquables » : les normes ISO et l’éthique managériale y sont articulées avec la logique du contrat qui veut que tout soit écrit, formalisé, pour instaurer la confiance dans la relation marchande.
  • [10]
    Ainsi, dans le Répertoire Opérationnel des Métiers et des Emplois (ROME) de l’ANPE, l’intervenant d’action sociale a quelque proximité avec le démarcheur à domicile, empathie oblige !
  • [11]
    Il suit en cela les recommandations européennes : c’est le processus de Bologne initié en 1999 qui vise à garantir la qualité de l’enseignement supérieur à partir d’outils et de critères comparables.
  • [12]
    Rappelons que les universités disposent des moyens alloués les plus faibles parmi l’enseignement supérieur : 6820 € par étudiant, contre 13 170 € en classes préparatoires, 11 990 € en STS, 9 320 € en IUT. Ainsi, ce sont les étudiants « qui ont le plus besoin d’encadrement et de soutien que l’on finance le moins », comme le rappelle un récent rapport remis au Ministre de l’Éducation Nationale par l’Inspection Générale de l’Administration de l’Éducation Nationale et de la Recherche (IGA ENR, 2006).
  • [13]
    Car « les efforts tentés pour expliciter davantage (le savoir) dans les services aux entreprises peuvent s’avérer instructifs pour le secteur de l’éducation » (OCDE, 2000, p.13).
  • [14]
    Par exemple, la CPU plaide pour une évaluation des tâches universitaires, aussi bien pédagogiques que scientifiques ; www.cpu.fr.

1« Gestion », « compétences », « offre de formation », « communication », « porteur de projet » font désormais partie du vocabulaire des universitaires et disent bien l’imprégnation de l’esprit d’entreprise dans l’enseignement supérieur. Les transformations que connaît aujourd’hui l’Université ne peuvent être appréhendées sans tenir compte des changements profonds qui affectent l’ensemble du système éducatif et dont les vecteurs principaux sont l’Union Européenne (UE) par ses recommandations, l’État par la réduction des moyens alloués et la contractualisation, enfin la préoccupation pour l’insertion professionnelle des étudiants, mais aussi des lycéens, voire des collégiens. Une économie de l’éducation se présente désormais comme la seule voie à suivre pour réformer l’éducation : elle fait des savoirs transmis des connaissances utiles et rentables dans un souci de compétitivité des nations et d’employabilité des individus. Des résistances se font entendre : elles combattent l’utilitarisme éducatif, la marchandisation de l’école, l’idéologie libérale qui animent les réformes en cours (Abélard, 2003 ; Laval, 2003...). Certains discours syndicaux dénoncent les dérives actuelles, mais, dans le même temps, les dirigeants universitaires sont des représentants syndicaux mettant en œuvre les réformes voulues au plan national ou européen. À ce titre, la Conférence des Présidents d’Université (CPU) ne fait que relayer le discours dominant qualifié de libéral par ses opposants les plus visibles, mais que nous dirons « fonctionnaliste » au sens où il privilégie l’adaptation au détriment du débat. Le silence des universitaires quant au sens de leur travail d’enseignant est source d’inquiétude : si le constat sur le manque de moyens et la bureaucratisation du travail est partagé en coulisses, l’incapacité à dire et entendre les choses et le repli individuel annoncent le sort que García Márquez réserve à Santiago dans son roman. Le « désarroi de la critique » (Garcia, 2004) et des universitaires s’explique, en partie, par le caractère mondialisé des réformes : présentées comme modernes, elles sont destinées à faire entrer l’Europe dans la société de la connaissance en faisant naître un marché unique du capital humain. Nos vieilles institutions seraient inadaptées à cette économie de l’innovation permanente qui promet des temps meilleurs aux hommes et aux nations.

2Ce texte se propose d’éclairer les enjeux des réformes initiées depuis une vingtaine d’années dans l’enseignement supérieur ; la recherche ne sera donc qu’évoquée. Il s’agit d’engager un débat au sein de la communauté universitaire, avant qu’elle ne soit définitivement détruite par la concurrence et la culture de la performance, à propos de la place des universités et du rôle des universitaires dans la « nouvelle société » que nous promettent les experts.

1 – La place des universités dans l’économie de la connaissance

3Depuis qu’en mars 2000, à Lisbonne, l’UE s’est fixé comme objectif central de devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive au monde, études et rapports se sont multipliés, tant au plan européen que national, pour montrer que les savoirs sont au centre des économies engagées dans la compétition mondiale. À ce titre, les universités, mais aussi les lycées et les collèges, sont sommés de s’adapter à cette nouvelle configuration aux contours si flous qu’elle semble davantage relever de l’incantation. Ce nouveau credo des experts, après celui de la « nouvelle économie », pourrait cependant replacer les universités au centre du débat politique et faire repenser leurs missions et leurs moyens. Pourtant, jamais la délibération n’a été aussi absente qu’aujourd’hui, et les réformes se succèdent sans que leur sens n’en ait été réellement débattu par les universitaires.

1.1 – L’éducation dans la nouvelle ère économique

4Le postulat sur lequel sont fondées les réformes actuelles du système éducatif tient en quelques mots : la connaissance favorise la croissance. Il connaît des déclinaisons qui font le lien entre savoirs et compétitivité, savoirs et innovation, savoirs et bien-être des nations et des individus. Comme tout postulat, la relation de cause à effet est tenue pour vrai ; elle s’impose comme un bon sens partagé par tous ceux qui savent. Pour l’OCDE, « les économistes et autres spécialistes admettent généralement que les compétences et le savoir jouent un rôle essentiel en stimulant la croissance économique » (OCDE, 2000, p.17). Pour l’UE, l’Europe de la connaissance est d’emblée l’idéal économique à atteindre dans la compétition mondiale où les États-Unis occupent une position dominante incontestable (Commission Européenne, 2003). Cette connaissance étant « produite » au sein du système éducatif, c’est donc à ce dernier de soutenir la croissance en améliorant la qualité de ses prestations : « une bonne politique de croissance passe (par) une amélioration de la qualité du système éducatif » (Aghion, Cohen, p.26) [1].

5Ce nouveau credo économique est repris dans de multiples rapports, études, ouvrages et médias de toutes sortes. Le citoyen doit y croire : dans la société de demain, il sera plus heureux en étant mieux formé, son pays sera plus riche et moins inégalitaire si les niveaux d’éducation sont supérieurs. Pourtant, les relations entre éducation et croissance sont plus troubles que ce que les experts veulent bien nous en dire. Elles ont commencé à être étudiées avec le développement des comptabilités nationales quand le niveau d’éducation a été considéré comme un facteur de production au même titre que le capital et le travail : dans les premiers modèles, le taux de croissance économique était déterminé par le taux de croissance du niveau scolaire. Les résultats des tests ayant été peu concluants, les modèles dits de « croissance endogène » ont privilégié une approche moins mécanique : l’éducation ne détermine pas directement la richesse, mais plutôt l’efficacité avec laquelle il est possible de la produire. Mieux éduqués, les pays et les hommes sont capables d’innover, de s’adapter, donc le taux de croissance s’élève avec le niveau d’éducation. Les tests empiriques montrent des résultats bien contradictoires et, surtout, l’éducation peut aussi bien être appréhendée comme un effet de la croissance plutôt que comme une cause : c’est parce qu’un pays est plus riche qu’il décide d’affecter des ressources supplémentaires à l’éducation (Gurgand, 2005, pp.72-79). Dans ce cas, la question politique est posée.

6La relation entre l’éducation et l’économie étant comme évidente dans les travaux d’experts, son univocité dit bien l’ordre des réformes en cours : les connaissances et le système éducatif doivent être mis au service des impératifs économiques et non au service d’un projet politique. Il s’agit de faire du savoir une industrie particulière et donc de réorganiser le champ des connaissances selon les critères d’efficacité économique. Ainsi, dans l’économie de la connaissance, « une attention particulière est accordée aux moyens d’améliorer la production, le transfert et l’utilisation du savoir dans le secteur de l’éducation » (OCDE, 2000, p.5). Ou alors, l’économie et la société de la connaissance reposent sur la production, la transmission, la diffusion et l’exploitation de la connaissance (Commission Européenne, 2003, p.6). Ce discours qui se présente comme nouveau n’est pourtant que la représentation « moderne » des relations entre, d’une part, le monde de la production et du travail, et, d’autre part, le monde du savoir et de l’éducation. Soit l’éducation ne prépare pas au travail et en éloigne le citoyen libre et éclairé comme dans la tradition grecque, soit les savoirs utiles sont préférables aux jeux de l’esprit comme dans la tradition des Lumières.

7C’est avec la révolution industrielle qui place le travail au centre des sociétés et explique le monde selon des causes et des effets mesurables, que les choses de l’esprit seront considérées comme bien trop sérieuses pour être des jeux : il s’agit de produire des savoirs utiles, capables, après expérience, de produire des effets utiles. Le savoir contemplatif est relégué au rang de conjectures inutiles ; la science, avec ses outils et ses techniques, est en mesure d’assurer le bonheur sur terre qui se réduit à un bonheur matériel. Dès lors, l’éducation est conçue comme un instrument favorisant la richesse des nations : pour faciliter le commerce, il est bien plus nécessaire de disposer d’une population instruite, capable de lire, écrire et compter. Pour Diderot, l’enseignement au collège pose problème du fait de la philosophie « fausse » qui n’est que spéculation abstraite ; pour Smith, l’enseignement du latin n’est guère utile aux enfants du peuple car si « on leur enseignait les premiers éléments de la géométrie et de la mécanique, l’éducation de cette classe du peuple serait peut-être aussi complète qu’elle est susceptible de l’être » afin d’exercer les « métiers ordinaires » (Smith, 1976, p.376). Les tensions entre savoirs utiles et savoirs gratuits seront vives au cours de la fin du XVIIIe et au XIXe siècle. Du point de vue de l’Université, il faudra attendre la réforme de Von Humboldt pour trouver un équilibre : l’éducation est destinée à former à la liberté et à la raison critique [2]. Cette parenthèse, représentée en France par l’Université républicaine, semble se refermer depuis une vingtaine d’années avec la critique de toutes les institutions pour leur manque d’efficacité : le thème du changement leur impose d’épouser les traits de l’organisation marchande. Comme toutes les autres choses, la connaissance elle-même est devenue un bien économique : là est peut-être la nouveauté de notre temps. Transformée en capital, l’éducation fait l’objet d’une accumulation, connaît un rendement : les hommes sont dès lors des ressources économiques, leur savoir doit être rationalisé tout comme leur travail.

8La connaissance étant considérée comme une production particulière, les experts actuels s’appuient sur les travaux d’Herbert Simon et, plus généralement, sur les recherches cognitivistes, pour en faire un objet manipulable, de l’« information ». L’information a l’avantage de l’objectivité puisqu’elle n’est en rien attachée à une personne ou à un groupe ; elle a été retenue selon un processus de sélection qui l’a identifiée comme utile, efficace, et peut donc être stockée et transportée comme une marchandise (Foray, 2000, p.48). Tout comme Andrew Ure imaginait une société idéale où la machine travaille pour les hommes et les libère de toute servilité, l’économie de la connaissance porte en elle les germes d’une utopie menaçante pour les libertés puisqu’il s’agit d’imaginer des machines à penser, ou plutôt de transformer les hommes en machines pensantes et les enseignants en techniciens du savoir. De même que le travail a été chosifié et standardisé dans le cadre du processus de rationalisation, le mythe d’un homme armé d’un savoir objectif, au service de la concurrence économique, en fait une ressource recyclable à l’infini. La formation tout au long de la vie fait partie de cette utopie de la programmation de la machine humaine : apprendre du « berceau jusqu’à la tombe » [3] fait de chaque être une machine apprenante, capable de reformater ses connaissances selon la demande des employeurs. La gestion des ressources humaines se fait fort d’adapter en permanence le capital humain à l’évolution du travail : avec des savoirs qui ne seraient plus ancrés dans les disciplines, mais transversaux, les porteurs de savoirs seraient bien plus mobiles et polyvalents [4]. L’Université, comme institution, doit impérativement être réformée, elle qui fonde ses missions sur les disciplines [5], l’approfondissement des savoirs et la liberté de la recherche, ne peut produire « l’homme unidimensionnel » que réclament aujourd’hui les organisations productives et le marché des capitaux humains.

1.2 – L’entreprise dans la nouvelle culture universelle

9Alors que l’institution renvoie à des valeurs universelles, républicaines, il lui est demandé de se transformer, dans l’économie de la connaissance, en organisation et d’en adopter les modes de fonctionnement et de direction : la gestion, le management, la qualité, l’évaluation deviennent dès lors les principes d’après lesquels sont instaurées les « bonnes pratiques ». L’utilité des savoirs étant censée améliorer l’efficacité des organisations, faire de l’Université une organisation comme les autres a au moins la vertu de la cohérence. Ce processus en cours renvoie plus largement à la place des institutions et, à la première d’entre elles, l’État tenu de devenir lui aussi un organe au service de l’économie, réalisant ainsi l’utopie saint-simonienne d’une société dirigée par l’industrie. Ce fonctionnalisme, aux racines anciennes, se lit aujourd’hui dans les thèmes rebattus de l’inadaptation des institutions et de leur résistance au changement.

10L’Université, comme toutes les autres institutions, doit revêtir les habits de la gestion, prendre la forme d’une « entreprise du savoir » (CNE, 1997) pour adapter son offre de formation. Les travaux anglo-saxons proposent ainsi, avec l’effacement progressif du rôle des États nationaux, la réduction des fonds publics et l’obligation de résultats, de gérer les universités comme des entreprises. En France, les réformes engagées depuis les années 1980 vont toutes en ce sens : autonomie des établissements dans le cadre de la contractualisation, responsabilité des dirigeants à tous les niveaux, y compris au sein des laboratoires de recherche, évaluation des pratiques pédagogiques et scientifiques. L’adoption par les lieux du savoir des méthodes et outils gestionnaires est un seuil nouveau franchi par le processus de légitimation de la sous-culture gestionnaire. À l’origine, marginale, spécifique au groupe particulier des marchands et des entrepreneurs, elle se propose de devenir la nouvelle culture universelle. Tous les métiers, tous les secteurs d’activité, sont désormais tenus de veiller, non seulement à l’efficacité, mais à l’efficience de leur « process ». Dès lors que l’éducation devient un produit économique comme les autres, sa comptabilisation est possible : il s’agit de mesurer, à l’aide d’indicateurs supposés étalonner les choses de l’éducation, la « productivité de l’école » (OCDE, 2000, p.23), la « performance éducative » (Aghion, Cohen, p.13). Ainsi, après l’Allemagne au XIXe siècle, c’est désormais l’Amérique qui fait figure de terre promise pour la manière dont elle a structuré son enseignement supérieur. Nouvelle frontière technologique, porte-drapeau de l’esprit d’entreprise, les États-Unis ont bien compris, selon les experts, que l’entrepreneuriat était le moteur de la croissance. D’où il vient, d’abord, que les universités sont des entreprises et, ensuite, que la culture d’entreprise doit être le ferment éducatif des jeunes générations.

11Comme entreprises, les universités sont en concurrence afin d’attirer à elles les clients en leur proposant une offre de formation de qualité adaptée à leurs besoins [6]. L’étudiant est ainsi considéré comme un consommateur d’éducation, voire un consommateur tout court [7]. Il s’agit aussi de fidéliser les ressources humaines, du moins celles qui dispensent les savoirs les plus utiles ou attractifs. Au niveau européen, la réforme LMD permet de standardiser les niveaux d’éducation afin de favoriser les comparaisons, et donc la concurrence, entre universités, ainsi que la mobilité des étudiants et des enseignants, car, comme tout capital, le capital humain doit pouvoir circuler librement et s’investir là où son rendement sera le plus élevé. Entreprises du savoir, les universités sont considérées comme des infra-structures qui participent de l’attractivité des territoires en mettant à la disposition des employeurs locaux une main-d’œuvre prête à l’emploi. Leur gestion doit prendre la mesure de la production éducative en identifiant des écarts par rapport aux objectifs et aux normes du « marché éducatif » ; le pilotage budgétaire se fait alors d’après les écarts constatés. Ce management universitaire permet de faire l’économie des questions politiques et privilégie des micro-décisions de type technocratique [8].

12Ensuite, si une culture commune doit être transmise au sein de l’enseignement supérieur, c’est bien celle de l’entreprise ; ce qui, pour lors, n’est réalisé qu’au sein des écoles d’ingénieur et de commerce. En injectant une énergie supplémentaire dans l’éducation réformée selon les principes de la gestion, l’entrepreneuriat arrachera notre pays des traditions pesantes dans lesquelles l’enferme la culture républicaine et humaniste. Dans son souci d’imiter le modèle nord-américain, l’UE a approuvé en 2005 un cadre européen des compétences-clés « qui définit les aptitudes, connaissances et attitudes jugées essentielles que tout Européen devrait avoir pour réussir dans une société et une économie fondées sur la connaissance ». L’esprit d’entreprise, avant même la culture générale, en fait partie dans le prolongement des perspectives ouvertes par Lisbonne qui « soulignent la nécessité de renforcer l’esprit d’entreprise dans les sociétés européennes (…). L’éducation et la formation devraient permettre l’acquisition des compétences nécessaires pour créer et gérer une entreprise » (Conseil Européen, 2001, p.14) [9]. En définitive, l’Université devient une organisation enseignant l’art de l’organisation pour former une société d’entrepreneurs où chacun se réalisera dans un projet marquant sa capacité à intervenir dans le monde marchand.

13Rien n’est dit, dans les multiples rapports d’experts, sur l’organisation du travail qui détermine pourtant en grande partie le type de connaissances à détenir pour s’employer. Or, les nouvelles formes d’organisation soumettent une grande partie de la population à la précarité en multipliant les sous-traitances et les formes d’intervention contractualisées qui favorisent la mise en concurrence des travailleurs au sein des organisations et entre fournisseurs de biens et services. L’éducation à l’esprit d’entreprise n’est alors que la légitimation de ces nouvelles formes de travail : les individus doivent adopter les mêmes règles de gestion que les entreprises. Ainsi, tout salarié doit désormais justifier l’existence de son emploi par des missions et des responsabilités assumées individuellement, et son activité est mesurée sur la base d’indicateurs de performance. Tout employé ou demandeur d’emploi doit manifester, dans l’exercice de son emploi ou dans la recherche de son emploi, des qualités personnelles qui le rapprochent, là aussi, d’un « petit entrepreneur » capable de s’organiser selon ce qu’il suppose être la demande du marché. Enfin, tout travailleur doit être en capacité de révéler son travail dans le cadre de la gestion des compétences : le secret des savoir-faire étant considéré comme suspect et contre-productif, les manières de travailler doivent être stockées dans l’organisation qui, seule, détient le monopole des procédés efficaces, après avoir recomposé et codifié les savoirs tirés de l’expérience. Ainsi, en faisant de l’Université une organisation comme les autres, l’économie de la connaissance livre les futurs étudiants à la précarité dans ses multiples dimensions. Les universitaires ont alors à se poser la question de leur rôle dans une organisation dont la forme est, aujourd’hui, définie sans eux…

2 – Le rôle des universitaires dans la société des entrepreneurs

14En transformant les institutions républicaines en organes productifs et rentables, le fonctionnalisme gestionnaire réforme en profondeur la justice, la police, la santé, la recherche et l’éducation qui sont, à des degrés divers, concernées par la même évolution : juges, policiers, personnels hospitaliers, chercheurs et enseignants sont désormais tenus de veiller à l’efficience de leurs actes, sous le contrôle technocratique d’indicateurs de performance. Ici, nous nous inquiéterons du processus de décomposition de l’Université sous l’effet de la logique entrepreneuriale. Discours et outils révèlent des « manipulations symboliques » (Boltanski, Chiapello, 1999) et renvoient à des pratiques éducatives particulières que nous préciserons. La difficulté principale tient au fait qu’ils s’imposent de manière quasi naturelle à la communauté universitaire alors qu’ils traduisent une conception particulière du monde (comptable), du travail (gestionnaire) et du savoir (utilitaire). Les connaissances deviennent des choses à gérer et à manager ; leur industrialisation entraîne une conformité de la pensée inquiétante pour qui se soucie de raison critique.

2.1 – La gestion des connaissances

15L’exigence de professionnalisation des études met en demeure les universités, accusées de mal préparer au monde du travail, de mettre en rapport les diplômes avec les perspectives d’emploi. Dès les années 1960, les experts de l’administration et les employeurs caractérisaient les diplômes universitaires par leur « faible rendement » et le manque de débouchés qu’ils offraient à leurs détenteurs. Cette accusation sera davantage prononcée à partir des années 1970 avec l’explosion des effectifs étudiants (Passeron, 1986, pp. 373-374). Des filières seront estampillées « excellentes » du fait même qu’elles proposent des débouchés quasi certains (MST, MSG, DESS…). Le caractère professionnel de l’Université sera affirmée en 1984 avec la loi Savary qui transforme les universités en Établissements Publics à Caractère Scientifique, Culturel et Professionnel (EPSCP). En 1991, est présenté un plan de professionnalisation des formations initiales visant à renforcer les liens entre le monde du travail et le monde éducatif (Roche, 1999). L’année suivante, la Charte des Programmes annonce le passage d’un enseignement centré sur les savoirs disciplinaires à un enseignement visant à produire des compétences (Tanguy, 1994). Plutôt que de transmettre des savoirs et une culture universitaire, il s’agit désormais de développer des compétences en relation avec les qualités attendues par le monde professionnel.

16La logique des compétences provient directement du monde de la formation continue et des grandes organisations. Avec la réforme LMD, elle s’étend aux filières dites « générales » dans le cadre de la constitution du grand espace européen de l’enseignement supérieur où seule l’employabilité permet d’accéder à la société de la connaissance. D’où le grand regret des experts de l’éducation pour qui « les nouveaux diplômes auraient dû être définis par les compétences, connaissances et savoir-faire qu’ils permettent d’acquérir. Cette démarche, habituelle dans les formations professionnelles et dans le cadre de la formation continue où la VAE la rend nécessaire, n’a pas été adoptée pour les formations générales » (Rapport au MEN, 2005, p.26). Ce rapport préconise que soit lancée une grande concertation avec les partenaires professionnels pour… professionnaliser l’ensemble des formations universitaires. Cette année, le Comité de suivi de la Licence, destiné à émettre des recommandations aux responsables de diplôme et à diffuser les « bonnes pratiques », met l’accent sur les fonctions d’accueil et d’orientation des étudiants en vue de leur insertion professionnelle qui exigent, de la part des enseignants, « une appréhension qualitative des métiers et quantitative des débouchés » (Comité de suivi de la Licence, 2005).

17Avec la gestion des compétences, l’enseignement devient une offre de formation adaptée aux besoins (supposés) des employeurs : quelles connaissances et quels savoir-faire ont acquis les étudiants lors de leur cursus afin de faciliter leur recrutement et de les mettre en concurrence. De leur côté, les étudiants ont besoin de savoir quels débouchés professionnels proposent les diplômes envisagés afin de les comparer. Ainsi, l’opération de traduction des diplômes en compétences vise à faire reconnaître que les savoirs théoriques, jusqu’ici validés par le niveau et le type de diplôme obtenu, ne représentent qu’une partie des compétences. Sont également requis des savoir-faire, ou savoirs en action observables en situation, et des savoir-être, ou attitudes et caractéristiques de personnalité nécessaires pour réaliser une tâche. Toutes ces compétences, y compris les plus théoriques, sont mesurables et conditionnent l’employabilité de l’individu. Deux difficultés majeures concernent cette opération de traduction :

18- Les experts considèrent l’éducation comme un travail particulier qui suppose des compétences à l’entrée et les développe au cours de la formation. L’ensemble du système éducatif est enjoint, comme dans la formation continue, de définir des chaînes de compétences pour établir des parcours de formation cohérents. Une certaine normalisation des types de compétences sera le résultat le plus immédiat car ne pourra être retenue comme compétence qu’une opération soumise à évaluation. Les procédures d’évaluation du travail sont aujourd’hui critiquées pour ne retenir précisément que la part visible, car mesurable, du travail et de produire un effet pervers bien connu : la course aux chiffres (Déjours, 2003).

19- Les experts envisagent les compétences sans en donner une définition précise. Or, dans le monde du travail, existent autant de définitions que d’auteurs et autant de référentiels de compétences que d’organisations. Il est donc demandé aux universitaires de produire un résultat qui n’aura aucune portée « universelle », d’autant plus que la nature de la compétence est de se révéler en situation. Les organisations n’étant pas en mesure de prévoir les métiers de demain accordent aujourd’hui une place centrale aux compétences transversales que l’on peut repérer dans des métiers différents, voire très éloignés : compétences relationnelles, managériales, cognitives [10]

20Le développement des compétences cognitives pourrait être le terrain d’élection de l’enseignement, mais le fait même d’envisager des « compétences cognitives » suppose des instruments permettant de les mesurer en réduisant la pensée à des procédés cognitifs liés entre eux par des opérations logiques. Pour évaluer ce type de compétences, il s’agit de soumettre des problèmes que les étudiants ont à résoudre en employant les outils adaptés. C’est donc une nouvelle conception de la relation éducative que propose la logique des compétences : elle est en relation étroite avec la conception moderne du travail qui n’est plus l’exercice d’un métier exigeant les connaissances approfondies des procédés, des produits, des matières…, mais davantage la gestion d’une mission dont l’organisation attend des résultats chiffrés. Les savoirs étant rapidement obsolètes dans l’économie apprenante (OCDE, 2000, p.78) et stockés dans les organisations après avoir été sélectionnés, ils n’ont guère à être approfondis. Comptent bien plus la capacité à se mouvoir dans un monde changeant qui réclame d’apprendre à apprendre et une capacité d’adaptation rapide à des contextes différents. L’application d’outils de résolution de problème permet ainsi d’assurer la transversalité des compétences à laquelle doit répondre la transversalité des connaissances.

21L’Université se doit également de veiller à la qualité de sa production. Les procédures d’évaluation et de contrôle de la qualité, initiées dans l’industrie, puis appliquées aux services, concernent désormais l’éducation considérée comme un service particulier rendu aux étudiants et aux organisations. En France, le Conseil National de l’Évaluation (CNE) est en charge de l’assurance qualité, définie comme « une description de tout ce qui est entrepris pour s’assurer que les étudiants impliqués dans leurs études peuvent tirer un bénéfice maximum des possibilités de formation qui leur sont offertes » [11]. La qualité des diplômes repose sur la certification des compétences acquises par le respect d’indicateurs mesurant l’adéquation des objectifs pédagogiques des diplômes avec les résultats obtenus. La logique qualité tend à faire de l’étudiant un consommateur qui attend d’un produit qu’il remplisse la fonction pour laquelle il a été conçu ; elle permet aussi aux employeurs d’être rassurés sur le niveau des compétences ajoutées puisqu’elles sont certifiées par l’Université. En attendant que soient définies des normes de qualité par les experts de l’éducation, les universités doivent se préparer à accueillir de nouveaux clients en proposant des formations attractives, alors que leurs ressources financières et matérielles sont misérables [12]. Deux marchés sont aujourd’hui visés : celui des étudiants étrangers et celui des nouveaux bacheliers. Pour le premier, l’Europe propose des indicateurs standardisés pour établir des comparaisons entre universités afin de faire jouer une concurrence qui conduira chaque établissement à améliorer son efficacité et sa qualité pour satisfaire cette « forte demande potentielle » (CNE, 1999). Pour le second, la démographie étant têtue, la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école a fixé, en 2005, l’objectif de diplômer de l’enseignement supérieur 50 % d’une classe d’âge. C’est par la professionnalisation et l’attractivité des formations que nous pourrons passer d’un taux compris entre 38 et 40 % au taux de 50 % d’ici 2015 (Rapport au MEN, 2005, pp.32-33). Cet objectif « ambitieux » est encore une fois justifié par l’élévation indispensable des niveaux d’étude comme facteur essentiel de la compétitivité économique ; il exige de la part des enseignants d’être soucieux de l’accueil et de l’orientation des nouveaux étudiants (IGA ENR, 2006, p.3), et des universités qu’elles soient encore plus soucieuses des moyens financiers qui leur sont alloués…

2.2 – La rationalisation des enseignements

22En faisant correspondre les enseignements universitaires aux exigences de l’employabilité, le processus de rationalisation en cours dans le champ éducatif épouse celui qui concerne la sphère du travail. Décomposés en compétences vérifiables, les diplômes, y compris les plus généralistes, sont soumis à la standardisation, d’autant plus que leur mise en concurrence au niveau régional et international exige une codification toujours plus précise. Les informations concernant le rendement des études multiplient les indicateurs selon des standards nationaux, voire européens, censés favoriser la mobilité des cerveaux. La rationalisation de l’enseignement procède selon les mêmes principes que celle du travail, transformant le travail universitaire en travail comme les autres : définition précise des tâches pédagogiques, des outils et méthodes à appliquer et faire appliquer, des compétences développées, des procédures d’évaluation…

23Avec l’économie des connaissances, il s’agit d’étendre à la production des savoirs les règles d’efficacité qui président à toute production de biens ou de services – objectivation et décomposition des tâches, recomposition et standardisation des méthodes et outils – afin d’en améliorer la transmission [13]. L’application au savoir de l’épreuve de la rationalisation transforme l’enseignant en exécutant d’une procédure définie grâce à sa coopération, mais contre sa propre expérience. De même que l’ouvrier était placé au centre de l’industrialisation pour son habileté et son expérience des outils et de la matière, de même l’enseignant est utile pour son savoir et son expérience éducative. Tous deux sont cependant suspectés de ne pas favoriser l’innovation, mais de dire la tradition, de manquer de science : « l’une des difficultés tient au fait que les enseignants manquent d’une base de savoir scientifique et se fondent en grande partie sur leur expérience personnelle » (OCDE, 2000, p.49). Le travail de révélation des savoirs enseignants pourra conduire à la codification et au stockage des savoirs grâce aux nouvelles technologies de l’information – développement de systèmes experts, cours numérisés… –, comme hier les savoirs ouvriers furent stockés dans les machines. Pour préparer ce monde rêvé par des experts, les tâches administratives et pédagogiques des enseignants augmentent considérablement, reléguant la recherche « du côté des activités annexes du métier » (Faure, Soulié, 2005, p.38). Le développement des formations professionnalisantes transforme la nature de leur travail et de nouveaux savoir-faire sont requis : connaissance du marché local et des emplois auxquels ils préparent, accueil, orientation et sélection des étudiants, encadrement des équipes pédagogiques de plus en plus complexe quand elles comprennent des professionnels et des universitaires, élaboration de maquettes dont la standardisation impose des contraintes technocratiques fortes, conception de livrets techniques permettant de préciser objectifs et modes d’évaluation des éléments composant la maquette, etc. Ces « compétences étant peu partagées » par les universitaires, cela « nécessite qu’ils acquièrent, en formation initiale ou continue, de nouvelles compétences et que leur investissement dans ces fonctions soit reconnu » (Comité de suivi de la Licence, 2005).

24Après avoir été un artisan inscrit dans une corporation – Universitas – disant la tradition dans le respect des dogmes religieux, après avoir été un républicain formant des citoyens dans le respect des valeurs humanistes, l’universitaire devient aujourd’hui un gestionnaire connaissant le marché du travail, capable d’orienter les étudiants dans leur projet professionnel, dans le respect des objectifs pédagogiques traduits en termes de compétences. Il lui faut veiller à l’utilité des connaissances et des outils transmis aux étudiants, évaluer la qualité des programmes et le rendement des formations, réaliser des tableaux de bord à partir d’indicateurs standardisés dans une perspective d’amélioration continue des formations qu’il gère. Manager d’une équipe pédagogique, il se doit de l’accompagner dans la fonction d’encadrement des étudiants et proposer des innovations pour cultiver le changement. Il n’est guère surprenant que les enseignants se sentent envahis par les tâches bureaucratiques et pédagogiques. Car l’essentiel est de travailler, toujours plus, alors que d’autres que lui cherchent dans le cadre de pôles excellents engagés dans la compétition internationale pour recruter et fidéliser les meilleurs cerveaux. Bientôt, ses compétences seront évaluées à des fins de carrière et de rémunération, comme le suggèrent sans vraiment le dire, tant le sujet est encore tabou, rapports et experts [14]. En effet, la rationalisation de l’enseignement provoque une hiérarchisation croissante au sein du corps enseignant qui réclame la mise en place de procédures d’évaluation du travail destinées à matérialiser le lien de subordination, à faire de l’enseignant-chercheur non pas un agent au service de l’État, mais un contractuel au service de l’organisation.

25L’universitaire doit d’abord être exemplaire aux yeux des professionnels, des partenaires, des étudiants afin de rendre sa formation attractive : il doit diffuser une bonne image de l’université qui l’emploie et de lui-même. Les capacités relationnelles qu’il doit ou devra développer sont celles qui sont attendues par le marché du travail et de l’éducation dont il se trouve être un acteur essentiel, voire un intermédiaire. Il doit donc, par empathie, adopter les règles de comportement et les modes de raisonnement en usage dans les professions visées par le diplôme qu’il gère. Ce type d’enseignant fait la promotion d’un type particulier de culture dont il est lui-même porteur : la sous-culture gestionnaire. Les enseignements n’ont plus à approfondir les savoirs et favoriser la raison critique, mais à privilégier la résolution de problèmes. Cette technicisation des savoirs tend à les vider de leur contenu historique, culturel, social et, plus encore, politique, dans la mesure où il s’agit de prendre la mesure des choses et de les traiter selon des méthodes éprouvées. Car dans le monde rêvé des experts, l’éducation a, avant tout, « pour finalité d’apprendre à être autant qu’à travailler », et les êtres dont il s’agit sont des « personnes ayant le pouvoir de gérer leur propre capital » (OCDE, 2003, p.142). À l’idéal de la société de la connaissance correspond un idéal humain ; quelqu’un qui vit sa vie comme un entrepreneur, qui réussit en accumulant du capital, humain et social. C’est cet individu considéré comme une micro-entreprise que doit former l’éducation au service de la compétition économique.

26Enfin, cette sous-culture se présente comme technicienne, objective, éloignée des considérations arbitraires de l’idéologie si présentes encore au sein des universités et qui les empêchent de s’adapter aux temps modernes. Or, l’utilité des savoirs que cette sous-culture favorise porte en elle les germes d’une morale particulière. Aux XVIIIe et XIXe siècles, le peuple devait être éduqué de manière utile afin de garantir l’ordre et la discipline : un peuple éduqué n’est pas réellement un peuple qui débat, mais plutôt un peuple sage et obéissant. Aujourd’hui, l’utilité économique des savoirs a l’avantage de moraliser en proposant la morale comme chose intéressante à acquérir pour la réussite sociale, professionnelle. Elle est un outil de gestion de la vie comme les autres dans lequel il faut investir car elle est rentable. Elle se présente comme une compétence à détenir par les salariés au même titre que d’autres savoir-être. Au total, la culture gestionnaire vise à produire des individus souples et adaptables afin de régler définitivement la « question sociale » : dès lors que chacun se pensera et pensera l’autre comme un détenteur de capital, sa place dans la société ne sera que le reflet légitime, car objectif, de ses qualités et motivations personnelles. En détachant l’éducation et les savoirs des rapports au sein de la société par l’objectivation et la gestion des compétences, l’économie de la connaissance promet une société pacifiée, sans conflits, où la conformité est un gage de réussite. Seuls compteront l’esprit d’entreprise et le capital humain dans un monde libéré des débats politiques et tourné vers l’accumulation des richesses matérielles.

Conclusion

27Au terme de cet article, l’auteur pense que les universitaires feraient bien de se saisir au plus tôt des questions touchant au devenir de l’Université et au sens de leur métier. En faisant des connaissances des instruments au service de la croissance économique, comme si le lien entre éducation et économie était naturel, les réformes en cours risquent d’exclure les enseignements et les recherches non conformes car non rentables. Cette normalisation des savoirs, bien loin d’être un progrès pour notre pays et pour nos enfants, indique plutôt une régression.

28Si les experts s’acharnent autant sur le système éducatif, ce n’est pas tant pour ses bienfaits économiques que pour sa capacité à produire un type particulier d’individu, prêt à se former et à travailler « du berceau jusqu’à la tombe ». L’Université doit préparer les étudiants à connaître des carrières chaotiques, à cultiver le changement plutôt que la résistance, à gérer leur vie comme on gère une entreprise. Pour cela, elle doit produire un cadre de référence commun qui passe par la standardisation des savoirs et permet de comprendre et de supporter les changements : autrement dit, la précarité des statuts et des emplois, un pouvoir d’achat réduit, une sur-éducation par rapport aux exigences réelles des emplois. Ce n’est guère pour le bien-être des individus que ces réformes sont mises en œuvre, mais pour le bénéfice d’une machine économique dont les rouages ne tolèrent plus les frottements inefficaces, les débats stériles, les contemplations inutiles. L’éducation ne doit plus être un obstacle potentiel au développement économique, mais au contraire, doit être placée, au même titre que la politique, au service de la croissance, en produisant une main-d’œuvre acceptant les termes du contrat marchand, les formes modernes d’organisation du travail… Le fait même de laisser de moins en moins de temps aux chercheurs de chercher, de les pousser à devenir des entrepreneurs du savoir, ne peut que condamner à mort l’Université en la soumettant aux mêmes conditions et formes de travail que toutes les autres organisations.

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Notes

  • [1]
    Rien n’est dit, dans ces travaux d’experts, sur ce qu’est une « bonne politique de croissance » et le lien entre économie et éducation n’est jamais démontré, mais énoncé comme une évidence.
  • [2]
    Wilhelm von Humboldt (1767-1835), linguiste et philosophe allemand, fonda l’université de Berlin en 1810 : l’enseignement y était étroitement lié à la recherche, et chacun était libre de chercher et d’étudier selon sa propre volonté (la culture de soi ou bildung) et non en fonction des intérêts de l’État. Cette conception de l’Université sera prise pour modèle par la IIIe République ; lire cette histoire dans (J. Verger, 1986).
  • [3]
    L’expression est de l’OCDE ; elle a été reprise par la Commission européenne (Laval, Weber, 2002, p.90 et p.119).
  • [4]
    Nous discuterons des compétences dans la seconde partie.
  • [5]
    Selon la Commission européenne, les nouveaux défis réclament la transdisciplinarité alors que les universités sont trop cloisonnées selon les disciplines ; il s’agit donc de réorganiser les savoirs (Commission européenne, 2003, p.8)
  • [6]
    Comme toute technostructure, précisons dans la filiation des travaux de Galbraith, que c’est l’offre qui détermine la demande, d’où l’inflation de diplômes qu’ont connue les universités françaises à la faveur de la réforme LMD.
  • [7]
    Ainsi, la ville de Reims a estimé qu’avec un revenu moyen annuel de 6444 euros, les étudiants « injectent 120 millions d’euros dans l’économie locale » ; in La Lettre de l’Enseignement Supérieur de l’Agglomération Rémoise, n°3, décembre 2005.
  • [8]
    Ce que Saint-Germain appelle le « positivisme gestionnaire » (Saint-Germain, 2001).
  • [9]
    Le manque d’esprit d’entreprise caractériserait les Français par rapport aux Américains. Si le modèle américain doit être adopté par l’Europe, c’est que l’entrepreneuriat y est enseigné car considéré comme le moteur principal de la croissance (Fayolle, 1999). Cette antienne libérale est mise à mal par les études scientifiques qui montrent au contraire un dynamisme entrepreneurial plus fort en France qu’aux États-Unis (Jorda, 2005). Ensuite, cette réforme éducative suppose que les organisations réclament plus d’initiative et de prises de risque aujourd’hui qu’hier. Nous pouvons en douter : la traçabilité et la certification des opérations avec leur lot de procédures à respecter contraignent davantage l’ensemble des travailleurs, y compris les cadres. Les États-Unis sont à ce titre « remarquables » : les normes ISO et l’éthique managériale y sont articulées avec la logique du contrat qui veut que tout soit écrit, formalisé, pour instaurer la confiance dans la relation marchande.
  • [10]
    Ainsi, dans le Répertoire Opérationnel des Métiers et des Emplois (ROME) de l’ANPE, l’intervenant d’action sociale a quelque proximité avec le démarcheur à domicile, empathie oblige !
  • [11]
    Il suit en cela les recommandations européennes : c’est le processus de Bologne initié en 1999 qui vise à garantir la qualité de l’enseignement supérieur à partir d’outils et de critères comparables.
  • [12]
    Rappelons que les universités disposent des moyens alloués les plus faibles parmi l’enseignement supérieur : 6820 € par étudiant, contre 13 170 € en classes préparatoires, 11 990 € en STS, 9 320 € en IUT. Ainsi, ce sont les étudiants « qui ont le plus besoin d’encadrement et de soutien que l’on finance le moins », comme le rappelle un récent rapport remis au Ministre de l’Éducation Nationale par l’Inspection Générale de l’Administration de l’Éducation Nationale et de la Recherche (IGA ENR, 2006).
  • [13]
    Car « les efforts tentés pour expliciter davantage (le savoir) dans les services aux entreprises peuvent s’avérer instructifs pour le secteur de l’éducation » (OCDE, 2000, p.13).
  • [14]
    Par exemple, la CPU plaide pour une évaluation des tâches universitaires, aussi bien pédagogiques que scientifiques ; www.cpu.fr.
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