Notes
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[1]
L’article a été publié pendant le premier confinement, en ligne, dans la revue Heiliger Dienst sous le titre original « Das Coronavirus als liturgischer V-Effekt ». L’effet V fait référence au Verfremdungseffekt (effet de distanciation) dans le théâtre épique de Brecht qui consiste à faire percevoir un objet, un personnage, un processus, et en même temps à le rendre insolite. Brecht veut inciter le spectateur à prendre ses distances par rapport à la réalité qui lui est montrée, sollicitant ainsi son esprit critique.
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[2]
Notamment dans la perspective d’une éthique chrétienne, cela paraît alarmant. Il reste toujours difficile d’évaluer l’ampleur des conséquences notamment en termes de pauvreté et de chômage. Dès lors il est compréhensible que des questions sur l’après-crise soient évoquées. Le sujet devient vraiment épineux lorsqu’on avance, par exemple, des réflexions archaïques suivantes : combien de vies humaines (en particulier des personnes âgées ou appartenant à des groupes à risque) sommes-nous prêts à sacrifier au nom du bien commun ? Ce alors que nous n’avons pas encore atteint le sommet du nombre des décès.
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[3]
La rupture culturelle entre l’antiquité et le début du moyen-âge est marquée dans la liturgie par le retour vers une religiosité archaïque notamment en ce qui concerne la compréhension du sacrifice, le concept de gouvernance spécifiquement en milieu clérical et le paradigme de pureté chez les personnes affectées au culte. Voir les écrits du grand médiéviste allemand Arnold Angenendt, « “Mit reinen Händen”. Das Motiv der kultischen Reinheit in der abendländischen Askese », dans Georg Jenal (éd.), Herrschaft, Kirche, Kultur. Festschrift F. Prinz, Stuttgart, Hiersemann, 1993, p. 297-316 ; Arnold Angenendt, Das Frühmittelalter. Die abendländische Christenheit von 400 bis 900, Stuttgart, Kohlhammer, 2001 ; Arnold Angenendt, Offertorium. Das mittelalterliche Messopfer, Munster, Aschendorff (Liturgiegeschichtliche Quellen und Forschungen, 101), 2014.
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[4]
J’ai proposé de nommer cela des « irritations liturgiques », c’est-à-dire des contradictions entre les gestes multidimensionnels de la liturgie, lorsque, par exemple, des inconsistances se manifestent entre un élément non verbal et le contenu de la prière, ou lorsque le geste du rituel semble véhiculer un message en contradiction avec son intention, cf. Predrag Bukovec, « Liturgieethische Irritationen », dans Liturgie und Kultur, 10, 2019, p. 16-23.
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[5]
À titre d’illustration, nous faisons référence à des célébrations retransmises par les télévisions publiques allemande ZDF (Zweites Deutsches Fernsehen) et autrichienne ORF III (Österreichischer Rundfunk III). La retransmission de ces messes le premier dimanche confiné (22 mars) est intéressante, puisqu’elles témoignent des premières tentatives de prendre la situation du lockdown en considération. Il s’agit de premiers essais notamment pour intégrer dans la mesure du possible les spectateurs.
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[6]
Anselm Schubert, Gott essen. Eine kulinarische Geschichte des Abendmahls, Munich, C.H. Beck, 2018, p. 163-186.
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[7]
La formulation grecque pharmakon tes athanasias vient du 2e siècle. On la rencontre dans les lettres d’Ignace d’Antioche (Ep 20,2 ; ici de manière plus explicite : antidotos tou mè apothanein « antidote contre la mort ») et chez Clément d’Alexandrie (protr. 10,106,2). Cette notion était très répandue dans la théologie liturgique de l’antiquité tardive ainsi que dans les prières eucharistiques. On trouve cette notion non seulement dans les Églises orientales, mais également dans l’actuel missel lors de la purification de la patène et du calice après la communion (« Puissions-nous accueillir d’un cœur pur, Seigneur, ce que notre bouche a reçu, et trouver dans cette communion ici-bas la guérison pour la vie éternelle »). Dans cette dernière formulation, on fait la différence entre le symbole-sacramentel et un sens physique du « remède ». C’est justement ce dont il en retourne. Cette dimension se trouve aussi dans certaines oraisons finales du missel romain.
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[8]
En mettant en avant la notion de remède de l’immortalité, on va parfois relativiser les dangers sanitaires, particulièrement au début de l’épidémie, par exemple, dès février 2020 dans l’Église orthodoxe roumaine. Entretemps, il s’avère que pareille interprétation a gagné du terrain dans un grand nombre d’Églises orthodoxes et catholiques de l’Est, cf. le travail de Regina Elsner www.zois-berlin.de/publikationen/zois-spotlight/kirchen-und-die-corona-krise-in-osteuropa-nur-der-glaube-hilft/ (consulté le 22 janvier 2021). Le cluster à l’occasion des funérailles du métropolite du Monténégro le 1er novembre en est une dramatique illustration. Nous trouvons également dans l’Église catholique (occidentale) certaines prises de position qui comprennent l’eucharistie, voire l’eau de Lourdes, de cette manière.
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[9]
Je prends la Caritas Socialis à Vienne pour exemple, parce que la situation m’est particulièrement familière en raison de mon engagement pastoral et liturgique comme bénévole. L’expertise de la pastorale spécialisée dans les diocèses prendra toute son importance pour résoudre les conséquences de la crise. Il serait sans doute fort utile de faire une étude empirique sur la manière de gérer les consignes d’hygiène lors des liturgies avant et pendant la pandémie.
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[10]
La communauté des sœurs a été fondée en 1919, et est aujourd’hui active également en Allemagne et au Brésil. Afin de répondre aux nombreux besoins, on créa en 2003 la fondation Caritas Socialis. Les sœurs participent à la direction. L’an passé la Caristas Socialis a fêté son centenaire, cf. www.cs.at (consulté le 6 avril 2020).
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[11]
En ce qui relève les expériences liturgiques faites au sein de la Caritas Socialis et la théologie sous-jacente, voir Franz J. Zessner-Spitzenberg, « Das Wesen der Feier ist “Zustimmung zum Leben” (Ph. Harnoncourt). Über eine besondere Fähigkeit von Menschen mit Demenz », dans Heiliger Dienst, 72, 2018, p. 212-220 ; Franz J. Zessner-Spitzenberg, Vergessen und Erinnern. Menschen mit Demenz feiern Gottesdienst im Pflegeheim, Wurtzbourg, Echter (Studien zur Theologie und Praxis der Seelsorge, 94), 2016.
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[12]
Pour le lavement des mains en respectant les standards d’hygiène, voir Hans-Jürgen Feulner, « Liturgie und Hygiene. Gebotene Vorsicht », dans Herder Korrespondenz, 74, 4, 2020, p. 13-14.
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[13]
L’ironie du sort voulait que l’évangile de ce 4e dimanche du carême soit le récit de la guérison de l’aveugle-né (Jn 9). Dans la péricope il est rapporté que Jésus forme une pâte à partir de sa salive et d’un peu de boue, ce qui en crise pandémique de corona aurait pu être perçu comme une provocation. Le sermon a pu mettre en garde des dangers de représentations de pureté et des mécanismes d’exclusion qu’ils engendrent (pur/impur, sacré/pécheur).
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[14]
Le lavement des mains lors de la présentation des dons est un moment liturgique dense. Ce geste liturgique prend tout son sens en tant qu’acte rituel et non pas en tant qu’acte sanitaire. L’eucharistie diffusée par la troisième chaîne publique autrichienne (ORF III) renonça à montrer en gros plan le récipient avec le liquide de désinfection. Rappelons toutefois que l’hypothèse de sa suppression fut examinée par le groupe chargé de proposer un nouveau rituel de l’eucharistie après le concile Vatican II.
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[15]
Cela dépend bien sûr des capacités et de l’infrastructure au sein de l’institution, et ne sera donc pas toujours possible.
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[16]
Dans la retransmission sur la chaîne ORF III on a pu remarquer le choix restreint des chants, utilisant surtout des chants avec des refrains faciles à mémoriser. De fait, les fidèles reclus dans l’isolement à domicile ne disposent pas nécessairement de livre de chant.
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[17]
Concile Vatican II, Sacrosanctum Concilium, 2, 5.
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[18]
Cela a déclenché un débat au sein de l’Église, à la fois passionné et controversé. Il faut dans un premier temps louer toute tentative de créer une proximité liturgique alors que les personnes sont physiquement absentes. Nous vivions une situation d’exception sans précédent et ne pouvions dès lors pas trouver de solutions idéales, tout simplement en raison des conditions objectivement très difficiles. Le problème fut encore plus aigu lors de la semaine sainte et de la fête de Pâques, la plus grande fête du calendrier liturgique. La longue durée du confinement n’était envisagée par personne.
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[19]
Andrea Grillo, « Familial Rites and Ecclesial Rites : Anthropological and Theological Perspectives on Their Relationship », dans Thomas Knieps-Port Le Roi et al. (éds), The Household of God and Local Households, Leuven, Peeters (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium, 254), 2013, p. 195-207.
-
[20]
Robert F. Taft, « Historicism Revisited », dans Studia Liturgica, 14, 1982, p. 97-109 ; Albert Gerhards, « Wozu und wie heute Liturgiegeschichtsschreibung betreiben ? », dans Albert Gerhards, Benedikt Kranemann (éd.), Dynamik und Diversität des Gottesdienstes. Liturgiegeschichte in neuem Licht, Fribourg en Brisgau, Herder, 2018, p. 15-32 ; Harald Buchinger, « Zukunft aus der Geschichte ? Historische Liturgieforschung im Wandel », dans Peter Ebenbauer, Bert Groen (éd.), Zukunftsraum Liturgie. Gottesdienst vor neuen Herausforderungen, Munster/Vienne, LIT Verlag, 2019, p. 9-26. De surcroît nos sources pour la liturgie avant le 4e siècle sont nettement plus fragmentaires que les sources de l’époque après Constantin. Il est intéressant d’observer comment on comble ces lacunes lorsqu’on présente une liturgie de l’église domestique comme un idéal à suivre.
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[21]
Michel Steinmetz, « Liturgies en temps de crise. Liturgie domestiquée et liturgies domestiques », dans La Maison-Dieu, 301, 2020, p. 179-191 ; Arnaud Join-Lambert, « Les liturgies domestiques en temps de confinement. Une enquête pour orienter la pastorale liturgique post-Covid-19 », dans La Maison-Dieu, 302, 2020, p. 165-188. Voir aussi l’article d’Olivier Praud dans ce numéro de Lumen Vitae.
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[22]
L’Ordo Missae de 1970 débute avec les mots « populo congregato » pour souligner que le rassemblement du peuple de Dieu constitue le début de la célébration de l’eucharistie. Aujourd’hui, on peine à mesurer la portée immense de ce changement. Or, avant le Concile, le devoir dominical était accompli si l’on arrivait avant l’offertoire, véritable commencement de la messe. On trouve même l’expression d’« avant-messe » pour désigner ce qui précède.
-
[23]
« Dans les célébrations liturgiques, chacun, ministre ou fidèle, en s’acquittant de sa fonction, fera seulement et totalement ce qui lui revient en vertu de la nature de la chose et des normes liturgiques » (Sacrosanctum Concilium, 28).
-
[24]
Teresa Berger (éd.), Liturgy in Migration. From the Upper Room to Cyberspace, Collegeville, Liturgical Press, 2012 ; Teresa Berger, @ Worship. Liturgical Practices in Digital Worlds, New York, Routledge, 2017 ; Liturgie und Kultur, 9, 1, 2018 ; Alexander Deeg (éd.), Liturgie. Körper. Medien. Herausforderungen für den Gottesdienst in der digitalen Gesellschaft, Leipzig, Evangelische Verlagsanstalt, 2019.
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[25]
Nous ne devons pas perdre de vue que l’interactivité digitale exclut les personnes qui ne disposent pas des moyens techniques nécessaires ou n’ont pas l’habitude d’y recourir. Il faut dès lors y aller avec précaution.
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[26]
Déjà avant la crise de la Covid-19, nous disposions d’un exemple significatif. La liturgie des Heures est surtout pratiquée de façon individuelle et privée. La communauté des personnes qui prient est dans ce cas un groupe de personnes en somme disloqué.
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[27]
Patrick Prétot, « Vivre la “communion spirituelle” : repères pour le discernement », en ligne : liturgie.catholique.fr/accueil/la-messe/la-liturgieeucharistique/302794-communion-spirituelle-fideles-discernement-acces-communion-sacramentelle (consulté le 21 janvier 2021).
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[28]
Il s’agit de débattre des différents formats liturgiques qui se prêtent à une diffusion médiatique et non pas de remettre en question l’eucharistie, d’ailleurs prise pour acquis. Les messes ne sont pas suspendues et les célébrations eucharistiques retransmises à la télévision furent (et sont encore) suivies par un nombreux public comme le montrent les chiffres des audiences dans tous les pays européens.
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[29]
Je vise ici à porter davantage le regard sur les formes de liturgie où l’acte de la parole et la Parole de Dieu jouent le rôle prépondérant et que l’on puisse, dès lors, plus aisément réaliser sous des formats numérisés. Cependant il y a lieu de souligner combien, d’un point de vue anthropologique, la matérialité et le caractère dialogal de la liturgie nécessitent une présence physique, car nous tous vivons notre existence de manière corporelle. Des liturgies de la Parole ont de par leur performance également une dimension matérielle.
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[30]
Voir la proposition faite dès le 18 mars 2020 par les professeurs de liturgie Albert Gerhards, Benedikt Kranemann et Stephan Winter (www.katholisch.de/artikel/24874-privatmessen-passen-nicht-zum-heutigen-verstaendnis-von-eucharistie
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[31]
Benedikt Kranemann (éd.), Wie das Wort Gottes feiern ? Der Wortgottesdienst als theologische Herausforderung, Fribourg en Breisgau, Herder (Quaestiones Disputatae, 194), 2002.
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[32]
Dans ces célébrations œcuméniques, l’unité tant désirée est déjà vécue et célébrée, cf. Predrag Bukovec et al. (éds), Liturgie als Chance und Herausforderung für die Ökumene. Beitrage der Liturgiewissenschaft zur Einheit der Kirchen, Innsbruck, Tyrolia Verlag (Pro Oriente, 41), 2017. Il s’agit, sur base d’un unique baptême, de vivre l’unité de tous les fidèles et de rendre louange à Dieu dans une liturgie. Dans l’œcuménisme il y a un large consensus sur le fait de ne pas rebaptiser les fidèles, cf. le document fondamental Baptême, Eucharistie, ministère du Conseil œcuménique des Églises de 1982 (15-16), ainsi que la déclaration de Marbourg de 2007 signé par onze Églises en Allemagne. Cf. également Achim Budde, « Ökumenisches Stundengebet. Motor der Einheit », dans Heiliger Dienst, 66, 2012, p. 220-226.
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[33]
Predrag Bukovec, « Eine Kerze im Fenster. Ein Hoffnungslicht in der Coronavirus-Pandemie », dans Gottesdienst, 54, 9, 2020, p. 105.
1La pandémie due à la Covid-19 a des répercussions sur l’ensemble de la vie en société. Les mesures prises pour endiguer la propagation du virus confrontent les Églises à des défis inédits. Pour les chrétiens et les chrétiennes, cette crise se fait sentir de façon particulière dans le cadre des offices religieux ainsi que dans la recherche de solutions visant à permettre une vie liturgique. Nous parlerons ici d’un effet de distanciation, pris au sens de la distanciation du théâtre de Berthold Brecht [1], en remarquant comme un clin d’œil que ce mot n’a jamais eu autant de popularité qu’en temps de pandémie avec l’apparition de l’expression « distanciation sociale » (dans un autre sens que Brecht).
Solidarité I – Les menaces
2La crise liée à la Covid-19 constitue non seulement une menace sanitaire, mais touche également les domaines sociaux, culturels et économiques. Afin de maîtriser la situation, bon nombre de personnes tombent dans le travers de comportements archaïques que l’on a pu retrouver notamment dans les premières mesures qui furent prises. Ainsi a-t-on pu observer après une semaine de lockdown des discussions s’enflammer autour d’un débat éthique entre santé et économie dans lesquelles on a pu voir apparaître une argumentation utilitariste. La valeur absolue de la vie humaine fut par exemple mise en question [2].
3Dans le cadre de la liturgie, on a relevé un bon nombre de changements de perspectives notamment en ce qui concerne la notion de la pureté [3]. Les différentes acceptions que peut prendre la notion de pureté dans le cadre de la crise Covid ne semblent pas anodines. Déjà avant le lockdown, le respect des mesures d’hygiène a pris dans les célébrations liturgiques de nouvelles dimensions.
4Dans un premier temps, on a renoncé, pour des raisons sanitaires, à la communion sous les deux espèces, mais cela s’est étendu entretemps à des actes de moindre portée symbolique [4]. Ainsi, la célébration télévisée retransmise depuis Bensheim sur la télévision publique allemande (ZDF) pour le quatrième dimanche de Carême — le premier office religieux du confinement — livre un exemple parlant [5]. Les produits de désinfection furent montrés en gros plan à deux reprises lors de la présentation des dons et lors de la consécration. Certes, pareilles prises de vue sont compréhensibles ; cependant, par la même occasion, de nouveaux codes symboliques font leur apparition. Ce détail apparemment insignifiant met un tout autre problème en avant. En quoi des propos sur l’hygiène vont-ils influencer dans l’après-crise notre rapport aux gestes liturgiques ? L’hygiène gardera certainement de son importance. Il conviendra de clarifier comment l’intégrer de façon sensée dans les actes liturgiques.
5Les mesures d’hygiène requièrent à juste titre toute notre attention, mais il en va surtout d’un changement des mentalités. L’histoire de la littérature moderne montre que la problématique de l’hygiène n’a rien d’accessoire. Il s’agit d’une évolution culturelle qui a bien sûr aussi influencé les formes des offices religieux. Par exemple au 19e siècle certains progrès en médecine, telle la découverte des voies de transmission des infections ou encore des causes bactérielles ou virales d’un bon nombre de maladies, ont eu pour conséquence dans certaines régions des États-Unis des formes de communion « aseptisées [6] ». En dehors de l’Église catholique, on observe parfois l’utilisation de distributeurs d’hosties, de calices individuels ou de sets de communion — le vin étant conditionné dans de petits gobelets plastifiés, les hosties emballées de façon hermétique. Ce type de conditionnement reflète l’intention d’éviter tout contact physique. Les corps des autres sont perçus comme de potentiels dangers, raison pour laquelle il faut protéger les éléments eucharistiques de toute contamination. La portée symbolique du partage eucharistique, où l’on boit et mange ensemble, qui est à la fois communion des participants et communion au pain et au vin, s’en trouve déformée.
6Cet exemple parlant, en ce temps de crise, pointe un danger réel pour la théologie liturgique. Le fait de donner une place si importante aux questions d’hygiène met en avant-plan un concept de pureté qui est ambivalent. Des considérations médicales, morales et rituelles relatives à la pureté s’entremêlent. Et ce discours a des conséquences sociales. Puisqu’une liturgie peut être considérée comme une mise en scène symbolique, cette symbolisation des discours crée une polyvalence sémantique qui, d’un point de vue de la théologie liturgique, est hautement problématique. Que dit-on ainsi du caractère communautaire de l’office religieux ? Quelle connotation ou couleur donne-t-on ainsi à l’eucharistie ? Le concept de pureté est à utiliser avec précaution, d’autant plus que l’eucharistie comme remède de l’immortalité est en grande tension avec la situation actuelle [7].
7Il importe dès lors de distinguer clairement les discours sanitaires des discours théologiques sur l’eucharistie [8]. De fait, nous risquons d’avoir de plus en plus à faire à un « culte aux mains propres » qui cette fois va marquer les esprits des fidèles. La crise actuelle de la Covid-19 nous montre combien le concept de pureté revêt un caractère autant cultuel que moral. De surcroît, un troisième caractère fait maintenant partie du paradigme depuis l’évolution de la médecine moderne. Cependant un corps sain ne peut pas constituer une condition préalable pour recevoir l’amour de Dieu. Et cela n’entrave sûrement pas le don de Dieu à l’humanité dans le cadre d’une liturgie. À l’avenir, on risque d’être plus réservé vis-à-vis de la communion au calice, alors qu’il s’agit de l’un des acquis importants de la réforme liturgique. La manière de vivre le geste de paix présente un autre point de « contact » entre les participants. On n’ose pas imaginer tout ce qui pourrait découler d’une inflation hygiéniste post-Covid.
Solidarité II – Les limites
8La suspension des célébrations publiques dans les églises amène la liturgie à ses limites. En même temps les activités liturgiques et pastorales jugées plutôt comme périphériques deviennent centrales. Ainsi la numérisation fait partie de ces domaines dont l’expertise et l’expérience sont les bienvenues pour trouver de nouvelles voies pour célébrer de manière communautaire les offices religieux. Et n’oublions pas les compétences et expériences acquises en milieu pastoral dans les maisons de soins et de repos ainsi qu’en milieu hospitalier, confrontés à de nouveaux défis.
9Les personnes âgées et déjà malades constituaient des groupes à risques bien longtemps avant la Covid-19. Les maisons de soins et de repos furent déjà par le passé confrontées à la propagation d’épidémie de grippe avec le risque de contamination en chaîne [9]. En Autriche, l’association Caritas Socialis [10] fondée par Hildegard Burjan (1883-1933) prodigue des soins à des résidents qui souffrent de démence, s’occupe de personnes souffrant de scléroses multiples (cf. la maison située rue Rennweg à Vienne) et dirige un centre de jour pour personnes âgées et une école maternelle [11]. Dans une petite chapelle (qui porte depuis 2019 le nom de « chapelle de la création », Schöpfungskapelle), on célèbre l’eucharistie tous les vendredis et dimanches. Et des adorations y ont lieu, différentes veillées et des moments de prière, mensuellement une heure de prière de Taizé, et ce, pour des personnes souffrant de démence avancée. En 2019 la responsable de l’hygiène a évalué les mesures prises dans le cadre des liturgies et a développé de concert avec l’équipe pastorale des mesures sanitaires améliorées et compatibles avec les besoins liturgiques. Ils prirent ainsi la décision de demander au prêtre célébrant et aux ministres extraordinaires de se désinfecter les mains de manière efficace, mais discrète [12]. Il s’agissait de trouver le moment opportun tant d’un point de vue médical (efficacité) que d’un point de vue liturgique (discrétion). Ils choisirent de le placer avant la présentation des dons entre le geste de paix et l’Agneau de Dieu. Cette discrétion leur semblait importante pour ne pas donner un faux signal aux communiants et ne pas introduire dans cet acte liturgique hautement symbolique un corps étranger tel que, par exemple, le flacon de désinfectant.
10Prenons ce vécu à titre d’exemple pour montrer comment des mesures d’hygiène peuvent être intégrées sans aucune ambiguïté et en toute discrétion dans des offices religieux retransmis à la télévision [13]. Une désinfection des mains lors du rite du lavabo viendrait trop tard, puisque le pain, le vin et l’eau sont déjà présents [14].
11La pastorale spécialisée peut aider à trouver des réponses à des questions soulevées notamment par la diffusion des offices religieux dans les médias. Ainsi la transmission en direct d’une célébration depuis la chapelle dans la chambre du malade ne peut occuper qu’une fonction complémentaire — la présence physique est, dans la mesure du possible, à préférer — tel était le consensus partagé par tous dans la Caritas Socialis. Et ce d’autant plus pour des raisons théologiques que pastorales. Suivre la célébration à l’écran doit être complété par la distribution de la communion aux malades ou mieux encore, suivre la célébration à l’écran accompagné d’autrui, voire de le faire en groupe par exemple les malades d’un même étage [15].
12Face à la crise de la Covid qui rend impossible la présence physique de la communauté, il importe de retenir que toute diffusion d’une célébration, que ce soit télévisée ou en ligne ne sera jamais une solution idéale, mais devra garder toujours un caractère provisoire. Les célébrations télévisées le 4e dimanche de Carême ont pointé ce problème dès le début du confinement et mis en exergue le vide laissé par l’absence des participants, soit en s’adressant directement aux spectateurs, soit en montrant une bougie lors des intentions de la prière universelle (ZDF) ou en montrant la technologie d’enregistrement (ORF III) [16].
13Il ne faudra pas perdre de vue ces liturgies en « situation limite » après la crise de la Covid. Au vu de la marginalisation et des difficultés financières de bon nombre de diocèses, il y a lieu de se montrer reconnaissant et de repenser la solidarité. Si la distanciation sociale provoque des expériences traumatisantes, c’est qu’il faut peut-être éveiller une sensibilité pour les « points aveugles » d’avant la crise.
Solidarité III – Les défis
14L’impossibilité de célébrer en tant que peuple de Dieu « l’œuvre de la rédemption [17] » confronte la liturgie à des défis fondamentaux [18]. Aussi on va encourager et développer différentes approches, mais aussi investir dans de nouveaux supports matériels, pour des célébrations à domicile ou la diffusion d’office religieux à la télévision ou par livestream.
15Dans le débat actuel, on aime à mettre en avant-plan « l’église domestique » comme paradigme et exemple à suivre. Cependant on en tire des conséquences qui vont dans plusieurs directions. Dans l’histoire de la liturgie, la première moitié du 20e siècle fut le point d’orgue de l’uniformisation d’une Église née à l’époque romaine impériale. Aujourd’hui on « retourne » de nombreux siècles en arrière. Le fait de mettre la prière et les célébrations liturgiques à domicile en avant est sans doute louable [19]. Mais il s’agit surtout d’un discours d’appoint en réponse aux défis actuels. L’histoire de la liturgie peut nous motiver et nous instruire. Cependant on ne peut pas en déduire des comportements normatifs concrets. Cela dépend notamment du fait que nous soyons tributaires de sources du passé à partir desquelles il faut reconstruire l’histoire. La reconstruction historique est toujours en partie une construction narrative [20].
16Le défi le plus visible est le changement contextuel des célébrations télévisées. Si jusqu’à mars 2020, il s’agissait d’une offre complémentaire, elles en sont venues à remplacer les offices en présentiel. Lors de la diffusion, on montrait auparavant la communauté des fidèles, maintenant inexistante. Les autres rôles liturgiques sont davantage mis en avant-plan. Cette situation paradoxale très compliquée nécessite une réflexion théologique approfondie que nous ne pouvons qu’esquisser dans le cadre de cet article [21].
17Se rassembler [22] en tant que peuple de Dieu dans un même lieu est l’un des fondements de la liturgie depuis les débuts du christianisme (1 Co 11,20 ; Ac 2,44). La communio des baptisés se rassemble et célèbre par des actes rituels et des symboles le mystère de notre foi et de notre salut. Toute célébration est en même temps réalisation anamnétique (le mémorial) du mystère pascal du crucifié et ressuscité, et ce dans l’Esprit Saint et l’attente eschatologique. Cela se fait de façon publique et physique. Cela vaut en particulier pour l’eucharistie qui constitue le centre de l’ensemble de la liturgie. Le Concile rappelait avec force que l’eucharistie est source et sommet de toute la vie chrétienne (Lumen gentium, 11). L’Église se constitue de prime abord à partir de l’eucharistie. Le corps et le sang du Christ sont intrinsèquement liés à l’Église en ce sens qu’elle est la communauté des célébrants et que le corps du Christ eucharistique est lié de manière inséparable au corps du Christ ecclésiologique. La crise du Corona attaque en somme les racines, car la présence des fidèles dans un même lieu est obligatoire. Un autre aspect rend le problème plus aigu. L’utilisation d’éléments matériels, tels le pain et le vin lors de la messe, ne peut se faire que dans une célébration « analogique » et est impossible à vivre de façon virtuelle. La liturgie est sous de nombreux aspects une expérience corporelle et fait référence à l’acte de création — une affirmation théologique fondamentale sur le rapport entre Dieu et le monde.
18Son caractère dialogal fait partie de l’essence même de la Liturgie. La communication avec Dieu et entre les fidèles s’exprime au travers des différents rôles que chacun occupe. Ce caractère dialogal, dans son horizontalité et sa verticalité, est une donnée de la lex orandi (la « règle de la prière »). La non-participation de la communauté des fidèles ne peut pas être « compensée » par d’autres rôles (lecteur, chorale, servants d’autel, organiste ou autres). Même si tous les baptisés font au même titre partie de la communauté, ils exercent cependant lors de la liturgie des fonctions différentes [23]. Faire passer une fonction liturgique centrale derrière l’écran pose problème, parce que la communication n’est en quelque sorte que semi-perméable et unidirectionnelle. Même si l’on participe à la célébration derrière le petit écran, on est tout de même cantonné à un rôle strictement réceptif. La prière eucharistique et la communion en tant que points culminants du même acte liturgique sont liées intimement. Les séparer et subdiviser en deux moments différents pose problème.
19On a alors recours à des moyens techniques et des expériences acquises lors d’offices religieux célébrés à l’ère du numérique [24]. De nombreuses paroisses ont développé de nouveaux supports et d’autres y réfléchissent. Grâce à de tels moyens de communication digitaux, on peut, par exemple, intégrer des intentions de manière interactive [25]. Cette forme d’interactivité montre qu’il y a lieu de nuancer entre célébrations en présence physique ou virtuelle qui ne s’excluent pas nécessairement [26]. Mais dans le cadre d’une messe, ces nouvelles formes ne peuvent que partiellement aider à surmonter le fossé spatial, car la dimension matérielle ne peut être remplacée. Il n’y a pas seulement une différence de degré entre la communion spirituelle (aussi appelée communion de désir) et la communion au Christ présent dans le sacrement de l’Eucharistie partagé [27]. Maintenir au-delà de la crise de la Covid la diffusion de célébrations par streaming permettrait de prendre davantage en considération les personnes malades et toutes les autres personnes empêchées de pouvoir participer de façon directe et serait source d’espoir.
20Il serait bienvenu d’intensifier la communication par technique numérique dans le cadre de la liturgie. Bien sûr le rassemblement se fera à ce moment-là surtout autour de la parole. Aussi il y a lieu de se poser la question si, en plus de la célébration eucharistique [28], il faudrait inclure des formes liturgiques qui mettent davantage l’accent sur la parole de Dieu [29].
21Aussi, par exemple, la liturgie des Heures ou diverses liturgies de la Parole [30] s’y prêteraient. Ainsi on peut rendre compte des défis actuels, puisque dans cette situation la lecture et la méditation des Saintes Écritures à domicile ont pris une place importante. De surcroît, les liturgies de la Parole rendent compte d’une réalité pastorale bien connue avant la crise de la Covid-19. Face à la diminution du nombre de prêtres, bon nombre de paroisses ont dû « combler le vide » en privilégiant la liturgie de la Parole et vivre ainsi une participation à la « table de la Parole de Dieu », selon l’expression reprise par le Concile (Sacrosanctum Concilium, 51) [31].
22Porter son regard sur la vulnérabilité de la liturgie, c’est quelque part se montrer solidaire des fidèles dans les paroisses qui doivent se passer d’eucharistie. C’est bel et bien l’expérience de ne pouvoir célébrer l’eucharistie qui aide à porter un regard sur ces paroisses qui parfois depuis des décennies n’ont plus la possibilité de le faire. Leur vécu et leurs expériences positives témoignent de la force de leur foi face à une sorte de « jeûne » eucharistique qui, pour des raisons théologiques et ecclésiologiques ne peut devenir une solution définitive. L’actuelle situation d’exception montre d’une certaine manière qu’il n’est pas bon pour l’évolution de la liturgie que l’exception devienne la règle. Il en va de même pour les règles de pureté et pour les célébrations diffusées par les médias. Il faut prendre en considération le changement de perception. Dans des situations limites, il vaut mieux accepter des compromis. D’une manière ou d’une autre, il y a lieu de thématiser la vulnérabilité de la personne humaine dans le cadre des célébrations en temps de crise et de donner place aux intentions et aux plaintes exprimées devant Dieu, ainsi que d’exprimer le désir de vivre l’eucharistie.
23La liturgie des Heures et la liturgie de la Parole offrent dans cette crise l’opportunité œcuménique de se présenter ensemble en tant que chrétiens devant Dieu. La diffusion de célébrations œcuméniques à des dates et horaires privilégiés a eu et aura demain une portée symbolique liturgique puissante. Certes, ce qui sépare les confessions chrétiennes ne doit pas être caché, mais la célébration d’une liturgie de la Parole est loin d’être un lieu liturgique accessoire. Elle est une forme liturgique importante qui réalise la communauté des baptisés et dépasse les frontières entre les Églises [32].
24Ce sont bel et bien des initiatives comme le geste de la lumière de l’espoir, où des chrétiens des deux confessions catholique et protestante placèrent en plein confinement une bougie près de la fenêtre pour prier ensemble le Notre Père, qui montrent combien la vie liturgique des fidèles est déjà œcuménique et solidaire [33]. Même si le chemin est encore long à parcourir pour une unité accomplie. Voilà, en ces temps traumatisants, des signes porteurs d’espoir et de réconfort qui témoignent de la cohésion dans la foi.
Notes
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[1]
L’article a été publié pendant le premier confinement, en ligne, dans la revue Heiliger Dienst sous le titre original « Das Coronavirus als liturgischer V-Effekt ». L’effet V fait référence au Verfremdungseffekt (effet de distanciation) dans le théâtre épique de Brecht qui consiste à faire percevoir un objet, un personnage, un processus, et en même temps à le rendre insolite. Brecht veut inciter le spectateur à prendre ses distances par rapport à la réalité qui lui est montrée, sollicitant ainsi son esprit critique.
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[2]
Notamment dans la perspective d’une éthique chrétienne, cela paraît alarmant. Il reste toujours difficile d’évaluer l’ampleur des conséquences notamment en termes de pauvreté et de chômage. Dès lors il est compréhensible que des questions sur l’après-crise soient évoquées. Le sujet devient vraiment épineux lorsqu’on avance, par exemple, des réflexions archaïques suivantes : combien de vies humaines (en particulier des personnes âgées ou appartenant à des groupes à risque) sommes-nous prêts à sacrifier au nom du bien commun ? Ce alors que nous n’avons pas encore atteint le sommet du nombre des décès.
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[3]
La rupture culturelle entre l’antiquité et le début du moyen-âge est marquée dans la liturgie par le retour vers une religiosité archaïque notamment en ce qui concerne la compréhension du sacrifice, le concept de gouvernance spécifiquement en milieu clérical et le paradigme de pureté chez les personnes affectées au culte. Voir les écrits du grand médiéviste allemand Arnold Angenendt, « “Mit reinen Händen”. Das Motiv der kultischen Reinheit in der abendländischen Askese », dans Georg Jenal (éd.), Herrschaft, Kirche, Kultur. Festschrift F. Prinz, Stuttgart, Hiersemann, 1993, p. 297-316 ; Arnold Angenendt, Das Frühmittelalter. Die abendländische Christenheit von 400 bis 900, Stuttgart, Kohlhammer, 2001 ; Arnold Angenendt, Offertorium. Das mittelalterliche Messopfer, Munster, Aschendorff (Liturgiegeschichtliche Quellen und Forschungen, 101), 2014.
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[4]
J’ai proposé de nommer cela des « irritations liturgiques », c’est-à-dire des contradictions entre les gestes multidimensionnels de la liturgie, lorsque, par exemple, des inconsistances se manifestent entre un élément non verbal et le contenu de la prière, ou lorsque le geste du rituel semble véhiculer un message en contradiction avec son intention, cf. Predrag Bukovec, « Liturgieethische Irritationen », dans Liturgie und Kultur, 10, 2019, p. 16-23.
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[5]
À titre d’illustration, nous faisons référence à des célébrations retransmises par les télévisions publiques allemande ZDF (Zweites Deutsches Fernsehen) et autrichienne ORF III (Österreichischer Rundfunk III). La retransmission de ces messes le premier dimanche confiné (22 mars) est intéressante, puisqu’elles témoignent des premières tentatives de prendre la situation du lockdown en considération. Il s’agit de premiers essais notamment pour intégrer dans la mesure du possible les spectateurs.
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[6]
Anselm Schubert, Gott essen. Eine kulinarische Geschichte des Abendmahls, Munich, C.H. Beck, 2018, p. 163-186.
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[7]
La formulation grecque pharmakon tes athanasias vient du 2e siècle. On la rencontre dans les lettres d’Ignace d’Antioche (Ep 20,2 ; ici de manière plus explicite : antidotos tou mè apothanein « antidote contre la mort ») et chez Clément d’Alexandrie (protr. 10,106,2). Cette notion était très répandue dans la théologie liturgique de l’antiquité tardive ainsi que dans les prières eucharistiques. On trouve cette notion non seulement dans les Églises orientales, mais également dans l’actuel missel lors de la purification de la patène et du calice après la communion (« Puissions-nous accueillir d’un cœur pur, Seigneur, ce que notre bouche a reçu, et trouver dans cette communion ici-bas la guérison pour la vie éternelle »). Dans cette dernière formulation, on fait la différence entre le symbole-sacramentel et un sens physique du « remède ». C’est justement ce dont il en retourne. Cette dimension se trouve aussi dans certaines oraisons finales du missel romain.
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[8]
En mettant en avant la notion de remède de l’immortalité, on va parfois relativiser les dangers sanitaires, particulièrement au début de l’épidémie, par exemple, dès février 2020 dans l’Église orthodoxe roumaine. Entretemps, il s’avère que pareille interprétation a gagné du terrain dans un grand nombre d’Églises orthodoxes et catholiques de l’Est, cf. le travail de Regina Elsner www.zois-berlin.de/publikationen/zois-spotlight/kirchen-und-die-corona-krise-in-osteuropa-nur-der-glaube-hilft/ (consulté le 22 janvier 2021). Le cluster à l’occasion des funérailles du métropolite du Monténégro le 1er novembre en est une dramatique illustration. Nous trouvons également dans l’Église catholique (occidentale) certaines prises de position qui comprennent l’eucharistie, voire l’eau de Lourdes, de cette manière.
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[9]
Je prends la Caritas Socialis à Vienne pour exemple, parce que la situation m’est particulièrement familière en raison de mon engagement pastoral et liturgique comme bénévole. L’expertise de la pastorale spécialisée dans les diocèses prendra toute son importance pour résoudre les conséquences de la crise. Il serait sans doute fort utile de faire une étude empirique sur la manière de gérer les consignes d’hygiène lors des liturgies avant et pendant la pandémie.
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[10]
La communauté des sœurs a été fondée en 1919, et est aujourd’hui active également en Allemagne et au Brésil. Afin de répondre aux nombreux besoins, on créa en 2003 la fondation Caritas Socialis. Les sœurs participent à la direction. L’an passé la Caristas Socialis a fêté son centenaire, cf. www.cs.at (consulté le 6 avril 2020).
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[11]
En ce qui relève les expériences liturgiques faites au sein de la Caritas Socialis et la théologie sous-jacente, voir Franz J. Zessner-Spitzenberg, « Das Wesen der Feier ist “Zustimmung zum Leben” (Ph. Harnoncourt). Über eine besondere Fähigkeit von Menschen mit Demenz », dans Heiliger Dienst, 72, 2018, p. 212-220 ; Franz J. Zessner-Spitzenberg, Vergessen und Erinnern. Menschen mit Demenz feiern Gottesdienst im Pflegeheim, Wurtzbourg, Echter (Studien zur Theologie und Praxis der Seelsorge, 94), 2016.
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[12]
Pour le lavement des mains en respectant les standards d’hygiène, voir Hans-Jürgen Feulner, « Liturgie und Hygiene. Gebotene Vorsicht », dans Herder Korrespondenz, 74, 4, 2020, p. 13-14.
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[13]
L’ironie du sort voulait que l’évangile de ce 4e dimanche du carême soit le récit de la guérison de l’aveugle-né (Jn 9). Dans la péricope il est rapporté que Jésus forme une pâte à partir de sa salive et d’un peu de boue, ce qui en crise pandémique de corona aurait pu être perçu comme une provocation. Le sermon a pu mettre en garde des dangers de représentations de pureté et des mécanismes d’exclusion qu’ils engendrent (pur/impur, sacré/pécheur).
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[14]
Le lavement des mains lors de la présentation des dons est un moment liturgique dense. Ce geste liturgique prend tout son sens en tant qu’acte rituel et non pas en tant qu’acte sanitaire. L’eucharistie diffusée par la troisième chaîne publique autrichienne (ORF III) renonça à montrer en gros plan le récipient avec le liquide de désinfection. Rappelons toutefois que l’hypothèse de sa suppression fut examinée par le groupe chargé de proposer un nouveau rituel de l’eucharistie après le concile Vatican II.
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[15]
Cela dépend bien sûr des capacités et de l’infrastructure au sein de l’institution, et ne sera donc pas toujours possible.
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[16]
Dans la retransmission sur la chaîne ORF III on a pu remarquer le choix restreint des chants, utilisant surtout des chants avec des refrains faciles à mémoriser. De fait, les fidèles reclus dans l’isolement à domicile ne disposent pas nécessairement de livre de chant.
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[17]
Concile Vatican II, Sacrosanctum Concilium, 2, 5.
-
[18]
Cela a déclenché un débat au sein de l’Église, à la fois passionné et controversé. Il faut dans un premier temps louer toute tentative de créer une proximité liturgique alors que les personnes sont physiquement absentes. Nous vivions une situation d’exception sans précédent et ne pouvions dès lors pas trouver de solutions idéales, tout simplement en raison des conditions objectivement très difficiles. Le problème fut encore plus aigu lors de la semaine sainte et de la fête de Pâques, la plus grande fête du calendrier liturgique. La longue durée du confinement n’était envisagée par personne.
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[19]
Andrea Grillo, « Familial Rites and Ecclesial Rites : Anthropological and Theological Perspectives on Their Relationship », dans Thomas Knieps-Port Le Roi et al. (éds), The Household of God and Local Households, Leuven, Peeters (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium, 254), 2013, p. 195-207.
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[20]
Robert F. Taft, « Historicism Revisited », dans Studia Liturgica, 14, 1982, p. 97-109 ; Albert Gerhards, « Wozu und wie heute Liturgiegeschichtsschreibung betreiben ? », dans Albert Gerhards, Benedikt Kranemann (éd.), Dynamik und Diversität des Gottesdienstes. Liturgiegeschichte in neuem Licht, Fribourg en Brisgau, Herder, 2018, p. 15-32 ; Harald Buchinger, « Zukunft aus der Geschichte ? Historische Liturgieforschung im Wandel », dans Peter Ebenbauer, Bert Groen (éd.), Zukunftsraum Liturgie. Gottesdienst vor neuen Herausforderungen, Munster/Vienne, LIT Verlag, 2019, p. 9-26. De surcroît nos sources pour la liturgie avant le 4e siècle sont nettement plus fragmentaires que les sources de l’époque après Constantin. Il est intéressant d’observer comment on comble ces lacunes lorsqu’on présente une liturgie de l’église domestique comme un idéal à suivre.
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[21]
Michel Steinmetz, « Liturgies en temps de crise. Liturgie domestiquée et liturgies domestiques », dans La Maison-Dieu, 301, 2020, p. 179-191 ; Arnaud Join-Lambert, « Les liturgies domestiques en temps de confinement. Une enquête pour orienter la pastorale liturgique post-Covid-19 », dans La Maison-Dieu, 302, 2020, p. 165-188. Voir aussi l’article d’Olivier Praud dans ce numéro de Lumen Vitae.
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[22]
L’Ordo Missae de 1970 débute avec les mots « populo congregato » pour souligner que le rassemblement du peuple de Dieu constitue le début de la célébration de l’eucharistie. Aujourd’hui, on peine à mesurer la portée immense de ce changement. Or, avant le Concile, le devoir dominical était accompli si l’on arrivait avant l’offertoire, véritable commencement de la messe. On trouve même l’expression d’« avant-messe » pour désigner ce qui précède.
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[23]
« Dans les célébrations liturgiques, chacun, ministre ou fidèle, en s’acquittant de sa fonction, fera seulement et totalement ce qui lui revient en vertu de la nature de la chose et des normes liturgiques » (Sacrosanctum Concilium, 28).
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[24]
Teresa Berger (éd.), Liturgy in Migration. From the Upper Room to Cyberspace, Collegeville, Liturgical Press, 2012 ; Teresa Berger, @ Worship. Liturgical Practices in Digital Worlds, New York, Routledge, 2017 ; Liturgie und Kultur, 9, 1, 2018 ; Alexander Deeg (éd.), Liturgie. Körper. Medien. Herausforderungen für den Gottesdienst in der digitalen Gesellschaft, Leipzig, Evangelische Verlagsanstalt, 2019.
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[25]
Nous ne devons pas perdre de vue que l’interactivité digitale exclut les personnes qui ne disposent pas des moyens techniques nécessaires ou n’ont pas l’habitude d’y recourir. Il faut dès lors y aller avec précaution.
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[26]
Déjà avant la crise de la Covid-19, nous disposions d’un exemple significatif. La liturgie des Heures est surtout pratiquée de façon individuelle et privée. La communauté des personnes qui prient est dans ce cas un groupe de personnes en somme disloqué.
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[27]
Patrick Prétot, « Vivre la “communion spirituelle” : repères pour le discernement », en ligne : liturgie.catholique.fr/accueil/la-messe/la-liturgieeucharistique/302794-communion-spirituelle-fideles-discernement-acces-communion-sacramentelle (consulté le 21 janvier 2021).
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[28]
Il s’agit de débattre des différents formats liturgiques qui se prêtent à une diffusion médiatique et non pas de remettre en question l’eucharistie, d’ailleurs prise pour acquis. Les messes ne sont pas suspendues et les célébrations eucharistiques retransmises à la télévision furent (et sont encore) suivies par un nombreux public comme le montrent les chiffres des audiences dans tous les pays européens.
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[29]
Je vise ici à porter davantage le regard sur les formes de liturgie où l’acte de la parole et la Parole de Dieu jouent le rôle prépondérant et que l’on puisse, dès lors, plus aisément réaliser sous des formats numérisés. Cependant il y a lieu de souligner combien, d’un point de vue anthropologique, la matérialité et le caractère dialogal de la liturgie nécessitent une présence physique, car nous tous vivons notre existence de manière corporelle. Des liturgies de la Parole ont de par leur performance également une dimension matérielle.
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[30]
Voir la proposition faite dès le 18 mars 2020 par les professeurs de liturgie Albert Gerhards, Benedikt Kranemann et Stephan Winter (www.katholisch.de/artikel/24874-privatmessen-passen-nicht-zum-heutigen-verstaendnis-von-eucharistie
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[31]
Benedikt Kranemann (éd.), Wie das Wort Gottes feiern ? Der Wortgottesdienst als theologische Herausforderung, Fribourg en Breisgau, Herder (Quaestiones Disputatae, 194), 2002.
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[32]
Dans ces célébrations œcuméniques, l’unité tant désirée est déjà vécue et célébrée, cf. Predrag Bukovec et al. (éds), Liturgie als Chance und Herausforderung für die Ökumene. Beitrage der Liturgiewissenschaft zur Einheit der Kirchen, Innsbruck, Tyrolia Verlag (Pro Oriente, 41), 2017. Il s’agit, sur base d’un unique baptême, de vivre l’unité de tous les fidèles et de rendre louange à Dieu dans une liturgie. Dans l’œcuménisme il y a un large consensus sur le fait de ne pas rebaptiser les fidèles, cf. le document fondamental Baptême, Eucharistie, ministère du Conseil œcuménique des Églises de 1982 (15-16), ainsi que la déclaration de Marbourg de 2007 signé par onze Églises en Allemagne. Cf. également Achim Budde, « Ökumenisches Stundengebet. Motor der Einheit », dans Heiliger Dienst, 66, 2012, p. 220-226.
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[33]
Predrag Bukovec, « Eine Kerze im Fenster. Ein Hoffnungslicht in der Coronavirus-Pandemie », dans Gottesdienst, 54, 9, 2020, p. 105.