Couverture de LV_754

Article de revue

Pour une Église qui respire avec ses deux poumons

Pages 467 à 477

Notes

  • [1]
    Jean-Paul II, Discours aux participants au symposium « Christianisme et culture en Europe », 31 octobre 1991.
  • [2]
    Id., Encyclique Ut unum sint, n° 54.
  • [3]
    Joseph Moingt, « Les femmes et l’avenir de l’Église », dans Études, n° 4141, janvier 2011, p. 67-76.
  • [4]
    Pape François, Lettre au peuple de Dieu, Salvator, Paris, 2018, p. 13.
  • [5]
    En ce sens notamment : Luca Castiglioni, Filles et fils de Dieu. Égalité baptismale et différence sexuelle, Cerf, Cogitatio fidei n° 309, Paris, 2020 ; Anne-Marie Pelletier, L’Église, des femmes avec des hommes, Cerf, Paris, 2019 ; Enzo Bianchi, Jésus et les femmes, Bayard, Paris, 2018 ; Christine Pedotti, Jésus l’homme qui préférait les femmes, Albin Michel, Paris, 2018.
  • [6]
    Luca Castiglioni, Filles et fils de Dieu, op. cit., p. 498.
  • [7]
    Michel Gourgues, Ni homme ni femme, Cerf/Médiaspaul, coll. Lire la Bible n° 175, Paris/Montréal, 2013, p. 143-147.
  • [8]
    Enzo Bianchi, Jésus et les femmes, Bayard, Paris, 2018, p. 19.
  • [9]
    Hervé Legrand « Les femmes sont-elles à l’image de Dieu de la même manière que les hommes ? Sondages dans les énoncés de quelques Pères grecs », dans Nouvelle Revue théologique 2006/2, 128, p. 214-239.
  • [10]
    A.-M. Pelletier, L’Église, des femmes avec des hommes, op. cit., p. 232.
  • [11]
    Patrick Boucheron, Ce que peut l’histoire. Leçon inaugurale au Collège de France, Fayard/Collège de France, Paris, 2016, p. 37-40.
  • [12]
    A.-M. Pelletier, L’Église, des femmes avec des hommes, p. 127-131.
  • [13]
    Paul VI, Encyclique Ecclesiam suam, nos 67 et ss.
  • [14]
    Concile Vatican II, Déclaration Nostra aetate, n° 2.
  • [15]
    Id., Constitution dogmatique Lumen gentium, n° 9.
  • [16]
    Jean XXIII, Constitution apostolique Humanae Salutis, 1961, n° 4.
  • [17]
    Concile Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, nos 4 et 11.
  • [18]
    Id., Constitution dogmatique Dei Verbum, n° 2.
  • [19]
    Ibid., n° 8.
  • [20]
    Ibid., n° 10.
  • [21]
    Gérard Defois, « La constitution Dei Verbum et les fonctions sociales de l’Écriture », dans Recherches de science religieuse 63/4, 1975, p. 470-472.
  • [22]
    Jean XXIII, Encyclique Pacem in terris, n° 41.
  • [23]
    Pape François, Discours à l’occasion du 50e anniversaire du synode des évêques, 17 octobre 2015.
  • [24]
    Dominique Greiner, Réparons l’Église, Bayard, Paris, 2020, p. 108-111.
  • [25]
    Concile Vatican II, Constitution dogmatique Dei Verbum, n° 10.
  • [26]
    Joseph Ratzinger, « Constitutio dogmatica de divina revelatione », dans Lexikon für Theologie und Kirche, volume 2, Herder, LThK, Freiburg, 1967, p. 527-528.
  • [27]
    Concile Vatican II, Constitution dogmatique Dei Verbum, n° 2.
  • [28]
    Enzo Bianchi, Ricardo Saccenti et al., Les laïcs peuvent-ils aussi prêcher ? Lessius, La part-Dieu n° 36, Bruxelles, 2020.
  • [29]
    Luca Castiglioni, Filles et fils de Dieu, op. cit., p. 496.
  • [30]
    Pape François, Exhortation apostolique Evangelii gaudium, nos 119-120.
  • [31]
    Gérard Defois, « La constitution Dei Verbum et les fonctions sociales de l’Écriture », art. cit., p. 478-480.
  • [32]
    Luca Castiglioni, Filles et fils de Dieu, op. cit.
  • [33]
    Ibid., p. 501.
  • [34]
    Paul VI, Audience du 7 mai 1969.
  • [35]
    Pape François, Exhortation apostolique Gaudete et exsultate, n° 7.
  • [36]
    « You can’t easily fit women into a structure that is already coded as male; you have to change the structure », Mary Beard, Women and Power. A manifesto, Profile Books, London, 2017, p. 86-87.

1Le pape Jean-Paul II a plaidé à plusieurs reprises pour que l’Église, tout comme l’Europe, respire avec ses deux poumons. À l’époque il visait la réconciliation politique entre l’Europe de l’Est et de l’Ouest [1] et l’unité des chrétiens sur le même continent [2]. Aujourd’hui cet appel reste d’actualité sur un tout autre terrain. L’Église a besoin de respirer avec ses deux poumons, masculin et féminin, sinon sa vitalité est compromise. Certes, les femmes sont omniprésentes dans l’Église. Quand il n’y a plus eu de bedeau, elles ont pris en charge la sacristie. Quand il n’y a plus eu de vicaires, elles se sont occupées du catéchisme des enfants, de l’animation des chants, de la préparation des liturgies ou encore de l’organisation de la kermesse de la paroisse. Elles ont investi les conseils pastoraux et les équipes d’animation pastorale, le catéchuménat et la préparation d’autres sacrements, les aumôneries des hôpitaux et des prisons. Désormais, il y a des femmes membres de conseils épiscopaux, professeures de théologie dans les universités catholiques et responsables de services au sein des conférences épiscopales et même du Vatican. Ce qui pourrait laisser croire que le tuilage hommes/femmes ou prêtres/laïcs s’opère de façon fluide et que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Malheureusement, il n’en est rien. D’abord, les femmes continuent à quitter l’Église, la plupart du temps sans faire de bruit [3]. Ensuite, la foi chrétienne trouve de moins en moins écho dans la vie de nos contemporains. Enfin, les scandales à répétition ont, par leur ampleur, démontré qu’au-delà des défaillances personnelles l’Église souffre d’un dysfonctionnement institutionnel. Ces situations ne sont bien sûr pas sans lien entre elles. Le pape François a clairement dénoncé le cléricalisme comme « une manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Église » qui est à la racine des abus sexuels, abus de pouvoir et de conscience [4]. Un grand chantier s’ouvre donc pour examiner les modalités de l’exercice du pouvoir en Église. La situation des femmes n’en est qu’un aspect, mais elle éclaire singulièrement la problématique générale. Tout en étant omniprésentes, les femmes restent invisibles. Tout en étant en responsabilité, leurs voix restent inaudibles. Ce paradoxe s’explique par une double évolution historique qui a marginalisé les femmes et concentré toute autorité chez les clercs. Il convient de s’y arrêter avant de réfléchir à ce que pourrait être demain une Église qui respire à pleins poumons.

La religion, une affaire d’hommes

2Dans l’Église, l’autorité est attachée au sacerdoce ministériel et celui-ci est réservé aux hommes. C’est la raison pour laquelle la parole d’une femme n’a jamais le même poids que la parole d’un prêtre. Qu’elle soit nommée en responsabilité par un évêque, bardée de diplômes universitaires, exemplaire par ses états de service, religieuse ou mère de famille, rien n’y fait, seul un évêque ou, à défaut, un prêtre représente l’institution et l’engage par sa parole. Les médias ne s’y trompent pas, ils refusent qu’une femme vienne parler au nom de l’Église. Pour comprendre cette situation, il faut revenir aux débuts de l’Église. Car avant même que ne se développent les ministères, la nouveauté chrétienne va se heurter aux cultures patriarcales environnantes.

La liberté du Christ

3Les exégètes mettent aujourd’hui en lumière l’extraordinaire liberté du Christ à l’égard des femmes [5]. Il parle avec les femmes et leur adresse la parole, comme à la Samaritaine au puits (Jn 4, 1-42) ou à la Syro-Phénicienne (Mc 7, 24-30). Il prend leur défense et salue leur foi dans les histoires de la femme adultère (Jn 8, 1-11) et de la femme hémorragique (Mt 9, 20-22). Il n’enferme pas les femmes dans un rôle précis [6]. L’épisode de Marthe et Marie (Lc 10, 38-42) montre qu’il ne les relègue pas aux services domestiques et ne les prive pas d’un enseignement qui leur est pourtant interdit à l’époque. Il ne réduit pas davantage les femmes à la maternité. Lorsqu’une femme dit à Jésus : « Heureuse celle qui t’a porté et allaité », Il répond : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et l’observent » (Lc 11, 27-28). En régime chrétien, l’honneur d’une femme n’est pas de devenir mère, c’est d’être disciple du Christ. L’égalité fondamentale avec laquelle le Christ traite les femmes et les hommes apparaît aujourd’hui comme une parenthèse dans une longue histoire marquée par la domination masculine. De nombreux récits bibliques en portent les traces, il suffit de rappeler que le Décalogue compte la femme parmi les « biens » convoités. Ce qu’il faut constater, à regret, c’est que la très grande liberté dont a fait preuve le Christ à l’égard des femmes semble avoir peu imprégné ses disciples. Leur image va s’effacer. Saint Luc note la présence de quelques femmes à la Pentecôte, mais elles ne sont pas nommées. La nouveauté chrétienne se heurte à la culture dominante du bassin méditerranéen. Michel Gourgues note trois étapes dans cette inculturation [7]. Dans un premier temps, la nouveauté chrétienne est bien proclamée indépendamment du contexte socioculturel et saint Paul peut affirmer qu’il n’y a plus ni homme ni femme (Ga 3, 26-28). Très vite toutefois, tout en reconnaissant l’égale dignité de la femme devant Dieu, sa soumission dans la vie sociale est acceptée (1 P 3, 1-7). Dans un troisième temps, l’inégalité homme/femme est actée aussi à l’intérieur de la communauté chrétienne (1 Tm 2, 11-15).

L’image de la femme forgée par la tradition

4L’embellie a donc été de courte durée pour les femmes. La tradition orale et l’écriture sont confiées aux hommes, seuls interprètes autorisés des événements et de l’histoire. Ils forgent une vision idéale de la femme selon les standards masculins : soumise, obéissante, cachée, silencieuse, retirée dans sa maison, et jamais une figure autonome, parlante et publique. Enzo Bianchi relève que la tradition rabbinique comme la tradition catholique ont fait preuve de moins d’ouverture envers les femmes que les Écritures elles-mêmes [8]. L’Église catholique a bien continué à affirmer l’égale dignité de l’homme et de la femme devant Dieu. Les Pères de l’Église vont néanmoins discuter longuement pour savoir si la femme est bien imago Dei. Certains finissent par arguer que l’égalité est logée dans l’âme spirituelle et n’emporte ainsi pas de conséquences directes pour la situation sociale ou ecclésiale [9]. Cette déconsidération des femmes réelles va de pair avec une idéalisation de la Vierge. Anne-Marie Pelletier montre clairement les conséquences désastreuses pour les femmes de cette interprétation masculine très peu désintéressée de la figure de Marie [10]. En bref, l’Église n’a pas empêché la mise à l’écart traditionnelle des femmes ; pire, elle l’a souvent pratiquée et validée. Ce phénomène de société se trouve renforcé par une évolution propre à l’Église concernant la séparation entre clercs et laïcs.

Le pouvoir des clercs

5Au début de l’Église, la participation active des femmes est attestée par les Écritures. Les ministères de diacre, de prêtre et d’évêque ne sont mis que progressivement en place. Au fil des siècles, la distance se creuse entre ces clercs et l’ensemble des fidèles. Une distance qui devient une véritable séparation au début du iie millénaire avec la réforme grégorienne, dont l’historien Patrick Boucheron affirme qu’elle constitue un réaménagement de tous les pouvoirs dans la société. C’est l’adhésion à la nouvelle doctrine sacramentelle qui détermine désormais l’appartenance à l’Église. Elle opère une double séparation. La première, entre les catholiques qui acceptent la validité des sacrements et tous ceux, Juifs ou infidèles, qui ne peuvent y adhérer. La seconde, entre les clercs qui ont le pouvoir de célébrer les sacrements et les laïcs qui les reçoivent [11]. Une séparation qui s’accentue au gré des aléas de l’histoire et de l’exaltation de la figure du prêtre, notamment par l’École française [12]. Au fil des siècles s’est ainsi formée, dans l’inconscient collectif des catholiques, la conviction que les laïcs ne sont pas compétents en matière spirituelle. Une conviction cristallisée dans l’idée qu’il y a deux Églises, Ecclesia docens (celle qui enseigne) et Ecclesia discens (celle qui apprend). Les femmes étant exclues des ministères, toute autorité, tout exercice du pouvoir, toute prédication, tout enseignement de la théologie restent pendant des siècles l’apanage exclusif des hommes.

6Curieuse situation où la Parole de Dieu ne semble pas avoir d’incidence sur la vie concrète. En théorie, l’Église affirme l’égale dignité devant Dieu de toute personne, indépendamment de son sexe. En pratique, elle cautionne une indéniable inégalité sociale et ecclésiale entre hommes et femmes, jamais questionnée. Une prise de conscience va s’opérer lentement à partir des années 1960.

Le tournant du concile Vatican II

7Le concile Vatican II amorce un premier mouvement pour réduire les séparations susvisées. À l’extérieur, l’Église ne rejette plus de façon catégorique tout ce qui n’est pas catholique. Pour le pape Paul VI, le mode de relation de l’Église avec les autres croyants comme avec le monde doit devenir celui du dialogue [13]. L’Église quitte sa position verticale pour se situer au milieu du monde. Elle s’ouvre davantage à l’œcuménisme et aux relations avec le judaïsme. Elle va jusqu’à reconnaître qu’un rayon de vérité peut exister dans d’autres religions [14]. À l’intérieur, elle se définit désormais d’abord comme peuple de Dieu [15]. Ce peuple de baptisés reçoit un véritable rôle dans l’annonce et la transmission de l’Évangile. En lançant un concile, le pape Jean XXIII invitait à lire les signes des temps [16]. Cette mission sera expressément confiée à l’ensemble du peuple de Dieu [17]. Le Concile reconnaît également que Dieu s’adresse aux êtres humains comme à des amis [18] et que les croyants ont une intelligence des réalités spirituelles [19]. Toute personne devient ainsi un interlocuteur de Dieu et est invitée à partager sa vie. En mettant l’accent sur le caractère personnel et dialogal de la Révélation, le Concile confie à tous les baptisés une part de responsabilité personnelle dans l’Église. Immédiatement, il en limite la portée en affirmant que l’interprétation authentique de la Parole de Dieu a été confiée au seul Magistère, tout en rappelant que celui-ci n’est pas au-dessus de la Parole de Dieu, mais à son service [20]. Vatican II laisse ainsi les laïcs au milieu du gué. L’égalité baptismale est clairement affirmée et les laïcs ont bien un rôle à jouer dans l’Église comme dans la société. Mais dans l’Église, ils ne sont pas encore considérés comme de vrais interlocuteurs. Ils restent les élèves besogneux de clercs qui gardent la maîtrise du langage et des savoirs [21]. Parallèlement à cette évolution dans l’Église, c’est aussi la situation des femmes dans le monde qui change.

L’hommage des papes aux femmes

8Dans les grands textes de la pensée sociale de l’Église, c’est invariablement le rôle de la mère au foyer qui est mis à l’honneur. Il faut attendre 1963 pour trouver une appréciation positive du rôle public de la femme sous la plume du pape Jean XXIII [22]. À partir de Paul VI, les papes vont multiplier les déclarations élogieuses célébrant le « génie féminin ». Mulieris dignitatem (1988) et la Lettre aux femmes (1995), signées par Jean-Paul II, en sont deux exemples éloquents. Plusieurs saintes vont être déclarées docteurs de l’Église. Sans mettre en doute la sincérité des intentions et des propos du Magistère, force est de constater que ce sont des hommes qui parlent des femmes. Ils ne donnent pas la parole aux femmes de leur temps et ne cherchent pas le dialogue avec elles. L’Église peine donc à répondre aux aspirations des femmes. La période après le concile Vatican II avait pourtant amorcé une écoute de la parole des femmes. Ainsi, dans les années 1970, le futur cardinal archevêque de Paris, Jean-Marie Lustiger, alors curé de la paroisse Sainte-Jeanne-de-Chantal, a pu à l’occasion confier la prédication lors de la messe dominicale à des laïcs, y compris des femmes. Une pratique qu’il n’a pas poursuivie une fois arrivé à la tête du diocèse de Paris…

9La situation dont nous héritons est donc complexe. D’un côté, la société qui a évolué et qui, après avoir longtemps marginalisé les femmes, cherche aujourd’hui à mettre en œuvre une égalité homme/femme dans tous les domaines. Même si en pratique cette égalité reste à parfaire, l’idée est complètement entrée dans les mœurs. De l’autre côté, l’Église qui pourrait se réjouir de cette égalité fondamentale de tous les enfants de Dieu et elle le fait, mais qui n’en tire pas les conséquences pour elle-même. Elle reste coincée par sa séparation clercs/laïcs qui exclut les femmes et elle ne mesure pas à quel point cela porte atteinte à la crédibilité de son message et à sa capacité de répondre de façon adéquate aux questions du monde. La première urgence est donc de défaire ce nœud du cléricalisme et c’est ce que propose le pape François en faisant évoluer l’Église hiérarchisée vers une Église synodale.

Femmes et hommes dans une Église synodale

10Pendant le synode sur la famille en 2015, le pape François a fait un discours dessinant les contours de l’Église du iiie millénaire [23]. L’Église synodale qu’il appelle de ses vœux est une Église de l’écoute, où chacun a à apprendre, et une Église du service, où personne n’est au-dessus de l’autre. C’est de ce fait aussi une Église qui n’opère pas de séparation rigide entre clercs et laïcs. Sous des apparences simples, il s’agit bien d’une remise en cause complète des fonctionnements cléricaux. Ce projet se heurte donc à des résistances et des incompréhensions. Sa mise en œuvre s’avère lente et seuls les terribles scandales d’abus sexuels semblent créer l’urgence nécessaire pour faire bouger l’institution. Le pape a annoncé un synode romain sur la synodalité pour 2022, ce qui devrait permettre à l’Église tout entière d’avancer. Les femmes pourront être les premières bénéficiaires de ce rééquilibrage des relations entre clercs et laïcs. En effet, si tous les laïcs se trouvent un peu comme des « incapables majeurs » sous la tutelle des clercs, les hommes sont souvent sollicités pour devenir diacres permanents, donc clercs. À la différence, les femmes sont complètement absentes de l’espace cultuel et de la prédication, de la parole institutionnelle et des instances décisionnelles. L’Église synodale ne réglera pas tous ces problèmes d’un seul coup, mais elle peut permettre un changement en profondeur. Voici une esquisse de quelques pistes à explorer.

Une Église de l’écoute

11« Écoutez-nous ! » C’est le cri du cœur qui ressort de l’enquête effectuée par le journal La Croix auprès de ses lecteurs au printemps 2019 [24]. Le synode sur la famille avait déjà montré la volonté des laïcs de participer aux débats en Église. Ils souhaitent une Église qui écoute et qui prend leur réflexion au sérieux. Cela ne veut pas dire transformer l’Église en démocratie participative. L’écoute relève de l’essence même de l’Église. Elle se doit d’être à l’écoute de la Parole de Dieu qui est confiée à l’Église tout entière [25]. Le fait que le Magistère est à l’écoute et au service de la Parole de Dieu ramène, selon le futur pape Benoît XVI, l’opposition entre ecclesia docens et ecclesia discens à sa mesure véritable, car finalement l’Église tout entière doit rester à l’écoute comme elle doit tout entière veiller à rester dans l’enseignement juste [26]. Cette insistance sur l’écoute est à mettre en lien avec le changement que Dei Verbum opère dans la compréhension de la Révélation. Celle-ci ne se réduit pas à un exposé doctrinal que les uns maîtriseraient et dont ils pourraient instruire les autres. Dans la Révélation, Dieu vient à nous en la personne de Jésus : un homme en chair et en os qui dialogue indistinctement avec les femmes et les hommes comme avec des amis [27]. Cette Parole incarnée ne se laisse enfermer dans aucun discours, mais son écho se retrouve dans d’innombrables vies : des vies de femmes et d’hommes, des vies de couples et de célibataires, des vies dans le monde et « à l’écart » dans des monastères. L’Église tout entière a toujours à apprendre de la façon dont l’écoute de la Parole de Dieu s’incarne chez chacun. Elle a aussi à écouter ce que cette Parole provoque dans la vie des femmes. La prédication est ainsi un des premiers lieux où il est urgent de faire entendre des voix féminines et l’histoire montre que cela est tout à fait possible [28]. Dans cette écoute réciproque, les croyants doivent se mettre ensemble à l’écoute de l’Esprit Saint. C’est aussi une écoute et une volonté d’apprendre du monde pour pouvoir entrer en dialogue avec lui.

Une Église du dialogue

12La foi en Dieu qui fonde l’égalité baptismale [29] est une relation personnelle qui se noue au fil des ans et au gré des événements de la vie. Chaque baptisé peut en témoigner, même s’il n’a pas les mots adaptés [30]. Les catholiques n’ont pas appris à formuler personnellement leurs convictions dans la foi. Ils n’ont toujours eu qu’une « fonction réceptrice » de la Parole à travers un message formulé et formaté par les clercs [31]. Cette infirmité se fait aujourd’hui ressentir pour lancer le dialogue indispensable entre clercs, laïcs et théologiens. Les laïcs ont besoin de gagner en confiance et d’être reconnus, par les évêques et les prêtres, comme interlocuteurs pour tout ce qui concerne l’Église. Cela passera par des dialogues institués à différents niveaux de l’Église. Au niveau national, en France, seul un dialogue informel s’engage aujourd’hui entre les évêques et Promesses d’Église, un collectif d’une quarantaine d’organisations catholiques qui s’est constitué à la suite de la Lettre au peuple de Dieu du pape François. Ce collectif a été invité à présenter sa démarche à l’Assemblée plénière des évêques à Lourdes en novembre 2019, où étaient accueillis pour la première fois aussi d’autres laïcs pour discuter de l’écologie. Le dialogue se met donc en marche timidement en France, sans que les laïcs soient associés à la prise de décision. Le synode national organisé par l’Église en Allemagne offre un bel exemple d’un dialogue constructif faisant largement place à la parole des femmes. Il est vrai que l’Allemagne a une longue tradition de la représentation des laïcs au sein de la ZdK (Zentralkomitee der deutschen Katholiken). Ce Comité central des catholiques allemands existe depuis plus de 150 ans. Une tradition qui fait défaut en France où tout reste à construire de ce côté-là. Le dialogue dans l’Église en Allemagne est possible, y compris sur des sujets sensibles, parce qu’encadré par des règles précises. Le synode sur la famille avait déjà montré cette nécessité d’organiser les débats pour qu’ils soient fructueux. Un travail à reprendre par chaque Église, pour elle-même, mais aussi parce que ce travail sur le dialogue rendra service à la société.

Une Église qui répond aux interrogations de son temps

13L’Église n’est pas une démocratie, elle cherche à vivre la communion. Ce très beau principe oblige à un infini respect de l’autre et à chercher à s’ajuster continuellement les uns aux autres sous l’égide de l’Esprit. Sa mise en pratique n’est pas facile. Comme les évêques sont garants de la communion, il arrive qu’ils préfèrent ne pas aborder les sujets qui fâchent pour ne pas la compromettre. La communion devient alors le voile évangélique jeté sur toute réalité pour taire les conflits. L’incapacité à affronter les conflits est un réel problème dans l’Église. Il faut rendre hommage au travail exceptionnel fourni par Luca Castiglioni, prêtre du diocèse de Milan qui, dans sa thèse Filles et fils de Dieu. Égalité baptismale et différence sexuelle[32] aborde clairement la question de la violence sous-jacente aux relations entre hommes et femmes. Par une fine analyse biblique, il montre comment le Christ nous introduit dans des relations d’amour et d’amitié libres, dépourvues de violence et de convoitise. Cette libération n’a rien d’automatique, mais demande une véritable conversion et un combat de tous les jours. La violence est toujours à surmonter dans nos relations humaines et pour l’auteur « la sous-estimation de ce problème donne lieu à la proposition de solutions iréniques qui bloquent l’avancée de l’Évangile [33] ». En faisant l’effort de regarder en face les conflits et la violence et de les surmonter dans le dialogue, l’Église pourrait mieux répondre aux interrogations des hommes et des femmes qui peinent à vivre harmonieusement leurs relations, et son message retrouverait davantage écho dans la société.

Une Église qui protège

14La sous-estimation de la violence et la négation des enjeux de pouvoirs font partie d’un imaginaire de l’Église comme société parfaite où l’Évangile réglerait comme par miracle l’ensemble des rapports humains. C’est ce type d’imaginaire, où les prêtres sont des hommes au-dessus de tout soupçon, qui a empêché des parents d’entendre les plaintes de leurs enfants abusés. Pourtant les risques d’abus et de déviance sont connus depuis toujours et les congrégations religieuses les plus anciennes ont mis en place des contre-pouvoirs et des garde-fous. Ils ne suffisent pas toujours, mais ils ont le mérite d’exister alors que ce n’est pas le cas partout en Église. Après l’important travail que l’Église avait fait sur elle-même avec le concile Vatican II, le pape Paul VI affirmait : « Ce travail doit toujours être en mesure de reconnaître la fragilité des hommes, même s’ils sont chrétiens et de corriger leurs éventuelles faiblesses et les déformations ecclésiastiques. Compris dans son sens authentique, nous pouvons faire nôtre le programme d’une réforme continuelle de l’Église, Ecclesia semper reformanda[34]. » Une telle réforme continuelle oblige l’Église à développer un esprit autocritique, à mettre en place partout des contre-pouvoirs et des garde-fous, à inventer des instances et des procédures de recours ouvertes à tous. Aujourd’hui, elle s’emploie à le faire pour protéger les enfants et les personnes vulnérables d’éventuels abus. Mais elle doit le faire aussi pour protéger ses propres prêtres en partant de la fragilité des hommes et des femmes. C’est pour avoir oublié de prendre en considération la fragilité humaine qu’elle se trouve aujourd’hui dans une crise inédite. Quand le pape François indique que l’Église synodale est une Église du service dans laquelle personne n’est au-dessus de l’autre, il ne fait que rappeler le commandement du Christ (Mt 20, 25-27). Le pouvoir en Église ne peut être que celui de servir son prochain. C’est un thème rarement abordé et qui mériterait d’être travaillé entre clercs et laïcs, entre hommes et femmes, tant personne n’est à l’abri d’un faux pas en ce domaine.

15***

16Ces quelques pistes montrent que la synodalité peut transformer l’Église et lui permettre de sortir du cléricalisme. Ce sera une première étape importante. En interne, les catholiques apprendront à se considérer véritablement comme peuple de Dieu, acteur de l’annonce de l’Évangile à travers le concret de leurs vies. Dans la société, les témoignages humbles de « la classe moyenne de la sainteté [35] » trouveront sans aucun doute un bon écho. Mais cela ne réglera pas tout. Tôt ou tard, l’Église synodale devra aussi se pencher sur la question des ministères. De quels ministères aurons-nous besoin et qui peut y être appelé ? Dans l’Europe du xxie siècle, il n’est pas envisageable que la différence sexuelle reste un critère éliminatoire et cela plaide pour une mise à plat complète de la question. À la fois pour pouvoir rejoindre nos contemporains dans leur recherche spirituelle et pour honorer pleinement la participation des femmes à la mission. Car comme l’écrit Mary Beard : « Il n’est pas facile de donner une juste place aux femmes dans une structure qui a été conçue pour les hommes ; il faut changer la structure [36]. » Ce changement pourrait permettre enfin à l’Église de respirer avec ses deux poumons.

Notes

  • [1]
    Jean-Paul II, Discours aux participants au symposium « Christianisme et culture en Europe », 31 octobre 1991.
  • [2]
    Id., Encyclique Ut unum sint, n° 54.
  • [3]
    Joseph Moingt, « Les femmes et l’avenir de l’Église », dans Études, n° 4141, janvier 2011, p. 67-76.
  • [4]
    Pape François, Lettre au peuple de Dieu, Salvator, Paris, 2018, p. 13.
  • [5]
    En ce sens notamment : Luca Castiglioni, Filles et fils de Dieu. Égalité baptismale et différence sexuelle, Cerf, Cogitatio fidei n° 309, Paris, 2020 ; Anne-Marie Pelletier, L’Église, des femmes avec des hommes, Cerf, Paris, 2019 ; Enzo Bianchi, Jésus et les femmes, Bayard, Paris, 2018 ; Christine Pedotti, Jésus l’homme qui préférait les femmes, Albin Michel, Paris, 2018.
  • [6]
    Luca Castiglioni, Filles et fils de Dieu, op. cit., p. 498.
  • [7]
    Michel Gourgues, Ni homme ni femme, Cerf/Médiaspaul, coll. Lire la Bible n° 175, Paris/Montréal, 2013, p. 143-147.
  • [8]
    Enzo Bianchi, Jésus et les femmes, Bayard, Paris, 2018, p. 19.
  • [9]
    Hervé Legrand « Les femmes sont-elles à l’image de Dieu de la même manière que les hommes ? Sondages dans les énoncés de quelques Pères grecs », dans Nouvelle Revue théologique 2006/2, 128, p. 214-239.
  • [10]
    A.-M. Pelletier, L’Église, des femmes avec des hommes, op. cit., p. 232.
  • [11]
    Patrick Boucheron, Ce que peut l’histoire. Leçon inaugurale au Collège de France, Fayard/Collège de France, Paris, 2016, p. 37-40.
  • [12]
    A.-M. Pelletier, L’Église, des femmes avec des hommes, p. 127-131.
  • [13]
    Paul VI, Encyclique Ecclesiam suam, nos 67 et ss.
  • [14]
    Concile Vatican II, Déclaration Nostra aetate, n° 2.
  • [15]
    Id., Constitution dogmatique Lumen gentium, n° 9.
  • [16]
    Jean XXIII, Constitution apostolique Humanae Salutis, 1961, n° 4.
  • [17]
    Concile Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, nos 4 et 11.
  • [18]
    Id., Constitution dogmatique Dei Verbum, n° 2.
  • [19]
    Ibid., n° 8.
  • [20]
    Ibid., n° 10.
  • [21]
    Gérard Defois, « La constitution Dei Verbum et les fonctions sociales de l’Écriture », dans Recherches de science religieuse 63/4, 1975, p. 470-472.
  • [22]
    Jean XXIII, Encyclique Pacem in terris, n° 41.
  • [23]
    Pape François, Discours à l’occasion du 50e anniversaire du synode des évêques, 17 octobre 2015.
  • [24]
    Dominique Greiner, Réparons l’Église, Bayard, Paris, 2020, p. 108-111.
  • [25]
    Concile Vatican II, Constitution dogmatique Dei Verbum, n° 10.
  • [26]
    Joseph Ratzinger, « Constitutio dogmatica de divina revelatione », dans Lexikon für Theologie und Kirche, volume 2, Herder, LThK, Freiburg, 1967, p. 527-528.
  • [27]
    Concile Vatican II, Constitution dogmatique Dei Verbum, n° 2.
  • [28]
    Enzo Bianchi, Ricardo Saccenti et al., Les laïcs peuvent-ils aussi prêcher ? Lessius, La part-Dieu n° 36, Bruxelles, 2020.
  • [29]
    Luca Castiglioni, Filles et fils de Dieu, op. cit., p. 496.
  • [30]
    Pape François, Exhortation apostolique Evangelii gaudium, nos 119-120.
  • [31]
    Gérard Defois, « La constitution Dei Verbum et les fonctions sociales de l’Écriture », art. cit., p. 478-480.
  • [32]
    Luca Castiglioni, Filles et fils de Dieu, op. cit.
  • [33]
    Ibid., p. 501.
  • [34]
    Paul VI, Audience du 7 mai 1969.
  • [35]
    Pape François, Exhortation apostolique Gaudete et exsultate, n° 7.
  • [36]
    « You can’t easily fit women into a structure that is already coded as male; you have to change the structure », Mary Beard, Women and Power. A manifesto, Profile Books, London, 2017, p. 86-87.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.82

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions