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Article de revue

De la recherche de l’excellence à la tentation de l’excès

Le meilleur de soi-même peut-il s’incarner dans le pire de soi-même ?

Pages 381 à 392

Notes

  • [1]
    Dicastère pour les Laïcs, la Famille et la Vie, Donner le meilleur de soi-même. Un document au sujet des perspectives chrétiennes sur le sport et la personne, Éditions du Dicastère pour les Laïcs, la Famille et la Vie, Rome, 2018.
  • [2]
    G. Lecocq, « Pour un triple éloge de la perte, de la détresse humaine et des dimensions spirituelles de la résilience », dans A-M. Etienne et I. Bragard (Éd.), Évolutions sociales, innovations politiques. Nouveaux enjeux en psychologie de la santé, Éditions des Archives Contemporaines, Paris, 2016, p. 212-215.
  • [3]
    P. Teilhard de Chardin, Écrits du temps de la guerre (1916-1919), Seuil, Paris, 1976, p. 171.
  • [4]
    M. McNamee, « Youth, Sport and the Virtues », dans P. Kelly, s.j., Youth, Sport & Spirituality. Catholic Perspectives, University Notre Dame Press, Notre Dame, Indiana, 2015, p. 74-87.
  • [5]
    G. Tognon, La démocratie du mérite, Édition de la Revue Conférence, Trocy, 2016.
  • [6]
    V. Segalen, Essai sur l’exotisme, Librairie générale française, Paris, 1986.
  • [7]
    G. Lecocq, « Mise en scène d’une vie sportive au Théâtre des Deux Sources : Psyché peut-elle rencontrer Éros sans rencontrer Thanatos ? », dans P. Philippe-Meden (Éd.), Érotisme et sexualité dans les arts du spectacle, Éditions Entre-temps, Lavérune, 2015, p. 205-214.
  • [8]
    Id., « Entre excellence exclusive et fragilité inclusive : une éducation corporelle émancipatrice vaut la peine d’être vécue dans le contexte scolaire », La Nouvelle Revue. Éducation et sociétés inclusives, 81, 2018, p. 65-80.
  • [9]
    Id., « La Blessure », dans B. Andrieu (Éd.), Vocabulaire de philosophie du sport, L’âge d’homme, Lausanne, 2015, p. 372-382.
  • [10]
    A. Honneth, La société du mépris, La Découverte, Paris, 2008, p. 348.
  • [11]
    G. Lecocq et S. Dervaux, « De la résistance à la résilience : lorsque deux types d’activités physiques adaptées se mettent au service d’une personne vulnérable », Movement & Sport Sciences, 2-84, 2014, p. 9-97.
  • [12]
    A. Thomasset, Les vertus sociales. Justice, solidarité, compassion, hospitalité, espérance, Lessius, coll. Donner raison, théologie no 48, Namur/Paris, 2015.
  • [13]
    E. Morin, Écologiser l’homme, Lemieux Éditeur, Paris, 2016, p. 300.
  • [14]
    J. Parry, « The religio athletae. Olympism and Peace », dans J. Parry, S. Robinson, N-J. Watson, M. Nesti (Éd.), Sport and Spirituality. An introduction, Routledge, London, 2007, p. 201-226.
  • [15]
    G. Lecocq, « Body ecology and academic well-being », art. cit., p. 165-173.
  • [16]
    A. Artaud, Œuvres, Gallimard, Paris, 2004, p. 584.
  • [17]
    M. Blanchot, L’entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p. 142.
  • [18]
    P. Teilhard de Chardin, L’énergie humaine, Seuil, Paris, 1962, p. 72.
  • [19]
    Y. Ledure, Transcendances. Essai sur Dieu et le corps, Desclée de Brouwer, Paris, 1989.
  • [20]
    P. Teilhard de Chardin, Le milieu divin, Seuil, Paris, p. 124.
  • [21]
    M. Seligman, « Breaking the 65 Percent Barrier », dans M. Csikszentmihalyi, I-S. Csikszentmihalyi, A life worth living. Contribution to Positive Psychology, Oxford University Press, Oxford, 2006, p. 230-236.
  • [22]
    G. Lecocq, « Culture corporelle et culture universitaire : vers une incarnation de l’authenticité et de l’empathie dans un espace de formation », dans Transversalités, no 71, 1999, p. 163-166.
  • [23]
    J. Huizinga, Homo Ludens. A Study of the Play Element in Culture, Beacon Press, Boston, 1968.
  • [24]
    J. Moltmann, Theology of Play, Harper & Row, New York, 1972.
  • [25]
    G. Lecocq, P. Hauchard, « L’Epistrophê et la Parrêsia. Deux moments disruptifs qui favorisent la rencontre des compétences extrascolaires d’un nouvel enseignant au sein des lycées professionnels », art. cit.
  • [26]
    P. Kelly, « Flow, Sport and the Spiritual Life », dans J. Parry, M. Nesti, N, Watson (Éd.), Theology, Ethics and Transcendence in Sports, Routledge, New York, 2011, p. 163-177.
  • [27]
    G. Lecocq, « Entre sport, éducation, développement durable et santé. Les quatre phénomènes du mouvement humain », dans Noosphère, 2-2018, p. 82-87.
  • [28]
    N-J Watson et A. Parker, Sport and the Christian Religion. A Systematic Review of Literature, Cambridge Scholars Publishing, Newcastle upon Tyre, 2014.
  • [29]
    J. Moltmann, Le rire de l’Univers. Traité de christianisme écologique, Cerf, Paris, 2004.
  • [30]
    J. Salim et R. Wadey, « Using Gratitude to promote Sport Injury-Related Growth », dans Journal of Applied Sport Psychology, 2019, https://doi.org/10.1080/10413200.2019.1626515.
  • [31]
    P. Ricœur, Parcours de reconnaissance, Gallimard, Paris, 2004, p. 401.
  • [32]
    G. Lecocq, « La fragilité de l’étudiant-résilient : Une voie d’accès à une parole créatrice qui redonne vie à un projet universitaire », dans M. Dubois, M-L. Vitali et M. Sonntag (Éd.), Création, créativité et innovation dans la formation et l’activité d’ingénieur, Université de Technologie de Belfort-Montbéliard, Belfort, 2017, p. 147-155.
  • [33]
    P. Teilhard de Chardin, Hymne de l’univers, Seuil, Paris, 1961.
  • [34]
    Cité par M. Santiago-Delefosse, Psychologie de la Santé. Perspectives cliniques et qualitatives, Mardaga, Sprimont, 2002, p. 253.

Introduction

1Les enceintes sportives sont des lieux de mission et de sanctification. Les athlètes, par le témoignage de joie, en pratiquant le sport de façon communautaire, peuvent être messagers de la Bonne Nouvelle. Ces deux affirmations contenues dans le message du pape François en juin 2018, à l’occasion de la publication du document Donner le meilleur de soi-même[1], sont les déclencheurs du texte qui va nous permettre de donner de l’épaisseur et de la complexité aux trajectoires initiées par des athlètes au sein des cultures sportives, surtout lorsque ceux-ci ont à gérer simultanément une obligation de performances, une nécessité d’en faire toujours plus et une peur de se trouver exclu d’une communauté de destin. L’objectif majeur de ce texte va consister ainsi à identifier ces vertus qui permettent à un athlète d’accepter au cours de sa vie sportive de conjuguer avec allégresse ce qu’il y a de meilleur et de pire en lui, autour de lui et au-delà de lui [2].

2« J’ai un peu envie d’analyser et de justifier brièvement ce sentiment de plénitude et de surhumain que j’ai si souvent éprouvé sur le front, et dont je redoute d’expérimenter la nostalgie après la guerre. Il me semble qu’on pourrait montrer que le Front n’est pas seulement la ligne de feu, la surface de corrosion des peuples qui attaquent, mais aussi en quelque façon, le “font de la vague” qui porte le monde humain vers ses destinées nouvelles [3]. » C’est à partir de cet extrait rédigé par P. Teilhard de Chardin dans ses Écrits du temps de la guerre que nous nous proposons d’investiguer ces espaces sportifs où se côtoient la recherche de l’excellence et la tentation de l’extrême, l’espérance de l’excellence et la désespérance de devoir en faire toujours plus. Deux interrogations majeures serviront ainsi de trame à nos propos : le meilleur de soi-même peut-il s’incarner dans le pire de soi-même ? Le pire de soi-même et le meilleur de soi-même sont-ils deux facettes d’un même phénomène humain ? Ces deux questions permettront d’en élaborer une troisième : une culture sportive est-elle un creuset propice à l’émergence de performances surhumaines nourries par la rencontre des dimensions charnelles de l’extrême psychologique ? Pour répondre à ces questions, nous nous intéresserons à ce que vivent des personnes qui dans les espaces et les temps sportifs ne sont pas reconnues dans ce qu’elles sont, mais soumises à l’obligation de performances excellentes. Ce sera également l’occasion d’identifier les zones de failles au sein desquelles une personne peut ressentir l’expérience des limites de son corps, dès lors où celui-ci devient pour une culture sportive un objet inutile. Dans ce moment chaotique, nous identifierons deux zones frontalières qui opposent un faux-self et un soi-caché. Une première zone se situe sur le front de l’indicible corporel, là où une personne réalise dans sa chair qu’elle est à la fois culturellement vulnérable et spirituellement authentique. Une seconde zone se révèle là où l’arête[4] laisse émerger un kleos qui reconnaît les valeurs universelles de l’extrême psychologique vécu par une personne [5].

3Nous conclurons nos propos en précisant les contours du chemin qui peuvent permettre à la condition de l’homme vulnérable de se rapprocher de celle de l’exote, celui qui est en capacité d’être seul parmi les autres, grâce à ses différences [6]. C’est ainsi que les temps et les espaces sportifs peuvent devenir ces chemins de conversion où coexistent le normal et le pathologique, la soumission librement consentie et les déviances créatives. Quatre moments scandent cette traversée qui conduit un athlète du faîte de la performance vers un au-delà de l’univers sportif :

  • Le premier moment prend appui sur la façon dont une culture sportive attire une personne en lui donnant l’espérance qu’elle sera reconnue comme excellente en jouant le rôle d’Homo Sportivus.
  • Lors du deuxième moment, l’Homo Sportivus laissera la place à un Religio Athletae lorsqu’une effraction corporelle va remettre en cause les raisons de croire d’un athlète, dès lors où son corps va devenir le lieu d’effusion d’un réel hémorragique qui interpelle la subjectivité humaine.
  • Le Religio Athletae permet, lors d’un troisième moment, à un Homo Religiosus de se révéler au-delà de la vie sportive, lorsque le défaut d’une cuirasse corporelle devient le lieu où s’exprime l’immensité de l’être et se révèle l’infini des limites humaines
  • C’est lorsque l’Homo Ludens et le Deus Ludens se retrouvent qu’un quatrième moment va être l’occasion pour une personne de relever le défi dans la quête du bien et le défi dans le jeu de la sur-vie.

L’Homo Sportivus se reflète dans les reflets des miroirs de l’univers sportif, dans l’espérance d’être excellent

4Vivre sa propre vie comme une vie étrangère en oubliant d’être soi-même ! C’est par cette formule que peut se caractériser l’entrée dans une vie sportive où un athlète en devenir va découvrir l’espérance d’être excellent sans imaginer que des moments de désespérance permettront à cet athlète de ressentir la tentation de l’excès et les affres de l’exclusion culturelle. L’engagement dans une activité sportive au sein d’une communauté de destin est en effet un processus qui permet à une personne de s’inscrire, souvent dès l’enfance, dans un refuge sécurisant et bienveillant, après avoir vécu des moments de vie critiques. La sécurité et la bienveillance rencontrées au cœur des cultures sportives favorisent alors l’émergence d’une excellence sportive encore non reconnue par l’athlète. Celle-ci se renforce lors de tentatives d’attachement à de nouvelles figures significatives associées aux cultures sportives et des essais d’arrachements avec d’autres figures culturelles jugées moins significatives [7]. Cet affrontement entre arrachement et attachement va aboutir chez l’athlète à une tentative de mise en conformité aux exigences des cultures sportives qui lui étaient jusqu’alors étrangères. C’est ce besoin de conformité qui favorise une construction identitaire partielle, une soumission à la désirabilité sociale et une tendance à construire des relations aux autres essentiellement orientées vers les logiques de la compétition sportive. C’est ainsi qu’un être au monde sportif se développe à l’intérieur de limites assignées par les cultures sportives. C’est un environnement clos qui permet à un athlète de se sentir libre, même si cette liberté est conditionnelle [8].

5Ainsi, le chemin d’une vie sportive qui consiste à être excellent conduit à un paradoxe et une énigme, dès lors où le corps devient à la fois le premier signal et le dernier rempart qui permet à un athlète de ressentir d’autres facettes de la Vie qui sont en lui, en éprouvant les douleurs occasionnées par l’apparition d’une blessure. Le corps blessé atteste ainsi des retrouvailles avec des sensations, des pulsations et des inspirations qui lui permettent de révéler à la face du monde des fragilités corporelles, mais aussi des compétences encore non exprimées [9]. L’expression des fragilités du corps représente un instant obscur de l’intime de l’humain qui est imprévisible, un peu chaotique et jamais complètement maîtrisable. L’émergence du doute chez le sportif devenu in-excellent crée une sorte d’épochè, une mise entre parenthèses de la tentation de se comparer à d’autres. Les accords du plus-que-parfait qui scandent la conjugaison des actes qui conduisent à l’excellence peuvent alors être remplacés par d’autres accords qui s’intéressent à la conjugaison des actes qui conduisent un athlète à abandonner ses fascinations et ses illusions au profit de sensations, de pulsations et d’inspirations qui oscillent entre deux statuts : celui « de la personnalité forte, virile, qui parvient à maîtriser la réalité en réprimant d’autres identités possibles, ou celui de la personnalité plus riche, plus flexible en quelque sorte, à laquelle manquerait cependant la stabilité nécessaire à la routine quotidienne [10] ».

6Ainsi, une vie guidée par une obéissance passionnée envers la compétition sportive ne se suffit pas à elle-même pour développer une maturité et une identité consistantes. C’est quand il n’est plus possible de s’appuyer sur des valeurs sportives devenues obsolètes que le temps est venu pour un athlète de rechercher au cœur de son être ce qu’il pensait être à l’extérieur de lui-même [11]. Un nouveau monde est à portée de main de cet athlète lorsqu’il est renvoyé au cœur d’un lieu de vérité qui est son corps propre. L’occasion est alors donnée à un athlète en reconstruction identitaire de se reconnaître comme différent et d’affirmer son originalité. Tout d’abord, la désespérance d’être exclu d’une culture sportive remplace l’espérance d’être excellent ; ensuite, en donnant le meilleur de soi-même, l’athlète découvre que le pire de soi-même devient pour lui une épreuve où le chemin ne conduit plus à la victoire, mais au lâcher-prise, là où l’athlète va accepter de croire sans savoir, tout en tenant bon dans l’adversité [12]. « L’espérance est ressuscitée au cœur même de la désespérance. L’espérance n’est pas synonyme d’illusion. L’espérance vraie sait qu’elle n’est pas certitude, mais elle sait que l’on peut frayer un chemin en marchant. L’espérance sait que le salut par la métamorphose bien qu’improbable n’est pas impossible [13]. »

Les blessures de l’Homo Sportivus brisent les reflets des miroirs de l’Univers sportif et révèlent les raisons d’être d’un Religio Athletae

7Vivre une vie sportive perçue comme étrangère s’apparente à un processus d’auto-aliénation qui s’incarne dans la perte de deux dimensions fondamentales de l’humanité d’un athlète : une perte de puissance d’agir et une perte d’engagement où le corps de l’athlète ne peut plus se vivre comme un tout qui fait sens. C’est lorsque la fascination de l’excellence s’estompe chez un athlète qu’un processus d’auto-aliénation devient inutile. C’est par cette formule que peut se caractériser l’entrée dans l’antichambre d’un au-delà de la vie sportive. À la suite du processus trinitaire dynamisé par le Facteur E « Excellence, Excès, Exclusion », le Facteur I « Intuition, Innovation, Inspiration » va favoriser une involution de l’Homo Sportivus vers les raisons d’exister d’un Religio Athletae[14]. L’effraction corporelle se rapporte à cet instant fugace où l’athlète se trouve confronté, en une fraction de seconde, à la réalité du néant psychique, somatique et/ou culturel. Le corps blessé se trouve alors sous l’emprise heureuse de repères temporels éclatés qui témoigne d’un temps qui n’a plus guère à voir avec l’idée d’une succession ordonnée selon la tripartition passé-présent-futur. C’est le moment où un Religio Athletae se révèle autour de quatre dynamiques où il s’agit pour lui [15] :

  • de garder en mémoire de quelles façons la fascination pour la vie sportive conduit à l’exclusion et favorise une rencontre avec un Attachement à la Vie authentique ;
  • d’accepter que la blessure sportive soit une forme de motricité créative au service d’une conversion identitaire authentique ;
  • de reconnaître les deux temps qui donnent l’occasion à une personne blessée de se réhabiliter corporellement, psychologiquement et culturellement : un temps où la personne est encore sidérée de ce qui lui arrive et un temps qui marque l’entrée de cette même personne dans de nouvelles formes de libertés ;
  • de concevoir que l’instant de l’effondrement psychologique est un point de passage obligé pour permettre à une personne de porter un regard empathique sur son corps propre et sur le style d’attachement inédit qui lui permet de se sentir en sécurité, pour s’ouvrir à un attachement à l’Universel qui élargit les frontières de sa communauté de destin.

8C’est dans l’articulation de ces quatre dynamiques que la blessure sportive devient un moment fondateur pour permettre à un athlète de ressentir la Vie qui est en lui. Alors, l’irruption d’une blessure sportive est bien autre chose qu’une catastrophe. C’est un lieu et un moment d’où émerge un chemin intérieur ; c’est l’occasion pour une personne immobilisée sur le bas-côté d’une culture sportive d’opérer un détour inopiné vers ce qui sera essentiel et authentique pour elle. C’est le corps blessé devenu provisoirement immobile qui favorise le réveil de vulnérabilités psychologiques jusqu’alors masquées par une pratique sportive intense. Des plaintes, des douleurs et des souffrances jusqu’alors tues vont submerger une identité sportive qui n’a plus momentanément de raisons d’être. Le temps est venu pour la personne blessée d’aller chercher dans les dessous de la conscience, là où, à la faveur de certains événements, quelque chose se trouve délié et libéré. Un nouveau rapport au corps propre du sujet sportif est à envisager lorsque la personne blessée devient l’acteur d’un nouveau souffle. « Là où l’athlète s’appuie pour courir, c’est là que l’acteur s’appuie pour lancer une imprécation spasmodique, mais dont la course est rejetée vers l’intérieur… Là où chez l’acteur le corps est appuyé par le souffle, chez le lutteur, chez l’athlète physique, c’est le souffle qui s’appuie sur le corps [16]. » De nouvelles formes d’inspiration sont l’occasion pour un athlète déchu de laisser l’intuition guider sa vie vers des innovations qui vont lui donner l’occasion de se parer du statut d’Homo Religiosus.

Le Religio Athletae permet à un Homo Religiosus de naître au-delà de la vie sportive

9Un acte de conversion est un moment d’humilité où le doute et l’indécision deviennent des vertus qui accompagnent un athlète sur le chemin de la tempérance, après avoir traversé celui du toujours plus et celui du moins que rien. C’est l’acceptation de la vulnérabilité qui permet à un athlète de se décentrer d’une appartenance sportive devenue dénuée de sens. La quête d’un absolu qui se révélait à l’aune d’une reconnaissance sportive aboutit provisoirement à une impasse et devient le creuset d’un moment de vérité : au sentiment d’être à l’abri de tout imprévu, succède un état où celui-ci découvre alors la condition humaine « pour qui l’existence s’est soudain transformée : le clair-obscur est devenu à la fois exigence d’absolue clarté et rencontre d’épaisses ténèbres, appel à une parole vraie et épreuve d’un espace infiniment silencieux [17] ».

10L’expressivité de la réalité virtuelle de l’athlète blessé se révèle lorsque celui-ci accepte alors de se confronter à une crise intérieure. C’est au cours de celle-ci, entre résistance et lâcher-prise, que l’athlète se sent prêt à s’exprimer pour dire sa vérité. Les différentes facettes de l’identité d’un athlète, devenu un Homo Religiosus, peuvent alors se redéployer vers un élargissement de l’être qui oblige la mise en place d’un nouvel équilibre corporel. En acceptant de remettre en jeu ce qui fondait son identité sportive, l’athlète va redécouvrir une capacité : celle de s’autoriser à être soi-même en redonnant sens à sa vie et vie à ses sens. Cette autorisation s’inscrit dans un double acte de courage : le courage d’être soi-même parmi les autres et le courage de voyager vers l’in-su de ce qui rend une personne sur-vivante. Lors d’un voyage vers l’in-su qui rend une personne sur-vivante, le corps n’est plus un corps étranger à l’extrême corporel, dès lors où une inspiration à l’intériorité et une impulsion vers l’authenticité de l’Être donne une épaisseur et une souplesse aux dimensions esthétiques et poétiques du corps. En ce sens, le souci de voyager au-delà de soi se rapproche d’un double acte d’émancipation : celui de faire le deuil des pénombres de l’Univers sportif et celui d’accepter de découvrir les pénombres de son corps propre.

11Alors le noyau qui constitue l’étoffe intime du corps humain devient à la fois proche et inaccessible, accessible et lointain. L’athlète devient sensible à une mélodie secrète qui émane de l’intériorité de son corps. Un univers personnel peut alors s’esquisser aux sources de ce qui fonde l’humanité du corps. « À partir de l’Homme, en redescendant vers les origines, la conscience paraît se dénouer, se diffuser, jusqu’à devenir insaisissable [18]. » Le silence corporel contient et est contenu par une transcendance, celle qui attire vers un centre inconnu et impensé, un soi-caché que l’on ne peut ni connaître ni éprouver, ni même communiquer [19]. C’est à ce moment que le Facteur I « Inspiration, Intuition, Innovation » peut laisser la place à un Facteur A où « l’Attachement à l’Universel, l’Autonomie et l’Autorité » sont des vertus qui vont permettre à l’Homo Religiosus de devenir un Homo Ludens prêt à éprouver de la Joie à se rapprocher d’un Deus Ludens.

Vers une épistémologie de la traversée qui met en scène l’Homo Ludens et le Deus Ludens

12La vulnérabilité du corps qui accompagne l’accès à l’ultime hypothétique du sensible conduit à des paysages où le néant et le divin, le chaos et la diaphanie dessinent les contours d’un imaginaire qui ne se révèlent qu’au centre des sensations les plus archaïques. « Le Milieu divin, si immense soit-il, est en réalité un Centre. Il a donc les propriétés d’un centre, c’est-à-dire, avant tout, le pouvoir absolu et dernier de réunir (et par suite d’achever) les êtres au sein de lui-même [20]. » L’ouverture authentique et assumée vers l’arrière-pays de la Psyché est le signal qu’un véritable processus de conversion est à l’œuvre chez un athlète. Le sentiment d’authenticité relie alors une personne à un sentiment d’exister. C’est à cette occasion qu’il est possible de reconnaître que la vie sportive vaut la peine d’être vécue entre le plaisir éphémère éprouvé par une motivation hédonique et l’engagement dans une vie pleine sollicitée par une motivation eudémonique [21]. Ce voyage qui conduit une personne à naviguer entre l’In-Su et l’A-Venir est l’occasion pour elle d’affirmer une Présence authentique au Monde et une Reconnaissance empathique de l’Autre [22]. C’est à ce moment-là que le corps de l’Homo Ludens[23] et le corps du Deus Ludens[24] ne peuvent plus admettre de s’ignorer, au risque d’oublier ce que pourrait signifier la joie d’éprouver des sens en commun et d’apprécier ces deux moments que sont l’epistrophê et la parrêsia[25]. Cependant, ressentir la Joie qui est en soi nécessite pour une personne d’accepter de reconnaître que la source de cette Joie ne se trouve pas dans le soi, mais dans des linéaments qui se trouvent en amont de celui-ci. L’accès au chemin qui conduit à cette source se reconnaît dès lors où l’athlète découvre que son corps possède en son sein les compétences pour permettre à une liturgie intérieure d’être entendue. Ainsi chaque pulsation, chaque sensation et chaque respiration deviennent des occasions pour un athlète de traverser des paysages indicibles qui se trouvent au-delà des limites imaginales du soi. Celui-ci est à percevoir alors comme un pont qui relie plusieurs mondes qui assurent une pleine humanité à une Personne. La Joie de traverser ce pont n’existe que si la personne éprouve un sentiment de sécurité associé à un attachement à l’Universel, et accepte de s’ouvrir à des réalités corporelles indicibles. Sécurité, Ouverture et Intériorité constituent ainsi les trois piliers d’un soi qui permet à une vie spirituelle de se révéler au cœur des enceintes sportives [26]. Alors, au-delà du fair-play qui s’inscrit comme une vertu constitutive de la vie sportive éprouvée par un athlète face à des adversaires et à des partenaires, la reconnaissance d’une seconde vertu est à opérer lorsque l’athlète accepte de prendre la responsabilité de devenir porteur d’une Autorité qui le dépasse et qui lui permet d’affirmer une puissance d’agir au service d’un bien commun qui appartient au patrimoine immatériel de l’humanité : le corps humain, doué d’une mobilité qui lui permet de s’afficher comme vivant au sein d’une culture et porteur d’une mobilité imaginale qui lui permet de s’affirmer comme sur-vivant au sein de la quiétude. C’est dans la rencontre de ces deux mobilités que se révèle une puissance de co-création qui transcende les vulnérabilités du corps et qui met en place une sollicitude transgénérationnelle, transcorporelle et transculturelle sereine sur les scènes sportives. Tandis que le fair-play trouve sa place lors des rencontres vécues par un athlète au sein des cultures sportives, le faith-play témoigne des retrouvailles joyeuses entre l’Homo Ludens et le Deus Ludens.

Conclusion

13Lorsque le temps est venu pour un athlète de ressentir l’infini esthétique contenu dans son corps, l’occasion lui est alors donnée de gérer la complexité d’une unitas multiplex qui fait de lui un personnage protéiforme doué de raison, d’émotions et de passions contradictoires [27]. L’inachèvement heureux d’une trajectoire sportive permet ainsi de concevoir le moment d’un échec comme une merveilleuse occasion de se rapprocher des origines de la création, là où se révèle le Néant. La compréhension des phénomènes humains et culturels qui émergent des moments de doutes est une belle conjoncture qui permet à une personne d’habiter pleinement son corps, après avoir pourtant dépassé les limites de celui-ci. Le moment est venu pour elle de refuser l’existence d’un no man’s land, là où les dimensions humaines de l’athlète sont déniées au cœur des cultures sportives. C’est alors une opportunité pour un athlète en manque de repères et de certitudes d’accepter de se laisser guider par un élan vital qui puise sa source aux confins de l’indicible corporel [28]. Dès lors, un salut écologique s’inscrit dans un devenir soi-même qui rencontre l’épicentre du Bonheur au cœur de l’Univers, là où se révèle une joie profonde et une jubilation éclatante [29]. C’est cette rencontre qui va permettre à un athlète de reconnaître ces moments qui procurent des sensations de gratitude [30]. « La gratitude reçoit de la dialectique entre dissymétrie et mutualité un surcroît de sens… Dans le recevoir, lieu de gratitude, la dissymétrie entre le donateur et le donataire est deux fois affirmée ; autre est celui qui donne et celui qui reçoit ; autre celui qui reçoit et celui qui rend. C’est dans l’acte de recevoir et dans la gratitude qu’il suscite que cette double altérité est préservée [31]. Se détacher de ce qui fut une passion sportive est une forme supérieure d’attachement qui se rapproche d’un sentiment d’allégresse assumée [32].

14Pour cela, veillons à ce que chacun, sur les territoires sportifs, puisse construire un chemin qui ouvre vers l’inattendu. Laissons-nous également envahir par le doute et l’inquiétude lorsqu’il s’agit de trouver le fil rouge qui relie la source du Léthé, ce territoire où dominent l’oubli et la source de Mnémosyne, ce territoire où se révèle la mémoire. Alors, là où apparaît l’Hilflosigkeit, peut advenir l’être-parlant, celui qui se met à la fois au service du corps sportif et du corps propre. C’est ce qui permet à une Parole surhumaine de faire dialoguer le meilleur de soi-même et le pire de soi-même au sein de l’univers sportif et d’ouvrir celui-ci à des perspectives diaconale, kérygmatique et liturgique. Une culture sportive peut devenir alors un creuset propice à la reconnaissance des dimensions charnelles de l’extrême psychologique qui contiennent cette mélodie secrète qui se niche au cœur du phénomène humain. Le moment semble donc venu d’élaborer des temps et des espaces sportifs où la psychologie, la philosophie et la théologie deviennent les composantes fondamentales d’une trilogie qui facilite l’écoute de l’Hymne de l’Univers [33].

15

« D’où viens-tu ?
Des crevasses où réside l’or.
Qu’y a-t-il de plus splendide que l’or ?
La lumière !
Qu’y a-t-il de plus réconfortant que la lumière ?
La parole. »


Date de mise en ligne : 09/04/2020.

https://doi.org/10.2143/LV.00.0.0000000

Notes

  • [1]
    Dicastère pour les Laïcs, la Famille et la Vie, Donner le meilleur de soi-même. Un document au sujet des perspectives chrétiennes sur le sport et la personne, Éditions du Dicastère pour les Laïcs, la Famille et la Vie, Rome, 2018.
  • [2]
    G. Lecocq, « Pour un triple éloge de la perte, de la détresse humaine et des dimensions spirituelles de la résilience », dans A-M. Etienne et I. Bragard (Éd.), Évolutions sociales, innovations politiques. Nouveaux enjeux en psychologie de la santé, Éditions des Archives Contemporaines, Paris, 2016, p. 212-215.
  • [3]
    P. Teilhard de Chardin, Écrits du temps de la guerre (1916-1919), Seuil, Paris, 1976, p. 171.
  • [4]
    M. McNamee, « Youth, Sport and the Virtues », dans P. Kelly, s.j., Youth, Sport & Spirituality. Catholic Perspectives, University Notre Dame Press, Notre Dame, Indiana, 2015, p. 74-87.
  • [5]
    G. Tognon, La démocratie du mérite, Édition de la Revue Conférence, Trocy, 2016.
  • [6]
    V. Segalen, Essai sur l’exotisme, Librairie générale française, Paris, 1986.
  • [7]
    G. Lecocq, « Mise en scène d’une vie sportive au Théâtre des Deux Sources : Psyché peut-elle rencontrer Éros sans rencontrer Thanatos ? », dans P. Philippe-Meden (Éd.), Érotisme et sexualité dans les arts du spectacle, Éditions Entre-temps, Lavérune, 2015, p. 205-214.
  • [8]
    Id., « Entre excellence exclusive et fragilité inclusive : une éducation corporelle émancipatrice vaut la peine d’être vécue dans le contexte scolaire », La Nouvelle Revue. Éducation et sociétés inclusives, 81, 2018, p. 65-80.
  • [9]
    Id., « La Blessure », dans B. Andrieu (Éd.), Vocabulaire de philosophie du sport, L’âge d’homme, Lausanne, 2015, p. 372-382.
  • [10]
    A. Honneth, La société du mépris, La Découverte, Paris, 2008, p. 348.
  • [11]
    G. Lecocq et S. Dervaux, « De la résistance à la résilience : lorsque deux types d’activités physiques adaptées se mettent au service d’une personne vulnérable », Movement & Sport Sciences, 2-84, 2014, p. 9-97.
  • [12]
    A. Thomasset, Les vertus sociales. Justice, solidarité, compassion, hospitalité, espérance, Lessius, coll. Donner raison, théologie no 48, Namur/Paris, 2015.
  • [13]
    E. Morin, Écologiser l’homme, Lemieux Éditeur, Paris, 2016, p. 300.
  • [14]
    J. Parry, « The religio athletae. Olympism and Peace », dans J. Parry, S. Robinson, N-J. Watson, M. Nesti (Éd.), Sport and Spirituality. An introduction, Routledge, London, 2007, p. 201-226.
  • [15]
    G. Lecocq, « Body ecology and academic well-being », art. cit., p. 165-173.
  • [16]
    A. Artaud, Œuvres, Gallimard, Paris, 2004, p. 584.
  • [17]
    M. Blanchot, L’entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p. 142.
  • [18]
    P. Teilhard de Chardin, L’énergie humaine, Seuil, Paris, 1962, p. 72.
  • [19]
    Y. Ledure, Transcendances. Essai sur Dieu et le corps, Desclée de Brouwer, Paris, 1989.
  • [20]
    P. Teilhard de Chardin, Le milieu divin, Seuil, Paris, p. 124.
  • [21]
    M. Seligman, « Breaking the 65 Percent Barrier », dans M. Csikszentmihalyi, I-S. Csikszentmihalyi, A life worth living. Contribution to Positive Psychology, Oxford University Press, Oxford, 2006, p. 230-236.
  • [22]
    G. Lecocq, « Culture corporelle et culture universitaire : vers une incarnation de l’authenticité et de l’empathie dans un espace de formation », dans Transversalités, no 71, 1999, p. 163-166.
  • [23]
    J. Huizinga, Homo Ludens. A Study of the Play Element in Culture, Beacon Press, Boston, 1968.
  • [24]
    J. Moltmann, Theology of Play, Harper & Row, New York, 1972.
  • [25]
    G. Lecocq, P. Hauchard, « L’Epistrophê et la Parrêsia. Deux moments disruptifs qui favorisent la rencontre des compétences extrascolaires d’un nouvel enseignant au sein des lycées professionnels », art. cit.
  • [26]
    P. Kelly, « Flow, Sport and the Spiritual Life », dans J. Parry, M. Nesti, N, Watson (Éd.), Theology, Ethics and Transcendence in Sports, Routledge, New York, 2011, p. 163-177.
  • [27]
    G. Lecocq, « Entre sport, éducation, développement durable et santé. Les quatre phénomènes du mouvement humain », dans Noosphère, 2-2018, p. 82-87.
  • [28]
    N-J Watson et A. Parker, Sport and the Christian Religion. A Systematic Review of Literature, Cambridge Scholars Publishing, Newcastle upon Tyre, 2014.
  • [29]
    J. Moltmann, Le rire de l’Univers. Traité de christianisme écologique, Cerf, Paris, 2004.
  • [30]
    J. Salim et R. Wadey, « Using Gratitude to promote Sport Injury-Related Growth », dans Journal of Applied Sport Psychology, 2019, https://doi.org/10.1080/10413200.2019.1626515.
  • [31]
    P. Ricœur, Parcours de reconnaissance, Gallimard, Paris, 2004, p. 401.
  • [32]
    G. Lecocq, « La fragilité de l’étudiant-résilient : Une voie d’accès à une parole créatrice qui redonne vie à un projet universitaire », dans M. Dubois, M-L. Vitali et M. Sonntag (Éd.), Création, créativité et innovation dans la formation et l’activité d’ingénieur, Université de Technologie de Belfort-Montbéliard, Belfort, 2017, p. 147-155.
  • [33]
    P. Teilhard de Chardin, Hymne de l’univers, Seuil, Paris, 1961.
  • [34]
    Cité par M. Santiago-Delefosse, Psychologie de la Santé. Perspectives cliniques et qualitatives, Mardaga, Sprimont, 2002, p. 253.
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