Couverture de LV_734

Article de revue

L’écologie ou la capacité d’aimer

Pages 399 à 409

Notes

  • [1]
    Jean Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme, traduit du latin et préfacé par Yves Hersant, Éd. de l’Éclat, coll. « Philosophie imaginaire », Paris, 1993 (1486).
  • [2]
    Max Scheler, La situation de l’homme dans le monde, Aubier, Paris, 1951.
  • [3]
    Ernst Bloch, Le principe espérance, Gallimard, Paris, 1976.
  • [4]
    Jürgen Moltmann, Dieu dans la création. Traité écologique de la création, Cerf, coll. « Cogitatio fidei », 146, Paris, 1988 (all. 1985) ; art. « Ökologie », dans Theologische Realenzyklopädie (TRE), Gerhard Müller (éd.), vol. XXV, Berlin, 1995, p. 36-44 ; Anne-Marie Reijnen, « Is Green the Colour of our Redemption ? », dans Russel Re Manning, Samuel Andrew Shearn (éd.), Returning to Tillich. Theology and Legacy in Transition, De Gruyter, Berlin/Boston, chap. 7, p. 87-96.
  • [5]
    Michael Biehl, Berndt Kappes, Bärbel Wartenberg-Potter (éd.), Grüne Reformation, Missionshilfe Verlag, Hamburg, 2017
  • [6]
    Grace Ji-Sun Kim, Hilda P. Koster, Planetary Solidarity. Global Women’s Voice on Christian Doctrine and Climate Justice, Fortress Press, Minneapolis, 2017.
  • [7]
    Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, Les frères Karamazov, t. 1, Actes Sud, coll. « Babel », Arles, p. 573-574.
  • [8]
    Ernesto Cardenal, Amour, secret du monde, Cerf, coll. « Terres de feu » 12, Paris, 1972, p. 16 ; Id., Cantico Cosmico, Wuppertal, 1993.
  • [9]
    Richard Bauckham, The Bible and Ecology : Rediscovering the Community of Creation, Darton, Longman and Todd, London, 2010, p. 37.
  • [10]
    Les textes bibliques sont cités selon la TOB.
  • [11]
    Abraham J. Heschel, The Sabbath : Its Meaning for Modern Man, Shambhala, Boston (Mass.), 2003 (1951).
  • [12]
    Nicole Gerick, Recht, Mensch und Tier, Nomos, Baden-Baden, 2005 ; Albert Lorz, Tierschutzgesetz. Kommentar, C.H. Beck, München, 1987.
  • [13]
    James Lovelock, Gaia : A New Look at Life on Earth, Oxford University Press, « Oxford Landmark Science », 2016 (1979).
  • [14]
    Jürgen Moltmann, « A Common Earth Religion : World Religions from an Ecological Perspective », dans The Ecumenical Review, 03/2011, vol. 63, no 1, p. 16-25.
  • [15]
    Christoph Blumhardt, Ansprachen, Predigten, Reden, Briefe : 1865-1917, édités par Johannes Harder, Neukirchener Verlag, 1978, vol. 2, p. 295.
  • [16]
    Dietrich Bonhoeffer, Maria von Wedermeyer, Ruth-Alice von Bismarck et Ulrich Kabitz (éd.), Lettres de fiançailles. Cellule 92, 1943-1945, Labor et Fides, Genève, 1998, p. 83.
  • [17]
    Elisabeth Moltmann-Wendel, Wer die Erde nicht berührt, kann den Himmel nicht erreichen. Autobiographie, Benziger Verlag, Zürich/Düsseldorf, 1997.
  • [18]
    Jürgen Moltmann, « Der Gott der Auferstehung. Christi Auferstehung – Auferstehung des Fleisches – Auferstehung der Natur », dans « Sein Name ist Gerechtigkeit. Neue Beiträge zur christlichen Gotteslehre », Gütersloher Verlagshaus, Gütersloh, 2008, p. 45-82.
  • [19]
    Blaise Pascal, Pensées, n° 206.
  • [20]
    Stuart Kauffman, At home in the universe, Oxford University Press, 1995 ; Steven Weinberg, To explain the World. The Discovery of Modern Science, Harper Collins, San Francisco, 2015.

De la domination du monde à l’amour cosmique

1Depuis un certain temps déjà, nous nous trouvons à la fin de l’époque moderne et au début d’un avenir écologique, si notre monde doit avoir un avenir et que nous voulons survivre.

2Depuis la Renaissance, le monde moderne portait les marques d’une détermination anthropologique : l’être humain est le « centre du monde », proclamait en 1486 Pic de la Mirandole [1]. « Le savoir, c’est le pouvoir », expliquait Francis Bacon. Par la science et la technique, l’être humain devient « maître et possesseur » de la terre, prophétisait René Descartes. Et il rendait calculable le monde objectif afin de pouvoir le maîtriser. Imago Dei - dominium terrae. Ce concept de l’anthropologie théologique a justifié par « la place particulière de l’homme dans le cosmos [2] » toute une période de découvertes scientifiques de la nature et la conquête européenne du monde.

3Aujourd’hui la nature de la terre nous fait sentir que ce paradigme moderne touche à sa fin, et comment cela arrive. Le changement climatique détruit les équilibres de la nature, l’occupation humaine des territoires mène à la mort des espèces vivantes plus faibles. « Notre technique actuelle se trouve installée dans la nature comme une armée qui occupe un pays ennemi, et elle ignore tout de l’intérieur de ce pays », jugeait déjà Ernst Bloch, bien avant la crise écologique universelle [3].

4Un nouveau paradigme est en train de naître : il relie la culture humaine à la nature de la terre non plus de manière anthropocentrique mais biocentrique.

5Pour y parvenir, nous avons besoin d’une nouvelle compréhension de la nature, d’une nouvelle image de l’humain et d’une nouvelle expérience de Dieu « dans la création [4] ». Nous avons besoin d’une « Réforme verte » dans la théologie, dans la spiritualité et dans le style de vie. Les questions écologiques ne sont pas seulement des questions éthiques mais elles engagent aussi un tournant de toute la théologie. En 2015, le pape François lui a donné l’impulsion décisive par son encyclique Laudato si’. Sur la sauvegarde de la maison commune. En tant que théologien réformé, je choisis l’expression « Réforme verte [5] », car chaque réforme dans l’Église et dans la théologie se réfère aux textes fondateurs du christianisme, afin de les découvrir à frais nouveaux et de gagner, grâce à eux, l’avenir de Dieu. L’herméneutique biblique est la porte d’entrée de la théologie chrétienne. Je vais développer ici une doctrine de la création qui lit Genèse 1 non plus de manière anthropocentrique mais écologique, et qui remplace la lecture traditionnelle « à partir du commencement » par une lecture eschatologique « à partir de la fin » et désigne la destination du processus créateur de Dieu par « la vie du monde à venir », comme l’exprime la confession de foi de Nicée. Je chercherai une théologie de la terre et une spiritualité corporelle, sensorielle, qui sanctifie la vie terrestre.

6Mais le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » ne se révèle-t-il pas dans l’histoire humaine et en aucun cas dans les forces de la nature ? Est-ce que le christianisme qui se reçoit de l’incarnation de Dieu en Jésus Christ n’est pas, dès le commencement, anthropocentrique ? L’écologie se consacre à la recherche sur le lien entre l’animal et son environnement, l’écologie humaine se consacre donc à la recherche sur le lien entre l’humain et son environnement. Elle peut être anthropocentrique.

7Il convient d’ajouter autre chose à l’écologie, quelque chose qui change l’attitude intérieure des humains. On a appelé cela la « solidarité planétaire [6] ». C’est le renversement qui consiste à passer du regard des humains sur la terre au regard de la terre sur le genre humain. Le monde calculable n’est que la face extérieure de la nature. Nous reconnaissons son intérieur dans la mesure où nous l’aimons et donc relions affection et respect. « Nous connaissons dans la mesure où nous aimons », disait saint Augustin. Cela est vrai non seulement pour la connaissance d’une autre personne mais aussi pour la connaissance des êtres vivants dans la nature. Un tel savoir n’est pas le « pouvoir » de la violence, mais la sagesse de l’amour. Cet amour cosmique est exprimé de manière très belle par le starets Zosime dans le roman de Dostoïevski, Les frères Karamazov :

8

Aimez toutes les œuvres de Dieu, l’ensemble tout entier et le moindre grain de sable. Aimez la moindre feuille d’arbre, le moindre rayon de Dieu. Aimez les animaux, aimez les plantes, aimez la moindre chose. Tu aimeras chaque chose et tu sentiras le mystère de Dieu dans les choses. Tu sentiras un jour et, après cela, tu commenceras à le connaître sans repos de plus en plus, de jour en jour. Et tu finiras par aimer le monde entier d’un amour total, universel [7].

9Ou encore le mystique et poète moderne Ernesto Cardenal dans son livre Amour, secret du monde :

10

Toute la nature porte les initiales de Dieu et toutes les créatures sont des lettres d’amour de Dieu pour nous. […] La nature tout entière est enflammée d’amour, créée par l’amour pour allumer l’amour en nous [8].

La communauté de la Création

11Avant que nous les humains, nous cultivions la terre, la gardions et prenions une responsabilité globale quelconque, la terre prend soin de nous. Elle a créé les conditions de vie favorables à l’humanité et les garde jusqu’à aujourd’hui. La terre ne nous est pas confiée, nous sommes confiés à la terre. La terre peut vivre sans nous les humains, et elle l’a fait pendant des millions d’années, mais nous ne pouvons pas vivre sans la terre. Dans la biosphère de la terre, nous vivons de l’intelligence des plantes : de manière naturelle, elles savent faire de la photosynthèse, nous non. Elles produisent l’oxygène que nous respirons pour vivre.

12La lecture anthropocentrique du récit de la création de Genèse 1 est l’approche traditionnelle. Selon cette lecture, l’être humain est la dernière créature de Dieu, c’est pourquoi il est appelé « couronne de la création ». Tout a été créé en vue de l’être humain, car seul l’être humain est « image de Dieu » dans la création. C’est pourquoi aussi il est destiné à régner sur la terre et tous les habitants de la terre : « Soumettez la terre, dominez sur les oiseaux du ciel et tous les animaux sur la terre » (Gn 1, 28). Selon le psaume 8, Dieu fait même régner l’humain « sur les œuvres de tes mains, tu as tout mis sous ses pieds. » Comme on le voit sur les représentations égyptiennes des pharaons, le roi « soumet » ses ennemis et ils sont « sous ses pieds ». Selon Genèse 2, l’humain doit se comporter avec la terre plutôt comme un jardinier et « cultiver et garder » le jardin d’Éden de Dieu. Cela sonne plus paisible, néanmoins c’est bien l’être humain qui est le sujet, et la terre son objet.

13Ces textes de la Genèse ont environ 2 500 ans mais ce n’est qu’à partir de la Renaissance que le concept imago dei – dominium terrae est utilisé de manière culturelle et politique pour la domination de la nature et la conquête européenne du monde. Comme le Dieu tout-puissant est Maître du monde, ainsi doit être l’humain, son image : maître de la terre. Et il n’est pas seulement maître de la terre mais aussi maître de lui-même : il est sa propre « invention » comme l’affirmait Pic de la Mirandole. Le concept d’imago dei est devenu la signature théologique de la vie moderne dans le monde occidental.

14Selon la lecture écologique du récit de la création de Genèse 1, l’être humain est la dernière créature de Dieu et pour cela la plus dépendante. Pour toute sa vie, l’être humain est dépendant de l’existence des animaux et des plantes, de l’air et de l’eau, du jour et de la nuit, du soleil, de la lune et des étoiles, de la lumière. L’être humain existe seulement parce que toutes ces autres créatures existent. Toutes peuvent vivre sans l’être humain, mais les humains ne peuvent pas vivre sans elles. Il s’ensuit qu’on ne peut pas considérer l’être humain comme le roi tout-puissant de la terre ou comme un jardinier solitaire en face de toutes les autres créatures. L’être humain est d’abord une créature dans la grande communauté de la Création de Dieu. C’est seulement à l’intérieur de cette communauté du créé qu’il peut prendre conscience de sa place et de sa vocation.

15Avant de recevoir le souffle divin et de devenir « une âme vivante », selon Genèse 2, l’être humain est terre « tirée du sol » et quand les humains cultivent la terre, ils savent qu’ils sont « pris de la terre » et « retournent à la terre ». L’arrogance du pouvoir ne convient guère à l’être humain, mais plutôt une « humilité cosmique [9] ». Il faut comparer le Psaume 8 à la grande poésie sur la Création en Job 38–40 :

16

Où est-ce que tu étais quand je fondai la terre ? […] Peux-tu nouer les liens des Pléiades ou desserrer les cordes d’Orion ? [10].
(38, 4.31)

17Et Job répondit :

18

Je ne fais pas le poids, que te répliquerai-je ?
Je mets la main sur ma bouche.
(40, 4)

19Dieu a-t-il créé le monde en six ou en sept jours, selon Genèse 1 ? C’est une question d’examen en théologie. « La couronne de la création n’est pas l’être humain mais le sabbat, à travers lequel Dieu bénit toutes ses créatures, et pas seulement les humains », ai-je affirmé lors d’un dialogue à Tübingen en 1985 avec un catholique, Alfons Auer, spécialiste d’éthique sociale. « Dieu acheva au septième jour l’œuvre qu’il avait faite » (Gn 2, 2). Le sabbat fait partie de l’accomplissement de la création « au commencement » et pointe vers l‘avenir messianique de cette création initiale [11].

20« Communauté de création » : la loi allemande pour la protection des animaux de 1986 [12] a cherché un nouveau concept pour l’animal. Un animal n’est pas un sujet de droit comme l’être humain mais il n’est pas non plus un objet comme une simple chose. L’animal est une « co-créature », dit la loi allemande qui affirme ainsi la communauté de création entre l’animal et l’être humain et introduit Dieu comme « créateur » de cette communauté de création. La communauté est inhérente à toutes les créatures. Le secret de tout vivant est la symbiose. L’amour de la vie relie, il est l’Esprit de Dieu en toutes choses.

Une théologie de la terre

21Est-ce que le mandat du Créateur : « Soumettez la terre » contredit la réalité de la création : « De la terre tu as été pris » ? Ben Sirac 40, 1 appelle la terre « la mère universelle ». Peut-on soumettre sa propre mère ?, demande Leonardo Boff. Ne faut-il pas l’aimer comme un enfant aime sa mère ? Mais qu’est-ce que la terre ?

22Selon le paradigme moderne, la terre est une ressource de biens matériels et énergétiques sans esprit, remplie de richesses du sol qu’il s’agit d’exploiter. Mais selon les sciences géologiques actuelles, la planète Terre est un « organisme vivant », parce qu’il engendre la vie. Je ne vais pas entrer ici dans la théorie « gaia » de James Lovelock mais rassembler les points de vue bibliques concernant la terre [13].

23Selon le récit de la création, la terre est une créature créatrice unique : « Que la terre produise l’herbe, la verdure… » (Gn 1, 11) ; « Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce » (Gn 1, 24). La terre ne se reproduit pas elle-même comme tout vivant, elle « produit » une vie différente. Cela n’est dit d’aucune autre créature, y compris des êtres humains. La terre n’offre pas seulement un « abri pour une communauté unique d’êtres vivants », comme dit la Charte de la Terre de 2000, elle est aussi le sein qui met au monde toute vie. Tout vivant doit son existence à l’amour de la terre, qui engendre la vie.

24La terre se tient en alliance avec Dieu. Derrière l’alliance noachique en Genèse 9 se trouve une alliance de Dieu avec la terre sans médiation humaine. L’arc dans les nuages doit être un « signe de l’Alliance entre moi et la terre » (Gn 9, 13). Cette alliance divine est le mystère de la terre : Dieu aime cette terre avant d’aimer les humains.

25La terre abreuvée de sang est témoin du premier fratricide des humains : « La voix du sang de ton frère crie du sol vers moi », et Caïn est maudit : « Tu es maintenant maudit du sol » (Gn 4, 10.11).

26Les droits de la terre sont exprimés dans la législation d’Israël concernant le sabbat : la septième année « la terre observera un repos sabbatique pour le Seigneur » (Lv 25, 2). Telle est la « religion de la terre [14] ». Celui qui la méprise fait de la terre un désert et doit quitter le pays. Dans le Lévitique, il existe une interprétation écologique de l’exil babylonien d’Israël. Pendant la septième année, la terre doit rester libre de toute utilisation humaine, respirer et régénérer sa fécondité.

27Pour les grands prophètes d’Israël, la terre abrite aussi le mystère de salut de la rédemption : « Que la terre s’ouvre, que s’épanouisse le salut, que la justice germe » (Es 45, 8). Cela évoque un cantique du temps de l’Avent. La strophe « O Heiland, reiss die Himmel auf » est suivie par la strophe :

28

« O Erd, schlag aus, schlag aus, o Erd,
dass Berg und Tal grün alles wird.
O Erd, hervor dies Blümlein bring,
O Heiland aus der Erde spring »
(Evangelisches Gesangbuch 7, 3)
« Déchire les cieux, ô Sauveur… Ô terre, bourgeonne, que verdissent montagnes et vallées. Ô terre, fais éclore cette humble fleur, Ô Sauveur, lève-toi de la terre. »

29L’arrivée du Christ cosmique est attendue du ciel et de la terre. « De la terre, Dieu viendra à notre rencontre », écrivait Christoph Blumhardt, qui a profondément influencé Karl Barth et Dietrich Bonhoeffer : « Tout en bas commence la renaissance éternelle de la vie [15]. »

30En 1944, Bonhoeffer écrit de sa prison à sa fiancée Maria von Wedemeyer :

31

Il faut que Dieu nous donne, chaque jour, la foi ; je ne parle pas de la foi qui fuit le monde, mais de la foi qui tient bon dans le monde, qui aime la terre malgré toutes les détresses qu’elle nous apporte, et lui reste fidèle. Notre couple doit être un oui à la création de Dieu [16].

32L’autobiographie de mon épouse, Elisabeth Moltmann-Wendel s’intitule : Celui qui ne touche pas la terre ne peut atteindre le ciel[17]. D’elle j’ai appris à toucher la terre de tous mes sens.

33Une spiritualité écologique est une spiritualité des sens et de la sanctification de la vie terrestre. La spiritualité humaine se développe toujours là où l’Esprit de Dieu est attendu et expérimenté. Si l’Esprit de Dieu est « versé dans nos cœurs » (Rm 5, 5), une piété du cœur se développe. Si l’Esprit de Dieu est répandu « sur toute chair » (Ac 2, 17) alors une spiritualité de la vie terrestre se développe. Pour cette spiritualité de la vie, « Dieu respire à travers toute la création ». Quand son Esprit nous saisit, un amour infini de la vie s’éveille et tous nos sens se réveillent. Dans cette expérience intense de vie, nous ressentons le souffle de Dieu.

34Nous devrions élargir à la terre le double commandement de l’amour : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ta force, de toute ton âme et ton prochain comme toi-même » (Lv 19, 18 ; Lc 10, 27), et cette terre comme toi-même.

La nouvelle création

35Le christianisme existe parce que la nouvelle création existe. La « nouvelle création », c’est la notion chrétienne de la création.

36La promesse d’une création nouvelle vient du prophète Ésaïe :

37

Voici que je vais créer des cieux nouveaux et une terre nouvelle ; ainsi le passé ne sera plus rappelé.
(Es 65, 17)

38Qu’y a-t-il de neuf dans la nouvelle création ?

39

Il fera disparaître la mort pour toujours.
(Es 25, 8)

40Est-il possible de l’expérimenter déjà maintenant ?

41

Ne vous souvenez plus des premiers événements, ne ressassez plus les faits d’autrefois. Voici que moi je vais faire du neuf qui déjà bourgeonne ; ne le reconnaîtrez-vous pas ?.
(Es 43, 18.19)

42Dans le vaste espace de cette espérance d’Israël, les témoins de la Nouvelle Alliance aperçoivent la venue du Christ dans ce monde et sa résurrection dans le monde nouveau de Dieu.

43L’incarnation n’est pas seulement le devenir-humain de Dieu mais aussi le devenir-chair du Logos éternel. « Chair » signifie ici la vie, pas seulement la vie humaine, mais la vie de tout vivant. C’est ce qu’écrivait Jean-Paul II dans son encyclique Dominum et vivificantem du 8 mai 1986 :

44

L’Incarnation de Dieu-Fils signifie que la nature humaine est élevée à l’unité avec Dieu, mais aussi, en elle, en un sens, tout ce qui est « chair » : toute l’humanité, tout le monde visible et matériel. L’Incarnation a donc aussi un sens cosmique, une dimension cosmique.
(no 50)

45Dans le Nouveau Testament, il existe deux regards sur le Ressuscité : un regard sur la personne du Christ - le Christ est réveillé « des morts », il est « prémices des endormis » - mais aussi un regard cosmique : en lui Dieu a vaincu la mort et apporté au monde une vie nouvelle, éternelle. Le Christ est le « chef de la vie ». C’est pourquoi Paul écrit en 2Co 5, 17 :

46

Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature. Le monde ancien est passé, voici qu’une réalité nouvelle est là.

47Avec la résurrection du Christ commence la « nouvelle création », c’est-à-dire « la vie du monde à venir », comme le dit la confession de foi de Nicée [18].

Le Christ cosmique : « at home in the universe »

48Le silence de l’espace interstellaire et la froideur de l’univers peuvent pousser des humains à la mélancolie. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », confesse Pascal [19]. Nous les humains, sommes-nous prévus dans l’univers ou seulement un produit du hasard de l’évolution de la vie sur l’insignifiante petite planète Terre ?

49Si la nature avait un « principe anthropique fort », nous pourrions nous sentir « at home in the universe » (« Chez soi dans l’univers ») comme dit le livre de Stuart Kauffmann. Mais scientifiquement, cela est discuté. S’il n’existe pas de « principe anthropique fort », alors nous nous retrouvons avec le triste constat de Steven Weinberg : « The more the Universe seems comprehensible the more it also seems pointless » [20] (« Plus l’univers semble compréhensible, plus il semble aussi inutile »). Mais comment pouvons-nous aimer la vie et dire oui à l’existence, si nous vivons dans un monde dépourvu de sens et de finalité ? Les étoiles ou les gènes nous disent-ils si l’humanité doit être là ou non ?

50Selon l’enseignement de l’apôtre Paul sur la réconciliation, Dieu, en livrant le Christ à la mort et en le ressuscitant dans la nouvelle création, a d’abord réconcilié le cosmos avant d’établir parmi les humains le « ministère de la réconciliation » :

51

C’était Dieu qui en Christ réconciliait le monde avec lui-même.
(2Co 5, 19)

52Le « sang de la croix », comme le dit l’expression symbolique, ne sert pas seulement à réconcilier avec Dieu des humains athées, mais d’abord un cosmos devenu étranger à Dieu. Là se trouvent les « trônes, principautés et puissances » qui manifestement ébranlent les fondations de l’univers (Ps 82, 5). Ces « puissances sans maître », comme Karl Barth les appelait, constituaient manifestement la problématique cosmique de la première chrétienté dans un environnement qui craignait ces puissances, les divinisait ou diabolisait. Elle répondait à travers le message de « la réconciliation de l’univers » :

53Par le Christ Dieu a tout réconcilié avec lui, sur la terre et dans le ciel, en faisant la paix par le sang de sa croix (Col 1, 20).

54Nous vivons dans un monde réconcilié avec Dieu, c’est pourquoi nous pouvons nous sentir « at home in the universe ».

55Cela est d’actualité aujourd’hui autant qu’autrefois, car la vie est menacée extérieurement par des tremblements de terre, des tornades et des tsunamis, et de l’intérieur, par des maladies comme le cancer, Alzheimer ou la démence. Cependant, cela fait une différence si les humains se sentent livrés aux puissances capricieuses de la nature, ou si la terre, l’air et les mers pourrissent en dépotoirs de déchets à cause de l’irresponsabilité humaine : réchauffement climatique, pollution de l’air, catastrophe plastique des océans. C’est pourtant le même Évangile de la paix cosmique en Christ. Nous vivons dans un monde réconcilié. Devenu âgé, Karl Barth s’est consolé en disant : « Es wird regiert ! » (« Il existe un gouvernement ! »).

56La lettre aux Éphésiens appelle « anakephaleiosis toon panton » le deuxième acte qui suit la réconciliation du cosmos « par le sang de la croix » : tout sera réuni « sous un seul chef, le Christ, ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre » (Ep 1, 10). La nouvelle création de toutes choses commence avec l’élévation du Christ à la seigneurie au-dessus de « toute Autorité, Pouvoir, Puissance, Souveraineté » (Ep 1, 21). Le Christ élevé reçoit toute puissance au ciel et sur la terre afin de tout conduire vers le monde nouveau de Dieu.

57On l’appelle aussi « la restauration de toutes choses ». Le Christ cosmique non seulement emplit de sa paix tous les espaces de la création, mais il emplit aussi de sa vie éternelle tous les temps des créatures. Rien ne se perd, rien n’est oublié ; tout ce qui était est ramené, ajusté et rassemblé dans la vie du monde à venir. L’espérance chrétienne de la résurrection est la seule espérance qui promet au passé un avenir.

58Je termine par une petite histoire. À la fin de ses tentations par Satan dans le désert, Jésus était

59

avec les bêtes sauvages et les anges le servaient.
(Mc 1, 13)

60Jésus était « avec les bêtes sauvages » et non pas les bêtes sauvages avec lui, comme les animaux domestiques qui sont avec les humains. Jésus dans le désert était dans leur environnement. Et Jésus ne « dominait » pas les animaux comme les humains doivent le faire selon Gn 1,28, il « était avec les bêtes sauvages » comme avec ses amis. « Et les anges le servaient. » C’est le renversement de l’attendu : Jésus n’était pas avec les anges et les animaux le servaient, mais le contraire. Les bêtes sauvages ont pu sentir la paix qui émanait du Fils de l’homme. On raconte de certains saints qu’ils étaient « avec les bêtes sauvages » : François d’Assise et Serge de Radonège. Ils vivaient avec les animaux et les guérissaient. Ce sont là les signes d’une écologie comprise comme capacité d’aimer.

Notes

  • [1]
    Jean Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme, traduit du latin et préfacé par Yves Hersant, Éd. de l’Éclat, coll. « Philosophie imaginaire », Paris, 1993 (1486).
  • [2]
    Max Scheler, La situation de l’homme dans le monde, Aubier, Paris, 1951.
  • [3]
    Ernst Bloch, Le principe espérance, Gallimard, Paris, 1976.
  • [4]
    Jürgen Moltmann, Dieu dans la création. Traité écologique de la création, Cerf, coll. « Cogitatio fidei », 146, Paris, 1988 (all. 1985) ; art. « Ökologie », dans Theologische Realenzyklopädie (TRE), Gerhard Müller (éd.), vol. XXV, Berlin, 1995, p. 36-44 ; Anne-Marie Reijnen, « Is Green the Colour of our Redemption ? », dans Russel Re Manning, Samuel Andrew Shearn (éd.), Returning to Tillich. Theology and Legacy in Transition, De Gruyter, Berlin/Boston, chap. 7, p. 87-96.
  • [5]
    Michael Biehl, Berndt Kappes, Bärbel Wartenberg-Potter (éd.), Grüne Reformation, Missionshilfe Verlag, Hamburg, 2017
  • [6]
    Grace Ji-Sun Kim, Hilda P. Koster, Planetary Solidarity. Global Women’s Voice on Christian Doctrine and Climate Justice, Fortress Press, Minneapolis, 2017.
  • [7]
    Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, Les frères Karamazov, t. 1, Actes Sud, coll. « Babel », Arles, p. 573-574.
  • [8]
    Ernesto Cardenal, Amour, secret du monde, Cerf, coll. « Terres de feu » 12, Paris, 1972, p. 16 ; Id., Cantico Cosmico, Wuppertal, 1993.
  • [9]
    Richard Bauckham, The Bible and Ecology : Rediscovering the Community of Creation, Darton, Longman and Todd, London, 2010, p. 37.
  • [10]
    Les textes bibliques sont cités selon la TOB.
  • [11]
    Abraham J. Heschel, The Sabbath : Its Meaning for Modern Man, Shambhala, Boston (Mass.), 2003 (1951).
  • [12]
    Nicole Gerick, Recht, Mensch und Tier, Nomos, Baden-Baden, 2005 ; Albert Lorz, Tierschutzgesetz. Kommentar, C.H. Beck, München, 1987.
  • [13]
    James Lovelock, Gaia : A New Look at Life on Earth, Oxford University Press, « Oxford Landmark Science », 2016 (1979).
  • [14]
    Jürgen Moltmann, « A Common Earth Religion : World Religions from an Ecological Perspective », dans The Ecumenical Review, 03/2011, vol. 63, no 1, p. 16-25.
  • [15]
    Christoph Blumhardt, Ansprachen, Predigten, Reden, Briefe : 1865-1917, édités par Johannes Harder, Neukirchener Verlag, 1978, vol. 2, p. 295.
  • [16]
    Dietrich Bonhoeffer, Maria von Wedermeyer, Ruth-Alice von Bismarck et Ulrich Kabitz (éd.), Lettres de fiançailles. Cellule 92, 1943-1945, Labor et Fides, Genève, 1998, p. 83.
  • [17]
    Elisabeth Moltmann-Wendel, Wer die Erde nicht berührt, kann den Himmel nicht erreichen. Autobiographie, Benziger Verlag, Zürich/Düsseldorf, 1997.
  • [18]
    Jürgen Moltmann, « Der Gott der Auferstehung. Christi Auferstehung – Auferstehung des Fleisches – Auferstehung der Natur », dans « Sein Name ist Gerechtigkeit. Neue Beiträge zur christlichen Gotteslehre », Gütersloher Verlagshaus, Gütersloh, 2008, p. 45-82.
  • [19]
    Blaise Pascal, Pensées, n° 206.
  • [20]
    Stuart Kauffman, At home in the universe, Oxford University Press, 1995 ; Steven Weinberg, To explain the World. The Discovery of Modern Science, Harper Collins, San Francisco, 2015.
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