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Article de revue

Accompagner ou l’art de conjuguer le Verbe de la relation

Pages 297 à 307

Notes

  • [1]
    Ignace de Loyola, Exercices spirituels, traduction du texte autographe par Edouard Gueydan en collaboration, Desclée De Brouwer/Bellarmin, coll. Christus no 61, Paris, 1986/2008.
  • [2]
    À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que les Jésuites ont donné naissance à un réseau international de collèges et d’universités dont le projet éducatif repose sur la pédagogie issue des Exercices spirituels avec, en son centre, une manière de penser l’acte de formation dans l’esprit de l’accompagnement spirituel ou de la « direction spirituelle » selon une désignation plus traditionnelle. Jean-Yves Calvez, s.j., exprime éloquemment le sens de cette relation : « Personne — ni directeur spirituel, ni enseignant — ne peut se substituer à quiconque. Le directeur spirituel, l’enseignant peuvent seulement faire un apport ; et encore, le moins possible : ce qui compte, c’est que l’individu s’exerce, cherche et trouve par lui-même » — « Le Ratio. Charte de la pédagogie des jésuites », dans Études, no 3953, 2001, p. 212-213.
  • [3]
    Jn 1, 1-5. Toutes les citations sont tirées de La Bible. Traduction officielle liturgique, AELF/Mame, Paris, 2014. Seul le mot « homme » a été chaque fois remplacé par « humain », par souci de fidélité au texte original.
  • [4]
    On comprendra que le « parler » inclut tout le langage corporel ainsi que tout acte de création, et pas seulement le geste laryngo-buccal auquel on le réduit trop souvent.
  • [5]
    « Pour que celui qui donne les exercices aussi bien que celui qui les reçoit y trouvent davantage d’aide et de profit, il faut présupposer que tout bon chrétien doit être plus enclin à sauver la proposition du prochain qu’à la condamner ; et s’il ne peut la sauver qu’il s’enquière de la manière dont il la comprend et, s’il la comprend mal, qu’on le corrige avec amour. Si cela ne suffit pas, qu’on cherche tous les moyens appropriés pour que, la comprenant bien, il se sauve » (Exercices spirituels, no 22).
  • [6]
    Denis Vasse, L’arbre de la voix, Bayard, Paris, 2010, p. 173.
  • [7]
    Raymond Lemieux, « Désir et foi dans la guérison de l’aveugle. Lecture de Luc 18, 35-43 », dans Cahiers de spiritualité ignatienne, no 138, 2013, p. 68.
  • [8]
    « Dans l’Église, nous vénérons beaucoup les Saintes Écritures, bien que la foi chrétienne ne soit pas une “religion du Livre” : le Christianisme est la religion de la Parole de Dieu, non d’une parole écrite et muette, mais du Verbe incarné et vivant » (Benoît XVI, Verbum Domini, no 7).
  • [9]
    Sur cette dynamique de l’espace en rapport avec l’annonce et l’arrivée d’un nouveau-né dans la famille, voir Isabelle Dalcourt, « De l’Annonciation à la Nativité. Faire de l’espace pour l’Autre », dans Au cœur du monde, no 148, 2017, p. 41-54.
  • [10]
    Exercices spirituels, no 2.
  • [11]
    Du latin ab-sens, « qui échappe au sens », on pourrait dire : à l’écart du sens commun, collé à la perception par les sens. L’ab-sens troue le sens qui se tient pour évidence.
  • [12]
    Littéralement : « sans intermédiaire ».
  • [13]
    Exercices spirituels, no 15.
  • [14]
    Karl Rahner, Discours d’Ignace de Loyola aux jésuites d’aujourd’hui, Centurion, Paris, 1979, p. 15.
  • [15]
    « Pour atteindre ce point de maturité, c’est-à-dire pour que les personnes soient capables de décisions vraiment libres et responsables, il est indispensable de donner du temps, avec une immense patience » (Pape François, Evangelii Gaudium, no 171). Dans le cas d’Ignace de Loyola, ce chemin fut plutôt laborieux. Il a dû, en cours de route, abandonner un certain imaginaire vocationnel, centré sur la vie à Jérusalem, au profit d’une vie apostolique qui passera par Rome. Poursuivi plus d’une fois par l’Inquisition, il n’a pourtant jamais renoncé à inscrire l’originalité de sa vocation évangélique au cœur même de l’institution ecclésiale.
  • [16]
    Assemblée des Évêques du Québec, Jésus Christ chemin d’humanisation. Orientations pour la formation à la vie chrétienne, Médiaspaul, Montréal/Paris, 2004, p. 20. Sur la densité anthropologique et spirituelle dans laquelle s’enracine la figure chrétienne de la vie filiale et trinitaire, voir la trilogie « Maternité/Paternité/Filiation », dans Au cœur du monde, nos 148, 149, 150, 2017.
  • [17]
    Pensons aux parents qui « sacrifient » quotidiennement leur confort et leur tranquillité pour la vie de leurs enfants. L’exhortation apostolique de François, Gaudete et exsultate (2018), est fortement imprégnée de cet appel à la sainteté qui s’incarne dans l’ordinaire de la vie.
  • [18]
    Exercices spirituels, nos 230-231.
  • [19]
    La contribution originale d’Ignace de Loyola à la pratique des exercices spirituels, qu’il a lui-même reçue de la tradition, fut notamment d’en approfondir et d’en élargir le sens en l’assimilant à « toute manière », le toute ouvrant à une infinité de possibilités, bien au-delà des exercices d’oraison, de dévotion ou d’examen de conscience.
  • [20]
    Maurice Giuliani, « S’approcher de son Créateur et Seigneur », suppléments aux Cahiers de spiritualité ignatienne, no 8, 1981, p. 35.
  • [21]
    Evangelii Gaudium, no 173.

1Au cœur de l’acte de formation à la vie chrétienne, la figure de l’accompagnement vient injecter un dynamisme relationnel qui met en lumière la dimension intersubjective du cheminement de foi. Elle permet de sortir d’une représentation de la formation où l’essentiel se jouerait entre un sujet croyant en devenir et un contenu de foi à assimiler. Penser le geste catéchétique sous le mode de l’accompagnement, c’est consentir à déplacer notre attention vers la structure relationnelle qui sous-tend toute démarche pédagogique.

2Dès lors, la responsabilité éthique du sujet formateur, en deçà de l’inscription de sa contribution dans une institution particulière, résidera dans la mise en œuvre d’un certain ordre relationnel avec les sujets catéchisés. La manière de procéder ne pourra alors se satisfaire d’un itinéraire balisé par des savoirs religieux ou des valeurs à acquérir. Anthropologiquement, elle s’apparentera davantage à la création d’un chemin relationnel vers l’Autre et avec d’autres, donnant accès à un autre temps et un autre espace de vie, différents de nos représentations habituelles. Un chemin relationnel qui appelle, pour continuer la marche, un acte de foi en la Vie. Théologiquement, cet aménagement de l’espace relationnel favorisera la possibilité d’une rencontre personnelle du Christ sur les routes de la vie, qui conduira au discernement d’une vocation évangélique singulière et qui s’incarnera dans la communion à la passion de Dieu pour l’humanisation du monde.

3La réflexion que j’amorce ainsi sur l’accompagnement dans la formation à la vie chrétienne s’enracine dans la tradition ignatienne, dont les Exercices spirituels[1] offrent une intelligence particulière de la relation qui se tisse entre « celui qui donne » et « celui qui reçoit ». Certes, il s’agit alors de l’accompagnement spirituel au sens d’un ministère ecclésial spécifique. Mais il est aussi possible d’en déployer le potentiel dans le domaine de la formation en général — de nature religieuse ou séculière — et, à plus forte raison, dans le champ particulier de la formation à la vie chrétienne, telle une compétence transversale qui concerne toute relation éducative [2].

Partager le pain-Parole sur les chemins de la vie

4La foi chrétienne commence avec le mystère de la vie. Comment ne pas s’étonner devant l’éclosion de la vie au sein du cosmos, devant sa beauté et sa fragilité que chacun expérimente dans son propre corps ? Ce grand mystère de la vie ne peut s’interpréter, se lire que dans la chair d’un être parlant :

5

Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu.
Il était au commencement auprès de Dieu.
C’est par lui que tout est venu à l’existence, et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui.
En lui était la vie, et la vie était la lumière des humains ;
la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas arrêtée [3].

6La vie-lumière de l’humanité se trouve dans le Verbe, la Parole enfouie en toute chair et qui fait parler tout être humain [4], quel qu’il soit et quelle que soit sa condition. La Parole est la Vie et aucun amas de mots, fût-il ténébreusement mortifère, ne peut l’éteindre. Au commencement du cheminement de foi — un commencement qui se renouvelle chaque jour — se trouve ainsi un autre étonnement, bouleversant et créateur de sens : la vie se révèle en parlant.

7Cette révélation fait « présupposer » à Ignace de Loyola que, dans la vie chrétienne et, tout spécialement, dans une relation d’accompagnement, autant la personne qui donne que celle qui reçoit doit nourrir un préjugé favorable envers la parole de l’autre [5]. Comme dans le prologue johannique, l’enjeu en est le salut. L’être parlant que je suis, tout comme l’autre devant moi, est mû — même à son insu — par le souffle du Verbe qui assume et sauve toute chair. Le Verbe est l’acteur principal de la relation d’accompagnement. Et il ne peut être reconnu qu’en parlant.

8Il s’agit bien d’une révélation, car la parole humaine — pas plus que la vie — ne coïncide avec la représentation habituelle que s’en fait le monde. La parole déposée dans l’humanité, depuis le commencement, est bien davantage qu’un simple moyen de communication ou un langage plus évolué que celui des autres espèces vivantes. À même les mots que nous croyons maîtriser, la parole humaine pointe vers ce que nous ne savons pas :

9

Repus que nous sommes d’informations, de musique, de sons, de bruits, de sciences, nous suivons le contenu imaginaire de nos mots plus que nous n’écoutons la parole. Séparés, les mots dits ont deux faces directives contraires. Une nous conduit à l’extérieur de nous-mêmes où nous savons ce que nous disons. L’autre nous indique au plus intime de nous-mêmes un lieu où ça parle et dont nous ne savons pas ce que ça dit, un lieu que ne peut maîtriser aucun discours, ni non plus la totalité des discours. Osons le dire, un lieu qui est leur origine même, celle de la vie [6].

10Du point de vue de l’accompagnement, c’est de ce lieu, là où « ça parle », que s’élabore toute relation au service de la formation à la vie chrétienne. Il s’agit d’un espace à jamais ouvert, insaisissable, tel le tombeau vide au matin de Pâques, où se rencontrent le je de celui qui donne et le tu de celui qui reçoit. La relation d’accompagnement ne se crée jamais entre deux « moi » qui savent ce qu’ils disent. Elle se noue — ou se dénoue ! — au creux d’un manque qui les fait parler.

11Nous manquons tous du Verbe qui nous sauve de la mort ou de la vie insignifiante, la vie sans sens ni signification. Nous sommes tous travaillés par un insatiable désir, dont la marque est l’insatisfaction chronique qui tenaille l’être humain. C’est au creux de ce manque que peut émerger, à travers l’entassement des mots qui voudraient le remplir, une parole qui illumine la vie. Cette parole sera toujours reconnue à son goût d’inédit, parfois subtil, telle une heureuse annonce qui laisse chez le sujet parlant des traces durables ; une bonne nouvelle qui renverse l’ordre du langage, l’ordre des mots sous appellation d’origine contrôlée : « Pour s’effectuer, le désir doit certes prendre le risque du langage, ce lieu de passage nécessaire à l’humain et, en conséquence, affronter l’impasse. Mais il est en cela même irréductible au langage qui le porte. Il inscrit dans l’ordre institué des signifiants — qui est ordre social — quelque chose d’étranger à toute institution [7]. »

12L’alliance mutuellement consentie entre la personne qui donne et celle qui reçoit, repose donc sur ce désir partagé de discerner et d’accueillir une parole autre, qui vient d’un Autre. Étymologiquement, le verbe accompagner évoque d’ailleurs le sens du partage (cum), étroitement associé au mouvement (ad) et au pain (panis). Le pain ainsi partagé sur les routes de la vie est bien celui de la Parole, du Verbe se faisant chair en toute chair : « Il est écrit : L’humain ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4, 4). Et encore : « Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement. Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour la vie du monde » (Jn 6, 51). Est-il nécessaire de rappeler que la « chair donnée » est la chair habitée par le Verbe de vie ? Rencontrer le Christ, ce sera toujours manger le pain de sa Parole et en porter les effets à même les relations quotidiennes et la vie en société.

13Le Verbe de vie ne peut se confondre avec le livre des Écritures pas plus qu’avec un message ou un enseignement évangélique déjà formaté [8]. Les récits bibliques, tout comme la tradition chrétienne dans son ensemble, sont des médiations — par ailleurs essentielles — au service de l’écoute de la Parole qui cherche à se dire dans la singularité de cette chair-là, c’est-à-dire dans sa manière d’interpréter la vie, sa vie, et d’en répondre en conséquence. Au cœur de la relation d’accompagnement, la littérature biblique, l’enseignement et les pratiques de l’Église constituent des signes de la présence du Verbe en travail d’incarnation continue dans le monde. Mais tant que cette chair-là n’a pas été saisie intérieurement par le souffle de la Parole, elle demeure — avec la complicité de la personne formatrice ? — dans la sphère du discours préconstitué, voire dans l’espace clos de l’idéologie religieuse ou du moi plein et fermé. Tout comme Nicodème (Jn 3, 1-21), elle n’est pas encore née à l’imprévisible Parole.

Discerner la voix conduisant hors de l’enclos

14Le service d’accompagnement s’apparente toujours à un travail de sage-femme. Ce n’est pas la personne accompagnatrice qui fait naître à la nouveauté de la vie. Elle aide, par sa présence, à la sortie du nouveau-né vers la lumière du jour. En venant au monde, la vie nouvelle cherchera désormais à y inscrire sa place. Elle provoquera alors le déplacement de ceux et celles qui occupent déjà l’espace et qui y sont, peut-être, trop confortablement installés [9].

15Pour naître de nouveau, le sujet de la Parole doit être appelé par une voix du dehors, pourtant familière, une voix étrangement intime. Une voix à la fonction paternelle, une voix médiatisée, notamment, par la voix de la personne accompagnatrice. Une voix qui traverse l’espace et le temps en s’adressant très spécialement au sujet en travail de naissance, aujourd’hui : « Ses brebis à lui, il les appelle chacune par son nom, et il les fait sortir. Quand il a poussé dehors toutes les siennes, il marche à leur tête, et les brebis le suivent, car elles connaissent sa voix » (Jn 10, 3-4).

16Le discernement de cette voix ne procède d’aucun savoir livresque. Le « programme de reconnaissance vocale » est inclus en tout être humain. Il lui est insufflé à l’origine même de son être créé : « Alors le Seigneur Dieu modela l’humain avec la poussière tirée du sol ; il insuffla dans ses narines le souffle de vie, et l’humain devint un être vivant » (Gn 2, 7). Avec cette magnifique réitération, mais en provenance du dedans d’une chair humaine, au soir de la création nouvelle : « Ayant ainsi parlé, [Jésus ressuscité] souffla sur eux et il leur dit : « Recevez l’Esprit Saint » (Jn 20, 22). Ce souffle est bien celui de la ressemblance divine (Gn 1, 26), pleinement manifestée en Jésus, et qui rend apte à vibrer à la voix du Père créateur, à en reconnaître le goût à nul autre pareil, un goût durable de paix, de joie, de vie nouvelle. Aussi, enseignée par sa propre expérience, la personne accompagnante résistera à la tentation de beaucoup expliquer, « car ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie et satisfait l’âme, mais de sentir et de goûter les choses intérieurement [10] ». Ce goût procède de la résonance de la Parole dans la chair, telle une trace qui ouvre un chemin en forme de promesse, vers un avenir inconnu, et qui appelle la foi pour s’y engager. L’aide apportée consistera alors à favoriser la parole de l’autre afin qu’elle puisse discerner comment et vers où la voix de la Parole l’entraîne.

17Telle la brebis du bon berger, le sujet né de la Parole, vibrant à la voix qui l’appelle, sera assurément conduit hors de l’enclos, vers le pâturage de « la vie en abondance » (Jn 10, 10). S’il demeurait dans l’enclos, il serait privé du pacage (lire pâquage), refusant le passage de la vie mourante à la vie vivante. Mais de quoi est donc fait l’enclos dans lequel il ne doit pas s’enfermer ? Ici encore, la figure de l’accompagnement vient nous rappeler que la formation à la vie chrétienne est toujours une marche vers (ad) la vie et non pas une insertion dans un enclos où tout est déjà bien rangé et normalisé.

18Par sa structure même, la relation d’accompagnement invite le sujet à sortir de l’enclos de son moi, image de soi donnée à voir, produit dérivé des injonctions de l’éducation familiale et de la normalité sociale. Déjà, en désignant l’« Absent [11] » comme acteur principal de la vie, la relation d’accompagnement défie l’ordre du monde, lequel repose sur le paradigme du tout-paraître, du tout-quantifiable et du tout-contrôlable. De plus, en lisant dans cet espace vide et ouvert la figure du tombeau pascal, lieu-tenant de l’annonce du Ressuscité, l’accompagnement lézarde la loi des rapports sociaux édifiés sur la logique du plus fort. Dans l’espace-Christ, les perdants et les gagnants ne correspondent plus aux représentations habituelles dont se nourrit le monde : « Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles » (Lc 1, 52).

19L’enclos du moi peut aussi s’ériger à même la normalité promue par le discours religieux. Dans la tradition ignatienne, la personne accompagnante est un témoin de la foi de l’Église. Elle n’agit pas en son nom propre, mais au nom d’un Autre — ce que veut signifier le mandat pastoral (formel ou informel) qui lui est confié. Témoin de la foi, témoin de la Vérité de la vie qui parle en elle, la personne accompagnatrice n’est toutefois pas la gardienne de l’ordre institutionnel. En toutes choses, dira Ignace, qu’elle « ne penche ni n’incline d’un côté ni d’un autre, mais restant au milieu, comme l’aiguille d’une balance, qu’[elle] laisse le Créateur agir immédiatement [12] avec sa créature et la créature avec son Créateur et Seigneur [13] ».

20Dans cette mouvance, le théologien jésuite Karl Rahner, dans une œuvre aussi dense que déstabilisante, fera dire à Ignace que celui qui donne les Exercices « n’est pas comme tel médiateur officiel de la parole de l’Église [14] ». Certes, former à la vie chrétienne n’équivaut pas à donner les Exercices ignatiens. Pourtant, si on croit vraiment que l’accompagnement, au sens spirituel du terme, est constitutif de l’acte d’engendrement à la foi, il faut savoir tirer profit de son audacieuse sagesse. La liberté intérieure exigée par la posture ignatienne de l’accompagnement, y compris envers l’institution ecclésiale, ouvre les portes de l’enclos uniformisateur du discours religieux. Il garde ouvert l’espace sacré de l’Autre, qu’aucun pouvoir institutionnel ne peut usurper.

21Cette nécessaire liberté de la personne accompagnatrice, chèrement acquise au prix d’un travail sur soi-même à la suite de Jésus humble et pauvre, génère une éthique du renoncement à son propre moi de formateur, où le désir de faire de l’autre un « bon chrétien » s’estompe. La réussite d’un parcours d’accompagnement ne se mesurera jamais à l’aune de l’image du chrétien construite par un catéchisme. L’infini respect de la singularité de son cheminement, enraciné dans la certitude de foi que le Christ est plus grand que toute institution, l’emportera toujours. Il préservera l’espace qui autorise l’autre à devenir ce qu’il est appelé à être.

Servir la véridiction de l’amour en toutes choses

22Cette posture de la personne accompagnante ne s’oppose pas à l’institution ecclésiale. Elle lui fait plutôt jouer pleinement son rôle de médiation, signe du salut, qui ouvre à la rencontre personnelle du Christ. Dans la patience du devenir, chacun finira bien par trouver un mode d’inscription de sa subjectivité au sein de l’institution, plutôt que de se conformer à un rôle de personnage [15]. Et puisque la Parole instaure un nouveau mode relationnel, dont la forme de la relation d’accompagnement (je-tu-Verbe) se veut une icône de la vie trinitaire, le sujet de la Parole sera lié, de l’intérieur, à tous les autres sujets de la Parole. Le corps du Christ s’édifie dans la Parole partagée, dans le compagnonnage caractéristique de la communauté chrétienne.

23C’est pourquoi la formation à la vie chrétienne doit toujours, d’une façon ou de l’autre, s’accomplir au sein de démarches communautaires. Et la fonction de l’accompagnement exprime alors toute son amplitude ecclésiale, l’extirpant d’une image faussement « individualisante ». On ne devient sujet chrétien que par la relation aux autres. Dans le Christ, la singularité du cheminement de l’un fait alliance avec la singularité du cheminement de l’autre : « le corps ne fait qu’un, il a pourtant plusieurs membres ; et tous les membres, malgré leur nombre, ne forment qu’un seul corps. Il en est ainsi pour le Christ » (1 Co 12, 12).

24Le corps du Christ est un corps missionnaire, un corps en expansion depuis le cœur du monde. La mission du corps est de répandre le mode de vie trinitaire en toutes choses. Par la manière même dont sont reliés les membres, il annonce une bonne nouvelle : une vie relationnelle autre est possible. Trouvant son centre de gravité dans le Verbe fait chair, la vie trinitaire devient un véritable chemin d’humanisation pour le monde : « L’humanisation en Jésus Christ se réalise par le don de la filiation adoptive qui nous fait communier à la vie du Fils par le travail de l’Esprit (Ga 4, 5ss ; Rm 8, 14-17). Il s’agit d’une véritable régénération (Tt 3, 5 ; 1P 1, 3), d’une nouvelle naissance (Jn 3, 3-5), d’une divinisation par la participation à la vie trinitaire (2P 1, 4) [16]. »

25Le nom qu’on a coutume de donner à ce dynamisme relationnel nouveau est l’amour. Cet amour, qui se donne à contempler profusément dans la vie des gens simples, ne s’identifie pourtant pas à l’image qui en est souvent véhiculée dans l’espace social et médiatique [17]. L’amour prend appui sur l’espace vide et ouvert par lequel peut circuler toute chose, accueillie comme un don de Dieu :

26

Tout d’abord il convient d’observer deux choses.
La première est que l’amour doit se mettre dans les actes plus que dans les paroles [discours].
La seconde : l’amour consiste en une communication réciproque ; c’est-à-dire que celui qui aime donne et communique à celui qu’il aime ce qu’il a, ou une partie de ce qu’il a ou de ce qu’il peut ; et de même, à l’inverse, celui qui est aimé, à celui qui l’aime. De manière que si l’un a de la science, il la donne à celui qui ne l’a pas ; de même pour les honneurs et pour les richesses. Et ainsi en est-il de l’autre envers le premier [18].

27Loin des pieux sentiments, l’amour est le mouvement du don radicalement gratuit de la Vie, manifesté dans le Verbe filial jusqu’en sa passion et sa résurrection. Il se met en actes ou il n’est pas. Il concerne autant la vie sociale et politique que les relations familiales ou professionnelles. Et le service des « moindres » de ce monde, ceux-là mêmes qui représentent, qui rendent présent le Roi dans la parabole du jugement dernier (Mt 25, 31-46), en révèle la vérité.

28C’est ainsi que l’accompagnement, dans tout processus d’éducation de la foi, s’appliquera à aider la personne en cheminement à relire, à la lumière de la Parole, des situations de vie concrètes : tel événement survenu au travail, telle rencontre avec un proche ou un étranger, tel comportement envers son prochain, telle attitude face à la consommation, tel engagement social ou communautaire, telle façon de participer au débat public, etc. En toutes choses, la personne sera appelée à discerner comment l’amour s’est mis en actes, comment elle a collaboré à la libre circulation du don de Dieu, et comment elle peut compter sur la miséricorde pour croître dans cette voie en reconnaissant ses manques et ses limites. Car ce chemin est celui de la conversion continue, qui goûte la joie de l’Évangile.

29Pour soutenir la marche, l’accompagnement gagnera à s’inspirer de la pratique ancienne et toujours actuelle des « exercices spirituels », qui vise à stimuler la liberté de la personne et à aiguiser sa conscience dans la mise en œuvre de la Parole dans la vie courante. Un exercice spirituel peut se définir comme toute manière[19] de se disposer à accueillir le don de Dieu, à même la vie, et d’en relire les fruits :

30

Devant une rencontre difficile ou périlleuse, à l’occasion d’une conversation qui risque de devenir passionnée, face à un petit choix qui peut flatter la vanité ou engager la valeur du travail, [la personne] découvre qu’elle accomplit une véritable activité spirituelle qui a un commencement et une fin, ou, plus exactement, un avant et un après : un avant, où l’on se dispose, et un après, où l’on prend conscience de ce qui est advenu [20].

31La véridiction de la Parole se joue ainsi dans la coopération du sujet chrétien à la construction du corps du Christ, un corps de relations dans l’amour. Grâce à l’écoute libre de la personne accompagnatrice, les mots de la vie réelle de l’autre pourront résonner jusque dans l’espace du Verbe pour y être entendus autrement. La justesse de l’interprétation de la Parole dans la vie de cette chair-là, reliée à tout le corps social, s’y révélera — dans la vérité de sa beauté comme dans la vérité de ses ambiguïtés et de ses subtiles fausses notes. En goûtant l’immensité et l’infinie gratuité du don de Dieu, l’action de grâce jaillira de plus en plus chez le sujet croyant, véritable chant d’étonnement soulevant le cœur du monde.

Conclusion

32La formation à la vie chrétienne dure toute la vie. D’une certaine façon, l’accompagnement aussi. C’est l’expérience chrétienne qui l’exige. Comme le met en lumière le récit de la rencontre du Christ avec les pèlerins d’Emmaüs (Lc 24, 13ss), la structure relationnelle de la vie chrétienne consiste dans le partage du pain de la Parole, viatique pour la route. En veillant à garder ouvert l’espace du Ressuscité, la posture d’accompagnement signifie et appelle ce mode de vie toujours inédit. À la manière d’un laboratoire relationnel, le lien d’accompagnement crée les conditions favorables à l’expérimentation de la vie sous le souffle du Verbe filial, qui conduit l’humanité tout entière vers l’achèvement du corps. Autant de membres au sein du corps, autant de flexions du Verbe de la relation.

33Tout au long du cheminement, selon la logique du compagnonnage, les rôles s’inverseront sans doute, la personne accompagnée devenant, sans même le savoir, l’accompagnatrice et vice-versa. Car l’enjeu de la formation à la vie chrétienne demeure le même pour tous les sujets : partager la Parole qui fait vivre et aimer-servir le monde à la manière de Dieu. C’est sans doute cette conviction qui fait dire au pape François, pour décrire la vie des communautés chrétiennes : « Les disciples missionnaires accompagnent les disciples missionnaires [21]. »

Notes

  • [1]
    Ignace de Loyola, Exercices spirituels, traduction du texte autographe par Edouard Gueydan en collaboration, Desclée De Brouwer/Bellarmin, coll. Christus no 61, Paris, 1986/2008.
  • [2]
    À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que les Jésuites ont donné naissance à un réseau international de collèges et d’universités dont le projet éducatif repose sur la pédagogie issue des Exercices spirituels avec, en son centre, une manière de penser l’acte de formation dans l’esprit de l’accompagnement spirituel ou de la « direction spirituelle » selon une désignation plus traditionnelle. Jean-Yves Calvez, s.j., exprime éloquemment le sens de cette relation : « Personne — ni directeur spirituel, ni enseignant — ne peut se substituer à quiconque. Le directeur spirituel, l’enseignant peuvent seulement faire un apport ; et encore, le moins possible : ce qui compte, c’est que l’individu s’exerce, cherche et trouve par lui-même » — « Le Ratio. Charte de la pédagogie des jésuites », dans Études, no 3953, 2001, p. 212-213.
  • [3]
    Jn 1, 1-5. Toutes les citations sont tirées de La Bible. Traduction officielle liturgique, AELF/Mame, Paris, 2014. Seul le mot « homme » a été chaque fois remplacé par « humain », par souci de fidélité au texte original.
  • [4]
    On comprendra que le « parler » inclut tout le langage corporel ainsi que tout acte de création, et pas seulement le geste laryngo-buccal auquel on le réduit trop souvent.
  • [5]
    « Pour que celui qui donne les exercices aussi bien que celui qui les reçoit y trouvent davantage d’aide et de profit, il faut présupposer que tout bon chrétien doit être plus enclin à sauver la proposition du prochain qu’à la condamner ; et s’il ne peut la sauver qu’il s’enquière de la manière dont il la comprend et, s’il la comprend mal, qu’on le corrige avec amour. Si cela ne suffit pas, qu’on cherche tous les moyens appropriés pour que, la comprenant bien, il se sauve » (Exercices spirituels, no 22).
  • [6]
    Denis Vasse, L’arbre de la voix, Bayard, Paris, 2010, p. 173.
  • [7]
    Raymond Lemieux, « Désir et foi dans la guérison de l’aveugle. Lecture de Luc 18, 35-43 », dans Cahiers de spiritualité ignatienne, no 138, 2013, p. 68.
  • [8]
    « Dans l’Église, nous vénérons beaucoup les Saintes Écritures, bien que la foi chrétienne ne soit pas une “religion du Livre” : le Christianisme est la religion de la Parole de Dieu, non d’une parole écrite et muette, mais du Verbe incarné et vivant » (Benoît XVI, Verbum Domini, no 7).
  • [9]
    Sur cette dynamique de l’espace en rapport avec l’annonce et l’arrivée d’un nouveau-né dans la famille, voir Isabelle Dalcourt, « De l’Annonciation à la Nativité. Faire de l’espace pour l’Autre », dans Au cœur du monde, no 148, 2017, p. 41-54.
  • [10]
    Exercices spirituels, no 2.
  • [11]
    Du latin ab-sens, « qui échappe au sens », on pourrait dire : à l’écart du sens commun, collé à la perception par les sens. L’ab-sens troue le sens qui se tient pour évidence.
  • [12]
    Littéralement : « sans intermédiaire ».
  • [13]
    Exercices spirituels, no 15.
  • [14]
    Karl Rahner, Discours d’Ignace de Loyola aux jésuites d’aujourd’hui, Centurion, Paris, 1979, p. 15.
  • [15]
    « Pour atteindre ce point de maturité, c’est-à-dire pour que les personnes soient capables de décisions vraiment libres et responsables, il est indispensable de donner du temps, avec une immense patience » (Pape François, Evangelii Gaudium, no 171). Dans le cas d’Ignace de Loyola, ce chemin fut plutôt laborieux. Il a dû, en cours de route, abandonner un certain imaginaire vocationnel, centré sur la vie à Jérusalem, au profit d’une vie apostolique qui passera par Rome. Poursuivi plus d’une fois par l’Inquisition, il n’a pourtant jamais renoncé à inscrire l’originalité de sa vocation évangélique au cœur même de l’institution ecclésiale.
  • [16]
    Assemblée des Évêques du Québec, Jésus Christ chemin d’humanisation. Orientations pour la formation à la vie chrétienne, Médiaspaul, Montréal/Paris, 2004, p. 20. Sur la densité anthropologique et spirituelle dans laquelle s’enracine la figure chrétienne de la vie filiale et trinitaire, voir la trilogie « Maternité/Paternité/Filiation », dans Au cœur du monde, nos 148, 149, 150, 2017.
  • [17]
    Pensons aux parents qui « sacrifient » quotidiennement leur confort et leur tranquillité pour la vie de leurs enfants. L’exhortation apostolique de François, Gaudete et exsultate (2018), est fortement imprégnée de cet appel à la sainteté qui s’incarne dans l’ordinaire de la vie.
  • [18]
    Exercices spirituels, nos 230-231.
  • [19]
    La contribution originale d’Ignace de Loyola à la pratique des exercices spirituels, qu’il a lui-même reçue de la tradition, fut notamment d’en approfondir et d’en élargir le sens en l’assimilant à « toute manière », le toute ouvrant à une infinité de possibilités, bien au-delà des exercices d’oraison, de dévotion ou d’examen de conscience.
  • [20]
    Maurice Giuliani, « S’approcher de son Créateur et Seigneur », suppléments aux Cahiers de spiritualité ignatienne, no 8, 1981, p. 35.
  • [21]
    Evangelii Gaudium, no 173.
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