Notes
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[1]
Bruna Costacurta, La vita minacciata. Il tema della paura nella Bibbia Ebraica, Pontificio Istituto Biblico, coll. Analecta Biblica n° 119, Rome, 1988, p. 11, cité par Roland Meynet, « “Le lion a rugi. Qui ne craindrait ?” La peur dans le livre d’Amos », dans Lumen Vitae, 49, 1994, p. 157.
-
[2]
Bernard Ugeux, Fécondité de la fragilité. Un regard chrétien, dans Marie Balmary, Lytta Basset, Xavier Emmanuelli et al., La fragilité : faiblesse ou richesse ?, Albin Michel, Paris, 2009, p. 185.
-
[3]
Ibid., p. 187.
-
[4]
Ibid., p. 189.
-
[5]
Chantal van der Plancke, « De la peur qui enchaîne à la crainte qui délivre : Catherine de Sienne (1347-1380) », dans Lumen Vitae, 49, 1994, p. 183.
-
[6]
Pape François, Misericordiae Vultus. Bulle d’indiction du jubilé extraordinaire de la miséricorde, n. 19, 11 avril 2015 (http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/apost_letters/documents/papa-francesco_bolla_20150411_misericordiae-vultus.html).
-
[7]
Ch. van der Plancke, op. cit., p. 187.
-
[8]
R. Meynet, op. cit., p. 164.
-
[9]
B. Ugeux, Fécondité de la fragilité, op. cit., p. 181.
-
[10]
Jean-Marie Ploux, Dieu n’est pas ce que vous croyez !, Bayard, Paris, 2008, p. 103.
-
[11]
Ibid., p. 181.
-
[12]
Ibid., p. 130.
-
[13]
Ibid., p. 158.
-
[14]
R. Meynet, op. cit., p. 162.
-
[15]
Ch. van der Plancke, op. cit., p. 182.
-
[16]
Ibid., p. 182.
-
[17]
Ibid., p. 183.
-
[18]
Paul Tihon, « Jésus et les peurs fondamentales », dans Lumen Vitae, 49, 1994, p. 174.
-
[19]
J.-M. Ploux, op. cit., p. 93.
-
[20]
Ibid., p. 190.
-
[21]
B. Ugeux, op. cit., p. 194.
-
[22]
Ibid., p. 138.
Introduction
1Au regard de la pastorale en milieu carcéral, comme un peu partout, les fins dernières en leur volet pénible de l’enfer, demeurent le parent pauvre de nos catéchèses, de nos homélies et surtout de nos retraites. C’est une réalité occultée. Cela peut être soit le fait de l’ignorance ou de la paresse de ne pas pouvoir en rendre compte suffisamment, de façon pertinente pour nos contemporains, soit de considérer cette réalité comme étant vieillotte et désuète, digne d’une époque révolue. D’autres ne le font pas parce qu’ils en ont peur ou ont cessé d’y croire.
2Certains, surtout des aumôniers dans leur mission d’accompagner les détenus, occultent exprès la réalité : elle viendrait en rajouter aux souffrances endurées qui ne sont pas moins « infernales ».
3Et ceux qui osent en parler le font sur fond de terrorisme afin de décrocher des conversions en masse. L’enfer est envisagé comme punition menaçant les injustes et les méchants impénitents qui ont refusé de voir le visage du Christ dans le pauvre, le malade, l’affamé, l’assoiffé, l’étranger et le prisonnier (cf. Mt 25, 31-40).
4De là, il convient de s’interroger. D’une part, faut-il, au nom d’une certaine commisération soucieuse de la sécurité psychologique des détenus, faire l’impasse de cet enseignement ? D’autre part, serait-il juste d’envisager la présentation de l’enseignement comme stratégie de recueillir une plus large audience des convertis sans basculer dans le prosélytisme contraire à l’esprit de l’Évangile ? Il me semble urgent de concilier les deux perspectives en essayant de rendre compte finalement de l’espérance qui se loge au creux de cette fragilité en vue d’impulser une nouvelle dynamique de vie, de conversion prenant appui sur les ressorts de la foi ? C’est ce que nous essayerons de développer dans les lignes qui suivent. Après avoir brossé à grands traits les défis de l’univers carcéral, nous envisagerons le regard médusé du détenu sur l’enfer à travers différents témoignages ; ensuite nous tenterons un petit essai d’interprétation pour y décrypter tant soit peu l’implicite. C’est ainsi que nous réfléchirons sur la peur de l’enfer comme réalité dont la peine en prison serait l’antichambre, tout au moins au regard du prisonnier, afin de montrer qu’il y a lieu de domestiquer cette peur pour la rendre féconde.
Quid de l’univers carcéral ?
5En jetant un regard centripète, partant de l’extérieur de l’établissement pénitentiaire vers l’intérieur, que constatons-nous ? Le fait même d’évoquer le monde carcéral fait frémir. Il suscite des sentiments mêlés. En effet, on sait que chacun, de près ou de loin, innocent ou criminel, est affecté par ce qui se vit derrière les barreaux. Pour les uns, il y a un frère ou une sœur, un parent proche ou lointain, un ami, un voisin, un collègue en quête d’une présence bienveillante. Le milieu carcéral n’abrite-t-il pas des coupables et des innocents ? Pour nous tous, les prisonniers sont, quel que soit le grief, nos frères et sœurs en humanité.
6Toutefois, de la part des victimes et de leurs amis, la prison demeure le lieu adapté pour payer le prix des crimes. Elle est, en quelque sorte, un instrument à la fois de répression du délinquant en vue de la « consolation » de la victime.
7Pour les détenus, la prison reflète l’image de l’horreur, de l’inhumanité incarnée dans toute sa laideur. C’est la symbolique de l’enfer. Il s’agit pratiquement de vivre un deuil permanent et ce, sous plusieurs registres : le deuil de reconnaissance et de dignité. La dignité se trouve bafouée si pas ignorée. On est un numéro. Il y a également le deuil de la liberté. Une fois derrière les barreaux vous tournez le dos à la possibilité d’exercer librement vos droits de mouvements puisque vous êtes confinés dans un « périmètre de sécurité » infranchissable. Certes, on pourrait et on devrait garder théoriquement une liberté intérieure. Cependant, l’expérience montre que la fragilité et la faiblesse consécutives aux conditions infrahumaines entament énormément cette faculté chez un bon nombre de détenus. Il y a aussi le deuil de la sécurité. Au quotidien, on est sous diverses menaces pouvant provenir des co-locataires surtout lorsque l’on est nouveau ou de certains surveillants chargés de la discipline intérieure. Au niveau alimentaire, surtout dans nos pays d’Afrique, les rations sont loin d’être variées ni suffisantes ; ce qui ne manque pas de provoquer des maladies liées à la malnutrition. La surpopulation, lot quotidien de bon nombre de prisons, ne permet pas une hygiène de qualité. La notion d’intimité est inexistante. Le détenu vit également le deuil de l’activité pour autant qu’il passe le gros de son temps dans l’oisiveté sans possibilité d’exploiter les talents qui sont les siens. Seul un petit groupe aux « dossiers légers » est privilégié lorsqu’il s’agit de sortir pour aller travailler à l’extérieur sous bonne garde. C’est aussi le cas de ceux que l’on condamne à une alternative de peine en les affectant aux travaux d’intérêt général (TIG). Le prisonnier vit le deuil face au projet d’avenir. Celui-ci semble bien bouché. Et pour cause. Il ne peut oser rien entreprendre ni projeter tant qu’il est sous les verrous. Enfin, comment ne pas évoquer le deuil lié au manque d’appartenance à une communauté ? Celle-ci s’est débarrassée de lui en le faisant écrouer. Il est devenu indésirable. Dès lors, la peur, l’angoisse se relaient et se bousculent dans le cœur et l’esprit du détenu. Par ailleurs, la peur du danger de mort constant devient lancinante et le hante à tout moment. Elle est incontournable en tant que réalité inscrite dans notre chair. En effet, nous rappelle Costacurta, « la peur est une expérience centrale dans la vie de tout homme qui, tant qu’il est dans la chair, est structurellement soumis à la menace de la mort [1] ».
Les deux enfers
8Dans l’imaginaire du prisonnier, l’enfer peut se situer à deux phases dramatiquement complémentaires : il y a l’incarcération en soi et le châtiment des derniers temps. Deux types d’« enfer » successif !
9En réorientant cette fois-ci le regard vers l’extérieur après la libération du détenu, même si le sentiment est celui de la libération recouvrée, il n’est pas toujours le cas pour tous. Il y en a qui quittent l’enfer des quatre murs pour être happés par un autre type d’enfer paradoxal. Tout dépend de l’accueil et de la qualité de réinsertion dans la communauté et dans la famille. Il est des détenus qui préféreront récidiver et retourner en prison au vu de l’hostilité de l’environnement. Le vivre-extérieur n’est pas une évidence absolue au bonheur recouvré ! Il peut être un enfer à ciel ouvert !
10Plusieurs témoignages recueillis auprès de quelques détenus et autres personnes de mon pays nous donnent une idée de la réalité de l’« enfer » vécu au sein des geôles.
Qu’en est-il de l’enfer chez le détenu ? Des témoignages
11N. détenu à la prison de ma province à Ruyigi, Est du Burundi, affirme un jour lors d’un entretien : « J’ai touché du doigt maintenant la réalité de l’enfer que l’on me racontait quand j’étais petit. Il ne peut y avoir d’autres souffrances plus atroces. Si tu veux connaître l’enfer, la prison est le meilleur maître. »
12R. relaxé de la grande prison de Mpimba à Bujumbura (Burundi), témoigne : « Même si j’ai souffert, j’espère que j’ai terminé mon stage de souffrance si bien que je me sens habilité à traverser et endurer l’enfer si jamais il existe. J’ai suffisamment souffert. »
13X. lors d’une visite en prison à Rutana me fait le récit de son épreuve : « Vous nous enseignez qu’il existe l’enfer ? Pourquoi ne précisez-vous pas qu’il se trouve simplement ici ? Il n’y aura pas pire endroit de peines qu’ici. »
14M., une veuve qui me parlait de la situation de son agresseur emprisonné : « Dieu est grand. Il accomplit sa revanche silencieusement mais efficacement. Mon ennemi est en train de réaliser qu’on ne maltraite pas les veuves impunément. Dieu est grand. J’espère qu’il va se convertir au contact de l’enfer de la prison. »
15M. est membre d’un Mouvement d’action catholique de la paroisse. Il effectue régulièrement des visites auprès des prisonniers de Gitega (Centre du pays). Pour lui, « être incarcéré est un clin d’œil de Dieu pour inviter à la conversion en passant par un avant-goût amer de l’enfer ».
16R., après avoir trompé la vigilance des policiers s’est évadé de la prison de Ruyigi sous la faveur d’une nuit pluvieuse mêlée d’orage. Or, c’était au cours d’une période au cours de laquelle des rebelles sillonnaient les collines et rançonnaient les gens, les acculant ainsi à déserter les maisons et trouver refuge dans les marais et dans la brousse. Arrivé chez lui, il n’y trouva personne. Il passa la nuit dans la bananeraie jusqu’au petit matin. C’est à ce moment qu’il vit sa femme et ses enfants rentrer timidement de leurs caches. Ils se mirent à lui raconter la situation qui prévalait dans la région. Une semaine après, l’homme décida de commettre un autre délit afin de se faire reconduire en prison. Ce qui fut fait. Arrivé à l’intérieur il fut hué par ses codétenus qui le prirent pour un récidiviste invétéré. Et il leur dit : « Je préfère l’enfer d’ici que celui qui est à l’extérieur. » Il se mit à leur expliquer la situation.
Essai d’interprétation
17Pour les détenus, les peines de l’enfer de « l’autre côté » seront comme quand bien même, pour certains, elles peuvent être perçues comme des opportunités de conversion.
18L’horreur vécue en prison demeure inégalable et par conséquent constitue un prolongement logique des peines actuelles endurées dans la prison, c’est un prélude à l’enfer véritable qui en sera le summum. Traverser les épreuves de la prison est considéré comme une préparation et un entraînement à endurer les peines de l’au-delà. Pour les uns, Dieu se sert de la prison pour exercer sa revanche sur les méchants ; pour d’autres, c’est un mal nécessaire voire une grâce susceptible de faire enclencher un mouvement de repentir afin de s’amender. Dans ce cas, la tentation est de chercher à spiritualiser le séjour carcéral en le considérant comme une école, une chance pour apprendre à pardonner ou pour s’unir à la Passion du Christ qui a été injustement condamné. Toutefois, il convient de bien nuancer. Car, « autant quelqu’un qui a traversé positivement une épreuve peut témoigner que celle-ci a été une grâce pour lui, s’exprimant après cet événement et à la première personne, autant il est insupportable de déclarer d’emblée et pour un autre que, par exemple, telle maladie (peine) est une grâce que Dieu lui enverrait [2] ».
19D’autres y voient la revanche silencieuse mais sûre d’un Dieu chez qui le mal ne peut rester impuni. C’est ainsi qu’on dit dans ma culture, sous forme d’adage Ihora ihoze, signifiant que Dieu venge en silence. Entendez par là tôt ou tard la punition de Dieu tombera sur le méchant. Dans l’imaginaire collectif, le prisonnier est le méchant à qui Dieu a réservé la peine carcérale. S’il est vrai que Dieu aime tout le monde, force est de reconnaître qu’il n’aime pas tout ce qui, en nous, nous détruit ou détruit les autres. N’est-ce pas précisément cela qui, à la longue, constitue la matrice des conséquences du mal commis par le coupable ? En effet, Dieu ne saurait être un Dieu revanchard qui se complairait dans la frappe humaine. C’est pourquoi, il importe de purifier certaines images que nous façonnons dans notre imaginaire sur Dieu et sur sa toute-puissance. Celle-ci « s’incline devant la liberté humaine […]. Dieu n’envoie pas le bonheur et le malheur plus ou moins arbitrairement sur les uns et les autres récompensant ou punissant les générations au fil des ans. Ce n’est pas ce Dieu que Jésus est venu nous révéler [3] ». Le désir de Dieu est que nous acceptions de collaborer à son projet de salut et à notre propre libération. Car, « le salut nous est donné. À nous de l’accueillir et d’en vivre, à nous d’accepter d’être aimés à ce point, à nous de nous laisser aimer malgré toutes nos résistances et nos limites. Alors, la puissance guérissante de Dieu se libère en nous et son Esprit peut nous renouveler de fond en comble [4] ».
20Cependant, il paraît aujourd’hui malsain voire provocateur de parler de l’enfer, avec sa densité de sinistrose irréversible. Dès lors, mieux serait de parler de bien-être, de prospérité, de performance, de vitalité, de miséricorde etc. « Le tabou culturel et catéchétique par rapport au jugement dernier a quelque chose de puéril. On a décidé que la miséricorde remplaçait le jugement [5]. » On va alors exalter indéfiniment, démesurément et sans discernement la miséricorde en la détachant de toute justice. Le pape François prévient justement de ne pas séparer les deux réalités. Car « la miséricorde n’est pas contraire à la justice, mais illustre le comportement de Dieu envers le pécheur, lui offrant une nouvelle possibilité de se repentir, de se convertir et de croire [6]. » Oui, la miséricorde comporte un potentiel d’autocritique du sujet pour repenser et redécouvrir la pertinence des appels du Seigneur à la conversion. « Ainsi, la crainte de ne pas être accordé à la finesse de l’amour infini de Dieu ouvre dans le cœur de l’homme un espace de réceptivité à la force d’en Haut [7]. »
21Dieu n’est pas animé de sentiments vindicatifs et malveillants à l’encontre de l’homme qu’il chercherait à épier tout le temps afin de le prendre en faute, telle la police, pour lui infliger impitoyablement sa peine. Ainsi Dieu n’inflige pas l’enfer pour se venger. « La peine capitale qu’il prononce est la parole utile, infligée dans le corps de celui qui ne veut pas entendre pour qu’à travers la mort, une espérance de salut puisse se frayer une voie [8]. » L’enfer n’est-ce pas plutôt cet état de ceux qui persistent, s’enferment et s’obstinent délibérément dans leurs crimes sans désir ni volonté de changement ? Mais, est-ce la raison pour qu’ils soient considérés comme déjà fixés et condamnés de l’autre côté ? Est-il permis de désespérer de l’être humain jusqu’à ce point ? Tout cela donne à s’interroger sur la compréhension de cette réalité dramatique évoquée par les Écritures, la Tradition, l’hagiographie et l’iconographie.
La peine comme prélude de l’« enfer » ?
L’expérience de l’innocent condamné
22Si le prisonnier a été injustement condamné, il s’enferme souvent en lui-même. Car, il se sent renié, voire abandonné. Il est considéré comme mort. Cette situation génère souvent frustrations et révoltes dirigées non seulement contre les auteurs malveillants et les juges véreux qui se seraient laissés corrompre mais également contre Dieu perçu comme absent et dramatiquement silencieux au moment où il devait se manifester et déployer sa toute-puissance. Selon Ugeux, « l’épreuve de la fragilité peut être la plus douloureuse […] des expériences humaines. Dans certains cas, elle est destructrice car elle paralyse et prive des ressources personnelles et parfois même de l’estime de soi, pour faire face à ses limites […]. Elle est alors vécue comme une négation de soi qui provoque la révolte et la rupture de la relation avec les autres et parfois avec Dieu [9] ».
23N’est-il pas le Dieu des faibles et des innocents ? Oui, « c’est toujours pareil, les gens cherchent un Dieu qui frappe l’imagination par des prodiges, un Dieu qui renverse le cours des choses, qui intervient sans les hommes dans l’histoire des hommes […], un Dieu qui agit sans nous, avec sa Toute-Puissance, ce qui nous dispense de mettre notre force et notre faiblesse au service de la justice, de la paix, de la fraternité [10] ».
24À cette étape, le détenu vit un « enfer » au quotidien, synonyme de condamnation et de répression du juste et de l’innocent. Il va rester enfermé dans son épreuve si personne ne se lève pour défendre sa cause.
25L’« enfer » se trouve aussi partagé par la famille pour autant qu’elle ne soit pas auteur complice de l’incarcération. Comment ne pas évoquer des cas de règlement de compte liés aux conflits fonciers qui ne manquent pas de produire des scènes de violence entre frères de même sang. C’est dire que même à la sortie, l’« enfer » peut se poursuivre et se prolonger autrement dans le quotidien des relations pouvant dégénérer en fratricide.
L’expérience du coupable condamné
26Pour le détenu dont la culpabilité a été avérée et établie, l’« enfer » va se décliner en plusieurs phases : le remords qui le ronge à la suite du constat de culpabilité, le regard réprobateur de l’entourage, la souffrance liée aux conditions infrahumaines de la prison. Le summum étant, dans son inconscient, l’enfer des derniers temps puisque le prisonnier est assimilé au pécheur impénitent, digne de l’enfer éternel. Tout cela conjugué plonge le prisonnier dans une situation infernale.
27Il nous arrive, à nous les « hommes libres » de vivre des moments de joie et d’allégresse que l’on se croirait déjà au ciel. Encore que ces moments peuvent quelque fois se structurer autour des objets quelque peu malsains et paradoxaux. N’est-ce pas le cas de ceux qui jubilent et festoient lors de l’emprisonnement, de la mort, de la détresse de leurs ennemis ? Cette joie morose ne saurait donc être un prélude à la joie éternelle. Néanmoins, il est des joies saines, légitimes et qui font grandir les autres en humanité. Elles sont signe du Royaume. Et cela constitue un prélude du bonheur éternel si pas un avant-goût.
28Pour le coupable, la peine-« enfer » actuelle, traversée et vécue est pour lui signe de mauvais augure des fins des temps. La peine finale sera simplement la consommation de l’« enfer » déjà initié et vécu en prison. Il est comme un degré supérieur, telle une continuité en crescendo de sa condition présente. Mais, du sein de cet enfer, une brèche de retour à la vie est possible grâce à la reconnaissance de cette fragilité pour laisser s’infiltrer la lumière de l’espérance capable d’illuminer et de transfigurer sa vie jusque-là considérée comme finie.
29N’est-ce pas l’expérience d’anciens détenus qui, au sein de l’enfer de la prison, ont pu rebondir et prendre à bras le corps leur peine, et ont pu refuser de se laisser terrasser et ensevelir par la peine, si injuste soit-elle, mais l’ont transformée en « terre nouvelle » fécondée par le pardon, la conversion et arrosée par les larmes de leur innocence grâce à la force de celui qui a dit : « Venez à moi vous tous qui peinez et je vous procurerai le repos » (Mt 11, 25-28).
30À ceux qui sont aux prises avec l’endurcissement faut-il jeter la pierre ? Qui d’entre nous ne porte en lui des coins réfractaires à la lumière et à la grâce de Dieu ? Le rythme du cœur de chacun se trouve respecté par Dieu qui vient à notre rencontre pour mendier finalement notre disponibilité sans aucune pression. Par ailleurs, ce refus ne serait-il pas consécutif au fait que nous n’avons pas tendu à nos frères en prison une main secourante ? Dans une certaine mesure, nous devrions humblement confesser notre culpabilité au regard des distances sciemment entretenues et des condamnations hâtives de nos frères et sœurs en prison. Ne faudrait-il pas dans ce sens reconnaître notre responsabilité à enfoncer les détenus dans les affres de la mort par notre attitude d’indifférence ? Or, l’enfer est d’abord pour bon nombre de détenus ce fossé sciemment creusé et entretenu entre nous les « saints », les « purs » et les pécheurs, impurs, candidats à la mort que sont les détenus. En définitive, « c’est parfois le rejet par les autres qui provoque cette réaction de fermeture [11] ».
31Un monde manichéen est ainsi érigé. Mais, avec Jésus, le lieu de l’impureté se mue en lieu de proximité et d’évangélisation au lieu d’être le lieu honni. Car, désormais, le prochain est celui dont la détresse interpelle ma bienveillance et ma proximité effective. Rappelons-nous l’histoire du Bon Samaritain. C’est au hasard de son voyage qu’il est tombé sur la victime des bandits. Son humanité agressée et mise en danger a suscité simplement sa bienveillance et sa proximité.
Pour domestiquer la peur de l’enfer et la rendre féconde
32Du sein de la culpabilité peut jaillir une lumière nouvelle qui éclaire et oriente toute une vie sur un chemin nouveau. La culpabilité cesse d’être une matrice de la peur paralysante de l’enfer. Car elle peut instiller un élan nouveau de conversion. D’aucuns pensent que, par peur de châtiments nourris des images apocalyptiques, on amorce la démarche de conversion. Un peu comme agirait un père ou une mère à l’endroit de son enfant inconscient. Brandir la menace par la parole, le geste, le témoignage, l’écrit, peut être salutaire pour autant qu’elle permet de savoir réajuster le parcours entamé. Ainsi on cherchera à se prémunir du danger en étant plus lucide et vigilant. Certes, la conversion ainsi obtenue peut être éphémère vu que la motivation n’a pas été suscitée par la liberté. Mais, également faut-il reconnaître qu’elle peut être durable lorsqu’après coup, avec un certain recul, on peut évaluer la richesse de changement de perspectives afin de réajuster et repurifier les motivations de départ. C’est le point de vue de Stany Simon pour qui les menaces de l’enfer à l’instar de celles des prophètes « ont une portée pédagogique pour le peuple ou pour l’individu et sont un appel à la conversion [12] ». N’est-ce pas aussi la lecture de Roland Meynet qui précise que « le rôle du prophète – de tous les prophètes – est de susciter la peur chez ses auditeurs et ainsi de les amener à la conversion qui leur permettra d’échapper au danger [13] ». Il continue en insistant que « la conscience du danger met en état d’alerte et incite celui qui éprouve la peur à prendre ses précautions, pour échapper au péril. En ce sens la peur n’est pas du tout synonyme de couardise, elle est le contraire de l’insouciance ; en définitive, elle est une des manifestations les plus caractéristiques de la sagesse [14] ».
33Le danger réel que peut produire la peur prêchée et brandie comme incantatoire pour susciter la conversion, est qu’il lui manque un potentiel de résister dans le temps. Il s’agit d’un autre excès à prévenir. N’est-ce pas le cas de ce qui se passe dans certaines sectes qui, mettant en avant le retour imminent du Christ, acculent les gens à une conversion intempestive mais sans lendemain véritable. Cela d’autant que les dates arrêtées n’arrivent jamais. Il est vrai que la culpabilité peut attiser l’esprit de peur de l’enfer comme punition des actes répréhensibles, mais également elle peut constituer un lieu de fêlure où peut s’engouffrer la lumière à travers les interstices de la vie. Cependant, la plupart cède à la peur suite au découragement et les tentatives soit de suicide, soit d’évasion constituent alors leur ultime refuge. Tout en redoutant la gravité de la « peine-enfer », il y a lieu d’en faire une chance de recul en vue de s’amender non dans une perspective d’échapper à l’enfer comme tel mais de construire une nouvelle étape de la vie. C’est pourquoi, la perspective de Chantal van der Plancke me semble plus nuancée. Pour elle « la crainte servile joue une rôle d’éveil. Elle est un premier pas parce qu’elle implique au moins la reconnaissance d’un maître. Et comme “nul ne peut servir deux maitres”, l’âme qui veut servir Dieu, ou au moins par crainte, vit déjà l’amour du serviteur à défaut d’éprouver encore l’amour filial [15] ». À ce niveau, elle peut se situer dans le registre de la loi ancienne « de la rétribution où toute faute était sanctionnée par un châtiment [16] ».
34En revanche, « dans la véritable crainte, il y a la peur d’offenser l’amour de Dieu. Le passage d’une peur à l’autre est une révolution copernicienne. Il entraîne la conversion de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté. De la crainte servile, la mémoire garde la conscience du péché, l’intelligence redoute le châtiment, la volonté engendre la fuite. Dans l’amour filial, la mémoire se souvient des bienfaits divins, l’intelligence perçoit l’amour que Dieu nous porte et la volonté engendre le courage [17] ».
35Mais, à mon avis, cette distinction me laisse perplexe car elle fait planer un doute quant à la performativité de la volonté de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté laissées à elles-mêmes. On sait qu’il ne suffit pas de se souvenir, de percevoir la vérité et de vouloir le bien pour qu’ils se réalisent. Ne fait-on pas l’expérience de l’apôtre Paul qui se rendit compte que le mal, malgré sa laideur, précédait le bien qu’on aurait voulu accomplir ? « Je fais le mal que je ne voudrais pas et je ne fais pas le bien que je voudrais. » Il est donc, à mon avis, nécessaire de reconnaître cette limite et d’implorer l’assistance de l’Esprit du Seigneur capable de nous aider à vaincre ces résistances.
36La peur de l’enfer me semble viscérale dans l’inconscient collectif en général et carcéral en particulier.
Une société devient possible où règne le partage (Ac 4, 34) et où on se met au service les uns des autres, une société où chacun ne retient pas avec angoisse ce qui assure sa subsistance, parce que le croyant est disposé, comme Jésus, à donner sa vie pour ses frères (Jn 15, 12-14). L’histoire le montre bien, la peur n’est pas évacuée mais elle a perdu sa capacité d’emprisonner [18].
38Cela n’est-il pas une manière de reconnaître que finalement « Dieu est présent dans la vie ordinaire, caché peut-être, mais pas absent. Et cela vaut pour tout être humain [19] ».
39L’Église a une mission incontournable de marquer sa proximité auprès des plus faibles en étant « ainsi une icône de la tendresse du Père qui entend le cri du pauvre [20] ». Le travail de l’aumônier n’est-il pas d’être un passeur et un inventeur d’espaces d’espérance en rejoignant le détenu dans cet univers de fragilité et de vulnérabilité pour exorciser la peur de l’enfer dans une démarche de responsabilisation ?
Conclusion
Se laisser évangéliser par les détenus
40Prendre conscience de l’apport des détenus rejoints en ce qu’ils traversent peut nous réveiller et nous éveiller au changement de vie. Il s’agit, en définitive, de se laisser évangéliser par eux. Ils peuvent nous éclairer sur nos propres chaînes inconscientes, nos jugements préconçus, nos préjugés malveillants, nos amalgames, nos limites qui, à la longue, constituent des ingrédients pour allumer et attiser le feu de l’enfer actuel. N’est-ce pas justement qu’ils se détournent de Jésus blessé, lui qui ne cesse de nous rappeler : « J’étais en prison et vous êtes venus me voir » (Mt 25, 31). Le Seigneur ne dira pas qu’il a été en prison parce qu’injustement ou justement condamné. Simplement là, en prison. Certes, cela ne signifie pas que l’on doive fermer les yeux et cautionner les crimes commis au nom d’une amnistie générale inconditionnelle. Ce serait verser dans l’irréalisme et l’irresponsabilité punitive à l’égard des coupables et faire injure aux victimes. Il s’agit plutôt de ne pas nous laisser enfermer dans des globalisations et condamnations hâtives avec le danger de jeter l’enfant avec l’eau du bassin. On n’est pas en train de justifier le mal commis mais d’essayer de le comprendre et d’élargir les perspectives afin de rendre compte de l’interpellation qui peut provenir de la souffrance des prisonniers. Car, « les personnes fragiles nous invitent à les aimer dans leur fragilité et au-delà de leur fragilité, à accepter le don d’amour qu’ils nous font en nous invitant à nous ouvrir à cette dimension de l’amour de Dieu, un amour sans attente, juste le don, dans la démaîtrise [21] ». Par ailleurs, la situation des détenus n’est-elle pas une interpellation qui est faite à chacun pour revisiter la qualité de sa relation avec Dieu et avec le plus fragile ? En effet, leur état de misère peut nous rappeler les misères spirituelles, les chaînes intérieures que nous portons et trainons hypocritement sans désir de libération. Aussi, quel que soit le crime commis, le prisonnier ne doit jamais être assimilé à son mal. Par ailleurs, comment ne pas reconnaître que le prisonnier n’est pas né ainsi mais qu’il l’est devenu, probablement, suite à sa communauté malade dans laquelle il a évolué ? Une fois de plus, et on ne le dira jamais assez, tous nous sommes des candidats potentiels à la prison. Telle est la triste réalité, s’il faut insister. C’est pourquoi, « s’il y a une urgence, c’est celle de respecter l’homme tel qu’il est en lui-même. Nous pouvons nous regarder les uns les autres avec respect, car nous sommes déjà des êtres bien faits, si pas bienfaisants [22] ».
Notes
-
[1]
Bruna Costacurta, La vita minacciata. Il tema della paura nella Bibbia Ebraica, Pontificio Istituto Biblico, coll. Analecta Biblica n° 119, Rome, 1988, p. 11, cité par Roland Meynet, « “Le lion a rugi. Qui ne craindrait ?” La peur dans le livre d’Amos », dans Lumen Vitae, 49, 1994, p. 157.
-
[2]
Bernard Ugeux, Fécondité de la fragilité. Un regard chrétien, dans Marie Balmary, Lytta Basset, Xavier Emmanuelli et al., La fragilité : faiblesse ou richesse ?, Albin Michel, Paris, 2009, p. 185.
-
[3]
Ibid., p. 187.
-
[4]
Ibid., p. 189.
-
[5]
Chantal van der Plancke, « De la peur qui enchaîne à la crainte qui délivre : Catherine de Sienne (1347-1380) », dans Lumen Vitae, 49, 1994, p. 183.
-
[6]
Pape François, Misericordiae Vultus. Bulle d’indiction du jubilé extraordinaire de la miséricorde, n. 19, 11 avril 2015 (http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/apost_letters/documents/papa-francesco_bolla_20150411_misericordiae-vultus.html).
-
[7]
Ch. van der Plancke, op. cit., p. 187.
-
[8]
R. Meynet, op. cit., p. 164.
-
[9]
B. Ugeux, Fécondité de la fragilité, op. cit., p. 181.
-
[10]
Jean-Marie Ploux, Dieu n’est pas ce que vous croyez !, Bayard, Paris, 2008, p. 103.
-
[11]
Ibid., p. 181.
-
[12]
Ibid., p. 130.
-
[13]
Ibid., p. 158.
-
[14]
R. Meynet, op. cit., p. 162.
-
[15]
Ch. van der Plancke, op. cit., p. 182.
-
[16]
Ibid., p. 182.
-
[17]
Ibid., p. 183.
-
[18]
Paul Tihon, « Jésus et les peurs fondamentales », dans Lumen Vitae, 49, 1994, p. 174.
-
[19]
J.-M. Ploux, op. cit., p. 93.
-
[20]
Ibid., p. 190.
-
[21]
B. Ugeux, op. cit., p. 194.
-
[22]
Ibid., p. 138.