Notes
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[1]
« En groupes » est rajouté ici pour reconnaître que ceux que l’on appelle « enfants sauvages » sont dépourvus de caractéristiques essentielles de la culture, comme le langage et les comportements sociaux.
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[2]
L’ajout du mot « collectivement » est important vu que la culture consiste en des habitudes ou caractéristiques partagées plutôt qu’en de simples comportements individuels.
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[3]
Voir Anthony J. Gittins, Ministry on the Margins : Strategy and Spirituality for Mission, Orbis, New York, 2002 et Living Mission Interculturally : Faith, Culture and the Renewal of Praxis, Liturgical Press, Minneapolis, 2015.
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[4]
Extrait des travaux de Wolfgang Messner dans Intercultural Communication Competence : A Toolkit for Acquiring Effective and Appropriate Intercultural Communication, Bangalore, Inde, Messner Consulting & Training Pvt. Ltd, 2013.
Identifier le défi
1Le sens et les connotations du mot « interculturalité » n’ont certainement rien d’évident, et le terme lui-même n’est pas utilisé de façon univoque dans les disciplines académiques. Bien qu’ils se soient de plus en plus répandus dans des cercles théologiques, les termes « interculturel » et « interculturalité » furent, à l’origine, inventés et employés par les spécialistes des sciences sociales pour signifier, de manière plutôt générique et banale, « propre à ou survenant entre deux cultures ou plus » avant d’être affinés davantage. Comme le présent article va explorer la signification plus profonde du terme « interculturel » et son utilisation actuelle, en particulier dans le champ de la théologie et de la pastorale chrétienne, il nous faut commencer par une étude terminologique d’un ensemble de mots dont la base commune est « culture ».
2La culture elle-même, parfois réduite, dans le langage courant, au sens assez vague et parfois condescendant de « coutumes (traditionnelles) », mais, à d’autres moments, utilisée pour signifier presque le contraire (« sophistication »), est en fait ce qui donne fondamentalement sa forme à l’identité sociale de l’homme. Attribut commun et universel des humains en groupes [1], la culture inclut tous les processus sociaux responsables de la fabrication, à partir de la « matière première » d’un bébé sans aucune culture, jusqu’au « produit fini » qu’est un individu cultivé ou mature, un membre sexué et situé dans le contexte d’un groupe social spécifique. La culture est la composante humaine de l’environnement ; elle est ce que les gens font collectivement [2] (en bien ou en mal) aux différents mondes dans lesquels ils vivent. La géographie physique et la situation sociale façonnent aussi la manière d’être dans le monde des personnes : leur spiritualité ; et la culture est une composante si intime de la foi elle-même que nous pouvons affirmer que foi et culture sont inextricablement liées : il ne peut y avoir de foi et de vie de foi, sinon culturellement. L’importance de tout ceci apparaîtra plus clairement lorsque nous considérerons la vie interculturelle. La culture, la forme de vie sociale, est aussi un système interprétatif : les personnes possédant une culture commune partagent un vaste univers de significations, compréhensions et interprétations communes du monde et les uns des autres. Chaque cas documenté d’enfant sauvage isolé a montré qu’il manquait d’un tel système interprétatif.
3Historiquement, jusqu’à l’époque moderne, la toute grande majorité des êtres humains était monoculturelle, partageant un monde de sens avec leurs semblables (« nous ») qui les distinguait culturellement des autres (« eux »). Certains, habituellement nés de et élevés par des parents de cultures et langues maternelles différentes, en grandissant, devenaient biculturels, capables de bien œuvrer au sein des deux mondes culturels et linguistiques distincts. Certains encore devinrent transculturels, ayant abandonné leur propre confinement culturel pour vivre au sein d’une population d’une autre culture, apprendre son langage et, graduellement et assidûment, pénétrer ses mondes de sens (et pas simplement les assimiler comme par osmose). Par définition, la personne transculturelle est, initialement et pendant une période importante, un étranger dans une autre culture, tandis que les personnes parmi lesquelles elle vit sont parfaitement « chez elles ». Il s’agit, après tout, de leur propre culture, qui leur est familière. Tout membre d’une communauté interculturelle se posera notamment les questions suivantes : qui est chez lui, qui est l’étranger, qui décide et quelles sont les implications de tout ceci pour chaque personne ?
4Les termes « multiculturel » et « interculturel » sont parfois utilisés l’un pour l’autre, ce qui prête à confusion. À un certain niveau, multiculturel peut simplement faire référence au fait que des gens de cultures différentes vivent dans une grande proximité mais sans émettre de jugement sur la manière dont ces personnes sont en relation avec les « autres » (les membres de cultures différentes de la leur). Dans le contexte urbain de notre monde globalisé, des millions de personnes sont de facto multiculturelles, sans jamais tenter d’apprendre les langues ou les cultures de celles et ceux qu’elles rencontrent superficiellement au quotidien. Mais une telle réalité multiculturelle est souvent identifiée comme interculturelle (ce qui n’aide pas). Si nous examinons de manière plus approfondie les connotations de ces mots, nous notons que leur terrain naturel se situe dans le domaine de la sociologie mais que, ces dernières années, la communauté théologique s’est appropriée le terme « interculturel » et que son sens s’est affiné et recentré. C’est l’enjeu de ces pages.
5Aujourd’hui, le défi auquel sont confrontés les croyants, qu’il s’agisse de membres de communautés religieuses ou de paroisses multiculturelles, ou encore de celles et ceux qui ont des activités pastorales dans notre monde globalisé, est d’aller volontairement au-delà d’une expérience monoculturelle, biculturelle, transculturelle ou multiculturelle et d’apprendre à vivre l’interculturalité en tant que membre d’une communauté de foi voulue. Les principaux obstacles que chacun doit franchir sont la culture elle-même (la nôtre et celle des autres), mais aussi la faillibilité et le péché des hommes.
La résilience de la culture
6L’ethnocentrisme, le phénomène simple qui veut que nous voyions et interprétions les choses à travers notre regard culturellement conditionné, est un fait. Il ne devient peccamineux que lorsque nous infligeons notre propre point de vue à d’autres, lorsque nous imaginons que c’est la seule vraie perspective ou lorsque nous nous comportons comme si c’était réellement la manière dont Dieu voit le monde. L’ethnocentrisme touche tout le monde, mais la maturité et l’entraînement nous permettent d’identifier ses limites et d’agir en conséquence. Un biais ethnocentrique envisage les autres gens et autres mondes comme de pâles reflets du sien, ou des reflets inférieurs, et peine à les considérer d’égal à égal ; l’« autre » devient alors un problème, quelqu’un à éviter, à rabaisser, à attaquer ou éventuellement à convertir ou à assimiler. L’un des principaux défis à la pratique de la vie interculturelle est l’ethnocentrisme de chaque individu. Plus une personne est monoculturelle, plus elle aura tendance à l’ethnocentrisme ; à l’inverse, plus une personne est exposée à d’autres modes de vie ou cultures, ou bien encore si elle choisit d’être transculturelle, moins elle devrait devenir ethnocentrique. Mais aucun de nous n’en est entièrement libre ; chacun doit entreprendre d’identifier et de corriger son propre biais ethnocentrique.
7Comme les langues, les cultures sont des systèmes interprétatifs ; mais comme les langues également, il y a des myriades de cultures. Cela complique fortement le projet de vie interculturelle ; il est bien plus aisé de décrire une communauté interculturelle florissante (théorique) que d’en créer effectivement une. Le défi de la vie interculturelle est analogue à celui auquel font face plusieurs personnes parlant des langues incompréhensibles les unes par les autres : soit un nouveau système de communication doit être créé, soit chacune devra nécessairement suivre sa propre voie. Historiquement, de telles situations ont produit diverses formes de langage : des pidgins (une communication minimale, très basique, entre personnes parlant deux langues différentes, avec des noms ou verbes sans désinence), des créoles (avec une certaine flexibilité grammaticale et un vocabulaire mêlant deux langues), des langues véhiculaires (distinctes de la langue maternelle de chaque interlocuteur), des langues non standard (non acceptables pour les puristes mais suffisamment efficaces pour une communication de base) et de véritables langues avec une panoplie complète de formes grammaticales et lexicales. En d’autres termes, lorsqu’elles sont motivées par la nécessité et le désir, il existe pour les personnes diverses manières de gérer la communication et différents degrés de compréhension mutuelle : comme on dit en anglais, « la nécessité est mère de l’invention ». De même, tout groupe multiculturel de personnes engagées dans la réciprocité et la collaboration requises par la vie interculturelle doit générer une nouvelle culture, hybride, analogue à l’une des formes linguistiques que nous venons de citer. Il s’agit d’une entreprise énorme et ce sera toujours un travail en cours, modelé par les membres individuels de la communauté. Comme toutes les cultures, elle sera confrontée à une appartenance toujours changeante à la communauté et sera, par conséquent, évolutive plutôt que statique.
L’influence de la limite culturelle
8L’idée qu’a Dieu d’une communauté (de la création mythique de la Genèse à nos jours en passant par la communauté historique des premiers disciples de Jésus) est celle d’une inclusion et d’une égalité radicales. Ce furent les instructions et l’intention de Jésus lui-même. Mais alors que Dieu veut unir, une partie de la perversité ou des limites de chaque culture consiste à ce que certains de ses membres, invariablement, stratifient, séparent, diminuent et excluent d’autres personnes ; aucune société humaine n’est vraiment inclusive ou égalitaire. Chaque tentative de former une communauté inclusive (« nous tous »), qu’il s’agisse de la communauté de l’homme, de la femme et de Dieu au jardin d’Éden ou des nombreux efforts humains qui suivirent dans des communautés utopiques, tend très rapidement à aboutir à une aliénation ou à la création d’une hiérarchie, ou encore à diviser les gens : une communauté originelle, « nous tous », se polarise donc en « nous-mêmes » et « eux ». C’est la situation que le Christ est venu racheter et, dans son épître aux Éphésiens, Paul décrit la blessure que l’humanité s’est infligée elle-même et la guérison offerte par Jésus. Paul décrit le monde polarisé des Juifs (« nous-mêmes ») et des païens (« eux »), ainsi que le plan de Dieu, à travers Jésus, de réconcilier l’humanité avec elle-même et avec Dieu dans un « nous tous » totalement inclusif : « Or voici qu’à présent, dans le Christ Jésus, vous qui jadis étiez loin, vous êtes devenus proches, grâce au sang du Christ. Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un, détruisant la barrière qui les séparait, supprimant en sa chair la haine » (Eph 2,13-14). C’est une articulation stupéfiante du plan radical de Jésus pour l’humanité. Mais bien plus, Paul déclare qu’il ne doit plus y avoir dorénavant de distinction morale ou de division politique fondées sur les différences évidentes entre hommes et femmes, Juifs et Grecs, esclaves et hommes libres (cf. Gal 3, 28 ; Col 3, 11 ; 1 Cor 12, 13) ; et c’est cette vision qui doit être la base et la justification de toute tentative de construction de communautés interculturelles.
9Un point important, impossible à développer ici [3], c’est que, pour réconcilier l’humanité avec elle-même et avec Dieu, et pour briser les barrières qui séparent les gens, Jésus a choisi de devenir une personne « marginale », un « étranger » sociologique et biblique, plutôt qu’un homme de pouvoir et d’influence. Les personnes influentes occupent des positions centrales, des lieux de pouvoir et d’autorité, mais Jésus a choisi la marginalité comme manière la plus efficace de rencontrer les gens marginalisés par les circonstances et la société. Puisque le but premier des communautés interculturelles est un engagement plus fort envers la mission du Christ, chaque membre est appelé à une vie kénotique : un service de dépouillement de soi en faveur des « plus petits » et au milieu d’eux. Le seul chemin efficace pour ce faire est celui de Jésus, la voie de la Croix, la voie qui consiste à rencontrer ceux qui vivent à la marge et à marcher avec eux. Étant données les fortes pressions culturelles poussant à l’accomplissement, à l’avancement et à la reconnaissance sociale, la vie interculturelle est une invitation claire à un style de vie contre-culturel.
Foi et culture
10Il n’y a pas de foi abstraite, puisque la foi doit toujours être incarnée : c’est la manière par laquelle une personne spécifique se lie à Dieu et exprime cette relation dans ses interactions avec les autres et avec le monde. Mais des personnes spécifiques sont caractérisées par leur langue et leur culture et façonnées par leur géographie, histoire et contexte sociaux. Et une personne ne peut vivre sa foi que culturellement. Puisqu’il n’y a pas de personne sans culture, il ne peut y avoir de foi sans culture non plus. La culture fournit le contexte, le moule et l’expression de la foi d’une personne. Les disciples d’aujourd’hui doivent suivre le Christ, non comme des paysans palestiniens du ier siècle mais comme des individus en communauté du xxie siècle. Le défi, pour chaque personne, est de vivre la foi culturellement sans accepter inconditionnellement sa culture. Péché et grâce existent dans chaque culture, et il y a en chaque personne une capacité à choisir le bien ou le mal. Choisir le bien ou le plus noble, ce qui est en accord avec Dieu, est contre-culturel, et l’Évangile nous appellera toujours à ce mode de vie. Mais, pour les membres d’une communauté interculturelle, le défi consiste à la fois à découvrir et à créer de nouveaux modes de vie apostolique, qui exigent de chaque membre de donner et de recevoir, de faire des compromis et des sacrifices, pour ainsi créer la nouvelle « culture commune », à laquelle nous avons fait référence, à partir des racines que sont les cultures primaires de chaque membre de la communauté.
11Bien que la plupart des couples mariés récemment partagent une langue et une culture communes, ils doivent apprendre à communiquer de façon plus profonde et à procéder chaque jour à des ajustements et à des compromis s’ils veulent pouvoir vivre en harmonie ; et lorsqu’ils ont des enfants, ceux-ci doivent être socialisés ou « inculturés » avec soin pour apprendre la langue et les mœurs sociales de leurs parents et de leur famille. Ces connaissances élémentaires peuvent nous aider à mieux apprécier le délicat défi de la construction de communautés interculturelles. La bonne volonté du couple marié est un préalable à la réussite ultérieure, mais ne suffit pas : il faut également un engagement envers les intérêts et le bien-être de l’autre, l’acquisition d’une sagesse à partir de figures appropriées, une écoute attentive, des compromis et le pardon mutuel (et encore l’apprentissage volontaire des aptitudes domestiques comme la cuisine, l’entretien, etc.). Si l’un des conjoints refuse d’apprendre quelque chose qui est d’une importance fondamentale pour le mariage et le foyer, aucun des deux ne durera très longtemps.
12Au contraire de nombreux jeunes mariés, les membres d’une communauté interculturelle arrivent avec des langues, expériences et antécédents différents. Le degré d’« intelligibilité mutuelle », qu’elle soit linguistique ou culturelle, peut être assez faible et leur manière de vivre leur foi culturellement peut différer fortement. C’est la matière première à partir de laquelle une communauté interculturelle doit se former et l’engagement envers les intérêts des autres, l’écoute attentive, les compromis et le pardon seront aussi nécessaires que dans un mariage. Mais de nombreux religieux ont appris à privatiser leur affection et des aspects plus profonds de leur foi. Cela semble particulièrement vrai des communautés d’hommes et constitue une véritable barrière au développement de communautés interculturelles.
Pierres d’achoppement
13La bonne volonté, bien que vitale, ne suffit pas en elle-même pour qu’une vie interculturelle réussisse. L’emprise de notre culture sur nos habitudes et nos jugements est si forte que nous devons avoir une conscience personnelle très forte de la manière dont nous traitons autrui et manipulons notre propre environnement pour notre satisfaction et notre confort personnels. Cela requiert bien davantage qu’une « bonne volonté » générique. Certains des plus grands péchés et scandales (pensons simplement aux croisades, à l’esclavage, à l’assujettissement des femmes, aux excommunications sommaires et à l’absence de procès ecclésial qui aurait dû avoir lieu) ont été perpétrés par des hommes de bonne volonté. De nombreuses personnes, prétendant vivre en disciples de Jésus, ont été des pierres d’achoppement à l’encontre des personnes mêmes qu’elles désiraient attirer au christianisme. Deux autres approches, complémentaires, de la vie interculturelle sont dès lors requises : la foi et les bonnes œuvres.
14Il faut le réaffirmer : pour nous, le « projet » interculturel (pas un simple projet rationnel mais un engagement à vie) est une entreprise théologique. Des employés de multinationales ou des volontaires travaillant dans des situations transculturelles peuvent être ou non motivés par la foi, mais des disciples du Christ, des chrétiens baptisés et des membres de communautés religieuses internationales sont explicitement engagés dans un périple basé sur la foi et motivé par elle. C’est-à-dire qu’ils n’aspirent pas simplement à ce qui est raisonnable ou même froidement rationnel mais désirent un pèlerinage chrétien où ils sont mus par la foi et ne marchent pas juste à vue. Des moments viendront où leur foi devra les soutenir face à la frustration et à l’échec. Une limitation sérieuse à une meilleure efficacité des communautés interculturelles est leur échec à faire de la place à un partage adulte de la foi, qui engloberait la correction, la réconciliation et l’encouragement mutuel qui conviennent. Nombreux sont les religieux et les chrétiens engagés à n’être que trop conscients du peu d’encouragements qu’ils reçoivent de ceux qui les entourent et de la rapidité avec laquelle les gens ragotent, jugent et condamnent. Rendant ce point explicite, le pape François a fustigé la Curie romaine en présence des cardinaux juste avant la Noël 2014.
15Il resterait encore bien des choses à écrire et discuter à propos de la composante « foi » qui doit motiver les tentatives de vie interculturelle. Mais même la foi ne suffit pas si elle n’est pas portée par les fruits réels des bonnes intentions des personnes : l’engagement permanent à acquérir les compétences appropriées. Toutefois, l’essentiel pour chacun est davantage la persévérance dans l’effort que l’efficacité à outrance. Les pasteurs les plus efficaces à des endroits où une nouvelle langue doit être apprise ne sont pas toujours ceux qui la maîtrisent le mieux ou sont les plus brillants, mais certainement ceux qui sont les plus engagés dans le processus de tentative d’apprendre un peu et de ne jamais renoncer face à l’adversité. Il en va de l’apprentissage de l’art de la vie interculturelle comme de l’apprentissage d’une langue : la persévérance est souvent plus vertueuse et attractive que l’expertise.
Acquérir les aptitudes adéquates
16Après avoir dit qu’une communauté (et l’apostolat) nécessite plus qu’un corps d’experts, il importe d’identifier quelques-unes des qualités que chacun doit chercher à s’approprier (bien qu’ici nous ne puissions pas aller beaucoup plus loin que l’identification de quelques compétences et critères de base) et quelques-unes des vertus indispensables.
17Tout d’abord, une communauté doit respecter ou satisfaire deux critères : la justesse et l’efficacité [4]. Justesse est un terme qui sert à déterminer si le comportement de deux ou plusieurs parties respecte l’autre ou les autres de manière appropriée. Bien entendu, cela exige que chaque partie comprenne ou tente de comprendre ses raisons et ses valeurs, en se basant non seulement sur la seule bonne volonté mais aussi sur une investigation authentique et appropriée. L’efficacité est une mesure par laquelle chaque partie détermine si elle est entendue et si on lui répond de façon appropriée. Dans les deux cas, il faut un travail préliminaire et permanent, que nous identifions ci-dessous.
18Ensuite, chaque partie doit s’engager à découvrir les autres au sein de la communauté et à apprendre d’eux, sinon la communauté sera de facto multiculturelle mais très loin d’être interculturelle. Dans cette dernière situation, parmi les aptitudes à cultiver, car elles sont indispensables à une vie interculturelle satisfaisante, en voici huit, bien que la liste puisse être plus large et que l’expérience de la vie interculturelle en dévoilera certainement d’autres :
- conscience de soi : introspection, réflexivité ou capacité à évaluer les effets de son comportement et de ses attitudes face aux autres,
- confiance en soi : la confiance en sa propre capacité à relever des défis, associée à la conscience de ses propres limites,
- efficacité : l’aptitude à réaliser ce que l’on entreprend et à apprendre de ses propres erreurs et de celles des autres,
- motivation : un engagement réel envers un but et une volonté sincère à s’adapter et à changer pour le plus grand bien du groupe et de la mission,
- flexibilité : la capacité d’atteindre un compromis approprié plutôt qu’une résistance bornée ou une capitulation timide,
- compétences communicationnelles : la capacité d’exprimer à la fois des idées et des sentiments ; cette aptitude et d’autres peuvent être développées par ceux qui sont prêts à demander de l’aide, sans être perfectionnistes ou facilement intimidés,
- tolérance plutôt qu’une attitude de riposte envers des personnes agaçantes,
- doigté ou une sympathie intuitive vis-à-vis de ses compagnons de lutte.
Cultiver la vertu
19Un habitus, une disposition ou une orientation de vie de base, est ce qui caractérise quelqu’un en tant que personne mature et intégrée. Il ne suffit pas d’avoir des aptitudes, il faut aussi les utiliser de manière appropriée. La vertu quant à elle décrit l’intégrité morale : conformer sa vie aux valeurs que l’on professe et se servir de ses talents et compétences de façon désintéressée. Inculquer un tel habitus est naturellement une partie importante du projet d’une formation religieuse. L’espace ne permet de mentionner que huit habitus, comme pour les aptitudes énumérées ci-dessus, mais il y en a bien entendu plus :
- respect des personnes et des cultures : le degré de sensibilité déterminera la possibilité d’une vie interculturelle durable,
- engagement à rechercher la vérité à travers le dialogue : la vérité n’est pas un article dont on dispose mais un but à rechercher avec d’autres, et tous changeront à travers le dialogue, qui ne fait cependant pas bon ménage avec une organisation hiérarchique,
- culture d’une posture d’apprentissage : « disciple », en grec, signifie « élève », et chacun est appelé à apprendre, même le « maître », mais chacun doit aussi apprendre à se pardonner et à pardonner aux autres,
- adoption de la marginalité : Jésus ayant opté pour l’abaissement et la marginalité en tant que stratégie apostolique, ses disciples doivent faire de même, sous peine d’échouer à rencontrer les pauvres et les oubliés,
- culture d’un « œucuménisme » culturel : c’est-à-dire une ouverture à et une collaboration authentique avec des individus de cultures et de personnalités variées et le développement d’un respect réel pour les différences,
- apprentissage des leçons de la sage-femme : le mot anglais (midwife) signifie simplement « avec la femme » ou « quelqu’un qui accompagne », alors que le terme français souligne la « sagesse » ; les membres de communautés interculturelles ont besoin de l’accompagnement constant et de la présence dévouée de la midwife et de la sagesse de la sage-femme pour savoir quand ne pas interférer avec le travail par lequel autrui doit passer en « luttant »,
- leçons des sciences sociales : il y a de la sagesse au-delà de notre propre tradition religieuse et la bonne volonté doit s’accompagner d’une éducation permanente à propos d’autres cultures, d’autres peuples et d’autres modes de vie,
- leçons de la théologie et de la tradition : bien que la « vie interculturelle » soit une discipline relativement récente, son existence remonte au moins aussi loin que notre foi et nous sommes des disciples de l’un de ses principaux apôtres et enseignants : Jésus.
L’importance d’une « masse critique » engagée vers des objectifs à long terme
20Une fois identifiées certaines aptitudes et vertus spécifiques que doivent rechercher les membres d’une communauté interculturelle, il reste un préalable sans lequel même les efforts d’individus dévoués peuvent provoquer une profonde frustration et un sentiment d’impuissance susceptibles d’entraîner des gens à quitter la communauté ou à éprouver de profonds troubles psychiques : il doit y avoir une « masse critique » de personnes attachées à l’entreprise.
21Tout le monde ne s’engagera pas, dans chaque communauté, corps et âme dans l’entreprise et la mission de celle-ci. Mais même avec une résistance de la part de certains, une communauté peut vraiment prospérer et rester fidèle. Cependant chaque communauté doit évaluer avec soin si elle dispose de suffisamment d’énergie positive et d’engagement pour assumer sa mission. Même avec 20 % de membres qui ne coopèrent pas, la mission peut être maintenue si, parmi les autres 80 %, existe un nombre important de membres très motivés, zélés et moralement loyaux. Évidemment, certains de ceux-ci doivent être physiquement et mentalement aptes, mais il peut y avoir de nombreux invalides sur le plan physique. Si la majorité des membres âgés et inactifs restent profondément engagés, priants et solidaires de la mission ainsi que des membres actifs et pionniers, la quantité totale d’énergie positive pèsera bien plus que la résistance : il y aura une base suffisante (une masse critique) de personnes engagées pour soutenir la mission.
22Néanmoins, les réponses données lors d’une enquête récente du CARA (Center for Applied Research in the Apostolate), pour le compte de la NRVC (National Religious Vocation Conference), n’indiquent que trop clairement qu’il reste un très long chemin à parcourir pour que la vie interculturelle devienne réalité. L’enquête note que neuf instituts religieux sur dix sont « blancs » (aux États-Unis). Quand on leur demande leur attitude en matière de recrutement de personnes « culturellement diverses », deux tiers environ des supérieurs indiquent être « très » ouverts eux-mêmes, mais reconnaissent que lorsque l’on tient compte de l’ensemble des membres, moins de la moitié est « très » ouverte. De plus, la catégorie de langage utilisée est massivement celle d’« accepter » des candidats (plutôt que de leur faire bon accueil ou de les intégrer ; voir ci-dessous). Bien que, dans les faits, 90 % des instituts acceptent des membres aux cultures variées, moins de 50 % ont établi des politiques et des procédures en la matière ; en effet, la « bonne volonté » semble être bien plus manifeste qu’une planification soignée. Les initiatives institutionnelles les plus fréquemment citées sont une discussion « occasionnelle » sur les différences culturelles, le partage d’un repas de communauté avec des aliments ethniques, la célébration des saints patrons des différents pays ou encore le recours à plusieurs langues ainsi qu’à des danses ethniques dans la prière et le rituel. C’est une base totalement inadéquate à la construction d’une vie de communauté interculturelle. Seule une légère majorité de supérieurs se déclarent eux-mêmes « très ouverts » à « tenir compte des coutumes et pratiques de nouveaux membres de cultures différentes » et seulement 30 % croient que les membres de leurs communautés donneraient leur accord. Une fois encore, on ne dépasse pas le purement symbolique et on touche en effet à l’importance de la « masse critique » de soutien. Le rapport affirme que les ordres missionnaires sont plus enclins à « éduquer les membres à une autre culture », bien que la moitié seulement « encouragent leurs membres à apprendre une autre langue » ou « partagent des traditions culturelles au cours de célébrations festives ». De tels gestes symboliques, en particulier dans des congrégations missionnaires, sont complètement inappropriés tant pour la formation de communautés interculturelles que pour l’accueil et l’intégration adéquats de membres de cultures diverses. De plus, le moins que l’on puisse dire est que la recherche elle-même paraît avoir été naïve : elle omet de mentionner le nombre de membres d’une culture non dominante qui quittent effectivement leurs communautés ou y sont marginalisés et rejetés. En sciences sociales, la littérature sur la vie interculturelle est disponible depuis des décennies, et c’est de plus en plus le cas aussi d’un point de vue théologique. L’échec de nos communautés à en tirer parti est de moins en moins excusable.
23Comme le déclin des instituts religieux internationaux se poursuit et que leurs membres continuent de vieillir, les communautés qui survivront au-delà des deux ou trois prochaines décennies le feront par la vertu de leurs membres (actuels et en formation) de diverses nationalités (et cultures). Les communautés interculturelles se caractériseront par la « fusion » ou l’intégration de personnes de cultures variées. Le contraire de fusion est « fission » : la fragmentation de congrégations internationales qui ne seront finalement plus que des agrégats sans grande cohésion de groupes culturellement distincts. Elles resteraient donc des entités internationales, mais au détriment de leur témoignage évangélique d’interculturalité.
De l’invitation à l’accueil radical
24Il est évident que la vie d’une communauté interculturelle est complexe. Mais c’est possible. Et il faudrait la comprendre comme un défi à relever plutôt que comme un problème à résoudre. En cas de perception négative, beaucoup de gens la verront comme un facteur de dissuasion. Mais si elle est perçue positivement comme un appel évangélique à vivre le « cor unum et anima una », il peut s’agir d’un signe extrêmement encourageant pour un monde sans repère et polarisé. L’exemple de chrétiens vivant ensemble l’interculturalité sera bien plus persuasif que n’importe quelle rhétorique à rabais à propos de l’amour du prochain. Mais tout comme on ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres, on ne peut construire des communautés interculturelles en se contentant de recycler d’anciens matériaux et/ou en opérant, sans critique, avec n’importe quel postulat tenu de longue date. Le modèle classique de construction des communautés était celui de l’assimilation : de nouveaux membres étaient accueillis dans une communauté préexistante et largement monoculturelle, avec ses règles établies et ses attentes, des vêtements, de la nourriture et des formes de prière standardisés. Ceux qui entraient et étaient capables de s’adapter en conséquence pouvaient être admis, les autres quittaient rapidement ; il y avait toujours beaucoup d’aspirants. Le message tacite était ici : « Venez, rejoignez-nous et partagez nos manières et notre tradition religieuse. » Ce modèle d’« assimilation » coûtait très peu à la communauté existante : la vie pouvait continuer tandis que les nouveaux venus potentiels étaient formés, évalués, puis acceptés ou pas. Les postulants qui différaient de la norme étaient soit marginalisés soit rejetés par une communauté qui gardait l’initiative à tous les niveaux.
25Peu à peu, et particulièrement depuis Vatican II et l’accroissement du nombre de religieux d’une autre origine que ce que l’on appelle le « premier monde » euro-américain, le modèle d’assimilation a fait place à une approche plus inclusive de la part des communautés établies depuis longtemps. Désormais le message, qui n’est plus tacite, est : « Venez, rejoignez notre communauté et aidez-nous à nous diversifier à l’interne et internationalement. » Il représente une avancée significative et indique un désir d’écouter et d’apprendre autant que de parler et d’enseigner. La volonté d’inclure « l’autre » et d’ouvrir ainsi les communautés à la diversité culturelle, c’est bien jusqu’à un certain point. Le problème est que ça ne va tout simplement pas assez loin. Accueillir l’autre tout en négligeant de modifier son propre comportement habituel transforme simplement l’externe marginal en interne marginal et, ces dernières décennies, de nombreux « autres » sur le plan culturel ont continué de se sentir inefficaces et invisibles au sein des communautés qu’ils avaient rejointes. Par conséquent, une « inclusion » symbolique ne suffit pas, il faut aussi une certaine analyse du pouvoir et une auto-analyse de la part de la communauté établie et de ses membres. Une analyse attentive du pouvoir montrera si les décideurs traditionnels et ceux qui disposent de privilèges ont changé ou si les nouveaux membres sont traités avec plus de réciprocité et d’inclusivité et avec les égards qui conviennent. En fin de compte, une communauté d’inclusion ne réussira pas à intégrer ses membres tant que le pouvoir et l’autorité, les structures institutionnelles et les individus ne subiront pas une transformation permanente : une « trans-formation » ou un processus de renouvellement.
26La troisième manière de vivre comme une communauté interculturelle rejette l’« assimilation » sommaire, va au-delà de l’« inclusion » symbolique et fait preuve d’une attitude d’« accueil radical ». Quand elle est en place, le message est alors : « Apportez vos valeurs culturelles et religieuses, votre voix et votre personnalité autonome, et aidez-nous afin que nous construisions ensemble une nouvelle communauté. » Au-delà de l’assimilation et même de l’incorporation, cette approche facilitera l’incarnation authentique de chaque membre. Cela signifie inévitablement que chaque membre de la communauté sera affecté par la présence des autres culturellement différents, comme tous sont appelés à une conversion permanente envers Dieu, les uns envers les autres et envers les valeurs culturelles qui constituent l’essence authentique de chaque personne. Cela n’implique pas que des individus puissent se dissimuler derrière leurs conventions culturelles ou jouer la « carte de la culture », affirmant que leurs pratiques individuelles sont « culturelles » et, par conséquent, irréprochables et non modifiables. Chaque personne devra examiner les mauvaises habitudes culturelles autant que les bonnes, et apprendre à concéder un certain degré de confort dans l’intérêt de la « nouvelle » communauté. Le coût sera donc significatif pour chacun, et pas uniquement pour les nouveaux membres. C’est pourquoi la vie interculturelle telle qu’elle est décrite ici est une entreprise fondée sur la foi et pas simplement un mode pratique d’existence multiculturelle.
Conclusion
27Sans la foi qui sous-tend nos efforts, plutôt que de construire une communauté interculturelle, nous deviendrons simplement des membres de « maisons » (plutôt que de véritables « chez soi ») où des personnes de nationalités et de cultures différentes vivent sous le même toit : des individus multiculturels, mais pas une communauté interculturelle intégrée. Les communautés interculturelles évolueront peu à peu, organiquement et non sans mal, à mesure que les individus apprendront à respecter et à valoriser la différence, et à réaliser que la différence est, en principe, bonne car Dieu a créé la différence et Dieu vit que cela était bon. La « limite culturelle » apparaîtra chaque fois que nous privilégierons le « je » ou le « moi » vis-à-vis du « tu » ou du « vous » et chaque fois que nous verrons « l’autre » plutôt que le frère ou la sœur parmi nous. Des membres d’une communauté interculturelle en évolution persévèrent car ils vivent par la foi et sont motivés par la mission de la communauté, qui tente avec assiduité de refléter la mission de Jésus. En d’autres termes, il y a un esprit commun et un engagement missionnaire.
28Si nous analysons ces trois modes de vie en communauté (assimilatoire ou invitatoire, inclusif et radicalement accueillant), nous pouvons voir une progression d’une forme de vie de communauté fortement monoculturelle, hiérarchique et traditionnelle, pour ne pas dire sclérosée, jusqu’à une nouvelle forme caractérisée par le désir de l’enrichissement mutuel que la différence culturelle peut apporter à chaque membre et à une mission plus large, en passant par une forme théoriquement plus ouverte et tolérante. C’est une idée utopique, mais c’était aussi le cas de la vision du Christ, dont le message était : « Mettez-vous à mon école », « Je suis le chemin », « Venez à ma suite ». Dans le monde globalisé d’aujourd’hui, pour un nombre croissant d’entre nous, « le chemin » conduit vers la vie interculturelle et passe par elle.
Notes
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[1]
« En groupes » est rajouté ici pour reconnaître que ceux que l’on appelle « enfants sauvages » sont dépourvus de caractéristiques essentielles de la culture, comme le langage et les comportements sociaux.
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[2]
L’ajout du mot « collectivement » est important vu que la culture consiste en des habitudes ou caractéristiques partagées plutôt qu’en de simples comportements individuels.
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[3]
Voir Anthony J. Gittins, Ministry on the Margins : Strategy and Spirituality for Mission, Orbis, New York, 2002 et Living Mission Interculturally : Faith, Culture and the Renewal of Praxis, Liturgical Press, Minneapolis, 2015.
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[4]
Extrait des travaux de Wolfgang Messner dans Intercultural Communication Competence : A Toolkit for Acquiring Effective and Appropriate Intercultural Communication, Bangalore, Inde, Messner Consulting & Training Pvt. Ltd, 2013.