Notes
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M. de Certeau, L’étranger ou l’union dans la différence, Paris, DDB, 1991.
1Notre tâche d’humains depuis notre genèse est d’habiter la terre. Oui, mais de quelle manière ? Nous Occidentaux, nous abordons le monde avec une raison armée, c’est-à-dire une raison qui veut affronter, voire combattre l’autre : l’autre peut être la nature, autrui ou même Dieu. Nous cherchons à arraisonner l’autre, à nous saisir de lui : culture de la captation, de la maîtrise. Or l’intérêt pour la beauté, pour la créativité artistique, indique une autre manière de se tenir dans le monde. C’est la contemplation : laisser venir l’autre à soi, se laisser faire, consentir à recevoir avant de prendre. Le monde est là, l’autre existe, il commence par nous être offert. Nous sommes précédés. Voilà déjà à quoi peut conduire la parole de la Pastorale des Réalités du Tourisme et des Loisirs (PRTL) : initier, apprendre ou réapprendre à recevoir le monde, l’histoire, l’œuvre, les traditions comme des cadeaux ou des poèmes. L’enjeu est d’apprendre à habiter la tradition qui nous structure tant comme culture commune que comme individu. Car nous communions aux profondeurs du passé et de la matière : nous n’allons pas sans héritages. Personne n’échappe donc à l’interrogation de savoir ce qu’il va faire avec les traditions dans lesquelles il a été immergé du fait de sa naissance. Qu’elle le veuille ou non la PRTL opère une tâche éducative : rendre visible et amener à la conscience l’histoire dans laquelle nous sommes pris ; délivrer d’un rapport aux œuvres qui se limiterait à un émotivisme de l’instant détaché de l’effet structurant de ce qui nous vient du passé.
2Mais faisons un pas de plus : notre habitation du monde est plus complexe qu’il n’y paraît a priori. Et l’intérêt pour la beauté nous l’indique. Comme nous l’avons entendu, l’être humain est dans le monde : il s’installe dans une maison, une cité, un pays. Il l’aménage pour vivre bien et de manière bonne. Il l’agrémente et en fait un paysage qu’il goûte et fait goûter. Cependant, il en reste fondamentalement insatisfait : il ne cesse d’envisager autre chose, un autrement. Où que soit un être humain, il n’est jamais tout à fait là où il est posé sur ses pieds. Car il n’est pas une pierre figée sur la route : il habite le désir. Il vit d’attente, espérant un jour nouveau. Bref, il regarde ailleurs. Il est en effet à la recherche d’une autre demeure où il connaîtrait l’éternité du ravissement, l’éblouissement, le contentement. Il parle ainsi d’un repos définitif, d’une béatitude. C’est précisément ce qu’indique l’art, ou les figures symboliques comme les anges, les dieux ou les héros. C’est aussi ce que manifeste le sportif dans la pureté de ses gestes, ou l’enfant tout entier à son jeu. Il existerait donc une autre scène possible. Je ne sais pas comment nommer ni qualifier cette scène. Dans le langage chrétien, on parlerait volontiers de Royaume de Dieu. Ces remarques sont suffisantes pour indiquer un autre geste de la PRTL quand elle fait découvrir (dé-couvrir !) les œuvres symboliques : faire signe et donc mettre en lien avec un Autre ; entrebâiller l’ordre présent des choses pour y laisser passer une lumière venue d’ailleurs, peut-être d’un futur que nous ne savons pas encore, laisser une énigme s’infiltrer dans les évidences apparentes. Tel est pour moi le sens profond de la question humaine de Dieu : nous nous tenons dans l’énigme, dans le mystère. Ainsi pour nous, comme l’écrit saint Paul, Dieu garde quelque chose d’abyssal. Il demeure caché. Dévoilé, il nous reste donc pourtant inconnu. Paradoxe de la révélation de Dieu en Jésus-Christ : ultimement le Christ rend visible l’invisibilité du Père. Et lui-même advient à l’insaisissable au moment où il entre dans l’univers de son Père. Ce qu’entend Marie de Magdala dans sa rencontre avec l’étrange jardinier du matin de Pâques : « Ne me retiens pas ». Le chrétien est un être aux mains vides. Cependant la PRTL, en même temps qu’elle indique que le sens ultime nous est caché, rappelle que ce n’est pas parce qu’il est caché qu’il n’est pas espérable. Voilà le point où bien des artistes peuvent vous rejoindre et où vous pouvez aussi comprendre les artistes : signifier et évoquer l’autre mais sans le tenir, consentir à ne pas faire du monde présent un enclos indépassable. Au fait qu’en est-il de notre contact avec le « monde artistique » ? Il ne peut se réduire à n’être que d’ordre juridique, par exemple s’il se limite à une sorte de « police » des concerts ou des expositions en des lieux religieux. L’Église depuis son émergence a fourni à la création artistique non seulement des motifs mais aussi des commandes d’œuvres. Elle a été un des grands mécènes de l’Occident. Je reste persuadé qu’elle demeure un immense gisement de motifs, de raisons et d’inspirations pour l’art vivant. Croire en Dieu créateur ne peut qu’encourager la créature à l’inventivité artistique. Est-ce à la PRTL de travailler à cette relation de l’Église aux créateurs, de se porter vers de jeunes artistes ou vers des associations qui encouragent l’art ? Pour le moins la PRTL occupe un espace-temps d’activités humaines favorable à l’établissement de tels partenariats.
3Au risque de m’écarter un peu de la voie de la beauté, bien que faire du lien social puisse être une forme politique de la beauté, je me permets d’identifier le type de rapport à la société que la PRTL vit et fait vivre à l’Église. Nous avons beaucoup entendu parler de « collaboration », de « partenariat », de « rencontre » avec les organismes publics. La PRTL met de fait en œuvre une option concernant le style de présence de l’Église dans la société et elle sert sa perception positive par les autres. Il y a eu trois manières de se situer par rapport à la société depuis la reconnaissance officielle de l’Église par l’Empire romain en 313. Premier schème : la société est dans l’Église. Les lois communes doivent être celles de l’Église et s’inspirer d’un fondement divin. Être hérétique c’est être à la fois hors Église et hors société. C’est ainsi que Thomas d’Aquin pourra revendiquer la peine de mort pour les hérétiques à l’image des faux monnayeurs : de même que les faux monnayeurs trahissent la confiance, le pacte social (foedus), de même les hérétiques trahissent la foi commune (fides). Il existe encore quelques courants ultra-catholiques qui ont la nostalgie d’une société intégralement référée à la normalité ecclésiale. Second schème : la société et l’Église sont différentes. L’Église est une société spécifique contre-distinguée de la société politique. Cette différenciation aura plusieurs configurations dans l’histoire : tensions, rivalités, essais d’absorption réciproque. En France, la traduction juridique et politique de cette distinction sera la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905. Le troisième schème a été explicité nettement lors de Vatican II, particulièrement dans Gaudium et Spes : l’Église est dans la société. Elle partage un monde commun, une histoire globale : elle vit dans une essentielle solidarité avec tous. Une question se pose alors : quel est notre apport à la construction du commun ? Quelle est la contribution des catholiques à la recherche de solutions aux problèmes communs ? La PRTL pourrait continuer à affiner cette attitude en précisant encore un peu plus sa participation à l’élaboration, à la découverte ou à la promotion de beaux sites, d’itinéraires humains étonnants, de la diversité de la beauté du monde, etc. Elle pourrait apporter sa pierre à une spiritualité de l’émerveillement ou de la joie devant la force et la puissance de l’âme et de l’intelligence humaines.
4Sur ce terrain de la spiritualité, j’ai perçu dans le chemin esquissé ces jours-ci les quatre moments de l’expérience spirituelle : le désir, la surprise, l’itinéraire et la relation à l’autre [1]. Chacun de ces moments offre des opportunités à la PRTL. Le premier moment de l’expérience spirituelle est donc le désir. Dans la tradition chrétienne, on connaît ces priants qui avaient coutume de se tenir debout, la nuit, dans la posture de l’attente. Les mains levées vers le ciel, les paumes tournées vers l’endroit d’où viendrait le soleil du matin, ils attendaient l’aurore, en silence. Et quand les rayons du soleil atteignaient la paume de leurs mains, ils s’en allaient. Leur prière était leur corps en attente. Le travail du désir était leur prière. L’expérience spirituelle commence d’abord en cette attente de notre être. Qu’en résulte-t-il pour la PRTL ? Qu’elle rejoigne et reconnaisse le travail du désir chez ceux et celles qui désirent faire et vivre de la beauté. Identifier aussi et réveiller le goût de désirer, la force de vouloir être mieux, meilleur ou autrement. Et cela passe par des choses simples : il est des simplicités et des sobriétés si belles. Se redire encore qu’il est inutile de prononcer le mot « Dieu » si l’être a perdu toute force de désir. Je vois la PRTL comme cet atelier qui attise le désir, qui réconcilie l’être avec le souffle natif.
5La surprise est un second moment de l’expérience spirituelle. Lors de ce congrès, nous avons souvent parlé de rupture, de changement dans le regard sur le réel. C’est vrai qu’il y a dans la vie des moments qui bousculent : ils établissent une coupure : quelque chose advient et qui surprend. Ces moments nous bougent et nous changent. Cela peut donc être une chose belle, un visage beau, séduisant, ou l’expérience d’une relation belle et plaisante, le croisement d’un regard lumineux, le choc d’un poème ou d’une parole… Quelque chose ou quelqu’un donc surgit et le paysage change à notre étonnement : nous avons une « révélation », c’est-à-dire une surprise. Plusieurs l’ont dit quand ils ont cherché, peut-être sans grand succès, à remettre en cause la nécessité de l’éducation à la beauté : cela s’éprouve avant de s’exprimer. Ces moments de rupture ou de surprise peuvent n’être élucidés que longtemps après. Le sens ou l’intelligence d’un événement n’advient souvent qu’après-coup : il y a un retard du comprendre. Nous savons bien cela dans notre expérience chrétienne : les disciples de Jésus ne comprirent vraiment leur Maître qu’après coup, qu’après qu’il eût disparu à leurs yeux. De même la Bible raconte que Moïse ne reconnut Yahvé que de dos, une fois passé. La PRTL accordera donc du sérieux à ce qui surprend, à ce qui trompe l’attention des gens, à ce qui les étonne. Elle préparera les cœurs et les consciences à la surprise : car seuls les gens qui ont préparé leur cœur à l’étonnement seront surpris. Apprendre à attendre, à devenir curieux de l’inattendu. La prière peut être un chemin pour cela, mais il en est d’autres comme la contemplation. La surprise est un lieu spirituel. Elle correspond à ces expériences ou ces moments qui un jour peuvent faire dire : là, à ce moment-là, il s’est passé quelque chose, ou quelqu’un est passé, ou Dieu était là, ou c’était si beau, si bon, si fort que depuis on n’est plus pareil. Il y a eu un avant et un après. Dieu nous vient souvent dans ces ruptures.
6Troisième dimension : l’itinéraire. Le risque de l’expérience spirituelle serait de nous en tenir à des moments d’éblouissement, d’illumination. Ce fut la tentation de Pierre sur la montagne de la Transfiguration de Jésus. C’est peut-être la tentation de la PRTL quand elle se voudrait l’ultime moment de vérité de la foi de l’Église. Mais il n’y a jamais de moment absolu. Tout instant privilégié appelle à un itinéraire dont personne ne peut prédire l’aboutissement : il est indéfini. Car il nous faut toujours aller plus loin, éprouver que nous-mêmes, les autres, le Seigneur, Dieu, sont au-delà de ce par quoi nous les pensions et percevions jusque-là. Dieu – et il en va de même pour les personnes – n’est pas identifiable à telle ou telle représentation que nous en avons. Nous serons toujours pauvres de Dieu. Il demeure un Tout-Autre. Il déroute les idées qu’on se fait de lui. Il est « plus grand », dépassant les plus sublimes œuvres, paroles ou musiques qui l’évoquent. Nul ne possède l’Absolu : Dieu reste « dé-lié ». Nommer Dieu c’est courir le risque de laisser se creuser notre désir, notre manque. Dieu demeure celui que j’attends et que j’attendrai même à mon dernier souffle. On dirait que Dieu nous advient par défaut. Voilà le sens de la surprise et pour nous aujourd’hui de la beauté : nous remettre en mouvement. Qu’est-ce que rencontrer la beauté de Dieu sinon consentir à repartir, à recommencer. Rappelons ici les impératifs qui ne cessent de retentir dans la Bible : va, pars, quitte, avance, viens. Autrement dit : d’autres œuvres, d’autres lieux, d’autres voyages et découvertes nous attendent. Nous touchons ici à l’un des cœurs de l’expérience spirituelle que nous fait faire la beauté : le dépaysement (en grec la xenitheia). Car une des façons d’accéder à Dieu est de consentir à le chercher encore. La PRTL recevra ainsi la beauté comme un point de départ, une ouverture, un commencement. Elle ne sera pas figée dans la fascination. Elle ne se laissera pas submerger par le beau. Elle consentira à chercher encore la beauté ailleurs et autrement. Elle détournera les regards vers autre chose, vers ailleurs.
7Et puis il y a l’autre, la relation. Il n’est pas d’expérience spirituelle sans communication avec autrui. Expérience simple : je rencontre le beau comme quelque chose qui est produit par un autre, cet autre pouvant être le passé. Je suis placé dans une relation qui engendre elle-même de nouveaux rapports : avec une valeur, une idée de l’homme, avec Dieu… De plus pour reconnaître et comprendre que quelque chose ou quelqu’un est beau il faut qu’un autre m’en parle et me le fasse remarquer, discerner, me l’interprète pour m’en indiquer la richesse et la complexité. La PRTL est bien placée pour être tisseur de liens et de relations.
8L’axe de notre congrès de Toulouse était donc le beau, la beauté. Facilement Dieu est associé à la beauté. Il est même le Dieu Beau. Mais pour nous, il est aussi un Dieu au visage grotesque, infirme et fou. L’Évangile de Jésus répète que Dieu a superposé son visage à celui des hommes et des femmes cabossés, meurtris, hurlant parfois dans la solitude, la pauvreté et le froid, victimes des pires horreurs. Il se confond aux visages humains souffrants et illumine d’un éclair d’absolu toute fragilité et toute laideur. Et ce qui m’étonnera toujours chez Jésus c’est ce trait rare : il voyait que toute la laideur humaine ne pourrait jamais effacer le fait que Dieu continue à regarder chacun et chacune de nous, comme une créature qu’il sait bonne et finalement belle.
Notes
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M. de Certeau, L’étranger ou l’union dans la différence, Paris, DDB, 1991.