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Article de revue

Internet, nouveau rapport au savoir

Pages 9 à 19

Notes

  • [1]
    Cl. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Denoël, 1987, p. 63.
  • [2]
    U. Eco, La poétique de l’œuvre ouverte, coll. Points, Paris, Seuil, 1965, p. 65.
  • [3]
    C.E Shannon, “A Mathematical Theory of Communication”, dans Bell System Technical Journal, 27/3, July/October 1948, pp. 379-423.
  • [4]
    P. Oltet, Traité de documentation, le livre sur le livre, Bruxelles, D. Van Keerberghen éd., 1934, p. 524.
  • [5]
    V. Bush, “As We May Think”, dans The Atlantic Monthly, juillet 1945, p. 6.
  • [6]
    M. Serres, Petite Poussette, Paris, Éd. Le Pommier, 2012 ; B. Silliard, Maître ou esclave du numérique ?, Paris, Eyrolles, 2011.
  • [7]
    M. Prensky, Digital Natives Digital Immigrants, dans On the Horizon, MCB University Press, Vol. 9 No. 5, October 2001, pp. 1-6.
  • [8]
    D. Mittermeyer & D. Quirion, Étude sur les connaissances en recherche documentaire des étudiants entrant au 1er cycle dans les universités québécoises, Québec, CREPUQ, 2003 ; T. Ryberg & L. Dirckinck-Holmfeld, “Power Users and Patchworking. An Analytical Approach to Critical Studies of Young People’s Learning with Digital Media”, dans Educational Media International, 45/3, 2008.
  • [9]
    G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 1938.
  • [10]
    A. Fagot-Largeault, “L’honnêteté scientifique / Scientific Integrity” [http://athensdialogues.chs.harvard.edu/cgi-bin/WebObjects/athensdialogues.woa/wa/dist?dis=44] (consulté le 17 janvier 2014).
  • [11]
    A. A. Schützenberger, Le plaisir de vivre, Paris, Payot, 2009, p. 3.
  • [12]
    J.-Fr. Bach, O. Houdé, P. Léna & S. Tisseron, L’enfant et les écrans. Avis de l’Académie des Sciences, Paris, Éd. Le Pommier, janvier 2013, p. 39.
  • [13]
    B. Silliard, Maître ou esclave du numérique ? 2049 : Internet, notre second cerveau, Paris, Eyrolles, 2011.
  • [14]
    N. Wiener, Cybernetics, or Control and Communication in the Animal and the Machine, Paris/New York, Hermann et Cie/John Wiley & Sons Inc., 1948.

1Claude Levi-Strauss écrivait en 1952, dans son ouvrage Race et histoire : « Deux fois dans son histoire, l’humanité a su accumuler une multiplicité d’inventions orientées dans le même sens… et qui ont entraîné des changements significatifs dans le rapport que l’homme entretient avec la nature » [1]. Ces transformations ont impacté le rapport de l’homme au savoir, de l’homme au monde. Du Néolithique à la révolution industrielle, elles ont tout à la fois été la résultante de savoirs construits, parfois la résultante de hasards saisis, et tout autant d’opportunités de réviser ses connaissances pour élaborer de nouveaux savoirs. Cette systémique anthropologique, cognitive et sociale n’a eu de cesse au cours des millénaires écoulés de questionner les rapports entre l’homme, les outils, le monde et le savoir. Être de connaissances, l’homme dans sa propre construction individuelle et sociétale mobilise, construit, discute la production et la reconnaissance des savoirs.

2Les médias sous leurs différentes formes, des tablettes sumériennes aux tablettes numériques, participent à la construction de cet ordre et de cette organisation sociale. Harold Innis a fort bien montré les effets des différents médias sur les sociétés. Auteur de The Bias of Communication et de Empire and Communication (1951), il expose une thèse selon laquelle chaque média présente un « biais » spatial ou temporel, c’est-à-dire que les caractéristiques de son support favorisent soit le contrôle territorial, soit la durée à travers les âges. L’ère numérique débutante permet tout à la fois de transcender le temps et l’espace permettant potentiellement la diffusion et l’appropriation urbi et orbi de la connaissance. Les scriptoria, lieux de reproduction et de diffusion de supports, ont depuis longtemps été remplacés. L’industrialisation de l’imprimerie permise par la production de caractères mobiles fut la prémisse de ce que la numérisation allait apporter comme nouvelles opportunités, à savoir la séparation du support et de la donnée, ouvrant par là même un nouvel univers de possibles que les institutions conventionnelles ne peuvent plus contenir. Les processus de dématérialisation facilitent la circulation des données à travers l’espace et offrent la possibilité d’en accroître l’accès au plus grand nombre dans un apparent désordre, voire un certain chaos.

3Ces évolutions traduisent l’émergence de sociétés du savoir qui sont sources de développement pour tous. Cela suppose que soient relevés deux défis posés par la révolution informationnelle : « l’accès pour tous à l’information et l’avenir de la liberté d’expression » (UNESCO, 2005). Le déploiement récent des MOOCs (Massive Online Open Courses) interroge sur ces nouvelles formes de diffusion du savoir et sur l’évolution des modalités institutionnelles de reconnaissance qui sont en rupture avec les pratiques conventionnelles. Les institutions éducatives se trouvent confrontées à des pratiques et à des processus qui tendent à s’affranchir de régulations hiérarchiques pour aller vers des pratiques contributives des participants à de nouveaux espaces sociaux d’élaboration et de discussion du savoir. Il s’agit bien d’une potentialité et non d’une réalité universellement répandue. Le paradigme classique de la transmission du savoir organisé du sachant vers l’apprenant évolue vers un double paradigme : à la fois celui de l’appropriation et celui de la co-élaboration.

4Ce mouvement semble éloigné de l’intention de Jacques Perret, lorsqu’en avril 1955 il proposait le terme « ordinateur » pour traduire ce que les Américains nommaient alors computer. Terme emprunté à l’usage théologique, il en proposa l’utilisation en qualité de nom commun et non d’adjectif, qui désignait alors Dieu qui met de l’ordre dans le monde. L’ordre imaginé, issu du règne du calcul, allait très vite se dissiper dans la multitude d’entrelacs qui constituent le réseau mondial, qui loin de retenir dans ses mailles ses proies à la manière du filet, retis des chasseurs moyenâgeux, allaient ouvrir vers une multitude de parcours possibles d’accès au savoir. L’ordre organisé dans les ouvrages scientifiques et les manuels, propre à l’inscription des caractères sur la page, faisant du récepteur celui qui suit par son acte de lecture la construction de la pensée de l’auteur, se dissipe dans le foisonnement des liens qui unissent des fragments argumentatifs convoquant chez le lecteur un acte singulier de remise en sens. Ainsi, depuis bientôt trois millénaires, l’évolution des supports d’accès à l’information et au savoir appellent de la part du récepteur une participation active et consciente, ce que Eco nomme la poétique de l’œuvre ouverte qui conduit à faire du lecteur « le centre actif d’un réseau inépuisable de relations parmi lesquelles il élabore sa propre forme, sans être déterminé par une nécessité dérivant de l’organisation même de l’œuvre » [2].

5Dans ce contexte, comment appréhender la vérité dans ce mouvement numérique lorsque la fonction référentielle de l’ouvrage ne répond plus aux mêmes critères ? Que devient cette notion de référence ? Comment se construit la valeur de l’information, des savoirs ? Pour traiter ce questionnement, nous reviendrons sur la genèse du numérique afin d’en traiter les spécificités dans le processus de construction du savoir et d’acquisition des connaissances ?

6Le développement d’Internet pose plusieurs questions que nous proposons de traiter dans cette contribution : la délinéarisation et la fragmentation des corpus informationnels, les pratiques contributives et les processus de sérendipité. Dans la suite de cette première partie, nous partageons quelques réflexions quant à l’incidence d’un phénomène incontournable sur l’éducation et le développement de compétences spécifiques pour être à la fois acteur et responsable de la production et de l’utilisation d’informations.

Vers un changement du paradigme informationnel

7Les processus de production des savoirs et de leur légitimation sont aujourd’hui interrogés. Au temps long de la production et de la diffusion organisée dans une culture du livre, de la maturation de l’apprendre, se substitue le temps court et de l’immédiateté de l’accès à une source informationnelle en constant renouvellement. Les schémas classiques qui organisaient la production, la diffusion et l’appropriation des savoirs sont en prise à des évolutions qui questionnent l’articulation entre les sphères institutionnelles formelles et des sphères informelles dont les modes de régulation et de contrôle empruntent d’autres modalités. Cette profusion informationnelle traduit un risque d’entropie au sens où Shannon, dès 1948, la définissait : plus la source émet d’informations différentes, plus l’entropie (ou incertitude sur ce que la source émet) est grande pour le récepteur [3]. En moins de 45 ans, le nombre de sites Internet est passé de 4 sites connectés en 1969 à 580 000 000 sites en janvier 2012, offrant la possibilité à 2,7 milliards d’internautes d’accéder à des données, des informations et des savoirs. Bien entendu, la seule présence de cette richesse ne saurait suffire à ce que chaque humain accède à la connaissance. Internet maintient une diversité de pratique et une hétérogénéité dans l’accès aux informations et dans la pratique quotidienne de ce média. Il n’en demeure pas moins que si la fonction encyclopédique demeure, les procédés de production et de diffusion ont fortement évolué, le lecteur étant invité à jouer un triple rôle, celui de producteur, de contributeur et de valorisateur. En effet, les dispositifs de type wiki offrent à la fois la possibilité de créer un nouvel article qui viendra sous certaines conditions alimenter l’encyclopédie mondiale à large audience et dont l’accès est facilité par la diffusion spatiale et sa permanence temporelle.

8Dès le début des années trente, certains visionnaires tels que Paul Otlet, fondateur de la classification décimale universelle, voyait l’avenir de la documentation sans livre.

9

La table de travail ne serait plus chargée d’aucun livre. À leur place se dresse un écran et, à portée, un téléphone. Là-bas au loin, dans un édifice immense, sont tous les livres et tous les renseignements… De là, on fait apparaître sur l’écran la page à lire pour connaître la réponse aux questions posées par téléphone, avec ou sans fil. Un écran serait double, quadruple ou décuple s’il s’agissait de multiplier les textes et les documents à confronter simultanément ; il y aurait un haut-parleur si la vue devait être aidée par une donnée ouïe, si la vision devait être complétée par une audition. Utopie aujourd’hui, parce qu’elle n’existe encore nulle part, mais elle pourrait bien devenir la réalité pourvu que se perfectionnent encore nos méthodes et notre instrumentation. Et ce perfectionnement pourrait aller jusqu’à rendre automatique l’appel des documents sur l’écran, automatique aussi la projection consécutive…[4]

10Cette vision fut partagée moins de dix ans plus tard par le fondateur du principe de l’hypertexte à partir duquel allait être déployé le réseau Internet. Vannevar Bush dans son article As We May Think décrit un appareil nommé Memex dans lequel « une personne stocke tous ses livres, ses archives et sa correspondance, et qui est mécanisé de façon à permettre la consultation à une vitesse énorme et avec une grande souplesse. Il s’agit d’un supplément agrandi et intime de sa mémoire » [5].

11Ce qui pouvait paraître lointain il y a moins de quatre-vingts ans est aujourd’hui notre actualité. L’évolution des instruments conduit à une portabilité de plus en plus développée qui, alliée à la permanence de la connectivité, laisse à penser que le contenu, l’information et le savoir sont accessibles d’un clic. Ceci conduit certains auteurs à envisager Internet comme notre second cerveau, celui de la mémoire, laissant encore le privilège du souvenir à l’humain [6]. Faut-il conclure qu’il suffit d’être équipé et de savoir saisir quelques mots clés dans un moteur de recherche pour acquérir des connaissances ? À l’évidence et en pratique, la réponse est négative quand bien même les apprenants seraient issus de la génération dite Digital Natives[7].

De l’universalisme clos à l’espace ouvert de co-élaboration

12L’ouvrage et le film sont des médias caractérisés par une structure linéaire inscrite dans un scénario qui invite le lecteur, le spectateur, à partager l’intention de l’auteur sollicitant son attention et peu propice dans l’instant au partage, quand bien même l’activité de réception se ferait dans un contexte collectif comme la diffusion cinématographique en salle. L’inscription spatio-temporelle de l’usage de ces différents documents, livres, films, sites Internet est fort différente. Ces technologies induisent de nouveaux comportements qui se traduisent notamment par une recherche rapide de réponse, des cycles courts de communication inscrits dans une immédiateté permise par la permanence de la connectivité.

13L’hypertextualisation des documents, la fragmentation et la délinéarisation informationnelle c’est-à-dire leur accès par des mots clés, des liens cliquables, sollicitent chez le lecteur deux activités cognitives qui sont le décodage de l’information et le repérage de la structure du document, de l’application interactive. Là où le livre par ses repères conventionnels (table des matières, sommaire, numéro de page…) aide le lecteur à se situer dans l’œuvre, les documents délinéarisés offrent un espace ouvert et sans repère tangible pour lequel l’internaute doit développer des compétences spécifiques de navigation. Qui plus est, ces objets numériques sont mobiles, évolutifs. Lorsque nous visitons un site à différents moments, il est fréquent de constater que certaines de ces composantes ont évolué. D’ailleurs ce terme de « visite » exprime une posture singulière de passage, de superficialisation. Ces caractéristiques de ce média requièrent chez l’internaute une capacité à se repérer dans cet espace, de pouvoir répondre à tout moment à des questions : Où suis-je ? Qu’ai-je vu ? Ai-je vu ce qui était pertinent sur le sujet ? Qu’ai-je retenu de cette navigation ?

14Au temps long de la lecture d’ouvrages, d’encyclopédies et autres précis thématiques, se substitue le temps court du butinage, pratique qui consiste à saisir quelques fragments d’informations qu’il convient ensuite de relier pour redonner sens et aller au-delà des actions de copier-coller pour être davantage dans ce que certains auteurs [8] nomment le crécollage, action par laquelle l’internaute fait œuvre de création à partir de fragments informationnels dont il n’est pas l’auteur. Les fragments informationnels qui constituent un site web sont repérables par leur positionnement dans un réseau, c’est-à-dire en référence à l’ensemble des liens qui les unissent à d’autres fragments. Le lecteur d’un support imprimé pourra retrouver un fragment par des éléments qui lui sont externes et fixes, à savoir le positionnement sur une page, le numéro de la page, alors que l’internaute devra être en capacité de se remémorer le parcours et donc les liens qui l’ont conduit d’un fragment à un autre. Ce changement de paradigme spatial (passage de l’espace euclidien à l’espace topologique) suppose que le sujet apprenant soit en capacité d’élaborer une représentation mentale de ce réseau notionnel, tout comme nous développons des capacités de repérage spatial dans notre quotidien. Cette tâche de relocalisation s’ajoute à la tâche commune d’interprétation des fragments et constitue un risque de désengagement du sujet dans sa lecture et l’appropriation des connaissances. Pour reprendre la métaphore du butinage, l’internaute identifie la présence d’un éventuel fragment informationnel susceptible de l’intéresser en posant parfois un acte de repérage via un signet ou un tag qui lui permettra de revenir ultérieurement sur ce dernier. Mais en aucun cas, ces actions de marquages ne suffisent à apprendre. Le sens naîtra de la capacité du sujet à remettre en lien des éléments initialement séparés.

15La recherche informationnelle via les moteurs de recherche s’inscrit dans l’idée d’une « connaissance approchée » développée par Gaston Bachelard [9]. Elle suppose un processus itératif de mise en lien et de mise en sens. La pratique de l’apprendre n’obéit plus à un ordonnancement énigmatique auquel chacun accède par une découverte progressive, une révélation du caché, mais davantage par son engagement et sa participation active. La connaissance n’est pas « apodictique », immuable, comme le rappelle Anne Fagot-Largeault, précisant que la science avance de façon discontinue en prise avec des changements paradigmatiques [10]. Ce qui semble acquis pour la construction scientifique l’est tout autant pour l’apprentissage. L’apprentissage ne peut être comparé à ces supports qui se recouvrent d’informations, tel le stylet du calligraphe qui fait acte de mémoire et permet la transmission. Il relève de processus actifs d’engagement de celui qui apprend.

16Dans ce mouvement, cette fluidité de l’information toujours circulante à l’image des canaux de Saint Simon, il est un savoir singulier qu’il convient de développer, celui qui consiste à savoir saisir l’occasion, et faire profit de ce qu’offre le hasard, faire expérience de la sérendipité (serendipity) comme l’évoque si bien Anne Ancelin Schützenberger dans son ouvrage Le plaisir de vivre (2009). « Savoir saisir, pour soi-même ou pour autrui, ce qui survient comme par la chance d’un hasard heureux, c’est faire l’expérience de la “sérendipité”. Entre espérance et action, cette ouverture d’esprit, qui s’apprend et s’entretient, peut renverser les situations et vous sauver la vie » [11].

17Ces évolutions conduisent à se situer à juste distance pour différencier ce qui relève des faits, des opinions et objectiver les informations accessibles via ce média. La rapidité de la mise en ligne, et donc de l’accès suppose plus que jamais de savoir décoder et interpréter les données et les informations. Plus que jamais, un accompagnement spécifique est requis pour permettre à chacune et chacun de développer les capacités nécessaires au traitement de ces informations. Le rapport à la vérité semble évoluer en cela qu’elle apparaît moins comme un pré-construit par un tiers que comme la résultante d’une co-construction qui engage un ensemble d’acteurs qui cherchent à s’entendre avec d’autres sur la manière d’interpréter des situations et à s’accorder mutuellement, même si cela peut paraître temporaire. Dans ce monde en mouvement, où le savoir, la vérité, évoluent en permanence, l’enjeu n’est plus d’être en capacité de recevoir et d’accepter, mais bien d’être capable de discuter. Par cet agir communicationnel tel que le définit Habermas, à savoir cette capacité à penser et agir avec autrui et notamment à s’accorder sur la conduite à tenir, les pratiques d’Internet s’inscrivent dans une dynamique collective et communautaire. Le savoir et la vérité deviennent alors des biens communs, accessibles au plus grand nombre, sous réserve cependant que chaque être soit en capacité d’appropriation. Par ces multiples échanges, chacune et chacun peuvent s’exprimer sur ce qui est proposé, sur ce qui est en construction. Ceci pose la problématique de la distinction entre la doxa, les croyances, les opinions, l’épistémé, le savoir et la connaissance. Différenciation d’autant plus importante à opérer depuis l’avènement du Web 2.0 caractérisé par le régime de la contribution généralisée par lequel les internautes ne sont plus seulement des « consommateurs », mais également des « producteurs ». S’opère un changement de posture ou plus exactement un doublement qui fait que la figure initiale du spectateur évolue vers la figure du spec-acteur. De nouvelles problématiques apparaissent, notamment en lien avec la validité de l’information et les régimes de construction de la vérité : comment se construit la légitimité du savoir ? Les encyclopédies collaboratives sont fondées sur le principe de la contribution qui offre à chacun la possibilité d’être un producteur d’information et ont défini un ensemble de règles de validation de l’information diffusée. Elles réactualisent dans un contexte de communication médiatisée la pratique de la disputatio. Il n’empêche que l’internaute peut être tenté de considérer pour vrai ce qui est explicitement noté comme ayant un statut non définitif. Par exemple Wikipédia identifie explicitement les articles qui sont en cours de recyclage. Cette question d’élaboration de la valeur de l’information est centrale dans l’accès à la vérité et dans la dynamique de construction des savoirs. Elle pose une question centrale de la valeur de l’information. Par exemple, que signifie le classement proposé par un moteur de recherche (ranking) qui, suite à une requête, propose une liste donnée sur la première page de résultats ? Comment interpréter les commentaires issus des pratiques de folksonomie qui consistent à déclarer son intérêt pour un sujet via des like, ou « j’aime » versus « je n’aime pas » ? Cette pratique, expression de la doxa relève d’un processus d’intersubjectivation qui participe au développement d’un sentiment d’appartenance plus qu’au développement d’un discours critique constructif. Nous ne pouvons pas nous contenter de croire que les choses sont parce qu’elles ont une existence via le web : voir n’est pas croire, croire n’est pas savoir. La valeur tient moins à celui qui édite comme dans l’édition scientifique classique que dans les commentaires d’accompagnement qui deviennent un méta discours qu’il convient de décrypter. L’un des enjeux à la fois pour l’enseignant et l’apprenant est d’être capable de remettre en contexte l’origine de l’information et d’identifier le processus originel d’éditorialisation. La cohabitation de différents registres de valeur (édition et commentaires) constitue un risque de confusion entre savoir et croyance qui rend parfois difficile l’identification de la réalité. De plus l’usage de multiples couches informationnelles dans des dispositifs de réalité augmentée, réalité virtuelle, conduit à considérer ce qui est perçu comme vrai.

De l’intérêt de repenser l’acte d’enseigner et d’apprendre

18Cette démarche suppose de réhabiliter la disputatio, et donc d’être en capacité de débattre, là où la lectio privilégie l’écoute. L’objectif n’est pas d’opposer ces modalités, mais bien de les mettre en synergie et complémentarité. De nombreux enseignants vivent aujourd’hui une forme actualisée de cette pratique médiévale lorsque les étudiants les questionnent sur le contenu de leur enseignement à partir de ce qu’ils butinent par l’intermédiaire de leur moteur de recherche. Cette pratique, si tentée qu’elle soit posée comme constructive et participant de la dynamique du cours, est intéressante et pertinente en cela qu’elle place l’apprenant au cœur des apprentissages en l’amenant à se questionner sur les connaissances en construction. Ces évolutions ouvrent vers de nouvelles modalités pédagogiques qui vont alterner la lectio et la disputatio. Conventionnellement, pour ne pas dire traditionnellement, le temps de face-à-face pédagogique maître / élèves est consacré à la transmission des savoirs, le temps de travail individuel en dehors de la classe devant conduire l’élève par des exercices appropriés à mémoriser et mobiliser les savoirs nouvellement acquis. Le développement des technologies de l’information et de la communication est propice à un changement d’ordonnancement des activités, ce que certains auteurs nomment la classe inversée (flipped classroom). L’idée centrale consiste à faire du temps de face-à-face pédagogique un temps d’échange, de réponse à des questionnements, de discussion et de consolidation des acquis. En préalable à cette rencontre pédagogique, les apprenants sont invités à acquérir un contenu nouveau à l’aide de supports et d’activités médiatisées (cours enregistrés, exercices individuels, etc.).

19À la question que posent certains élèves « À quoi ça sert d’apprendre, tout est sur Wikipédia ? », nous proposons la réponse suivante : pour être libre. Certes cette technologie du réseau est source de risques sur les apprentissages. Des études en neurosciences montrent par exemple que les pratiques numériques sollicitent moins ou trop rapidement le cortex préfrontal, siège de la synthèse personnelle [12]. Certains observateurs évoquent l’effet Flynn, à savoir la diminution du QI chez des enfants soumis précocement et intensément à l’usage d’Internet. Il faut en comprendre la raison et, tout comme Socrate craignait la perte de la mémoire avec l’apparition de l’écriture, il y aura sans en douter des pertes et aussi des gains dans ces usages raisonnés des dispositifs numériques pour l’accès au savoir. La condition est, à la manière de Platon, de considérer ce cyberespace non pas comme une caverne, mais bien comme une possibilité d’accéder à la connaissance, à condition de devenir maître de sa navigation. Pour ce faire, comme nous avons tenté de le montrer succinctement dans cet article, l’acte d’apprendre devient de plus en plus l’acte d’apprendre à apprendre : apprendre à ordonner, trier, sélectionner les informations pertinentes pour former l’esprit critique et de synthèse [13]. Il ne s’agit plus seulement d’acquérir des connaissances, mais bien d’être en capacité de leur donner sens, d’en connaître le sens (connais-sens) et pas uniquement l’emplacement dans un site web. Apprendre à différencier l’accessoire de l’essentiel, réapprendre à prendre le temps, à accepter l’ennui en contrôlant ce désir insatiable de l’activisme et du multi-tâche.

20Pour ce faire, l’appropriation de la connaissance et l’accès à la vérité entendue dans sa dynamique et son permanent renouvellement suppose que chacune et chacun soient en capacité d’identifier et de relier de multiples fragments dans un processus singulier de mise en sens et pas simplement de juxtaposition. Comme le rappelait Wiener [14] dans son traité sur la cybernétique, le tout n’est pas la somme des parties, c’est bien par les interactions entre des unités d’information que le sens se construit. L’apprentissage de l’usage d’outils d’aide à la métacognition tels que les cartes heuristiques ou les cartes conceptuelles paraît une piste prometteuse pour développer à la fois la capacité de relier les fragments informationnels et de construire un sens global, une connaissance maîtrisée. Cette démarche s’inscrit pleinement dans l’invitation qui nous était faite par Montaigne d’avoir une tête bien faite, plutôt que bien pleine. Accompagner les apprenants dans le développement de compétences spécifiques s’avère une nécessité absolue pour que se construise une humanité digitale par laquelle chacune et chacun pourront, par leurs connaissances construites et acquises, faire acte d’engagement, de responsabilité et de respect.


Date de mise en ligne : 08/12/2019.

https://doi.org/10.2143/LV.00.0.0000000

Notes

  • [1]
    Cl. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Denoël, 1987, p. 63.
  • [2]
    U. Eco, La poétique de l’œuvre ouverte, coll. Points, Paris, Seuil, 1965, p. 65.
  • [3]
    C.E Shannon, “A Mathematical Theory of Communication”, dans Bell System Technical Journal, 27/3, July/October 1948, pp. 379-423.
  • [4]
    P. Oltet, Traité de documentation, le livre sur le livre, Bruxelles, D. Van Keerberghen éd., 1934, p. 524.
  • [5]
    V. Bush, “As We May Think”, dans The Atlantic Monthly, juillet 1945, p. 6.
  • [6]
    M. Serres, Petite Poussette, Paris, Éd. Le Pommier, 2012 ; B. Silliard, Maître ou esclave du numérique ?, Paris, Eyrolles, 2011.
  • [7]
    M. Prensky, Digital Natives Digital Immigrants, dans On the Horizon, MCB University Press, Vol. 9 No. 5, October 2001, pp. 1-6.
  • [8]
    D. Mittermeyer & D. Quirion, Étude sur les connaissances en recherche documentaire des étudiants entrant au 1er cycle dans les universités québécoises, Québec, CREPUQ, 2003 ; T. Ryberg & L. Dirckinck-Holmfeld, “Power Users and Patchworking. An Analytical Approach to Critical Studies of Young People’s Learning with Digital Media”, dans Educational Media International, 45/3, 2008.
  • [9]
    G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 1938.
  • [10]
    A. Fagot-Largeault, “L’honnêteté scientifique / Scientific Integrity” [http://athensdialogues.chs.harvard.edu/cgi-bin/WebObjects/athensdialogues.woa/wa/dist?dis=44] (consulté le 17 janvier 2014).
  • [11]
    A. A. Schützenberger, Le plaisir de vivre, Paris, Payot, 2009, p. 3.
  • [12]
    J.-Fr. Bach, O. Houdé, P. Léna & S. Tisseron, L’enfant et les écrans. Avis de l’Académie des Sciences, Paris, Éd. Le Pommier, janvier 2013, p. 39.
  • [13]
    B. Silliard, Maître ou esclave du numérique ? 2049 : Internet, notre second cerveau, Paris, Eyrolles, 2011.
  • [14]
    N. Wiener, Cybernetics, or Control and Communication in the Animal and the Machine, Paris/New York, Hermann et Cie/John Wiley & Sons Inc., 1948.
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