Notes
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[1]
Voir La Documentation catholique, 2036, 1991, pp. 874-890.
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[2]
Discours à l’occasion de la présentation des vœux de Noël de la Curie romaine, 21 décembre 2012. Pour le texte intégral du discours, voir le site du Vatican : http://www.vatican.va/phome_fr.htm.
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[3]
Pour le texte intégral de Lumen Fidei, voir le site du Vatican : http://www.vatican.va/phome_fr.htm.
-
[4]
Grégoire de Nysse, Huitième homélie sur le Cantique des Cantiques (PG 44, 940-941). Cité dans O. Clément, Sources, Les mystiques chrétiens des origines, coll. Textes et commentaires, Paris, Stock, 1982, p. 217.
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[5]
Voir K. Rahner, Traité fondamental de la foi, Paris, Centurion, 1983, p. 189.
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[6]
Voir J. Guennou, Missions étrangères de Paris, Paris, Fayard/Le Sarment, 1986, p. 75.
1Certains lecteurs pourront être étonnés de découvrir dans ce numéro de Lumen Vitae un article soulignant l’importance pour la foi d’une ouverture au dialogue avec les traditions religieuses du monde. En effet, si un chrétien croit vraiment que Jésus-Christ est « le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14,6) que peut-il espérer apprendre en s’ouvrant à un dialogue avec des personnes qui ne partagent pas cette foi ? Une telle ouverture ne manifeste-t-elle pas que quelque chose manque à la foi ? Ne vaudrait-il pas mieux annoncer sans ambiguïté toute la vérité de la foi chrétienne ? Ces questions méritent des réponses sérieuses qui montrent à la fois comment cette ouverture, loin d’être un signe de faiblesse, fait partie de l’« être chrétien » et pourquoi le refus du dialogue, que certains pensent courageux, risque fort de nuire à la foi elle-même.
2Pour mieux répondre à ces questions, nous réfléchirons dans un premier temps aux distinctions essentielles qui existent entre « l’ouverture au dialogue » et « le dialogue », et puis entre « la vérité » et ce que nous pouvons en comprendre. Dans un deuxième temps, nous verrons quelques-uns des fondements théologiques de l’ouverture au dialogue avec les croyants d’autres religions. Tout cela nous aidera à voir que l’ouverture à ce dialogue dit quelque chose d’absolument essentiel de la foi de l’Église… et que son absence entraîne nécessairement de tristes conséquences pour la foi, pour l’Église et pour l’évangélisation.
Quelques distinctions importantes
Entre « l’ouverture au dialogue » et « le dialogue »
3Faire la distinction entre l’ouverture au dialogue et le dialogue lui-même est essentiel car cela nous aide à mettre les choses dans le bon ordre, pour ainsi dire. Logiquement, l’ouverture au dialogue précède évidemment le dialogue. Pour un chrétien, cette ouverture va de pair avec la conviction pleine de respect que les croyants des autres religions ont quelque chose d’important à lui dire sur le Mystère qui nous fait tous vivre. Que ce respect manque, et le dialogue cède le pas à une tolérance qui n’implique aucune réciprocité réelle. En effet, celui qui tolère est le seul acteur de l’action de tolérer, ce qui est très souvent mal vécu par ceux qui sont tolérés. Dans le dialogue, il y a toujours au minimum deux acteurs, à égalité, chacun authentiquement intéressé par ce que l’autre pense et vit. L’ouverture au dialogue ne se limite pas aux moments où une personne est concrètement engagée dans un dialogue. Ces moments sont rares pour presque tout le monde et quasiment inexistants pour beaucoup. L’expression « ouverture au dialogue » désigne plutôt un style de vie, une manière de se situer par rapport aux autres. Cette distinction devrait rendre service aux personnes découragées par le refus de certains d’entrer en dialogue avec elles. Les chrétiens qui font cette expérience se demandent souvent s’il est possible de dialoguer avec quelqu’un qui, lui, ne veut pas. La réponse est évidemment non. Mais cette question me semble mal posée. La vraie question, celle qui reflète mieux l’expérience de ceux qui la posent, est plutôt ceci : « Devons-nous rester ouverts au dialogue quand les autres ne le sont pas ? ». La réponse à cette question est décidément oui. Sinon, cette ouverture ne serait pas un véritable style de vie.
4Celui qui est ouvert au dialogue l’est en toutes circonstances et la fermeture ne peut en aucun cas remplacer l’ouverture, même si le refus des autres est très douloureux. Il s’agit d’une constante qui ne dépend pas de l’attitude des autres, mais de sa conviction et de sa foi. Il ne cessera donc jamais de lutter contre les nombreux ennemis en lui qui l’empêchent de s’engager dans le dialogue et qu’il démasque : la peur, la tendance à penser savoir ce que pense l’autre avant même que ce dernier ait dit ce qu’il croyait… à sa manière, l’orgueil (la certitude absolue, par exemple, d’avoir raison – ce qui implique que l’autre a tort), le sentiment que sa propre tradition est supérieure à toutes les autres. Mais il ne lui suffit pas de démasquer ces ennemis et de lutter contre eux. Il lui faut sans cesse aider à grandir en lui les très puissants amis du dialogue, ces dispositions intérieures qui neutralisent les ennemis mentionnés et rendent le dialogue à la fois plus facile et plus efficace. Le respect, par exemple, qui oblige à reconnaître que les croyants des autres religions ont quelque chose d’important à dire aux chrétiens. La patience, avec soi-même et avec ses interlocuteurs. L’écoute active aussi car elle sait encourager les autres à aller jusqu’au bout de l’expression de leur foi à quelqu’un qui ne la connaît pas. Enfin, l’humilité qui sait toujours distinguer la vérité de ce que l’on comprend de cette vérité.
Entre la vérité et ce que nous pouvons en comprendre
5Puisque cette distinction entre la vérité en soi et ce que nous pouvons en comprendre est fondamentale, nous ferons appel à quelques documents d’Église pour nous aider à mieux y réfléchir : Dialogue et annonce : quelques orientations concernant le dialogue interreligieux et l’annonce de l’Évangile (DA) [1], le discours du pape Benoît XVI à la Curie romaine en décembre 2012 [2] et l’encyclique Lumen Fidei (LF) signée par le pape François et rendue publique le 29 juin 2013 [3].
Dialogue et annonce
6L’exemple le plus clair de cette distinction se trouve dans Dialogue et annonce. Ce texte, publié conjointement par le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux et la Congrégation pour l’Évangélisation des peuples, donne des repères pour aider les chrétiens à respecter davantage les croyants d’autres religions, tout en étant fidèles à l’exigence d’annoncer l’Évangile. Dans la partie intitulée « Dispositions et fruits du dialogue interreligieux » (DA 47-50), le texte souligne que le dialogue exige un vrai équilibre. D’un côté, affirme-t-il, les chrétiens engagés dans le dialogue doivent rester « fermes dans la foi qui est la leur, à savoir que la plénitude de la révélation leur a été donnée en Jésus-Christ, unique médiateur entre Dieu et les hommes » (cf. 1 Tm 2,4-6) » (DA 48). Sur la foi de l’Église, aucun chrétien ne peut se permettre de faire des compromis. De l’autre côté, affirme le même texte, « les chrétiens doivent se rappeler que Dieu s’est aussi manifesté de quelque manière aux membres des autres traditions religieuses » (DA 48). Ces quelques lignes préparent la voie à l’un des paragraphes les plus importants de Dialogue et annonce et qui mérite toute notre attention :
En outre, la plénitude de la vérité reçue en Jésus-Christ ne donne pas au chrétien la garantie qu’il a aussi pleinement assimilé cette vérité. En dernière analyse, la vérité n’est pas une chose que nous possédons, mais une personne par qui nous devons nous laisser posséder. C’est là une entreprise sans fin. Tout en gardant intacte leur identité, les chrétiens doivent être prêts à apprendre et à recevoir des autres et à travers eux les valeurs positives de leurs traditions. Par le dialogue, ils peuvent être conduits à vaincre des préjugés invétérés, à réviser des idées préconçues et même parfois à accepter que la compréhension de leur foi soit purifiée.
8Ces mots illustrent bien l’humilité du chrétien qui s’ouvre au dialogue. Ils soulignent que le chrétien ne possède pas la vérité mais qu’il se confie tout entier à la vérité (le Christ) qui, elle, le possède. Les chrétiens sont donc appelés à avancer sans cesse vers une meilleure compréhension de la vérité qu’est le Christ, en sachant que celle qu’ils en ont ne pourra jamais coïncider avec la vérité elle-même. Or, même nécessairement limitée, cette connaissance n’est pas sans valeur. Au contraire, elle nous permet d’avancer vers une compréhension toujours plus juste de la vérité (c’est-à-dire mieux « ajustée à la vérité »). Et cette nouvelle compréhension, à son tour, les aidera à aller encore plus loin, et ainsi de suite, sans fin. Telle est « l’entreprise sans fin » dont parle ce texte et qui fait penser à la dynamique de la vie spirituelle décrite par Grégoire de Nysse (ive siècle). Parlant de la montée vers « la réalité illimitée et qu’on ne peut circonscrire de la divinité », il dit ceci : « Celui qui monte n’arrête jamais, allant de commencements en commencements par des commencements qui n’ont jamais de fin. Jamais celui qui monte n’arrête son désir à ce qu’il connaît déjà ; mais s’élevant par un désir plus grand à un autre supérieur encore, il poursuit sa route dans l’infini par des ascensions toujours plus hautes [4] ». Cette recherche inlassable de la vérité fait bien partie du chemin de la foi.
9Mais quelle peut-être la place du dialogue dans cette démarche ? Dialogue et annonce donne quelques pistes de réponse quand il mentionne trois fruits qu’un chrétien peut espérer en s’ouvrant au dialogue. Les deux premiers fruits n’ont rien d’exceptionnel. Des athées et des agnostiques peuvent recueillir les mêmes fruits en écoutant attentivement ce que les croyants de n’importe quelle religion leur disent de leur foi. En effet, en ce qui concerne la foi des autres, personne n’est sans « préjugés invétérés » à vaincre, ou « idées préconçues » à réviser. Mais le troisième fruit est absolument étonnant ! Par le dialogue, le chrétien peut arriver « à accepter que la compréhension de sa foi soit purifiée ». C’est la purification de sa propre foi qui est donc en jeu ! Une condition est attachée à cette disponibilité d’apprendre et de recevoir des autres : garder « l’identité chrétienne intacte ». Il est évident que l’interprétation que l’on fait de ces derniers mots, surtout du mot « identité », va être décisive pour la manière dont un chrétien va se situer par rapport aux autres religions, et donc au dialogue avec elles. Certains, interprétant ces mots de manière identitaire, seront en fait très peu ouverts à l’idée de dialoguer avec des croyants autres. Ils cèdent trop de terrain à l’ennemie redoutable du dialogue qu’est la peur. D’autres vont s’appuyer sur un autre paragraphe de Dialogue et annonce (DA 50) qui affirme que le vrai dialogue n’affaiblit pas la foi des chrétiens qui y participent. Au contraire, il l’approfondit. En ce qui concerne l’identité, il dit ceci : « Ils [ceux qui s’engagent dans un vrai dialogue] deviendront toujours plus conscients de leur identité chrétienne et percevront plus clairement ce qui est propre au message chrétien. Leur foi gagnera de nouvelles dimensions, tandis qu’ils découvriront la présence agissante du mystère de Jésus-Christ au-delà des frontières visibles de l’Église et du bercail chrétien (DA 50). » L’identité, oui, mais une identité saine, sensible à « la présence agissante du mystère de Jésus-Christ au-delà des frontières visibles de l’Église » dont parle Dialogue et annonce.
Discours du pape Benoît XVI
10Un peu plus de vingt ans après la publication de Dialogue et annonce (et cinquante ans après l’ouverture du concile Vatican II), le pape Benoît XVI, dans un discours très important à l’occasion de la présentation des vœux de Noël de la Curie romaine, reprend plusieurs des idées que nous venons de voir, en y ajoutant quelques nuances intéressantes. Dans ce discours, le pape souligne le lien étroit qu’il y a entre le Synode sur la Nouvelle Évangélisation, l’« Année de la Foi », la commémoration de l’ouverture du concile Vatican II et l’effort que l’Église doit continuer à faire pour comprendre le concile « et l’assimiler de nouveau dans une situation changeante ». Quand le pape aborde la question du dialogue, il propose deux « règles ». La première souligne, comme le fait Dialogue et annonce, que ce dialogue « ne vise pas la conversion, mais la compréhension », et que c’est en cela qu’il « se distingue de l’évangélisation, de la mission ». La deuxième « règle » concerne le dialogue interreligieux : « Dans ce dialogue, les deux parties restent consciemment dans leur identité, qu’elles ne mettent pas en question dans le dialogue ni pour elles-mêmes ni pour les autres ». Tout de suite après, le pape donne quelques clés qui montrent que toute interprétation du mot « identité » qui interromprait le chemin vers la vérité est à écarter. Voici les propos du pape :
Ces règles sont justes. Mais je pense que, sous cette forme, elles sont formulées trop superficiellement. Oui, le dialogue ne vise pas la conversion, mais une meilleure compréhension réciproque – c’est juste. Cependant, la recherche de connaissance et de compréhension veut toujours être aussi un rapprochement de la vérité. Ainsi, les deux parties, en s’approchant pas à pas de la vérité, avancent et sont en marche vers un plus grand partage, fondé sur l’unité de la vérité. En ce qui concerne le fait de rester fidèle à sa propre identité, ce serait trop peu, si par sa décision pour sa propre identité, le chrétien interrompait, pour ainsi dire, de sa propre volonté, le chemin vers la vérité. Son être chrétien deviendrait alors quelque chose d’arbitraire, un choix simplement factuel. Alors, évidemment, il ne prendrait pas en compte que dans la religion on touche à la vérité.
12Il faut noter donc, et c’est très important dans le contexte de l’Année de la Foi, que dans le dialogue ce ne sont pas uniquement les croyants des autres religions qui « s’approchent pas à pas de la vérité » ! Ce sont les chrétiens avec eux. Si le chrétien refuse d’entrer dans cette dynamique, il risque de figer sa foi et de perdre l’élan qui devrait lui permettre d’aller toujours plus loin dans sa recherche de la vérité.
13Dans le même paragraphe, le pape aborde la distinction entre la vérité et ce que l’homme peut en comprendre, en rappelant toujours que si personne ne peut imaginer posséder cette vérité, la vérité, elle, peut posséder chacun. Et puis, il ajoute quelques paroles qui encouragent les chrétiens à prendre le large tranquillement « dans la vaste mer de la vérité, sans avoir crainte pour son identité chrétienne » :
Le Christ qui est la Vérité nous a pris par la main, et sur le chemin de notre recherche passionnée de connaissance, nous savons que sa main nous tient fermement. Le fait d’être intérieurement soutenus par la main du Christ nous rend libres et en même temps assurés. Libres : si nous sommes soutenus par lui, nous pouvons ouvertement et sans peur, entrer dans tout dialogue. Assurés, nous le sommes, car le Christ ne nous abandonne pas, si nous ne nous détachons pas de lui. Unis à lui, nous sommes dans la lumière de la vérité.
15Les derniers mots de cette citation nous introduisent naturellement au troisième texte, l’encyclique Lumen Fidei (« La lumière de la foi »), cette Lumière étant le Christ lui-même (voir Jn 12,46).
Lumen Fidei
16Bien que cette encyclique ne porte que la signature du pape François, on dit qu’il s’agit d’une encyclique à quatre mains. Dans les quelques paragraphes consacrés au dialogue, cette continuité entre la pensée des deux papes est assez nette. Ici nous citons un extrait de la section sur le dialogue entre foi et raison car les propos du (des) pape(s) sont pertinents pour les chrétiens qui s’ouvrent à toute forme de dialogue, y compris le dialogue avec les religions. La « nouveauté » est la manière explicite dont la lumière de la foi, la lumière de l’amour, la lumière de la vérité et la recherche de cette vérité sont reliées au dialogue. En parlant des qualités de la vérité de l’amour qui « s’entrouvre dans la rencontre personnelle avec l’Autre et avec les autres », ce texte en dit long aussi sur les qualités requises pour dialoguer. Voici cet extrait :
La lumière de l’amour, propre à la foi, peut illuminer les questions de notre temps sur la vérité. La vérité aujourd’hui est souvent réduite à une authenticité subjective de chacun, valable seulement pour la vie individuelle. Une vérité commune nous fait peur, parce que nous l’identifions avec l’imposition intransigeante des totalitarismes. Mais si la vérité est la vérité de l’amour, si c’est la vérité qui s’entrouvre dans la rencontre personnelle avec l’Autre et avec les autres, elle reste alors libérée de la fermeture dans l’individu et peut faire partie du bien commun. Étant la vérité d’un amour, ce n’est pas une vérité qui s’impose avec violence, ce n’est pas une vérité qui écrase l’individu. Naissant de l’amour, elle peut arriver au cœur, au centre de chaque personne. Il résulte alors clairement que la foi n’est pas intransigeante, mais elle grandit dans une cohabitation qui respecte l’autre. Le croyant n’est pas arrogant ; au contraire, la vérité le rend humble, sachant que ce n’est pas lui qui la possède, mais c’est elle qui l’embrasse et le possède. Loin de le raidir, la sécurité de la foi le met en route, et rend possible le témoignage et le dialogue avec tous.
18Une fois de plus nous y retrouvons l’importance de l’humilité qu’impose la distinction entre la vérité et ce que nous pouvons en comprendre à un moment donné, distinction tout à fait pertinente pour la foi chrétienne qui, elle, identifie cette vérité avec une personne que nous ne cesserons jamais de découvrir, et ce, dans le cadre d’une relation aimante.
19Les trois documents cités ci-dessus nous permettent d’affirmer que l’Église considère l’ouverture au dialogue avec les croyants des autres religions comme quelque chose d’important pour la foi. Mais pour répondre aux interrogations mentionnées dans l’introduction il faut aller plus loin. En effet, affirmer que l’ouverture au dialogue est importante pour la foi est une chose, donner les raisons théologiques de cette affirmation en est une autre. Ce sont celles que nous examinerons dans la deuxième partie de cet article.
Les fondements théologiques de l’ouverture au dialogue
20Puisque nous avons très peu d’espace pour aborder ce vaste sujet, nous organiserons la réflexion autour de quelques mots clés. Ils pourront servir d’« antisèches » au lecteur pour l’aider à prolonger sa réflexion.
Dieu
21Le premier mot clé est « Dieu ». Puisque cette réflexion exprime le point de vue chrétien, on parle ici du Dieu de la foi chrétienne. Ce Dieu est présent à tout homme dès le premier instant de son existence, d’une présence qui précède donc toute appartenance à quelque religion que ce soit. Selon la foi chrétienne, ce Dieu est le Dieu Trine – Père, Fils (le Verbe de Dieu) et Saint Esprit – qui invite chacun à partager sa vie, à entrer dans la dynamique même de l’amour qu’Il est. Personne n’est exclu de cette présence aimante de Dieu parce qu’elle fonde l’existence même de tout être. Nous pouvons donc dire que toute personne humaine est structurée par cette présence qui est celle du Père, source de toute vie, celle du Fils, Verbe (logos) de Dieu par qui tout a été fait, et celle de l’Esprit saint, Souffle qui illumine les hommes et les aide à répondre à l’appel de Dieu. En conséquence, si l’homme ne répond pas à cette présence et à cet appel de Dieu, il ne pourra pas réaliser sa véritable grandeur, laquelle est indissociable de celle de Dieu lui-même. On comprend pourquoi Karl Rahner dit de l’homme, de tout homme, qu’il est « ontologiquement orienté vers le Dieu d’absolue proximité » [5].
Expérience religieuse
22Si le premier mot-clé dit la présence aimante de Dieu à tous les hommes, la présence d’un Dieu qui invite chacun à entrer dans la dynamique de son amour, le deuxième parle de l’expérience que l’homme peut faire de cette présence. Ici, nous qualifierons cette expérience de « religieuse », en sachant les limites de ce mot très occidental. Si cette présence aimante de Dieu est vraiment structurante, il semble bien que chacun en sera conscient d’une façon ou d’une autre. Si tel n’était pas le cas, il y aurait rupture totale entre ce qu’est la personne au plus profond d’elle-même selon la foi d’une part, et la conscience qu’elle a de ce qu’elle est d’autre part. Une telle rupture frôlerait l’absurdité : il est impensable qu’une personne n’ait absolument aucune conscience de ce qu’elle est au plus profond d’elle-même.
L’activité symbolique
23Notre troisième mot-clé, qui est d’ordre anthropologique, concerne la croissance de la personne humaine. Le devenir de chacun dépend en grande partie de sa capacité, ou plutôt de la nécessité pour lui d’exprimer ses expériences les plus profondes à travers le langage, l’art, la danse, le rite, etc. (tout cela est inclus dans le terme « activité symbolique ») et de partager ces expériences avec ses semblables. Plus il entre dans cette dynamique, plus il devient conscient de ce qu’il est comme personne et de sa place dans la société. Ainsi, si deux personnes s’aiment mais ne trouvent pas les moyens de le « dire » de manière adéquate par des paroles et des gestes, leur amour risque de périr. On sait aussi que les enfants « sauvages » privés de contact humain connaissent des difficultés majeures quand ils sont découverts à cause de leur incapacité à « traduire » leurs expériences dans des symboles et à les partager au sein de la communauté humaine. Mais même dans les meilleurs des cas, cette « traduction » est difficile. Il suffit de penser aux nombreux couples qui souffrent car l’un des deux (ou les deux) exprime mal son amour, ses sentiments, ou encore aux familles déchirées parce que ni les parents ni les enfants ne trouvent les mots pour dire leur amour de manière audible pour les autres. En tout cas, même s’il est parfois très inadéquat, ce processus de « traduction » demeure essentiel. C’est sans doute la raison pour laquelle toute personne cherche constamment les mots et les gestes les plus « justes » pour exprimer ses expériences, car sa croissance comme personne en dépend largement. Le principe que nous venons de voir s’applique bien évidemment à toutes les expériences humaines, y compris à celle, et ici nous entrons dans le domaine de la foi, de la présence aimante de Dieu qui invite toute personne à partager sa vie.
Religions
24Tout ce que nous venons de voir sur la présence aimante de Dieu, sur l’expérience que l’homme fait de cette présence, sur la nécessité qu’il a d’exprimer ses expériences dans une activité symbolique et sur la place indispensable de cette activité dans le processus de la croissance personnelle, nous aidera à comprendre pourquoi le regard chrétien sur les religions (notre quatrième mot-clé) est extrêmement positif. En effet, il est clair que les religions, loin d’être des erreurs qui empêchent l’homme de cheminer vers Dieu, loin d’être des phénomènes culturels qui ne jouent aucun rôle dans le déroulement du salut, loin d’être le travail du diable (oui, on entend ça !), sont en réalité le fruit de l’effort qu’ont fait des êtres humains, dans des circonstances extrêmement différentes, au sein de communautés humaines variées et depuis toujours, pour exprimer leur expérience du Mystère qui nous fait vivre tous. Ainsi deviennent-elles pour ceux qui les regardent en chrétiens et font le discernement nécessaire, autant de fenêtres qui s’ouvrent sur le mystère de Dieu. Mais encore une fois, une question difficile se pose : dans cette perspective, le christianisme, est-il simplement une fenêtre de plus ? Les éléments de réponse se trouvent dans notre dernier mot-clé : Jésus-Christ.
Jésus-Christ
25Pour un chrétien, le christianisme n’est évidemment pas simplement une fenêtre de plus qui s’ouvre sur le mystère de Dieu. Le Christ, pour un chrétien, est le Verbe éternel de Dieu fait chair, la plénitude de la révélation de Dieu, le don total que Dieu fait de Lui-même à l’homme. Sa manière d’être parmi les hommes est la manière d’être de Dieu dans le monde : « Philippe, lui dit : “Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit”. Jésus lui dit : “… tu ne me connais pas, Philippe ? Qui m’a vu a vu le Père” » (Jn 14,9). La place de Jésus-Christ, que le chrétien croit être le chemin, la vérité et la vie, est absolument unique. Cette affirmation peut sembler renforcer l’idée que l’ouverture au dialogue avec les croyants d’autres religions n’a finalement pas de sens. Mais les chrétiens ne doivent jamais oublier que le Christ est une personne et, comme le disent les textes cités plus haut, ils ne peuvent pas prétendre le « posséder ». Mais – et c’est indispensable pour saisir le sens du dialogue – sans jamais avoir la prétention de le « posséder », nous pouvons, et devons, nous approcher du Christ toujours plus. Et sans pouvoir assimiler toute la vérité qu’Il est, nous sommes appelés à tout faire pour approfondir la connaissance que nous avons de Lui. Cette recherche amène ainsi « naturellement » un chrétien à dialoguer avec les croyants d’autres religions car Jésus-Christ, puisqu’Il est indissociable du Verbe éternel de Dieu fait chair, est, comme le Père et l’Esprit Saint, présent à tout homme depuis toujours. Les croyants d’autres religions, lorsqu’ils nous parlent de leur expérience du mystère qui les fait vivre, disent donc aussi quelque chose de la personne du Christ, du mystère insondable du Verbe de Dieu.
26Pour résumer les choses, nous pouvons dire que le dialogue avec les croyants des autres religions permet aux chrétiens de sonder toujours plus profondément le mystère du Père dont l’amour pour chacun est infini, du Verbe éternel de Dieu qui se fait chair pour que tous puissent entrer dans la vie même de Dieu et de l’Esprit Saint qui, selon le pape Jean-Paul II « est à l’origine même de l’interrogation existentielle et religieuse de l’homme qui ne naît pas seulement de conditions contingentes mais aussi de la structure même de son être » (RM 28). Car, bien que ces croyants n’expérimentent pas la présence aimante de ce Dieu en des termes chrétiens, ils disent à leur façon quelque chose de ce Dieu-là, quelque chose qu’un chrétien ne peut ignorer s’il est vraiment prêt à tout faire pour approfondir sa compréhension des grands mystères de la foi.
Conclusion
27En guise de conclusion, nous regarderons simplement comment l’ouverture au dialogue, comprise comme « style de vie », peut nous aider à penser, à vivre et à dire notre foi aujourd’hui. Commençons par une parole tirée des instructions données par Rome aux vicaires apostoliques envoyés dans les royaumes du Tonkin et de Cochinchine et qui datent de 1659 : « Quoi de plus absurde que de transporter chez les Chinois, la France, l’Espagne, l’Italie ou quelque autre pays d’Europe ! N’introduisez pas chez eux nos pays mais la foi… [6] ». Aujourd’hui, comme dans le passé, nous devons faire le travail très difficile, mais absolument essentiel, de discerner d’une part les « semences du Verbe » et l’activité de l’Esprit Saint déjà présents dans la vie de nos interlocuteurs et dans leurs religions, et d’autre part ce qui, dans notre façon de vivre et de penser la foi, vient de notre culture et non de l’Évangile. Dans ce processus, tout le monde est gagnant parce que tout le monde arrive plus rapidement à l’essentiel. Et c’est là que se passent les choses intéressantes dans le dialogue.
28Quand on a la chance de s’engager dans le dialogue avec les croyants de traditions différentes – bouddhistes, confucéens, musulmans, shintoïstes… –, on comprend assez vite qu’on ne peut pas dire sa foi de la même manière à tout le monde. Cela peut être une expérience un peu déstabilisante dans un premier temps, mais finalement cela devient quelque chose de libérateur. On comprend que, dans le dialogue, ce qui compte n’est pas le fait de réciter le catéchisme de manière correcte sans trop penser vraiment à ce que nos interlocuteurs peuvent en comprendre. Ce qui importe, c’est ce que les autres comprennent ce qui, dans notre foi, nous fait vivre vraiment. Plus on dit la foi à des personnes qui pensent radicalement différemment de nous, plus nous comprenons la foi nous-mêmes. Cette expérience du dialogue ne peut donc qu’avoir des retombées dans l’évangélisation. Car si nous ne pouvons pas dire la foi de la même manière à tout le monde dans le cadre du dialogue, nous ne pouvons pas annoncer l’Évangile de la même manière partout. L’écoute attentive de l’autre est aussi importante pour celui qui annonce l’Évangile aux bouddhistes, par exemple, qu’elle est pour celui qui dialogue avec eux.
29Il se passe autre chose d’important quand un chrétien accepte de s’ouvrir au dialogue. Cette ouverture dit déjà beaucoup de ce qui est au cœur de la foi chrétienne et notamment de la manière chrétienne de penser l’homme et le monde. Le dialogue témoigne toujours de l’essentiel de la foi, c’est-à-dire l’amour de Dieu pour tout homme et la grandeur de la personne humaine. Par contre le refus d’entrer en dialogue, de la part d’un chrétien, risque fort d’en devenir un contre témoignage et de nuire ainsi à l’évangélisation.
30Un dernier point. Mention a été faite plusieurs fois de l’importance de l’humilité pour le dialogue. Il faut simplement savoir que l’autre face de l’humilité est l’audace. Qui entre en dialogue sait qu’il ne possède pas la vérité et ne la possèdera jamais. Mais il doit aussi méditer constamment les paroles de Benoît XVI déjà citées, mais que nous reprenons ici pour terminer :
Le Christ qui est la Vérité nous a pris par la main, et sur le chemin de notre recherche passionnée de connaissance, nous savons que sa main nous tient fermement. Le fait d’être intérieurement soutenus par la main du Christ nous rend libres et en même temps assurés. Libres : si nous sommes soutenus par lui, nous pouvons ouvertement et sans peur, entrer dans tout dialogue. Assurés, nous le sommes, car le Christ ne nous abandonne pas, si nous ne nous détachons pas de lui. Unis à lui, nous sommes dans la lumière de la vérité.
La vérité qui nous veut humbles est aussi la vérité qui nous veut pleins d’audace : le Christ lui-même.
Notes
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[1]
Voir La Documentation catholique, 2036, 1991, pp. 874-890.
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[2]
Discours à l’occasion de la présentation des vœux de Noël de la Curie romaine, 21 décembre 2012. Pour le texte intégral du discours, voir le site du Vatican : http://www.vatican.va/phome_fr.htm.
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[3]
Pour le texte intégral de Lumen Fidei, voir le site du Vatican : http://www.vatican.va/phome_fr.htm.
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[4]
Grégoire de Nysse, Huitième homélie sur le Cantique des Cantiques (PG 44, 940-941). Cité dans O. Clément, Sources, Les mystiques chrétiens des origines, coll. Textes et commentaires, Paris, Stock, 1982, p. 217.
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[5]
Voir K. Rahner, Traité fondamental de la foi, Paris, Centurion, 1983, p. 189.
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[6]
Voir J. Guennou, Missions étrangères de Paris, Paris, Fayard/Le Sarment, 1986, p. 75.