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Article de revue

Dans une Église contestée, promouvoir la dignité des baptisés

Pages 383 à 394

Notes

  • [1]
    S. Hessel, Indignez-vous !, Montpellier, Indigène Éditions, 2010.
  • [2]
    Ibid., p. 12.
  • [3]
    Tel est le thème d’une journée organisée le 20 octobre 2011, dans les locaux de Lumen Vitae par Entraide et Fraternité, à la mémoire de Joseph Comblin et de Helder Camara.
  • [4]
    Lumen Gentium, § 32.
  • [5]
    Voir le site de la conférence à l’adresse http://www.baptises.fr.
  • [6]
    Pas toujours cependant dans la mesure où un synode diocésain est conçu pour promouvoir un plan pastoral déjà fixé d’en haut plutôt que comme la manifestation et la collecte des aspirations de la base.
  • [7]
    Directoire Général pour la Catéchèse, 1997, § 80.
  • [8]
    Lumen Gentium, § 37. Dans le même sens, mais en précisant les critères d’une juste expression des opinions, le droit canon écrit ceci : « Selon le savoir, la compétence et le prestige dont ils jouissent, ils (les fidèles) ont le droit et même parfois le devoir de donner aux Pasteurs sacrés leur opinion sur ce qui touche le bien de l’Église et de la faire connaître aux autres fidèles, restant sauves l’intégrité de la foi et des mœurs et la révérence due aux pasteurs, et en tenant compte de l’utilité commune et de la dignité des personnes » (canon 212, § 3).
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    Voir à ce propos, par exemple, l’ouvrage de Mgr Fr. Lobinger, Qui ordonner ? Vers une nouvelle figure de prêtres, coll. Pédagogie pastorale, n° 6, Bruxelles, Lumen Vitae, 2009.
  • [11]
    Jean-Paul II, Exhortation Apostolique Catechesi Tradendae, § 53, 1979.
  • [12]
    Paul Tihon, Pour libérer l’Évangile, Paris, Cerf, 2009. L’auteur évoque aussi le cas des transgressions légitimes lorsque les innovations éprouvées comme nécessaires sont bloquées par l’ordre établi. Il en énonce quatre critères : la reconnaissance par la communauté d’un état de besoin, la volonté de rester fidèle à l’Esprit, la volonté de sauvegarder la communion, la cohérence avec ce qui existe déjà ou avec ce que l’histoire enseigne.
  • [13]
    On peut penser schématiquement aux différentes figures suivantes : les communautés en expansion du premier siècle selon le témoignage des Actes des Apôtres et des épîtres de Paul ; l’Église des premiers siècles et son fonctionnement catéchuménal ; la période de chrétienté (l’articulation des pouvoirs séculier et ecclésiastique, le pédobaptisme, le monachisme, le célibat des prêtres, la structuration territoriale en paroisses, les églises et cathédrales, les ordres mendiants, mais aussi les croisades et l’inquisition, etc.) ; le temps de la réforme (la décadence, la réforme et la contre-réforme, les guerres de religion, la formation systématique du clergé, l’institution du catéchisme, l’expansion missionnaire, les congrégations enseignantes et caritatives, etc.) ; la modernité (la fin de la chrétienté, les sciences, la philosophie, les droits de l’homme, la démocratie, la fin de la religion comme fondement et encadrement de la société, la liberté religieuse), la postmodernité (le pluralisme, l’individualisation, les églises du réveil, le dialogue interreligieux, la foi comme non nécessaire pour vivre ni évidente pour la raison, mais comme un style de vie possible, plausible et désirable). Pour ces différentes figures d’Église, on pourra s’efforcer d’en découvrir les traces aujourd’hui, de voir comment elles aident à comprendre le présent, comment elles peuvent servir de leçon positive ou négative pour bâtir l’avenir dans la fidélité à l’Évangile.
  • [14]
    On pourra lire une explicitation de cette perspective au chapitre 15 « Parler d’autorité en catéchèse » de mon ouvrage Dieu toujours recommencé. Essai sur la catéchèse contemporaine, coll. Théologies pratiques, Bruxelles/Paris/Montréal, Lumen Vitae/Cerf/Novalis, 1997 ; ou bien dans Lumen Vitae, 46/3, 1991.
  • [15]
    R. Marlé, Peut-on savoir ce qu’il faut croire ?, coll. Racines, Paris, Nouvelle Cité, 1987, p. 57.
  • [16]
    Ibid., p. 59.

1Comment promouvoir le sens de la dignité chez les baptisés et développer en eux la capacité d’indignation au nom de l’Évangile pour le bien du monde comme pour celui de l’Église ? Telle est la question qui nous retiendra ici.

Dignité et indignation dans le monde et dans l’Église

2« Indignez-vous ! » Cet appel est celui de Stéphane Hessel, 93 ans, pionnier de la Résistance contre le nazisme [1]. « Le motif de base de la Résistance, écrit-il, c’était l’indignation ». Mais, souligne-t-il, les motifs d’indignation demeurent aujourd’hui : l’écart grandissant entre les riches et les très pauvres, l’état de la planète, le traitement fait aux sans-papiers, aux immigrés, aux Roms, la course au « toujours plus », à la compétition, la dictature des marchés financiers, le chômage persistant, l’absence de perspectives pour les jeunes, le détricotage des acquis de la Sécurité Sociale, etc. C’est pourquoi il poursuit : « Je vous souhaite à tous, à chacun d’entre vous, d’avoir un motif d’indignation. C’est précieux. Quand quelque chose vous indigne comme j’ai été indigné par le nazisme, alors on devient militant, fort et engagé. On rejoint ce courant de l’histoire et le grand courant de l’histoire doit se poursuivre grâce à chacun. Et ce courant va vers plus de justice, plus de liberté mais pas cette liberté incontrôlée du renard dans le poulailler » [2]. Cet appel de Stéphane Hessel a fait mouche. C’est qu’il rencontrait une expérience de vie de beaucoup de citoyens et, notamment, de jeunes. Pour s’en tenir à la seule année 2011, songeons à tous ces « indignés » de Madrid, de Barcelone, d’Athènes, de Paris ou d’ailleurs qui ont dressé leur tente sur les places publiques. Un peu partout dans le monde, des campements se sont installés. Des appels au rassemblement circulent. Quant au « printemps arabe », dans un autre contexte, n’est-il pas lui aussi parti d’un sentiment d’indignation face à des situations sociales devenues intolérables au cœur même des individus ? Ainsi, le terme d’ « indignation » et, corrélativement, de dignité, ont-ils pris dans l’actualité une puissance significative renouvelée.

3On peut espérer qu’une telle indignation soit également vivace dans le peuple chrétien partout où, dans le monde, la dignité humaine est bafouée. Le témoignage des Évangiles rapporte combien Jésus lui-même était pris d’un sentiment d’indignation face aux situations humainement intolérables. Comment pourrait-il en être autrement pour ses disciples ? « Où sont les indignés et les prophètes devant les défis mondiaux d’aujourd’hui ? [3] ». Cet appel ne peut pas ne pas résonner au sein de l’Église. Que les chrétiens, en effet, s’engagent, avec tous les hommes et femmes de bonne volonté, dans les causes où la dignité humaine est en jeu, est une exigence évangélique première qui est celle de toute l’Église. Sans cet engagement déterminé, celle-ci perdrait toute son autorité.

4Et au sein de l’Église elle-même, qu’en est-il ? Y a-t-il place pour des sentiments d’indignation à son égard ? Bien évidemment, tout d’abord là où elle pactiserait avec des situations d’injustice. Le sentiment d’indignation, en effet, qui doit habiter tout chrétien face aux situations d’inhumanité dans le monde, peut être vécu à l’égard de l’Église elle-même dès lors qu’elle ne fait pas obstacle à ces situations. Le premier combat de l’Église est de défendre et de promouvoir la dignité de tout être humain. On pourrait s’indigner à son endroit s’il en était autrement.

5Dans la foulée de son affirmation de la dignité de tout être humain, le Concile Vatican II, pour ce qui concerne spécifiquement la vie ecclésiale, a manifesté combien il règne, dans l’Église, une égale dignité entre tous les baptisés et baptisées. « Commune est la dignité des membres du fait de leur régénération dans le Christ ; commune la grâce d’adoption filiale ; commune la vocation à la perfection ; il n’y a qu’un salut, une espérance, une charité indivisible. Il n’y a donc, dans le Christ et dans l’Église, aucune inégalité qui viendrait de la race ou de la nation, de la condition sociale ou du sexe, car « il n’y a ni Juif ni Grec, il y a ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, vous n’êtes tous qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3 ; 28 grec ; cf. Col 3,11) (…) Quant à la dignité et à l’activité commune à tous les fidèles dans l’édification du Corps du Christ, il règne entre tous une véritable égalité » [4]. Ces affirmations du Concile sont fortes ; on ne le soulignera jamais assez. En principe, dans l’Église, il n’y a donc pas de dignitaires, seulement des fonctions ou services divers. On peut être reconnaissant à l’égard du Concile d’avoir affirmé de cette manière, avec autant de clarté, l’égale dignité des baptisés. Mais, comme il y a loin de la coupe aux lèvres, de l’idéal à sa réalisation, c’est cette affirmation de l’égale dignité de tous au sein de l’Église qui peut provoquer et justifier, dans certaines situations, des sentiments d’« indignation » au sein du peuple chrétien lorsque cette dignité, affirmée en principe, n’apparaît pas honorée par l’institution, son discours, ses règles, ses traditions, sa casuistique, etc., au regard des aspirations qui émergent légitimement dans les consciences et les communautés.

6Prenons un exemple significatif et symptomatique à cet égard. C’est à partir d’un sentiment d’indignation – et donc d’un appel à plus de dignité – que s’est constitué, en novembre 2008, « le comité de la jupe », à la suite de propos dépréciatifs tenus à l’égard des femmes par un haut responsable d’Église. L’initiative s’est étendue, en octobre 2009, par la création de la « Conférence Catholique des Baptisé(e)s de France » renommée aujourd’hui « Conférence Catholique des Baptisés Francophones ». La charte de cette Conférence souligne que son fondement est précisément la dignité des baptisés affirmée si hautement par le Concile. « La CCBF est fondée, dit la charte de la Conférence, sur la dignité propre des baptisés. Au titre de cette dignité, les catholiques baptisés, confirmés, sont des membres adultes et responsables de l’Église catholique. (…) Le premier objectif de la CCBF est de susciter la conscience de chaque baptisé afin de le rendre acteur, acteur de la vie de l’Église, de sa mission et de son avenir » [5]. Cet exemple de la CCBF est significatif d’une aspiration profonde qui traverse aujourd’hui le peuple chrétien à la prise de parole et à la coresponsabilité.

7Depuis le Concile, à la base, au niveau des paroisses, une avancée très importante s’est produite quant à la participation des laïcs, hommes et femmes, à l’animation pastorale des communautés et à leur engagement dans le monde. Au niveau diocésain, également, les choses ont bien changé. En général [6], les démarches synodales ont contribué à instaurer dans les diocèses un esprit de concertation et des habitudes participatives. Mais, c’est précisément cet ethos participatif répandu dans le tissu ecclésial à la base, qui rend de plus en plus insupportables certaines situations de blocage qui blessent les aspirations voire la conscience d’une large partie du peuple chrétien. Par exemple, sur la question des divorcés remariés, de l’organisation du ministère, de la conception du sacerdoce, du célibat des prêtres, de la place des femmes dans les fonctions ministérielles, de la nomination des évêques, des formes du sacrement de réconciliation, de l’œcuménisme et de l’hospitalité eucharistique, de la légitime autonomie des églises particulières et des régions ecclésiastiques, etc., beaucoup ont le sentiment de se heurter, en haut lieu, à un mur d’intransigeance, à l’immobilisme voire à des prises de positions régressives par rapport aux ouvertures opérées par Vatican II. D’où, à la base, l’incompréhension, l’impatience, le sentiment d’impuissance, la résignation ou bien encore l’indifférence et, à terme, l’exode à la suite de beaucoup d’autres. Que faire ? « Ni partir ni nous taire » comme le soutient la CCBF mentionnée plus haut. Partir, ce serait se désolidariser de l’institution qui porte l’Évangile en dépit de ses fautes et défauts. Se taire, ce serait renoncer à l’Évangile lui-même en étouffant ses appels au plus intime de la conscience.

8Dans une Église contestée au-dedans comme au-dehors, comment concevoir la catéchèse d’une manière qui soit constructive, sérieuse, efficace et entièrement fidèle à l’Évangile ? La catéchèse a pour but de mettre en communion avec le Christ. Il ne convient pas, dès lors, de transformer la catéchèse en un lieu de débat voire de combat sur toutes les questions controversées dans l’Église d’aujourd’hui. Ce n’est pas à la catéchèse de les résoudre ni de mener des campagnes dans tel ou tel sens même si, par la force des choses et des événements, elles sont bien souvent évoquées par les catéchisés eux-mêmes et doivent être éclairées sérieusement quant à leurs enjeux. Ainsi, dans le champ de la catéchèse, convient-il de garder une juste réserve par rapport aux questions controversées, sans les occulter toutefois, mais en veillant à former les catéchisés à des attitudes, savoirs et savoir-faire qui leur permettront, à terme, d’être des acteurs conscients et responsables dans l’Église et dans le monde. C’est dans cette perspective que je voudrais proposer ici cinq orientations pour l’action catéchétique.

Promouvoir la capacité d’indignation au nom de l’Évangile

9« Le but définitif de la catéchèse, dit le Directoire Général pour la Catéchèse, est de mettre quelqu’un non seulement en contact mais en communion, en intimité avec Jésus-Christ » [7]. La lecture des Évangiles est fondamentale dans cette mise en relation. Or les Évangiles, à travers ce qu’ils montrent de Jésus, sont une mise en œuvre de la défense de la dignité de l’homme et de Dieu. Ils nous montrent, en effet, un Jésus capable de s’indigner devant certaines situations intolérables. Dans l’Évangile de Matthieu, c’est la nouvelle de la décapitation de Jean-Baptiste qui, indignant Jésus, suscite son départ et l’engage résolument dans sa mission. À l’égard des pouvoirs politiques, financiers ou religieux, les textes évangéliques nous présentent un Jésus qui n’est pas tendre. Son indignation puise sa force dans sa compassion envers les petits, les pauvres et les exclus. Songeons aux invectives de Jésus contre Hérode, au renversement des tables des marchands du Temple et surtout à ses vives et fréquentes mises en cause des pratiques et attitudes des autorités religieuses de son temps. Ainsi, se mettre à la suite de Jésus, c’est apprendre à s’indigner comme lui lorsque la dignité de l’homme et de Dieu est mise en cause.

10En catéchèse, il est également décisif de développer, tout particulièrement chez les enfants, le sentiment d’indignation par rapport au sort violent et radicalement injuste qui a été réservé à Jésus par les pouvoirs religieux et politiques de son temps. Lui qui a passé sa vie à faire le bien et à prêcher la Bonne Nouvelle du Royaume, il a été scandaleusement rejeté, condamné, crucifié par les autorités religieuses de l’époque en collusion avec les pouvoirs politiques. Ce sentiment d’indignation ne fut-il celui de Dieu lui-même qui lui rendit justice et témoignage en le ressuscitant ? C’est là l’essence même du kérygme chrétien : « Ce Jésus qui a passé sa vie à faire le bien, vous l’avez crucifié injustement, mais Dieu l’a ressuscité et élevé comme Seigneur et Sauveur ». Si l’on veut donner quelque chance à la foi, il faut absolument écarter, dès la petite enfance, toute la spiritualité mièvre du « petit Jésus » à l’eau de rose qui nous aime. Mettre les catéchisés en relation avec le Christ, c’est, en réalité, les plonger dans une histoire difficile qui est faite de violence et de résistance à la violence. Initier à la foi chrétienne, c’est confronter les catéchisés au scandale de la croix. C’est éduquer au sentiment d’indignation face au sort réservé à Jésus, et, dans la foulée, face à toutes les situations qui apparaissent indignes de l’homme et indignes de Dieu en son dessein pour l’homme. C’est aussi, en même temps, ouvrir à l’espérance en Dieu qui sauve, aime et invite à aimer comme Jésus lui-même en dépit et contre la violence.

11Bref, sur la question qui nous occupe « comment catéchiser dans une église contestée ? », le premier pas à franchir consiste à développer, par la catéchèse, la capacité de s’indigner au nom de l’Évangile. La vie chrétienne, en effet, a partie liée avec le combat pour la dignité, dans le monde comme dans l’Église elle-même. Il s’agit fondamentalement d’habiliter les chrétiens à ce combat.

Promouvoir la conscience de la dignité des baptisés

12Une deuxième perspective serait de développer en catéchèse, non seulement le sens des droits humains à la lumière de l’Évangile, mais aussi plus spécifiquement le sens des droits des baptisés au sein de l’Église.

13Les droits humains sont aussi ceux des baptisés. Et l’Église, à cet égard, se doit de faire valoir et faire respecter, en son propre sein, les droits humains. En matières de pédophilie, par exemple, l’étouffement des affaires dans les pratiques ecclésiales est apparu, à la conscience des peuples et au regard de la justice civile, comme une faute contre les droits humains, comme une faute à l’égard des victimes qui méritaient attention, soutien et réparation. Si l’Église se doit ainsi de respecter les droits humains, les baptisés jouissent, en outre, de droits spécifiques à l’intérieur de l’Église qui, bien entendu, vont de pair avec des devoirs. Mais le rappel des devoirs ne pourrait jamais être tel qu’il en vienne à supprimer ou à occulter les droits. Le droit canon formalise cet équilibre des droits et des devoirs. Mais il est lui-même réformable dans le sens d’un meilleur respect des droits de l’homme, d’une intelligence plus fine de l’Évangile et d’un meilleur souci pastoral.

14La catéchèse n’a pas pour but d’enseigner le droit canon, mais il lui revient néanmoins de faire connaître aux baptisés leurs droits fondamentaux au sein de l’Église. Ainsi, par exemple, n’est-il pas important que les baptisés sachent qu’ils ont toujours la liberté d’exprimer leur sentiment non seulement aux pasteurs mais aussi à leur communauté concernant le bien de l’Église et de tous, et cela d’une manière qui soit constructive ? N’est-il pas important qu’ils sachent aussi que les pasteurs ont le devoir de leur fournir en abondance « les secours de la Parole de Dieu et les sacrements » et que c’est pour eux un droit de les recevoir ? Citons ici les propos de Vatican II à cet égard : « Dans la mesure de leurs connaissances, de leurs compétences et de leur situation, les laïcs ont la faculté et même parfois le devoir de manifester leur sentiment en ce qui concerne le bien de l’Église » [8]. « Comme tous les chrétiens, les laïcs ont le droit de recevoir en abondance des pasteurs sacrés les ressources qui viennent des trésors spirituels de l’Église, en particulier les secours de la parole de Dieu et les sacrements » [9]. Dans la perspective énoncée ici par le Concile, notons-le, la hiérarchie, dans les circonstances présentes, a le devoir non point de gérer tant bien que mal, à coups d’expédients, la pénurie de vocations sacerdotales traditionnelles, mais de fournir les prêtres dont les communautés ont besoin, d’une manière nouvelle qui doit être inventée [10]. Elle en a la liberté. Au-delà de cet exemple effectivement crucial qui concerne la survie des communautés chrétiennes et les appelle à se prononcer sur la question, ce qui importe, en tout cas, sur le plan catéchétique, c’est que les baptisés, initiés à la vie chrétienne, se perçoivent effectivement au sein de la communauté ecclésiale comme des sujets de droit.

Promouvoir le « sens politique » au sein de l’Église

15Si les baptisés ont le droit à l’expression de leurs sentiments concernant le bien de l’Église, ils ont aussi par conséquent le droit de les communiquer à d’autres, d’en débattre, de favoriser des mouvements d’opinion, d’intervenir dans les procédures de consultation, de délibération ou de décision. Si le bien de l’Église est confié à la vigilance de tous les fidèles, il convient que ceux-ci disposent d’une connaissance suffisante de ses services, de ses structures, de ses instances de concertation et de décision. Un chrétien adulte dans la foi est aussi un chrétien qui a conscience de sa responsabilité ecclésiale, qui est doté de ce qu’on pourrait appeler une « conscience citoyenne » ou un « sens politique » au sein d’une institution complexe qui connaît forcément, comme toute institution humaine, des tendances diverses, des jeux de pouvoir, des manœuvres politiciennes. Dans cette perspective, initier à la vie chrétienne, c’est aussi apprendre à connaître les structures de l’Église, à se situer dans un fonctionnement institutionnel, à en infléchir les orientations en agissant, de manière concertée et organisée, au bon moment et au bon endroit, si on le juge bon pour le corps tout entier, dans un esprit évangélique.

16La catéchèse, il faut bien le reconnaître, forme peu à ce « sens politique » au sein de l’Église. Pourtant, il devrait faire partie de la compétence du chrétien. Une manière concrète de faire en catéchèse pour éveiller à ce sens politique, c’est de s’efforcer de préciser, concernant les questions ecclésiales, les acteurs en présence. Plutôt que de dire « l’Église dit que… », mieux vaut dire « le pape, le concile, tel document, telle congrégation vaticane, tel évêque, tel porte-parole, tel théologien, etc., dit que… ». Cette manière de préciser les acteurs évite de parler de l’« Église » in abstracto en l’identifiant imaginairement à une hiérarchie monolithique qui parle pour tous d’une seule voix, sans distinction, ni différence ni espace de dialogue. Nommer les acteurs force, au contraire, à entrer dans la complexité du réel et à ménager un espace d’interlocution où chacun peut se tenir et parler à son tour.

Promouvoir le sens historique au sein de l’Église

17Cette quatrième orientation vise à déployer, dans la conscience des catéchisés, l’éventail des figures historiques que l’Église a prises au cours des siècles. Prendre conscience de cette diversité, c’est maintenir dans le tissu ecclésial d’aujourd’hui la capacité d’innover en s’appuyant sur le dynamisme de l’histoire et sur la liberté dont elle témoigne pour « faire surgir, comme l’écrivait Jean-Paul II, des expressions originales de vie, de célébration ou de pensée chrétiennes [11] ». Dans la catéchèse, malheureusement, l’histoire de l’Église est peu présente. Pourtant, d’un point de vue catéchétique, elle peut jouer un rôle essentiel dans le discernement de ce qui peut être soumis au changement, dans un souci de fidélité inventive à l’Évangile et au cœur de la foi. L’histoire permet de discerner ce qui est au cœur de la foi et de relativiser ce que l’on croit immuable. Une connaissance insuffisante de l’histoire de l’Église, de ce point de vue, peut induire dans le peuple chrétien de l’immobilisme, du traditionalisme voire de l’intégrisme. La connaissance de l’histoire, au contraire, permet de saisir la relativité des choses, de défiger les situations, de remettre la possibilité du changement là où l’on voyait de l’intangible. La conscience historique donne aujourd’hui la liberté d’inventer ; une liberté que nos prédécesseurs dans la foi n’ont pas craint d’exercer pour leur temps. « L’histoire est là pour le démontrer, écrit Paul Tihon, (…) elle permet de rendre compte des multiples changements grâce auxquels l’Église s’est ajustée aux circonstances des temps et des lieux » [12].

18Bien entendu, la catéchèse n’a pas pour objectif de faire des chrétiens des spécialistes de l’histoire de l’Église. Mais il importe néanmoins qu’ils aient un minimum de conscience, avec des exemples concrets, des divers visages [13] que l’Église a pris au cours des âges, des différentes coutumes et pratiques qu’elle a adoptées en fonction des contextes culturels et des circonstances. Il serait très utile, à cet égard, de voir, à des fins catéchétiques, donc dans le but d’initier à la vie chrétienne, comment parler de l’histoire de l’Église d’une manière structurée, juste, vraie, Il est important, en effet, que les chrétiens d’aujourd’hui se sentent tributaires et redevables d’une histoire qui les a précédés, avec ses ombres et ses lumières, afin de pouvoir la poursuivre aujourd’hui. Le but ici n’est pas de promouvoir une culture religieuse ou une érudition historique – ce qui est légitime en soi – mais de faire naître des chrétiens adultes qui soient capables de vivre leur foi de façon inventive, en se laissant instruire par les leçons de l’histoire. Doter les chrétiens d’une suffisante conscience historique, c’est leur donner des arguments pour faire l’histoire et les habiliter à participer activement au devenir de la communauté chrétienne pour un meilleur service du monde.

Promouvoir dans l’Église la conception et la pratique d’une autorité « concertante » qui autorise

19Cette perspective consiste à faire valoir que les lieux d’autorité dans l’Église sont multiples et entretiennent une relation nécessaire les uns avec les autres [14]. Entendons par « lieu d’autorité » ce sur quoi on peut s’appuyer pour grandir ou faire grandir. Le terme « autorité », rappelons-le, vient du verbe latin augere qui signifie « faire grandir ». L’autorité, dans ce sens, a pour fonction d’« autoriser », de promouvoir la croissance, de rendre l’autre « auteur » et « acteur ». Selon l’expression de René Marlé, au sein de l’Église, on a affaire en un « jeu concertant d’autorités » [15] ; elles s’appellent l’une l’autre et aucune n’occupe une position centrale par rapport aux autres.

20Parmi les lieux d’autorités au sein de l’Église, citons les Écritures, le Magistère, le sens de la foi des fidèles, les lois morales, la conscience, la voix des pauvres, les sciences. Ces lieux d’autorité se « relativisent » l’un l’autre au sens où ils sont des « termes de relation ». L’expression « pas sans » pourrait exprimer cette mise en relation : les Écritures, mais pas sans le Magistère : le Magistère mais pas sans le peuple chrétien ni la voix des pauvres ; les lois morales, mais pas sans la conscience ; la foi mais pas sans la raison, etc. Ainsi, par exemple, les Écritures sont la règle de la foi ; on y revient et on s’y réfère sans cesse. Mais les Écritures ne vont pas sans le peuple des baptisés qui est appelé, en les travaillant, à leur donner sens et à en vivre. Le Magistère, quant à lui, n’est pas au-dessus des Écritures. Aussi, le peuple chrétien a-t-il toujours le droit de l’interpeller en invoquant les Écritures. Pourtant, si le Magistère n’est pas au-dessus des Écritures, c’est à lui néanmoins que revient la charge de garantir la fidélité du corps ecclésial, notamment dans sa lecture des Écritures, au dépôt de la foi. L’Écriture, le Magistère et le peuple chrétien sont ainsi étroitement liés. De même pour les autres lieux d’autorité. Ils ont chacun leur statut, leur spécificité et leur fonction propre. Aucune autorité n’est en surplomb par rapport aux autres, comme au sommet d’une pyramide. « En se limitant mutuellement, elles manifestent encore qu’elles ne bouclent pas sur elles-mêmes, mais restent ouvertes sur Celui qui ne se laisse jamais identifier avec ce qui n’est là que pour renvoyer à Lui et à son irréductible transcendance [16] ». Si aucune autorité n’occupe une place centrale, c’est précisément pour laisser toute leur place à l’action de l’Esprit, à la liberté et à la Tradition vivante.

21Faire valoir ces perspectives en catéchèse, c’est manifester que l’exercice de l’autorité au sein de l’Église est inséparable de la « concertation ». Tous et toutes sont assujettis à l’exigence de la communication ; ce qui est souvent complexe, jamais facile et parfois conflictuel. Dans un jeu concertant d’autorités, on n’est jamais le simple exécutant d’un ordre établi, mais toujours un partenaire capable de prise de parole et d’initiative. Il importe, en ce sens, que la pratique catéchétique soit l’exercice d’une juste communication qui allie étroitement l’écoute, l’apprentissage et la libre parole. La catéchèse est appelée, en ce sens, à mettre en œuvre la parrèsia biblique : elle est le courage de celui qui s’expose, en vérité, à la parole de l’autre et qui, à son tour, prend le risque de dire avec franchise, confiance et assurance, la vérité qu’il pense. Particulièrement sur les questions controversées ou les contestations relatives à l’Église, l’essentiel en catéchèse sera non point d’abord de trouver des solutions ou d’éteindre les controverses, même si elle peut y travailler, mais, avant tout, de s’exercer à une parole vraie. Comment ? Après avoir précisé l’objet du litige ou de la contestation, le catéchiste devra veiller tout d’abord à énoncer la position du Magistère en faisant valoir positivement ses arguments. Mais la vérité l’invitera à dire qu’il y a débat dans la communauté chrétienne, à en énoncer les termes et les enjeux. Le catéchiste pourra aussi parler à la première personne, déclarer sa position, sans l’exalter, sans trancher le débat avec une autorité souveraine. Il invitera enfin les catéchisés à exprimer et à échanger leur sentiment. En agissant de la sorte, le catéchiste parle en vérité ; il rend témoignage à la vérité de la Bonne Nouvelle confiée à l’Église, toujours en travail d’expression dans l’ensemble du corps ecclésial. Ce faisant, il ouvre un chemin de liberté aux catéchisés ; il ne les « retient » pas mais « autorise » leur propre créativité, recherche et responsabilité.


Mise en ligne 08/12/2019

https://doi.org/10.3917/lv.674.0383

Notes

  • [1]
    S. Hessel, Indignez-vous !, Montpellier, Indigène Éditions, 2010.
  • [2]
    Ibid., p. 12.
  • [3]
    Tel est le thème d’une journée organisée le 20 octobre 2011, dans les locaux de Lumen Vitae par Entraide et Fraternité, à la mémoire de Joseph Comblin et de Helder Camara.
  • [4]
    Lumen Gentium, § 32.
  • [5]
    Voir le site de la conférence à l’adresse http://www.baptises.fr.
  • [6]
    Pas toujours cependant dans la mesure où un synode diocésain est conçu pour promouvoir un plan pastoral déjà fixé d’en haut plutôt que comme la manifestation et la collecte des aspirations de la base.
  • [7]
    Directoire Général pour la Catéchèse, 1997, § 80.
  • [8]
    Lumen Gentium, § 37. Dans le même sens, mais en précisant les critères d’une juste expression des opinions, le droit canon écrit ceci : « Selon le savoir, la compétence et le prestige dont ils jouissent, ils (les fidèles) ont le droit et même parfois le devoir de donner aux Pasteurs sacrés leur opinion sur ce qui touche le bien de l’Église et de la faire connaître aux autres fidèles, restant sauves l’intégrité de la foi et des mœurs et la révérence due aux pasteurs, et en tenant compte de l’utilité commune et de la dignité des personnes » (canon 212, § 3).
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    Voir à ce propos, par exemple, l’ouvrage de Mgr Fr. Lobinger, Qui ordonner ? Vers une nouvelle figure de prêtres, coll. Pédagogie pastorale, n° 6, Bruxelles, Lumen Vitae, 2009.
  • [11]
    Jean-Paul II, Exhortation Apostolique Catechesi Tradendae, § 53, 1979.
  • [12]
    Paul Tihon, Pour libérer l’Évangile, Paris, Cerf, 2009. L’auteur évoque aussi le cas des transgressions légitimes lorsque les innovations éprouvées comme nécessaires sont bloquées par l’ordre établi. Il en énonce quatre critères : la reconnaissance par la communauté d’un état de besoin, la volonté de rester fidèle à l’Esprit, la volonté de sauvegarder la communion, la cohérence avec ce qui existe déjà ou avec ce que l’histoire enseigne.
  • [13]
    On peut penser schématiquement aux différentes figures suivantes : les communautés en expansion du premier siècle selon le témoignage des Actes des Apôtres et des épîtres de Paul ; l’Église des premiers siècles et son fonctionnement catéchuménal ; la période de chrétienté (l’articulation des pouvoirs séculier et ecclésiastique, le pédobaptisme, le monachisme, le célibat des prêtres, la structuration territoriale en paroisses, les églises et cathédrales, les ordres mendiants, mais aussi les croisades et l’inquisition, etc.) ; le temps de la réforme (la décadence, la réforme et la contre-réforme, les guerres de religion, la formation systématique du clergé, l’institution du catéchisme, l’expansion missionnaire, les congrégations enseignantes et caritatives, etc.) ; la modernité (la fin de la chrétienté, les sciences, la philosophie, les droits de l’homme, la démocratie, la fin de la religion comme fondement et encadrement de la société, la liberté religieuse), la postmodernité (le pluralisme, l’individualisation, les églises du réveil, le dialogue interreligieux, la foi comme non nécessaire pour vivre ni évidente pour la raison, mais comme un style de vie possible, plausible et désirable). Pour ces différentes figures d’Église, on pourra s’efforcer d’en découvrir les traces aujourd’hui, de voir comment elles aident à comprendre le présent, comment elles peuvent servir de leçon positive ou négative pour bâtir l’avenir dans la fidélité à l’Évangile.
  • [14]
    On pourra lire une explicitation de cette perspective au chapitre 15 « Parler d’autorité en catéchèse » de mon ouvrage Dieu toujours recommencé. Essai sur la catéchèse contemporaine, coll. Théologies pratiques, Bruxelles/Paris/Montréal, Lumen Vitae/Cerf/Novalis, 1997 ; ou bien dans Lumen Vitae, 46/3, 1991.
  • [15]
    R. Marlé, Peut-on savoir ce qu’il faut croire ?, coll. Racines, Paris, Nouvelle Cité, 1987, p. 57.
  • [16]
    Ibid., p. 59.
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