Notes
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[1]
D. Le Breton, “L’épreuve comme reconnaissance : ordalie et jeunes générations”, dans A. Caillé et al., La quête de reconnaissance, Paris, Éd. La Découverte, 2007, p. 51.
-
[2]
Ibid., p. 53.
-
[3]
Ce concept a été publié par Didier Anzieu (1923-1999) en 1974 et repris dans son ouvrage Le Moi Peau, Paris, Dunod, 1995.
-
[4]
M. Henry, Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000.
-
[5]
Ibid., p. 8.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
S. Tisseron, “Les jeunes et la nouvelle culture des technologies de l’information et de la communication, transformations sociales et culturelles”, dans Collectif Fondation d’Auteuil, Actes du colloque Familles et professionnels de l’action sociale, éduquer ensemble, Lyon, Chroniques Sociales, 2009, pp. 93-112.
-
[8]
Ibid., p. 108.
-
[9]
Cl. Bynau, Accueillir des adolescents en grande difficulté, l’avenir d’une désillusion, Ramonville, Érès, 2004, p. 302.
-
[10]
Ibid., p. 304.
-
[11]
J. Marpeau, Le processus éducatif, la construction de la personne comme sujet responsable de ses actes, Ramonville, Érès, 2000, p. 46.
-
[12]
Ibid., p. 46.
-
[13]
Ph. Gaberan, La relation éducative, un outil professionnel pour un projet humaniste, Ramonville, Érès, 2003.
-
[14]
P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
-
[15]
H. Herbreteau, La fraternité, entre utopie et réalité, Paris, Éd. de l’Atelier, 2009. Cf. La pratique de l’hospitalité, pp. 128-145 et la reprise du couple proposé par Jacques Derrida « invitation et visitation », p. 131.
-
[16]
X. Thévenot, J. Joncheray, Pour une éthique de la pratique éducative, Paris, Desclée, 1991. Cf. Rendre morale l’influence éducative, pp. 264-284.
-
[17]
L’expression « voyage de l’être » est empruntée à Robert Misrahi, dans Les actes de la joie, Paris, Les Belles Lettres, 2010.
-
[18]
X. Thévenot, L’affectivité en éducation, dans G. Avenzini, Éducation et pédagogie chez Don Bosco, Paris, Fleurus, 1989.
-
[19]
C. Mayor, L’affectivité en éducation, pour une pensée de la sensibilité, Bruxelles, De Boeck, 2002.
Introduction
1 À qui, à quoi, comment et pourquoi s’identifie l’adolescent en difficulté sociale et familiale, en processus d’exclusion ?
2 Il n’est pas aisé de répondre avec précision à une telle problématique. En tant que telle, l’adolescence est déjà une période troublée, aléatoire et complexe, aux ruptures affectives fortes et ardentes, pleine de transformations et de discontinuités. Lorsqu’elle concerne des jeunes précarisés et marqués par des histoires familiales déconcertantes ou douloureuses, les éléments de compréhension que nous pouvons décrypter ne peuvent être que nécessairement nuancés.
3 Nous procéderons en trois étapes. D’abord, nous irons à la rencontre de trois jeunes – Caroline, Kévin, Sylvain – à travers ce que les professionnels du secteur social désignent comme des vignettes cliniques, des rapports de situations éducatives ou des histoires de vie.
4 À partir de ces récits, nous indiquerons ensuite quelques éléments qui caractérisent ces adolescents en décrivant l’espace institutionnel au sein duquel ils évoluent ; celui de la prévention et de la protection de l’enfance. Nous constaterons que la recherche identificatoire persiste même si elle est souvent obscure et parfois déroutante.
5 Enfin, nous nous attarderons sur la façon dont les parcours de ces jeunes influencent l’intervention éducative de ceux qui les accompagnent quotidiennement et à qui revient la lourde tâche de contribuer, peu ou prou, à une structuration durable de l’attachement. Cette partie nous permettra d’évoquer la notion de responsabilité dans un espace relationnel marqué par la conflictualité.
6 Nous conclurons en évoquant l’importance de la gestion de l’affectivité en éducation, comme champ de recherche fécond.
Trois récits
Caroline, une adolescente en échec et en rupture permanente
7 Caroline est âgée de 17 ans. C’est la benjamine d’une fratrie de 7 enfants, tous de pères différents. Son beau-père est incarcéré pour maltraitance sexuelle sur mineurs, l’une des deux est sa propre sœur aînée. Son dernier projet professionnel, un apprentissage dans la coiffure, est un échec. Caroline est dans une situation d’urgence. Depuis le début de l’année scolaire, elle a connu trois établissements ; deux structures d’accueil en internat collectif et un lieu de vie. Le juge pour enfants qui est chargé de son dossier vient de prononcer une quatrième ordonnance de placement. Dans le cas d’une nouvelle rupture, Caroline sera dirigée vers un centre éducatif renforcé. Son comportement se dégrade depuis plusieurs mois ; agressions verbales et physiques, consommation de produits stupéfiants, racket auprès de ses camarades. Les plaintes au pénal s’accumulent. Plus aucune autorité ne semble avoir prise sur elle. Il s’agit donc d’une admission directe. Dans son enfance, Caroline a déjà fait l’objet de plusieurs mesures d’assistance éducative en milieu ouvert. Elle a bénéficié de deux familles d’accueil (assistantes maternelles), dont l’une pendant 14 mois, « une éternité » rappelle-t-elle, sur le mode de la plainte. C’est une jeune fille qui présente une hygiène défaillante. Perpétuellement prise de quinte de toux, elle refuse de se soigner. À deux reprises et en moins de 6 mois, l’infirmière du centre établit un diagnostic de gale. D’emblée, Caroline veut s’imposer. Elle revendique le leadership. Elle trouve la vie collective pesante, l’institution « dépassée ». Son alimentation est anarchique. Elle est souvent boulimique, toujours déséquilibrée. Orientée d’emblée sur un service de jour, elle exclut toute formation, estimant qu’elle saura se débrouiller seule lorsqu’elle sera majeure. Elle s’entend bien avec son éducateur référent. L’accompagnement est centré sur le rétablissement de la figure du père dont l’absence lui est insupportable. Mais plutôt que parler et de laisser les choses sortir, elle multiplie les partenaires masculins. Elle hurle régulièrement son incompressible désir d’enfants. Elle finit par trouver l’équipe éducative actuelle encore « plus nulle » que les autres. Seul le chant lui apporte un peu de répit. Elle s’y investit un temps, puis cesse de fréquenter le groupe. Elle part en randonnée avec des inconnus rencontrés par hasard se mettant ainsi volontairement en danger, ramenée régulièrement par les services de police. Elle manifeste sa frustration en se scarifiant et menace, parfois, d’attenter à ses jours, se livrent à des jeux dangereux pour sa santé, s’expose sans retenue. Lorsque sa mère décède brutalement, Caroline plonge dans une dépression. Elle est hospitalisée quelques semaines avant d’être suivi par un service de psychiatrie pour adolescents. Sous un matin pluvieux, une semaine avant sa majorité, Caroline s’enfuit. Elle errerait depuis autour de l’agglomération nantaise, majeure.
Kévin, un enfant abandonné, hyperactif, refusant le cadre
8 Kévin est âgé de 14 ans. Une réputation d’enfant hyperactif le précède, consigné dans le rapport d’évaluation de l’Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique où il vient de passer deux années. Bien que dépendant du secteur de l’enfance handicapée – Kévin a un avis favorable de la maison départementale du handicap – la famille vient de déménager et ne trouve pas de place disponible sur le département. Après plusieurs refus, la mère, qui vit seule avec ses cinq autres enfants et qui souffre de conduites addictives, s’adresse à l’Aide sociale pour l’enfance. Celle-ci accepte, dans le cadre d’une mesure administrative, de le placer dans un établissement. La psychologue de l’établissement confirme l’hyperactivité. Kévin est en mouvement permanent : cris, blagues grossières, chahuts multiples et variés, confrontations et provocations avec l’adulte, fort retard scolaire, difficulté de concentration, d’écriture et de lecture. Tout est motif pour jouer, fuir, disparaître, revenir en riant. L’équipe enseignante abdique immédiatement : trop perturbant pour la classe ! Elle l’exclut du cycle préparatoire au Cap soigneur d’équidés. Kévin parle régulièrement de sa mère, de sa crainte d’être abandonné. Depuis sa naissance, elle s’en désintéresse. Insultante et menaçante avec les professionnels, sa mère refuse la collaboration avec les services sociaux, malgré le fait qu’elle soit à l’origine du placement. Elle ne se présente pas aux rencontres. Kévin reste un enfant qui refuse de grandir parce que sa mère ne le regarde pas. Toujours dans une très forte demande affective. Il est sujet à de fréquentes crises d’angoisse. Il n’a pas confiance en lui. D’ailleurs, il ne fait confiance à personne. Il multiplie les conduites d’évitement. Il met systématiquement en échec ce que l’adulte lui propose, malgré la diversité des initiatives ; service de jour, service de rupture, stage découverte. À chaque fois, Kévin reste quelques heures ou quelques jours. Puis, il s’enfuit, part en fugue, revient. Les troubles du sommeil sont fréquents. La nuit, il se lève et déambule dans les couloirs. Il s’amuse avec le surveillant de nuit, l’interpelle. Apparemment insensible aux variations climatiques, il se retrouve en tee-shirt sous la neige ou avec deux épaisseurs de pull sur la plage. Très sensible, il pleure sans raison. Chaque retour chez lui est catastrophique, vécu comme un nouvel abandon. Lorsqu’il revient, il arrache la tapisserie, la moquette, détruit la vaisselle. Il se met lui-même en danger en se tordant les doigts jusqu’à se les rompre. Depuis son départ de la structure de soin, le traitement d’appoint médicamenteux est arrêté. Il refuse tout contact avec un nouveau « psy ». Il n’attend au fond qu’une seule chose : repartir vivre chez sa mère. Devant la difficulté de cadrer une telle souffrance, l’équipe éducative se sent impuissante. Un soir, particulièrement énervé, Kévin agresse un camarade de jeux pour un motif futile. Les secours, sollicités, interviennent. La mère de l’enfant agressé porte plainte. Trois mois après son admission, une décision de fin de prise en charge est prononcée. Depuis, la famille a encore déménagé. Les services sociaux du département sont sans nouvelle.
Sylvain, un enfant qui ne vit que dans un monde imaginaire
9 Sylvain est un garçon timide et craintif. Maigre et d’une grande taille, il habite mal son corps d’adolescent de 16 ans. Il vit seul avec sa mère depuis que son père a quitté le domicile familial lorsqu’il n’avait pas encore 3 ans. Agent polyvalent de ménage, elle travaille en horaires décalés, le matin tôt et le soir tard, ce qui fait de Sylvain, un enfant « porte-clés » ; il les porte autour du cou. Cette tendance au renfermement sur soi, à la difficulté d’élocution et à son improbable capacité relationnelle conduit l’assistante sociale du secteur à transmettre une note d’information préoccupante à la cellule sociale départementale. Les services d’accompagnement éducatif, après avoir rencontré Sylvain et sa mère, ont proposé un essai dans un Internat éducatif associé à une formation – peintre en bâtiment, pour laquelle Sylvain semble manifester un semblant d’intérêt. Mais, depuis son arrivée voilà quelques semaines, il ne s’intéresse à rien, ni à l’enseignement général, ni au projet de l’unité de vie qui l’a accueilli. Il semble indifférent à ce qui l’entoure et n’a pas plus d’appétence pour retourner chez lui les week-ends que pour rester sur la structure d’accueil. La peinture est complètement oubliée. Pendant les vacances de la Toussaint, un camarade, l’un des rares de Sylvain, qui habite dans le même HLM, lui a montré un nouveau jeu électronique, basé sur la création illimitée d’avatars évoluant dans un ensemble complexe de mondes violents et torturés et lui permettant de se créer autant d’identités et d’histoires qu’il le souhaite. Depuis, Sylvain ne vit que pour ce jeu et ne cesse de s’y réfugier. Il ne parle plus avec personne. Dès qu’il le peut, il se précipite en salle multimédia, saisit une console et commence à jouer. On peut constater que ce jeu le passionne puisque c’est le seul moment où son pâle visage prend un peu de couleur et où il arrive à se tenir à peu près droit. En dehors de ces périodes, il marche voûté. Il ne regarde jamais personne dans les yeux. Les autres garçons de l’Internat se sont ligués contre lui et il devient, un peu plus chaque jour, isolé et perdu. Sa maladresse s’amplifie. Les contacts avec sa mère n’aboutissent guère et ne produisent aucune perspective concrète et constructive. L’équipe éducative envisage une expertise médicale. La qualification d’autisme commence à circuler. Un soir, il confie à son éducateur qu’il va certainement « introduire un feu astral » dans l’enceinte de l’établissement car « ses avatars se sont ligués contre lui ». L’inquiétude augmente. Après Noël, il ne rentre pas. Informée, la mère refuse de lui demander de revenir sur l’Internat. Une rencontre est organisée au domicile. Sa mère lui a offert une nouvelle station de jeu pour les fêtes. Désormais, Sylvain préfère rester dans sa chambre à combattre une nouvelle génération d’envahisseurs qui devraient très prochainement détruire la planète. Devant une telle situation, l’équipe capitule ; elle n’a pas la possibilité d’imposer un placement. Il n’y a plus d’obligation scolaire après 16 ans. Et la mère qui détient l’autorité parentale refuse de trancher. Elle espère qu’il reprendra, un jour, une formation.
Une construction identitaire fragilisée et précaire
L’espace institutionnel d’Apprentis d’Auteuil
10 Les trois récits que nous venons de découvrir – les prénoms ont été changés pour des raisons de confidentialité – illustrent la diversité, la spécificité et la singularité des problématiques des jeunes accueillis par une institution particulière : Apprentis d’Auteuil. Créée en 1866, cette œuvre d’église est reconnue d’utilité publique depuis 1929. Fondation catholique qui dépend de l’archevêché de Paris qui en confie la tutelle spirituelle à la Congrégation des Spiritains, Apprentis d’Auteuil éduque et forme plus de 13 000 jeunes en difficulté pour leur permettre de s’insérer dans la société en hommes et femmes libres et responsables, tout en accompagnant les familles dans leurs responsabilités d’éducateurs. Une communauté éducative de 4 700 salariés (éducateurs, enseignants, personnel technique et administratif) accompagnent au quotidien plus de 13 000 jeunes à travers 200 établissements répartis sur le territoire national (France métropolitaine et Outre-Mer). L’offre d’Apprentis d’Auteuil consiste à promouvoir un parcours global et individualisé, autant éducatif que pédagogique, de l’admission à l’insertion. L’article premier des statuts précise le but de la Fondation : « Accueillir, sans considération d’origine, de religion ni de ressources, des jeunes, en situation de grand difficulté et notamment en rupture familiale, sociale, scolaire ou en processus d’exclusion, victimes de maltraitance ou de carences affectives, orphelins, abandonnés ou issus de familles en détresse ». Le projet institutionnel est tout à la fois un projet éducatif et pastoral décliné dans chaque établissement d’accueil ou de formation ; il est directement inspiré par les valeurs évangéliques.
11 Qui sont les jeunes accueillis aujourd’hui ? Âgés de 6 à 21 ans, 2/3 sont des garçons. 80 % des jeunes sont confiés par leur famille dans le cadre de structures scolaires ou d’apprentissages professionnels, associés à des Internats éducatifs. 20 % des jeunes sont confiés par les services sociaux, principalement l’Aide sociale à l’enfance (Ase) qui dépend des Conseils généraux et qui proposent un placement en institution spécialisée (Maisons d’enfants à caractère social – Mecs) soit au titre d’un accueil provisoire ou d’une décision d’un juge pour enfants. 23 % sont hébergés et accompagnés, 23 % hébergés et formés. Enfin, 54 % sont formés et bénéficient d’actions d’insertion.
12 Avec d’autres acteurs associatifs, Apprentis d’Auteuil cherche ainsi à réduire la précarité et l’isolement des 2 millions d’enfants vivant sous le seuil de pauvreté en France et des 300 000 situations éducatives prises en charge par les services sociaux. Néanmoins, la progression du nombre d’enfants signalés en danger ne diminue pas depuis 2003.
Les caractéristiques des jeunes en difficultés sociales et familiales
13 La précarité est le premier élément déterminant. 80 % des décisions de placements d’enfants à l’Ase en résultent directement. Ces familles ne peuvent assumer et assurer convenablement la charge et l’éducation de leurs enfants à la suite de difficultés momentanées ou durables. Au sein de ces structures d’accueil spécialisées (Mecs), seuls 15 % des jeunes vivent chez leurs 2 parents ; 33 % ne vivent plus avec leurs parents, qui, par ailleurs, sont le plus souvent séparés. Au sein des internats éducatifs, 80 % des jeunes vivent chez leur mère. La figure du père est la grande absente puisque dans un tiers des situations, le père est inconnu, décédé ou absent.
14 Cette vulnérabilité autant économique que sociale entraîne des difficultés scolaires et comportementales. Scolaires d’une part, puisque plus de la moitié des enfants accueillis accusent une année de retard. Pour 10 % des jeunes, il est fréquent de rencontrer 2 ou 3 années de retard cumulées. Cette carence dans les processus d’apprentissage et d’acquisition des connaissances génère un processus d’exclusion ou d’auto-exclusion marqué par la peur d’échouer, l’incapacité à rattraper son retard. Le manque de cadre structurant à domicile, la faiblesse de l’étayage parental et familial, le ressentiment entretenu de l’échec et son intériorisation ne facilitent pas la réussite scolaire et ne permettent pas à une estime de soi de s’installer durablement.
15 Ainsi, aux problématiques propres à l’adolescence, bien identifiées par les psychologues spécialisés (transformation du corps, mise en mouvement de l’affectivité, travail de deuil avec sa propre enfance, reconstruction du lien intergénérationnel, prise de risque) vient se surajouter des éléments spécifiques liés à la situation économique, éducative, sanitaire et sociale des jeunes en difficulté. Le professionnel se retrouve donc face à une opération de discernement complexe ; identifier d’une part ce qui relève d’un processus normalisé de croissance, caractériser d’autre part ce qui est singulier dans la crise conflictuelle vécue par le jeune pour lequel un accompagnement éducatif spécifique est nécessaire. Ces jeunes pris en compte par les institutions du social vivent les mêmes choses et les mêmes difficultés que tous les autres adolescents. Mais ils vivent autrement cette période, en amplifiant sa dangerosité – à travers les conduites ordaliques par exemple – en ressentant plus vivement que d’autres la souffrance de l’abandon, le sentiment d’être invisible aux yeux de tous et d’eux-mêmes. L’adolescent en difficulté éprouve avec une intensité accrue ce que chaque adolescent rencontre. Ne disposant pas de la structuration mentale pour traverser sans trop de dommage cette période troublée, il n’est pas certain d’en sortir indemne. En étant plus « abîmés » au départ, leur capacité de résilience s’en trouve d’autant diminuée.
À la recherche d’une identification perdue
16 Les conduites à risques de Caroline illustrent le manque évident du goût de vivre qu’elle ne parvient plus à trouver. Noyée dans un ressentiment envahissant et surpuissant, Caroline n’a plus confiance. Et il est difficile à son éducateur référent de la restaurer, malgré le statut particulier qu’il parvient à maintenir à ses yeux. Alors, pour fabriquer un semblant de sens, Caroline joue avec la mort, mettant son propre corps à rude épreuve. Les rites ordaliques sont l’ultime tentative pour ne pas sombrer, « l’ultime moyen de maintenir le contact avec un univers intime qui se dérobe » [1]. En l’absence d’un processus de transmission parental réussi et d’une perception négative de son environnement, Caroline échoue à se reconnaître. Elle se sent seule et n’est pas rassurée. Aussi, rien ne la retient dans sa quête d’identification négative : « Dans les conduites à risques, la lutte pour la reconnaissance ne passe pas par une quête de confirmation de soi à travers les autres puisque ceux-ci ont échoué, elle l’exige de la mort, au risque de perdre, mais avec la possibilité d’obtenir une réponse radicale » [2]. En se confrontant à la mort ou sa possibilité, Caroline, estime David Le Breton, se confronte radicalement à la limite des choses, des autres, du monde, qui peut aboutir à l’émergence d’un « cadre symbolique » propre et spécifique à son existence. C’est un parcours identificatoire en « creux », qui peut régénérer un cadre mais dont le coût est élevé ; la destruction de soi, partielle ou totale.
17 À force de ne pas aller bien, Kévin ne sait même plus pourquoi il va mal. Mal dans sa peau, Kévin nous le montre de multiples façons. À l’occasion, il n’hésite pas à affirmer « vouloir changer de peau ».Il a rencontré à de multiples reprises des pédo-psychiatres qui ont tenté de l’aider à voir clair dans son agitation permanente. L’un d’entre eux a souvent évoqué le concept de « Moi-peau » en montrant que Kévin ne parvenait pas à stabiliser son psychisme dans son enveloppe corporelle et qu’il tentait systématiquement de la fuir. Inventé par le psychanalyste Didier Anzieu, cette expression permet d’éclairer l’étayage du Moi en reliant directement ses fonctions et l’enveloppe corporelle [3]. La peau définit ainsi une limite extérieure-intérieure ; elle contient tout autant qu’elle protège. La richesse notionnelle de cette expression rejoint celle proposée par Michel Henry. Dans une perspective phénoménologique, il distingue entre la chair et le corps [4]. Il rappelle que « tous les êtres vivants sur terre sont concernés par la notion d’incarnation puisque tous sont des êtres incarnés » [5]. Être incarné, c’est posséder un corps. Pour l’être humain, ce corps est un corps vivant et non un corps inerte. Vivre, pour Michel Henry, c’est « s’éprouver soi-même », c’est-à-dire se tenir à l’intérieur et à l’extérieur de soi. D’où la définition proposée de la chair : « c’est cela qui s’éprouvant, se subissant et se supportant soi-même selon des impressions toujours renaissantes » [6]. L’incarnation, pour le phénoménologue, ce n’est pas d’avoir un corps, mais d’être une chair, d’être chair. C’est celle-ci qui nous permet de sentir, de comprendre le corps. L’être chair est un être souffrant, vulnérable, traversé par le désir et la crainte, qui ressent toutes une série d’impressions, l’aspiration au bonheur comme le rejet du malheur. « Moi-peau » malmené à la recherche de son centre, Kévin souffre dans sa chair parce qu’il n’arrive pas à habiter son corps.
18 Avec Sylvain, nous rencontrons une autre réalité identificatoire, celle de la génération « Internet ». Serge Tisseron voit dans ces pratiques de communication virtuelle « une nouvelle façon d’être ensemble, de nouvelles manières de se percevoir soi-même et de percevoir les autres » [7]. Il dresse le constat suivant : la multiplication des représentations de soi conduit à une désaffection identitaire. Nul besoin de s’attacher à une identité particulière puisque l’on peut, à l’infini et sans risque, changer d’apparence, renaître, trouver une nouvelle enveloppe corporelle. Face à la multiplication de ses avatars, le psychisme de Sylvain ne parvient plus à faire la part entre les choses réelles et celles qui ne le sont pas. Avec un monde intérieur perturbé et éclaté, Sylvain, craintif et insécurisé, ignore comment exprimer son désarroi. Il joue seul avec ces émotions, sans recul, sans repère. Serge Tisseron constate ainsi l’éradication progressive des rites de passage : « Les nouvelles familles sont des familles virtuelles avec des communautés anonymes et hyperexposées. Contrairement aux générations précédentes, ceux-ci ne trouvent plus guère de maîtres ou de guides réels autour d’eux. L’absence de rite de passage de l’enfance à l’âge adulte se fait cruellement sentir chez les garçons » [8].
19 Face à cette construction identitaire perturbée, l’institution estime que la structuration de ces jeunes passe par un retour aux fondamentaux éducatifs et pédagogiques. Il s’agit d’abord d’instaurer un espace où le rappel à la loi n’est pas optionnel. La sanction éducative fonctionne comme un repère qui permet au jeune de comprendre la nécessité du cadre. Ensuite, un travail suivi et régulier d’orientation scolaire et professionnelle sera mis en place pour chaque jeune. En lui permettant de changer éventuellement d’option. L’épanouissement des capacités individuelles et des talents singuliers est également recherché. De part son caractère propre, l’ouverture à la dimension spirituelle de l’existence et à une certaine forme d’intériorité est évidemment mise en œuvre. Enfin, l’objectif final reste de « réussir sa vie », à l’extérieur de l’institution qui n’est qu’un maillon au sein d’une chaîne sociale multiple.
La responsabilité clinique et critique de l’intervention sociale
Travailler dans un espace social marqué par la conflictualité
20 Au quotidien, les professionnels du social ne sont pas toujours en capacité de discerner ce qui relève d’une période classique de l’adolescente et ce qui est spécifique à la situation existentielle carencée du jeune. Parfois, il faut même s’abstenir de trop creuser cette différenciation qui est conceptuellement nourrissante mais faiblement efficiente. Le jeune ne se « découpe » pas et la souffrance ne se réduit pas à une classification ou à une grille d’évaluation, aussi pertinente soit-elle. En revanche, les équipes éducatives évoluent et interviennent dans un champ marqué par une perpétuelle conflictualité. Cette notion illustre le fait que la relation éducative se construit dans une certaine tension. Il y a même comme une sorte d’illusion à croire que l’on peut éviter le conflit. Se positionner, par exemple, dans une démarche systématiquement emphatique en espérant que ce pathos permettra d’éviter l’affrontement ne fonctionne pas. Une telle attitude est contre-productive car, selon Claude Bynau, « elle laisse l’adolescent face à sa propre vulnérabilité » [9]. Il convient donc de faire le deuil d’une relation non conflictuelle. En revanche, un engagement du travailleur social est indispensable : « L’efficacité de l’accueil d’un adolescent fragilisé n’opère que si la relation éducative est incarnée par des personnes capables de lui donner un sens et une continuité dans un lien durable et structurant » [10]. Ce qui n’exclut pas une certaine conflictualité dans les rapports humains. L’objectif consiste à gérer cette pression en recherchant néanmoins une certaine fluidité, capable de réduire au minimum les incontournables crispations de l’intervention sociale. Il s’agit alors d’absorber la pression en laissant advenir la force pulsionnelle de l’autre. On évitera ainsi de s’engager dans une relation trop frontale. Il conviendra de privilégier un rapport plus oblique, décalé, en ne cédant pas à la tentation de la fuite ; tenir sa place sans la revendiquer. L’éducation, la rencontre de l’autre sont une voie de la souplesse car elle demande aux acteurs une adaptation permanente.
Construire une relation éducative en s’appuyant sur la vulnérabilité des acteurs
21 Le champ social est marqué par une grande diversité ; l’usager, la structure, la culture institutionnelle, les politiques publiques, le cadrage réglementaire et financier sont multiples. Il existe cependant un point focal, commun à l’ensemble des contextes et des populations ; c’est la relation éducative. Celle-ci consiste toujours en « un travail avec l’énigme d’un sujet en difficulté, dans ses interactions avec l’environnement » [11]. Pour autant, « il ne suffit pas qu’il y ait relation entre un éducateur et une personne pour que cette relation puisse être éducative ». En effet, une relation n’est pas en soi éducative ; elle le devient, en particulier lors de l’apparition de repères communs qui ont trait « aux processus de répétition et d’enfermement, et touchent aux rapports de place instaurés et réitérés par le sujet dans sa dynamique d’existence » [12]. Ce concept de rapport de places est déterminant : « Une relation, pour être éducative, doit ouvrir à des jeux nouveaux de rapports de places, qui vont désinstaller la répétition que le sujet a organisée avec lui-même, les autres et son environnement ». Il s’agit donc de sortir de la répétition, en brisant l’enfermement qui emprisonne le jeune. Cette interruption du processus d’exclusion permet au sujet d’advenir et à la dynamique identificatoire de repartir. Pour Philippe Gaberan, « la relation éducative n’est pas un processus de réparation ou de normalisation de l’individu mais elle est un espace et un temps, à la fois instables et sécurisés, au sein desquels une personne requise pour ses compétences en aide une autre à passer du vivre à l’exister » [13]. Ce passage s’opère lorsque l’éducateur comme l’éduqué sortent de leur représentation. En reconnaissant partager la même condition humaine, ils ne perdent pas de vue le lien qui les rattachent l’un à l’autre. La relation éducative ne s’arrête pas aux apparences. Elle contribue à dévoiler une partie de l’intimité des acteurs qui peuvent alors commencer à se reconnaître comme vulnérables. Cette vulnérabilité partagée nous fait progresser vers une plus grande lucidité qui conduit à une sorte de sollicitude, admirablement décrite par Paul Ricœur, comprise comme la possibilité de se percevoir et de percevoir l’autre comme digne d’estime [14]. S’accepter vulnérable, c’est être également invité à vivre une réelle hospitalité, à la pratiquer, c’est-à-dire à être dérangé, mis en cause, dans sa pratique et dans ses conceptions, aussi bien par l’institution, ses collègues que par la figure du sujet soigné [15].
Devenir co-responsable d’une construction identitaire équilibrée
22 L’acte éducatif, par nature, exerce une certaine influence auprès des jeunes auxquels il s’adresse. Ce fait est difficilement contestable. En revanche, revendiquer la nécessité pour cette influence d’être morale est une exigence légitime. Xavier Thévenot avait déjà abordé cette question à partir d’une conviction centrale : le respect de la personne dans toutes ses dimensions [16]. Le moraliste salésien rappelle avec force que l’éducateur doit, pour y parvenir, pratiquer certaines vertus, parmi lesquelles la prudence ou la justice. Si « éduquer, c’est permettre des expériences de paix et de joie », l’éducation peut être comprise comme « un voyage de l’être » dont la vertu première est « l’assomption de la finitude humaine », c’est-à-dire l’action d’assumer, de prendre en charge l’altérité fragile de l’adolescent en difficulté [17]. Leur permettre d’accéder, comme aux autres, à une construction identitaire structurante est une responsabilité particulière qui engage l’éducateur. Cette responsabilité le renvoie à sa propre identité singulière, celle qui lui a fait choisir ce métier. Dans ce domaine, il convient de rester lucide et distancié quant à l’appréciation de ses propres motivations. Celles-ci ne sont pas toujours limpides et apaisées, parfois liées à d’anciens traumatismes, pas toujours avouables. D’où l’importance accordée par le moraliste à la relativité de nos convictions.
Conclusion
23 La construction identitaire de l’adolescent en difficulté nous renvoie à la question complexe de la gestion de l’affectivité. Xavier Thévenot, reprenant une des intuitions fondamentales du fondateur des salésiens, estimait qu’un des critères de réussite du système de Don Bosco est « la mise en œuvre d’une relation réciproque d’amicale tendresse entre le jeune et l’adulte » [18]. Dans un contexte sociétal particulièrement vigilant sur les risques de maltraitance, cette relation réciproque désignée par le terme italien amorevolezza « bonté affectueuse » n’est pas anodine. Pourtant, elle nous semble essentielle à redécouvrir si l’on veut parvenir à instaurer une confiance et même une sorte d’alliance avec le jeune. Un champ de recherche fécond s’ouvre ainsi devant nous, celui qui consiste à prendre au sérieux la sensibilité en éducation, en privilégiant la présence et pas seulement la performance, en acceptant d’admirer sans nécessairement toujours comprendre [19].
Notes
-
[1]
D. Le Breton, “L’épreuve comme reconnaissance : ordalie et jeunes générations”, dans A. Caillé et al., La quête de reconnaissance, Paris, Éd. La Découverte, 2007, p. 51.
-
[2]
Ibid., p. 53.
-
[3]
Ce concept a été publié par Didier Anzieu (1923-1999) en 1974 et repris dans son ouvrage Le Moi Peau, Paris, Dunod, 1995.
-
[4]
M. Henry, Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000.
-
[5]
Ibid., p. 8.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
S. Tisseron, “Les jeunes et la nouvelle culture des technologies de l’information et de la communication, transformations sociales et culturelles”, dans Collectif Fondation d’Auteuil, Actes du colloque Familles et professionnels de l’action sociale, éduquer ensemble, Lyon, Chroniques Sociales, 2009, pp. 93-112.
-
[8]
Ibid., p. 108.
-
[9]
Cl. Bynau, Accueillir des adolescents en grande difficulté, l’avenir d’une désillusion, Ramonville, Érès, 2004, p. 302.
-
[10]
Ibid., p. 304.
-
[11]
J. Marpeau, Le processus éducatif, la construction de la personne comme sujet responsable de ses actes, Ramonville, Érès, 2000, p. 46.
-
[12]
Ibid., p. 46.
-
[13]
Ph. Gaberan, La relation éducative, un outil professionnel pour un projet humaniste, Ramonville, Érès, 2003.
-
[14]
P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
-
[15]
H. Herbreteau, La fraternité, entre utopie et réalité, Paris, Éd. de l’Atelier, 2009. Cf. La pratique de l’hospitalité, pp. 128-145 et la reprise du couple proposé par Jacques Derrida « invitation et visitation », p. 131.
-
[16]
X. Thévenot, J. Joncheray, Pour une éthique de la pratique éducative, Paris, Desclée, 1991. Cf. Rendre morale l’influence éducative, pp. 264-284.
-
[17]
L’expression « voyage de l’être » est empruntée à Robert Misrahi, dans Les actes de la joie, Paris, Les Belles Lettres, 2010.
-
[18]
X. Thévenot, L’affectivité en éducation, dans G. Avenzini, Éducation et pédagogie chez Don Bosco, Paris, Fleurus, 1989.
-
[19]
C. Mayor, L’affectivité en éducation, pour une pensée de la sensibilité, Bruxelles, De Boeck, 2002.