L’une des opérations fondamentales du pouvoir, et peut-être le plus intime de ses mécanismes, consiste à tracer des frontières entre le visible et l’invisible. La violence est le premier ressort de ce partage, l’opérateur même de cette opération. Or nous sommes, systématiquement, confrontés à des modes de pouvoir qui, conçus sur un mode libéral et démocratique, tendent à rendre invisible la violence par laquelle ils opèrent. Ouvrir des brèches dans ce fonctionnement suppose de rendre visible cette part de violence soigneusement esquivée. Comment rendre visible à lui-même un rapport violent ? Telle est la question dont je me propose de partir. Jack London, dans son autobiographie, écrivait :
J’ai rencontré des hommes qui invoquaient le nom du Prince de la paix dans leurs diatribes contre la guerre, et qui mettaient des fusils dans les mains de détectives privés afin qu’ils abattent les grévistes dans leurs propres usines. J’ai rencontré des hommes bouleversés d’indignation par la brutalité des matches de boxe et qui, en même temps, étaient complices du frelatage des aliments tuant chaque année plus de bébés que le sanguinaire Hérode lui-même.
Notre temps lui aussi est fertile en semblables « rencontres ». Et notre langage porte sans cesse les traces de la violence qu’il efface : pensons à la « pacification », euphémisme militaire d’origine coloniale, qui désigne la répression armée des forces insurrectionnelles ou, trouvaille plus récente, à la « guerre zéro mort » qui consiste à limiter drastiquement les risques d’exposition des soldats du camp occidental, mais qui ne dit rien du traitement réservé aux combattants adverses dont on préfère omettre de compter les morts (puisqu’ils ne semblent justement pas, si l’on suit l’expression, devoir compter comme morts)…