— Pourquoi un certain nombre de jeunes ont-ils refusé de manifester derrière les banderoles syndicales ?
— Manifester, au sens propre, c’est « apparaître ». Défiler dans la rue, c’est « montrer » que nous défendons une cause politique — on notera que l’anglais use du terme demonstration. La manifestation s’expose au regard de tous, à la fois directement et indirectement. On se compte et, ce faisant, on se dit que l’on est nombreux à revendiquer, à protester et à se projeter comme contre-pouvoir au gouvernement. C’est une certaine façon de se faire acteur politique de son pays. Il s’agit ici de s’inscrire dans une tradition politique plus que centenaire. Chaque manifestation est aussi la démonstration de l’exercice d’un droit, comme si c’était à chaque fois l’occasion de commémorer son acquisition au prix du sang. Par là, on exprime une volonté de défier le gouvernement en place.
Mais la réalité d’une manifestation est plus subtile et la structure des relations de pouvoir qui s’y joue plus dialectique. Car lorsque la manifestation n’était pas légale, l’acte de descendre dans la rue était en soi déjà subversif. Dès lors que la manifestation est devenue un droit et surtout lorsque, par la suite, elle est devenue une routine, elle a été intégrée comme ressource commune et banale du débat public — et de plus en plus nettement alors qu’elle devenait plus familière au cours du dernier siècle. Aussi a-t-elle perdu son caractère subversif : elle ne cherche plus à questionner les présupposés de l’exercice du pouvoir actuel…