Il y a sys-tème, nous le savons, dès que des choses tiennent ensemble. On ne demande pas plus à un système du monde, et pas moins à un système d’idées : qu’il tienne. Sous ce point de vue, il n’est certainement pas de philosophie, qu’elle soit française, tunisienne, basque, austro-hongroise ou troglodyte, qui n’ait, irréductiblement, l’esprit systématique. Le premier devoir du philosophe, disait Kant, est la cohérence et même le plus sceptiques des sceptiques aura toujours ceci de singulier, s’il est philosophe, que son doute sera, lui, systématique.
Mais nous savons bien aussi quel doute taraude secrètement cet esprit : qu’il va toujours trop loin, trop vite, dans son rêve fou de vouloir, au bout du compte, tout tenir. Il ne sait pas s’arrêter. Il devient « esprit de système ». Et certainement ce doute travaille particulièrement la philosophie française — elle dont Bergson disait justement que « si elle consent parfois à devenir systématique, elle ne fait pas de sacrifice à l’esprit de système ». Nietzsche aussi l’avait bien vu, qui y distinguait un harmonieux équilibre du Nord et du Sud dans la pensée. Depuis Montaigne (contre les dogmatiques), depuis Pascal (contre Descartes), depuis Condillac et Voltaire (contre Spinoza et Leibniz), une partie de « l’esprit français » est dans ce rapport tendu non pas tant au système qu’à son esprit. Peut-être en constitue-t-il même une des grandes lignes de fracture. Pensons, au siècle dernier encore, au face-à-face de Bergson et Brunschvicg ou, plus tard, aux querelles qui opposèrent Lévi-Strauss et Sartre — ou encore, pour reprendre une distinction proposée par Alain Badiou (qu’il a lui-même savamment mise en scène dans son dialogue tendu avec Gilles Deleuze), à la dialectique qui oppose dans cette philosophie, tout au long d…