Avant l’entrée en scène de Kafka et son apport redoutable, la fracture irréductible inévitablement induite par l’enfance fut profilée de diverses manières. J’en viens directement aux xviiie et xixe siècles, époque où, pour toutes sortes de raisons complexes et d’exigences théoriques, l’enfance fut inventée. L’enrôlement conceptuel de l’enfant, qui visait à préciser certaines thèses philosophiques balbutiantes sur la mémoire et la compréhension de l’humain, est un sujet que j’ai exploré à l’occasion de mes recherches sur le besoin empiriste de rallier les figures « de l’idiot et de l’enfant ». La complicité entre les figures de l’idiotie et de l’enfance, étonnamment riche et révélatrice, fut essentiellement créée afin de pallier l’incapacité chez l’adulte de mobiliser sa mémoire réflexive. Dès le départ, l’enfance fut pensée comme le programme de remplacement d’un direct télévisé — la copie de substitution d’une histoire antérieure à la mémoire qui laissait entrevoir, comme le confinement de l’idiotie, un lieu inhabitable d’où les souvenirs ne pouvaient être rappelés. Ce flou constitutif de l’enfance interrogea tant les empires discursifs de l’histoire et de l’autobiographie, alors en pleine expansion, que les théories développementales de l’individu et ses homologues du devenir historique. Avec l’arrivée de Hegel, dont l’interprétation plaidait pour une structure éthique et familiale plus déterminante, l’enfant philosophique se mit à jouer un autre rôle, censé régler ses comptes avec la finitude : dorénavant, l’enfance était appelée à enfoncer le clou du cercueil parental…