La rédaction des Mythologiques, la tétralogie que Lévi-Strauss a consacrée à la mythologie amérindienne, s’est étalée sur près de dix ans, du début des années 1960 à 1970. Elle aurait pu prendre davantage de temps. Lévi-Strauss était fasciné de longue date par l’œuvre inédite de Ferdinand de Saussure sur la légende des Nibelungen, à maints égards un prototype de la méthode « combinatoire » d’analyse des mythes propre à Lévi-Strauss. Saussure disparut en 1913 avant d’avoir terminé son ouvrage, lequel est conservé à la bibliothèque municipale de Genève dans une série de carnets manuscrits que Lévi-Strauss a étudiés sur microfilm. Attentif à l’avertissement lancé par ce travail considérable et inachevé, la dernière année de la composition des Mythologiques, Lévi-Strauss, qui craignait de ne jamais pouvoir terminer son propre travail en cours, décida de condenser la matière de plusieurs volumes en un seul : L’Homme nu. Au total, Lévi-Strauss a consacré plus de vingt ans de sa vie à l’étude, minutieuse et assidue, des mythes amérindiens, étude dont il souligne lui-même la signification personnelle, au-delà de sa valeur scientifique, dans un entretien avec Didier Eribon : pendant vingt ans, « levé à l’aube, soûlé de mythes, j’ai véritablement vécu dans un autre monde. Les mythes m’imprégnaient. […] Je vivais avec tous ces peuples et avec leurs mythes comme dans un conte de fées. »
Mon but ici n’est pas de spéculer sur les causes de la fascination de Lévi-Strauss pour les mythes amérindiens, bien qu’il y ait là un sujet digne d’intérêt…