Notes
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[1]
Nous remercions ici Elwys De Stefani, Laurent Filliettaz, Luca Greco et Vanessa Lambert, ainsi que deux relecteurs anonymes pour leurs commentaires généreux sur une version antérieure de ce texte.
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[2]
L’usage constant du féminin pour « clientes » n’occulte pas le fait qu’il existe également des clients – le salon étant mixte – mais dans les extraits convoqués, nous n’aurons affaire qu’à des femmes. Au niveau des apprentis, on observe une certaine parité. Néanmoins, dans sa forme au pluriel ou au singulier, nous adoptons le masculin par souci de simplification grammaticale quand nos raisonnements ont une portée générale. La même remarque prévaut pour « coiffeurs » et « coiffeur » dans leur acception générique.
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[3]
Identifier les locuteurs à travers leur statut de coiffeur, d’apprenti et de cliente est discutable (cf. les abréviations du schéma, et plus loin, celles des transcriptions). En effet, les identités des participants sont construites dans l’interaction et non à priori. Par souci de généralisation, nous avons néanmoins préféré ces abréviations aux prénoms des participants. Par ailleurs, dans cet article consacré à la formation, on pourrait se demander pourquoi le coiffeur n’est pas catégorisé partout de formateur (cf. le titre) ou d’instructeur (INS). La raison en est que dans l’interaction « COI-CLI1 », ce n’est pas un rapport de type instructeur-cliente qui est instauré. Le coiffeur devient instructeur seulement au moment où il interagit avec l’apprenti. Autrement dit, sa catégorisation est sensible à l’interlocuteur à qui il s’adresse. Nous avons donc opté pour l’identité de coiffeur (COI), qui est valable dans les deux cas de figure. Pour les clientes, COI est effectivement un professionnel de la coiffure. Pour les apprentis, COI est aussi un coiffeur auprès de qui il se forme.
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[4]
Sur la notion d’instruction, voir Mondada (2014).
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[5]
Sur les notions d’active waiting ou de hovering, voir Svinhufvud (2018) et Richardson (2014).
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[6]
Sur la reconnaissabilité d’une action à travers un tour jusque-là inachevé, voir Chevalier (2008).
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[7]
L’extrait 3 révélera pourtant que ce sont précisément ces mèches-là qui sont importantes à inspecter lors du processus car elles sont les dernières à recevoir du produit décolorant et donc, potentiellement, les dernières à être « prêtes ». Ici, il n’est donc pas évident de comprendre si APP atténue son propos en circonscrivant cette zone. D’ailleurs, l’extrait 2 montrera que l’inspection de la zone du dessus seule n’est pas suffisante.
1. Introduction
1Dans cette contribution [1], nous nous intéressons aux opportunités de participation et d’apprentissage qui s’offrent aux apprentis dans les salons de coiffure. D’abord relégués à des tâches nécessitant peu de qualifications (nettoyage, prise de rendez-vous), les apprentis sont progressivement amenés à accomplir une partie du soin des clientes (shampoing, séchage, rinçage des couleurs, etc.). C’est typiquement à propos des procédures de (dé) coloration et de leur temps de pose que les apprentis ne sont pas autonomes et ont besoin de l’assistance de leur hiérarchie.
2En adoptant les principes de l’analyse conversationnelle multimodale (Streeck, Goodwin & LeBaron 2011 ; Mondada 2017), nous nous pencherons sur les moments pédagogiques qui se déroulent entre coiffeurs et apprentis à propos de la gestion temporelle des couleurs. Il s’agit de moments pendant lesquels l’activité professionnelle devient un objet de discussion, à visée de formation. Le coiffeur (et formateur du salon) commente certains gestes professionnels en suscitant chez les apprentis des réflexions sur la manière de faire.
3Sur la base d’enregistrements vidéo récoltés dans un salon de Suisse romande, nous examinerons trois exemples dans lesquels des apprentis avec des degrés d’expertise différents formulent une demande d’autorisation de procéder au rinçage des produits chimiques appliqués sur les cheveux d’une cliente dont ils s’occupent. Nous poursuivrons plusieurs interrogations : comment les apprentis entrent-ils en interaction avec le coiffeur et formulent-ils leur demande, faisant ainsi émerger des moments pédagogiques ? Comment le coiffeur répond-t-il à cette demande (ressources syntaxiques, lexicales), et comment les apprentis traitent-ils sa réponse ? En somme, il s’agira de voir la manière dont le coiffeur s’y prend pour transmettre sa compétence professionnelle relative aux procédures de (dé) coloration, et comment les participants négocient leur statut d’expert vs d’apprenti à travers ces moments.
4Les questions abordées permettront d’alimenter les recherches récentes menées à l’intersection des sciences du langage et des sciences de l’éducation (Pekarek Doehler et al. 2017). Conformément à ces approches, ces moments pédagogiques seront explorés au cœur de l’expérience professionnelle – dans leur déploiement temporel, séquentiel et situé – tels que les apprentis les vivent au contact direct d’un maître d’apprentissage et de clientes [2].
2. L’acquisition des pratiques professionnelles dans le domaine de la coiffure : tour d’horizon des études antérieures
5L’activité des apprentis dans les salons de coiffure a surtout intéressé certaines approches sociologiques de la formation (Cohen 2010), la psychologie du travail (Parkinson 1991), les sciences de l’éducation (Billett 2001) et plus récemment, l’analyse conversationnelle (Öhman 2018).
6Dans le champ sociologique, on compte de nombreux travaux portant sur la formation des apprentis au travail émotionnel (Hochschild 1983), dont le terme fait référence aux efforts déployés par un employé pour adopter certaines attitudes que lui dicte le contexte de sa profession (être souriant, être aimable, etc.). En effet, le métier de coiffeur engaged’autres enjeux que ceux relevant d’une pure technique. Il implique notamment des compétences relationnelles, qui passent par un comportement prévenant envers la clientèle et des attentions ciblées qui contribuent au déroulement harmonieux de la prestation – avec des retombées économiques certaines. Desprat (2015 : note 2) explique pourtant que ces détails, à côtés et petits plus, font souvent partie d’un travail qui « tend à être invisibilisé et naturalisé, entraînant du même coup sa non reconnaissance en tant que compétence professionnelle ».
7Plusieurs études d’orientation sociodiscursive concernant les métiers de service soulignent l’importance du travail émotionnel à travers la réussite du small talk (Félix-Brasdefer 2015). Le salon de coiffure en est un cas emblématique : contrairement à d’autres interactions commerciales, où la satisfaction du service est quasi immédiate, dans les rencontres liées à la beauté et à la transformation du corps, l’accomplissement du service se déroule dans le temps. Ainsi, elles sont fréquemment l’occasion d’épisodes conversationnels qui ne comportent pas pour enjeu le service (McCarthy 2000 ; Toerien & Kitzinger 2007a) mais qui sont avant tout rapport-building (Placencia 2004). Les travaux de Cohen (2010) ou de Billett (1994) et, dans une perspective plus psychologique, ceux de Parkinson (1991), décrivent tous l’appréhension des apprentis coiffeurs à nourrir des interactions avec les clientes. L’enjeu pour les professionnels ne consiste pas seulement à se rappeler de la discussion entamée avec la cliente lors de sa précédente visite (Desprat 2015), mais aussi à savoir coiffer et bavarder en même temps. Cette habileté fait donc partie des compétences que le novice devra acquérir. Elle a aussi été évoquée dans l’idée de doing business by having a chat (McHoul & Rapley 2000) ou dans celle de talk as work (Toerien & Kitzinger 2007b : 657), sans que ces notions n’aient été spécifiquement formulées dans une optique de formation.
8Les interactions impliquant des apprentis coiffeurs en situation de formation ont également fait l’objet d’études menées dans la perspective de l’analyse conversationnelle. Les recherches d’Öhman et Tanner (2017) et d’Öhman (2018) reposent toutefois sur l’analyse d’interactions qui ne se déroulent pas en situation de travail mais dans des écoles de coiffure, où les apprentis s’entraînent sur des têtes de mannequins en plastique. Or, « l’activité d’un tuteur en entreprise diffère de celle d’un enseignant au sens où les savoirs transmis ne correspondent pas à des contenus d’informations décontextualisés du travail mais résultent d’une imbrication profonde et complexe avec des activités de travail » (Filliettaz, Rémery & Trébert 2014 : 24).
9Dans Horlacher (2019), nous nous intéressons au rôle des apprentis dans le passage du miroir aux coiffeurs au moment où la cliente est amenée à évaluer le service à la fin de la rencontre (Oshima 2018 ; Oshima & Streeck 2015). Loin d’être de simples passeurs d’outils (Kunégel 2012), les apprentis monitorent constamment l’activité des coiffeurs pour évaluer si leur aide serait la bienvenue. La mise à disposition du miroir au moment opportun est une compétence que les apprentis doivent acquérir. Le passage du miroir fait penser au transfert d’objets dans d’autres contextes professionnels, comme l’échange d’instruments entre infirmières et chirurgiens dans les salles d’opérations (Heath et al. 2018 ; cf. Hindmarsh & Pilnick 2002 pour une étude impliquant des « passeurs » peu expérimentés). Ces transferts illustrent l’importance pour les membres d’une équipe de coordonner leurs actions respectives pour mener à bien le service.
3. Une approche interactionnelle de la formation
10Les outils analytiques propres à l’analyse conversationnelle sont de plus en plus utilisés dans la recherche en formation professionnelle (voir les travaux pionniers de Filliettaz, Saint-Georges [de] & Duc 2008 ; Filliettaz 2009). Plus récemment, les études menées s’intéressent aussi aux aspects multimodaux des interactions (Pekarek Doehler et al. 2017).
11Dans la lignée de ces approches, nous adoptons ici la perspective de l’analyse conversationnelle (Sacks, Schegloff & Jefferson 1974) d’inspiration ethnométhodologique (Garfinkel 1967), avec une prise en compte des conduites incarnées des participants (Mondada 2017). L’approche multimodale considère le verbal mais aussi tout ce qui touche aux gestes, aux regards, aux postures corporelles, à la manipulation d’objets. Elle est particulièrement adaptée à nos objectifs d’analyse, dans la mesure où l’apprenti qui vient solliciter des informations auprès du coiffeur s’appuie sur toute une série de ressources non verbales (et notamment les regards réciproques) avant d’accéder à la parole et de formuler son problème. De même, sa seule arrivée auprès du coiffeur et son attente à ses côtés fonctionnent comme une interpellation visible, sans qu’il n’ait encore formulé de demande particulière.
3. 1. Un cadre participatif triadique
12Une des difficultés que rencontre l’apprenti sur le lieu de travail est d’entrer en interaction avec son maître d’apprentissage. Ce dernier jongle entre son statut de coiffeur/professionnel engagé dans la réalisation de tâches spécifiques, son statut de patron/instructeur qui forme l’apprentiet doit le guider dans son travail (Rémery & Markaki 2016), et enfin, son statut de causeur/confident qui soutient des conversations sur des sujets variés avec la cliente. Ces trois casquettes nécessitent des ajustements permanents.
13Le schéma ci-dessous illustre la situation qui se présente lorsque l’apprenti arrive dans le périmètre du coiffeur et de la cliente en recherche d’assistance [3] :
14Sur cette illustration, le coiffeur (COI) et l’apprenti (APP) sont impliqués dans deux cours d’action différents avec deux clientes différentes (CLI1 et CLI2). Autrement dit, le coiffeur est occupé à travailler sur les cheveux d’une cliente (CLI1), alors que l’apprenti est aussiengagé dans une tâche avec une autre cliente (CLI2). À un moment donné, l’apprenti se rend vers le poste de travail du coiffeur et se trouve confronté à un problème délicat : il doit intervenir dans la dyade « COI-CLI1 » et ainsi suspendre leur échange interactionnel pour obtenir des informations sur la façon de poursuivre son propre travail. Quant au coiffeur, il doit s’orienter momentanément vers l’apprenti en évitant tout désengagement trop brusque envers sa cliente. Cette configuration n’est pas sans rappeler d’autres situations professionnelles dans lesquelles une troisième partie doit se greffer de manière habile sur un binôme existant (cf. Hugol-Gential 2015 sur les interventions des serveurs auprès de couples dans les restaurants gastronomiques). Dans nos données, il s’agira d’analyser comment l’apprenti parvient à occasionner un changement de cadre participatif (Goodwin & Goodwin 2004) à travers une réorganisation de la spatialité et une redistribution de la parole. Ces aspects seront néanmoins traités plus en détails dans Horlacher (en préparation), alors que le présent article se concentre davantage sur les échanges interactionnels entre le coiffeur et l’apprenti une fois que ce dernier est parvenu à prendre la parole (cf. section 3. 2.).
3. 2. Autorisation de rincer et moment pédagogique
15Dans notre corpus, les demandes des apprentis concernent fréquemment le temps de pose des produits décolorants et le moment approprié pour les rincer. Ces informations ne sont pas données spontanément par le coiffeur mais sollicitées par les apprentis (Filliettaz 2011). Dans le salon observé, la décoloration de mèches et les couleurs sont des soins techniquement réalisés par le coiffeur mais il incombe aux apprentis de surveiller le temps de pose et de rincer ensuite les produits. À cet effet, des minuteurs sont utilisés, et à l’issue du temps programmé, l’appareil donne le signal qu’il faut cesser le traitement. Toutefois, les professionnels sont aussi fréquemment amenés à dépasser le temps de pose indiqué par les fabricants en fonction de la nature du cheveu, de sa réaction aux produits et des désirs des clientes. Ceci explique pourquoi les indications sonores des minuteurs ne sont pas déterminantes. La décision de prolonger un temps de pose se négocie généralement après vingt minutes. Dans nos extraits, c’est après ce temps réglementaire que les apprentis viennent consulter le coiffeur (mais cf. ex. 3). Or, ce dernier n’autorise jamais l’apprenti à rincer après ce temps standard minimal. Néanmoins, la venue des apprentis est l’occasion de moments pédagogiques sur cette pratique professionnelle délicate – des moments qui sont centraux dans les processus d’enseignement-apprentissage sur le lieu de travail.
16Compte tenu de ces remarques, nous chercherons à répondre à cette double interrogation : comment le coiffeur guide-t-il l’apprenti et transmet-il sa compétence professionnelle relative à la durée des procédures de (dé) coloration ? Lorsque l’apprenti s’approche du coiffeur, quand peut-il formuler la raison de sa présence ?
3. 3. Corpus
17Nos données ont été récoltées dans un salon de coiffure de Suisse romande une première fois en 2010 (4h), puis en 2013 (12h), et enfin en 2018 (8h), pour un total de 24 heures d’enregistrements. Ont ainsi été filmés 7 coiffeurs (dont le maître d’apprentissage), 9 apprentis et 19 clientes. Les extraits concernés donneront à voir exclusivement le formateur (et patron) du salon, qui a un brevet fédéral de coiffure et qui supervise l’ensemble de l’équipe. Les apprentis pourraient se procurer de l’aide auprès d’autres collègues, mais c’est massivement auprès de l’instructeur que les demandes sont adressées (cf. ex. 2).
18La formation au métier de coiffeur en Suisse dure trois ans, pendant lesquels les apprentis sont en stage dans un salon, tout en fréquentant une école professionnelle une fois par semaine jusqu’à l’obtention d’un certificat fédéral de capacité (CFC).
19La maîtrise des couleurs est typiquement une compétence acquise sur le terrain, même si elle est abordée de manière théorique pendant les cours. Nous avons choisi trois exemples, dans la mesure où ils illustrent trois niveaux d’appropriation de cette compétence par trois apprentis différents. L’apprentie la plus avancée dans son cursus (ex. 3) est celle qui a le plus de facilité à intervenir sur le cadre participatif en cours et qui est aussi la plus experte en couleurs. Toutefois, nous ne pouvons pas affirmer que le nombre d’années de formation des apprentis est à coup sûr déterminante dans leur façon d’agir. En effet, si l’étudiant le plus novice en termes de formation (ex. 2) est le moins habile à s’imposer auprès du coiffeur (longue attente, intervention d’un second apprenti), il démontre plus d’expérience concernant les couleurs que l’apprentie de l’exemple 1, qui est pourtant plus avancée que lui dans son cursus. Plus intéressant pour notre propos est de montrer comment le coiffeur s’y prend pour transmettre sa compétence professionnelle par rapport aux processus de (dé) coloration, qui – nous le verrons – ne reposent pas uniquement sur des critères temporels mesurables mais qui va de pair avec une connaissance du cheveu et de ses réactions (cf. Filliettaz & Saint-Georges [de] 2006 sur la transmission des savoirs temporels et matériels lors du trempage de l’acier).
4. La réalisation des couleurs : trois maîtrises différentes d’une même compétence
20Les trois extraits analysés ici concernent des moments pendant lesquels trois apprentis différents arrivent près du poste de travail du coiffeur manifestant visiblement un besoin d’aide. Dans tous les cas, les apprentis présentent à leur maître d’apprentissage une demande d’autorisation de procéder au rinçage de produits décolorants. Ils le quittent après avoir reçu des instructions [4] à ce sujet : allonger le temps de pose, rincer, etc.
4. 1. Une expertise émergente
21Dans le premier extrait, l’apprenti (APP) arrive à un moment où la cliente (CLI) explique au coiffeur (COI) qu’elle donne des leçons privées d’allemand à des élèves qu’elle accueille chez elle l’après-midi pour une collation (la formulation par APP de la raison de sa venue est surlignée en gris, l. 13) :
Exemple 1
02 COI [une eu:h ouais/]
img #img.1
03 (.)
04 COI ouais=
05 CLI =c’es:t ça commence déjà là\
06 (0.2)
07 COI ouais
08 CLI un(e) elle veut d’ l’eau gazeuse/ l’autre eu:h d’ l’eau plate/
09 COI ah ouais
10 (0.7)
11 CLI eu#: :h
img #img.2
12 (1.0)#(0.7)
img #img.3
IMG 1
IMG 1
IMG 2
IMG 2
IMG 3
IMG 3
14 COI [non] j’ crois pas\
img #img.4 #img.5 #img.6
IMG 5
IMG 5
IMG 6
IMG 6
16 (1.4)
17 COI elle les veut bien- (0.2) bien claires hein\ blondes blondes
18 blondes\ elle les veut pas jaunes\
19 (0.4)
20 APP ((s’éloigne #et acquiesce à travers un hochement de tête))
img #img.7
21 (0.2)
22 COI ça fait que vingt minutes hein\
23 (0.5)
24 COI mais elles sont blanches/
25 (0.5)
26 APP ben# celles d’en-dessus elles sont quand même claires# ouais\
img #img.8 #img.9
27 COI <ah>((en fronçant les sourcils))
28 (0.6)
29 COI [bon: mais-]
30 APP [bon ça ] fait quoi euh (0.2) les trois premières [rangées\]
31 COI [ouai:s\ ]
32 (0.5)
33 COI non laisse dix minutes encore\ c’est mieux\
IMG 7
IMG 7
IMG 8
IMG 8
IMG 9
IMG 9
Exemple 1
22Dans cet extrait, APP fait son entrée dès la ligne 1 (img. 1) mais il s’écoule plusieurs tours de parole avant que COI ne s’oriente vers elle et ne l’autorise à parler. Sa présence, à la longue, devrait pourtant fonctionner comme une sommation (sur les embodied summons, cf. Merritt 1976 ; Mortensen & Hazel 2014 ; Richardson & Stokoe 2014). Dans cette attente, APP est néanmoins active [5]. Elle monitore les actions de CLI et de COI, tout en assistant à la discussion en cours à la recherche d’un moment pertinent pour une prise de parole, qui se produit àla ligne 13. Cette prise de tour intervient après une potentielle complétion de liste dans le discours de CLI, qui énumère les différentes boissons choisies par ses étudiants selon des formats syntaxiques à deux composants (Lerner 1991) : « l’une, elle veut X ; l’autre Y » (cf. l. 01 et l. 08). Pourtant, CLI projette de dire encore des choses après ces énumérations, en témoigne son hésitation de la ligne 11. Toutefois, l’image 2 montre qu’elle s’efforce d’enlever un cheveu collé sur ses lèvres à ce moment-là ; elle ne poursuit pas son tour. Une opportunité est donc créée par ce désengagement momentané de CLI. Un silence de 1,7 seconde s’installe (l. 12), pendant lequel COI tourne son regard vers APP (cf. img. 4vs img. 3), un regard que celle-ci comprend comme une sollicitation à introduire le motif de sa venue.
23À la ligne 13, APP initie son tour en appelant COI par son prénom et en mentionnant le nom d’une cliente (CLI2) tout en désignant un endroit dans le salon (img. 5) et en touchant ses cheveux (img. 6). À la seule évocation de ce nom, COI intervient en chevauchement en disant non j’crois pas\ (l. 14). Cela montre qu’il traite la contribution d’APP comme une question, alors même que celle-ci est incomplète. La réponse anticipée de COI rend même caduque sa formulation entière puisqu’il a déjà compris la raison de la venue d’APP [6](cf. les ressources multimodales mobilisées par APP à travers img. 5 et img. 6). Ainsi, il apparaît que COI garde un œil sur l’intégralité des séances des clientes, même s’il délègue momentanément certaines tâches aux apprentis.
24La réaction d’APP en 15 montre qu’elle n’avait pas anticipé cette réponse : non/ (l. 15). Aux lignes 17-18, COI fait part d’informations sur les préférences et goûts capillaires de CLI2, motivant ainsi sa réponse de la ligne 14. Nous comprenons qu’une décoloration trop faible va juste « jaunir » le cheveu (l. 18), alors que CLI2 souhaite des mèches bien claires (l. 17). COI insiste ici sur les caractéristiques du cheveu « telles qu’elles sont accessibles à la vue », selon des nuanciers en usage dans le métier qui vont de jaune à blond (i.e. clair ou bien clair) – blanc étant le stade ultime (cf. Filliettaz & Saint-Georges [de] 2006 ainsi que Goodwin 1997 sur la sensibilisation des novices aux propriétés visuelles et tactiles de la matière qu’ils travaillent). APP s’éloigne après les explications de COI aux lignes 17-18 (img. 7) et manifeste ainsi avoir reçu l’information qu’elle était venue chercher. Alors qu’APP est sur le départ,COI formule une contribution dont le contenu est présenté comme quelque chose qu’APP aurait dû savoir : ça fait que vingt minutes hein\(l. 22). APP intervient visiblement trop tôt.
25À la ligne 24, COI interroge APP sur le résultat : mais elles sont blanches/ (l. 24). La réponse d’APP est sur plusieurs plans mitigée : elle évoque des mèches claires (l. 26) vs blanches (l. 24) ; son ouais (l. 26) est moins affirmatif qu’un « oui » ; enfin, la décoloration est aboutie uniquement pour les mèches d’en-dessus (l. 26) [7]. APP accomplit encore d’autres choses à travers sa réponse : non seulement elle maintient la pertinence de sa venue, mais elle démontre aussi à COI qu’elle a préalablement diagnostiqué le cheveu et qu’elle est capable de se prononcer sur son apparence actuelle.
26Les informations livrées par APP sont accueillies comme une réponse à laquelle COI ne s’attendait pas, comme le traduisent son change-of-state token (ah, l. 27) (une ressource qui témoigne chez un locuteur d’un changement de l’état de son savoir selon Heritage 1984) mais aussi son froncement de sourcils (img. 9). Dans le tour suivant (l. 30), APP met elle-même en doute la fin du processus de décoloration en circonscrivant à nouveau la zone qui semble prête : seulement les trois premières rangées\ (l. 30). À la ligne 33, COI préconise de prolonger le temps de pose de dix minutes à travers une explication : c’est mieux\ (l. 33). Le caractère très général de cette justification prend les allures d’une vérité qui ne se discute pas ou qui va de soi. COI semble s’appuyer ici sur « un savoir incorporé, fondé sur des expériences antérieures » (Filliettaz & Saint-Georges [de] 2006 : 135). Il est d’ailleurs intéressant que COI ne fasse pas le diagnostic lui-même, i.e. n’examine pas le cheveu de CLI2. Il se base sur ce qu’en rapporte APP. Mais peut-être son expertise se manifeste-t-elle également ainsi : dans la capacité d’affirmer que vingt minutes de décoloration ne sont pas suffisantes pour cette cliente, pour ce cheveu, avec ce produit sans même avoir lui-même accès au processus. COI se fie certainement aussi à la connaissance personnelle qu’il a de CLI2 et de la manière dont ses cheveux réagissent sur la base de précédentes visites.
27En résumé, on note une asymétrie entre COI et APP dans leur maîtrise des couleurs, qui est à la fois temporelle (l. 22), visuelle/matérielle (l. 17-18, l. 24 et l. 26), mais aussi fondée sur l’expérience (l. 33) et sur un certain respect des désirs de la clientèle (l. 17-18 ; cf. aussi ex. 2 et ex. 3). Cet extrait nous paraît particulièrement pertinent pour illustrer la façon dont COI s’y prend pour rappeler et transmettre ces savoirs à APP. Il l’invite à des verbalisations et à des interprétations sur la procédure en cours d’accomplissement. Cette « réflexivité » permet de rendre visible « ces tâtonnements, ces rectifications et ces retours » sur la manière de faire (Filliettaz & Saint-Georges [de] 2006 : 135) qui sont nécessaires dans les processus d’apprentissage, tout comme ils sont cruciaux pour la réalisation d’une décoloration même, pour laquelle on procède par petites touches dans une évaluation constante des étapes intermédiaires pour arriver au bon résultat.
4. 2. Une expertise en voie de stabilisation
28Dans l’extrait 2, COI s’oriente assez vite vers APP pour lui donner la parole. En revanche, CLI reste engagée dans la conversation, ce qui maintient APP en attente. Dès la ligne 18, un second apprenti (APP2) entre en scène proposant son aide à APP. Quand APP peut enfin demander l’autorisation de rincer les cheveux de CLI2, COI réagit par la négative. Néanmoins, APP démontre ici qu’il a plus d’expérience qu’APP dans l’extrait 1. Non seulement COI traite ses contributions avec plus de légitimité, mais APP revendique aussi un avis personnel sur la prolongation de la procédure (cf. l. 35).
29Au moment où commence l’extrait, COI explique à CLI qu’il a eu l’occasion de former des jeunes qui avaient fait de longues études (des très bons éléments, l. 1-2), alors que cette voie ne mène généralement pas à un apprentissage de coiffure :
Exemple 2
01 COI j’ai eu des bon:s eu:h des très bons #eu:h (0.9) très bons
img #img.2
02 éléments hein/
03 (0.3)
04 APP #.h excu[sez ]-moi riccardo [(p)-]
05 COI [ouais/]
06 CLI [moi ] j’aurais tellement aimé
img #img.3
07 faire quelque chose dans la mode/ et j’aimais beaucoup coudre 08 aussi\
IMG 2
IMG 2
IMG 3
IMG 3
10 APP .h[:- ]
11 CLI [mai:s] pff (1.0) vous savez j’ sais pas comment- (0.5) quand
12 on est fille [un]ique [comme] ça: euh (0.7) eu:h [mes] parents&
13 APP [.h] [.h ]
14 COI [mhm ]
15 CLI &avaient tous les deux fait des études/=
16 COI =fait des études/
17 (0.5)
18 CLI quand j’avai:s #(euh)
img #img.5
19 COI [ mhm: : ]
20 APP [((s’adressant à APP2)) °c’est pour les] mèches\°
21 COI =oui damien/
22 (0.6)
23 APP j’ peux rincer #eu: :h [xxx ]
24 COI [non:] j’ crois pas\ c’est comment
img #img.6
25 dessus/
26 APP ben c’es:t=
27 COI =ils sont comment derrière/
28 (1.0)
29 COI ils sont bons/
30 APP ils sont clairs\
31 COI deux trois étages/
32 (0.4)
33 APP mai:s pas plus (en tout cas) (c’est) bien:
34 COI mais on peut laisser encore\
35 APP j’ pense qu’il faut (quand même)\
36 (0.9)
37 COI ouais ouais on laisse encore un quart d’heure\ (0.2) p’tites
38 dix minutes quart d’heure\
39 (0.3)
40 APP d’accord\
IMG 4
IMG 4
IMG 5
IMG 5
IMG 6
IMG 6
Exemple 2
30Il s’écoule ici peu de temps entre l’arrivée d’APP et le moment où COI s’adresse à lui, d’abord à travers l’établissement d’un regard réciproque, puis à travers un ouais (l. 05), qui arrivera en chevauchement avec APP (l. 04). Ce dernier présente son intervention comme dérangeante,comme l’indique l’excuse qui accompagne sa prise de parole (l. 04). Il suspend ensuite son tour devant la poursuite de l’activité de bavardage par CLI (l. 06). APP n’apparaît pas dans le champ de vision de CLI, qui ne s’oriente pas vers ce qui est en train de se passer (et ne l’entend peut-être pas, à cause du sèche-cheveux). Elle continue donc de parler. Ceci démontre que la coopération de CLI est cruciale pour une réorganisation du cadre de participation.
31Entre les lignes 06 et 18, COI maintient son engagement dans la conversation avec CLI à travers des continuateurs (l. 09, l. 14 et l. 19), tout en établissant épisodiquement des contacts visuels avec APP (img. 4) que celui-ci interprète comme des hétérosélections, comme le montrent ses prises de souffle successives (l. 10 et l. 13). Cela dit, CLI est toujours engagée dans la discussion.
32L’attente d’APP commence à être visible pour les autres collaborateurs du salon. Un second apprenti ralentit lorsqu’il passe près d’APP, et se tourne vers lui (img. 5) dans ce qui ressemble à une proposition d’assistance. APP formule à voix basse à APP2 la raison de sa présence (°c’est pour les mèches\°) mais il ne le traite pas comme quelqu’un qui pourrait l’aider.
33À la ligne 21, COI s’adresse cette fois à APP à travers son prénom et le sollicite sur la raison de sa venue (img. 6). Il ne s’interrompt pas dans son activité professionnelle ; en revanche, il doit cesser son engagement dans la conversation avec CLI. Avant même la fin de son tour, COI comprend que la demande d’APP (l. 23) concerne une autorisation de rincer les cheveux de CLI2. Avec la même formulation que dans l’extrait 1, il intervient en chevauchement par la négative (non je crois pas\, l. 24) mais enchaîne par une question, ce qui montre qu’il est moins certain de sa réponse que dans l’extrait 1. Il invite APP à verbaliser l’apparence du cheveu de CLI2, à la fois dessus (l. 25) et derrière (l. 27), ce qui confirme que les deux zones doivent être prises en considération avant un éventuel rinçage. APP livre des informations visuelles à travers l’adjectif clairs (l. 30), qui laisse entendre que le cheveu a atteint un stade suffisant de décoloration. Comme pour les autres extraits, cette tentative de diagnostic par APP est destinée à aider COI à poser un verdict. À la ligne 34, une instruction temporelle est verbalisée par COI sous la forme d’une décision commune (cf. le pronom on) : on peut laisser encore\. Il s’agit à nouveau d’une règle générale qui ne paraît pas orientée vers le cas précis mais qui renvoie à une situation récurrente (cf. ex. 1). De plus,encore ne constitue pas une indication temporelle précise. Autrement dit, COI ne spécifie pas de limite, ni de fin. D’ailleurs, APP s’aligne sur cetteinstruction (l. 35) mais ne quitte pas COI. C’est uniquement quand une indication temporelle plus précise est donnée (l. 37) qu’APP accuse réception (l. 40) et s’en va, même si un quart d’heure (l. 37) est rebasculé dans l’approximation avec p’tites dix minutes quart d’heure\ (l. 37-38).
34Cet extrait a de nouveau montré comment une question polaire de type « je peux rincer ? » de la part d’APP reçoit d’abord de COI une réponse négative, qui est ensuite élaborée à travers un ajustement constant des participants et de leur compréhension de la situation. COI demande à APP des informations sur le résultat du cheveu, lui attribuant un rôle actif dans la décision de prolonger la procédure. APP doit donc être en mesure de catégoriser les couleurs et leurs nuances intermédiaires. Malgré le diagnostic d’APP, il demeure chez COI une part d’intuition et d’évaluation plus subjective quant à la prise de décision (l. 33 ; cf. aussi ex. 1).
4. 3. Une expertise affirmée
35Dans le dernier extrait, COI, qui a une fille d’une vingtaine d’années, parle de son gendre. Ce dernier vient d’offrir à sa fille un sac de la marque Longchamp. COI ironise sur ce choix, en disant que cette marque est très classique, correspondant au style d’une vieille dame (l. 13) et non à celui d’une jeune femme. Plutôt que de suspendre la discussion, APP y prend part (l. 16, mise en gras), avant de rapporter qu’elle a prolongé la procédure de décoloration de CLI2. Sa venue intervient à la fin de cette prolongation. Contrairement aux extraits précédents, COI donne ici l’autorisation de rincer :
Exemple 3
img #img.1
02 (0.6)
03 CLI parce qu’i’ [fait quo- i’ fait quoilui/ ]
04 COI [j’ crois i’ (la) préfère la voir] #euh très
img #img.2
05 classique\ .h: (.) (m-) il est employé d’ commerce aussi\
06 (0.3)
07 CLI ah ouais\
08 (0.9)
09 CLI il veut la voir quoi/ très classique/
10 (0.4)
11 COI .h: (.) moi j’ pen:se oui pa’ce que lui il est très classique
12 alors (.) c’est pour ça qu’il a acheté du longchamp\
13 COI .h (.) (le) longchamp t’ achètes ça pour une vieille dame\
14 (0.3)#
img #img.3
IMG 2
IMG 2
IMG 3
IMG 3
16 APP [ ça vieillit ] plus/
17 COI m: ben ouais c’est un peu: ‘fin c’est pas grave\ mais c’est tè-
18 tè- (.) très clacla\ oui/
19 APP y a juste les mèches qui ont sonn#é\
img #img.4
20 COI oui/
21 APP (pis) j’ai rajouté dix/
22 (0.4)
23 APP pis [elles sont] bien: : claires\
24 COI [ oui ]
25 (0.6)
26 COI ouais ouais parce qu’elle les veut pas blanches\ [partout/]
27 APP [non non ]
28 mais-
29 (0.8)
30 APP m- par[tout oui\ ]
31 COI [elles sont] partout claires/ alors vous pouvez [rincer\]
32 APP [ouais ]
33 (0.3)
34 APP partout- j’ai- en fait j’ai r’gardé #la dernière mè[che ] que&
35 COI [ou:ais]
img #img.5
36 APP &vous avez faite\
37 (0.4)
38 APP pis elle est bien claire\
39 COI ouais
40 (1.4)
41 COI tsk alors c’est bon\ vous rincez\
IMG 4
IMG 4
IMG 5
IMG 5
Exemple 3
36La venue d’APP implique à nouveau tout un travail spatial et interactionnel (img. 1 et img. 2). APP attend ensuite d’être adressée (img. 3). Mais contrairement à ce que nous avons pu observer dans les extraitsprécédents, APP – qui assiste à la discussion entre COI et CLI – contribue ici au développement du topic en cours : ça vieillit plus/ (l. 16). Ce faisant elle devient une interlocutrice à part entière, ce qui représente une manière habile de s’insérer dans le cadre de participation. Cette ressource lui permet aussi d’écourter son temps d’attente et d’orienter plus rapidement l’attention de COI envers elle, et indirectement, celle de CLI puisque l’accès à la parole pour APP dépend également de la disposition de CLI à suspendre l’interaction avec COI pour le laisser assister ses apprentis (cf. ex. 1 et ex. 2).
37En 17, COI s’aligne sur la contribution d’APP (m : ben ouais) avant de la sélectionner comme prochaine locutrice avec une intonation montante interrogative (oui/, l. 17) sans établir de regard réciproque (img. 4). APP verbalise la raison de sa présence en minimisant son intrusion :y a juste les mèches qui ont sonné\ (l. 19). COI produit un continuateur dans le tour suivant (l. 20), incitant APP à poursuivre. En 21, APP explique qu’elle a rajouté dix minutes au processus de décoloration, puis elle indique le résultat : elles sont bien : : claires\ (l. 23). À la ligne 26, COI prévient APP d’un résultat que CLI2 ne souhaite pas obtenir, et dont nous comprenons (grâce aux extraits précédents) qu’il constitue le stade après « clair », soit le stade ultime. APP dément ce résultat en 27, en même temps que COI s’assure que le processus est achevé pour toutes les mèches : partout/ (l. 26). APP confirme dans le tour suivant (l. 30).
38En rapportant ainsi la procédure qu’elle a suivie et en ratifiant les demandes de confirmation de COI, APP lui attribue l’autorité d’inférer ce qu’il faut faire. Ceci projette de la part de COI une autorisation ou non de rincer les produits décolorants. Ce feu vert est donné à la ligne 31 à travers le verbe modal « pouvoir » : vous pouvez rincer/ (l. 31). Si on considère la totalité du tour, on constate que COI énonce une construction hypothétique implicite : « si elles [les mèches] sont partout claires, alors vous pouvez rincer ». APP explique que les conditions sont remplies, en apportant encore d’autres éléments sur sa démarche et sur le résultat (l. 34, 36 et 38). Elle semble ainsi traiter comme insuffisante l’instruction de COI, à moins qu’on y voie à nouveau la manifestation d’une certaine forme d’expertise ; APP explique en effet avoir contrôlé la dernière mèche travaillée par COI (elle touche le haut de sa tête, img. 5) indiquant ainsi que sa vérification a concerné une mèche du dessus, conformément à la procédure habituelle. Cette fois, COI verbalise l’instruction de manière plus directive qu’en 31, sans le verbe modal :vous rincez\ (l. 41).
39Dans cet extrait, APP semble plus experte que les apprentis précédents, à la fois dans la façon de s’imposer auprès de COI et de CLI, mais aussi dans l’initiative qu’elle a prise de prolonger la procédure de décoloration. Elle semble donc maîtriser la marche à suivre de cet acte professionnel. Sa venue auprès de COI ressemble à une simple formalité plus qu’à une demande d’aide à proprement parler.
5. Conclusion
40Cette étude a permis de montrer comment des apprentis entrent en interaction avec leur maître d’apprentissage sur le lieu de travail et comment ce dernier leur transmet son expertise concernant des tâches en cours d’accomplissement, alors qu’il est lui-même engagé dans une activité qui lui est propre.
41Une des tâches pour lesquelles les apprentis ne sont pas toujours autonomes touche aux couleurs, aux produits chimiques et au temps de pose qu’ils nécessitent. Ces actes professionnels sont moins facilement maîtrisables qu’une coupe ou qu’un brushing (Benelli, Rosende & Messant-Laurent 2008 : 5) : « même si professionnel/le et client/e s’accordent sur le travail à effectuer, le “bon” résultat n’est jamais assuré : parce que le cheveu ne réagit pas comme prévu, parce que le prestataire et le destinataire ont une compréhension différente […] d’une couleur, etc. ». La recherche d’assistance des apprentis auprès du coiffeur sur ces points se comprend donc aisément. En posant la question au coiffeur sur le moment approprié de rincer, les apprentis lui attribuent la responsabilité finale du processus.
42De plus, les analyses ont montré que les moments pédagogiques sur le lieu de travail sont interruptifs ; ils menacent le bavardage, qui est une pratique nécessaire au bon fonctionnement de la relation de service (Horlacher 2017 ; De Stefani & Horlacher 2018). Néanmoins, les apprentis qui travaillent dans le salon sont tous sensibilisés à cette dimension essentielle du métier et déploient une série de ressources à travers lesquelles ils tentent de minimiser leur venue (attente, excuse, minimisateurs, intervention après des listes, à un moment où la cliente est désengagée, ou encore participation à la discussion en cours). Quant au coiffeur, il s’efforce lui aussi de rendre ces moments les moins intrusifs possibles (désengagement tardif de la conversation avec la cliente, hétérosélection de l’apprenti à un moment opportun, engagement continu dans la tâche). Ces observations nous semblent apporter un éclairage novateur sur la participation des apprentis dans les salons de coiffuretout comme sur le travail des formateurs, grâce à la prise en compte des conduites multimodales des participants.
43En outre, à travers ces moments pédagogiques, le coiffeur ne fait pas que rejeter ou accepter une autorisation de rincer ; en questionnant les apprentis sur la qualité du cheveu et les résultats intermédiaires, il fait émerger des réflexions sur la procédure. Plus que l’aspect technique d’une décoloration, les extraits ont montré que c’est la dimension temporelle de cet acte professionnel qui est délicate à acquérir ; elle se caractérise en effet par des durées variables, ce qui explique parfois la réticence du coiffeur à donner des temporalités précises (cf. Filliettaz & Saint-Georges [de] 2006). Dans ces circonstances, l’approximation est de mise : « Such [approximate] terms are not weak, nor distorted versions of “scientific” measurements since they serve adequately in circumstances where precise numbers and measures would be strange [or] incorrect » (Lynch 1991 : 97 ; cf. aussi Sacks 1988). Mais si chaque cliente requiert un timing adapté, les analyses ont mis en évidence certaines étapes récurrentes vers lesquelles les apprentis s’orientent afin de réaliser au mieux la procédure : a) fixer un temps de pose de vingt minutes ; b) évaluer l’aspect du cheveu selon certains gradients de couleurs ; c) inspecter les mèches de dessus ; d) inspecter les mèches de dessous/derrière ; e) prolonger le temps de pose de dix ou quinze minutes. Ce dernier point semble relever d’une compétence professionnelle stabilisée (cf. ex. 3). Or, c’est précisément cela qui est le plus difficile à acquérir dans le métier et que le coiffeur s’efforce d’enseigner à ses apprentis pour qu’ils deviennent autonomes : la capacité de se détacher d’un rapport trop procédural aux pratiques, pour développer un rapport plus approximatif et instinctif, basé sur l’expérience.
Bibliographie
Références
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Notes
-
[1]
Nous remercions ici Elwys De Stefani, Laurent Filliettaz, Luca Greco et Vanessa Lambert, ainsi que deux relecteurs anonymes pour leurs commentaires généreux sur une version antérieure de ce texte.
-
[2]
L’usage constant du féminin pour « clientes » n’occulte pas le fait qu’il existe également des clients – le salon étant mixte – mais dans les extraits convoqués, nous n’aurons affaire qu’à des femmes. Au niveau des apprentis, on observe une certaine parité. Néanmoins, dans sa forme au pluriel ou au singulier, nous adoptons le masculin par souci de simplification grammaticale quand nos raisonnements ont une portée générale. La même remarque prévaut pour « coiffeurs » et « coiffeur » dans leur acception générique.
-
[3]
Identifier les locuteurs à travers leur statut de coiffeur, d’apprenti et de cliente est discutable (cf. les abréviations du schéma, et plus loin, celles des transcriptions). En effet, les identités des participants sont construites dans l’interaction et non à priori. Par souci de généralisation, nous avons néanmoins préféré ces abréviations aux prénoms des participants. Par ailleurs, dans cet article consacré à la formation, on pourrait se demander pourquoi le coiffeur n’est pas catégorisé partout de formateur (cf. le titre) ou d’instructeur (INS). La raison en est que dans l’interaction « COI-CLI1 », ce n’est pas un rapport de type instructeur-cliente qui est instauré. Le coiffeur devient instructeur seulement au moment où il interagit avec l’apprenti. Autrement dit, sa catégorisation est sensible à l’interlocuteur à qui il s’adresse. Nous avons donc opté pour l’identité de coiffeur (COI), qui est valable dans les deux cas de figure. Pour les clientes, COI est effectivement un professionnel de la coiffure. Pour les apprentis, COI est aussi un coiffeur auprès de qui il se forme.
-
[4]
Sur la notion d’instruction, voir Mondada (2014).
-
[5]
Sur les notions d’active waiting ou de hovering, voir Svinhufvud (2018) et Richardson (2014).
-
[6]
Sur la reconnaissabilité d’une action à travers un tour jusque-là inachevé, voir Chevalier (2008).
-
[7]
L’extrait 3 révélera pourtant que ce sont précisément ces mèches-là qui sont importantes à inspecter lors du processus car elles sont les dernières à recevoir du produit décolorant et donc, potentiellement, les dernières à être « prêtes ». Ici, il n’est donc pas évident de comprendre si APP atténue son propos en circonscrivant cette zone. D’ailleurs, l’extrait 2 montrera que l’inspection de la zone du dessus seule n’est pas suffisante.