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Article de revue

À propos d’Harvey Sacks : la sociologie et l’analyse de la conversation

Commentaires sur Langage, activités et ordre social. Faire de la sociologie avec Harvey Sacks, A. Bovet, E.Gonzalez-Martinez & F. Malbois (dirs), Bern, Peter Lang, 2014

Pages 123 à 129

Notes

  • [1]
    Sormani & Rossé soulignent que la description ne préoccupera plus Sacks lorsqu’il étudiera les structures séquentielles des conversations.
  • [2]
    Ces termes et catégories que Sacks commente dans différents articles relèvent tous de la compréhension commune du social.
English version

1 Sacks est une figure originale en sociologie, un auteur dont il est particulièrement difficile de saisir le projet. Un travail d’éclaircissement d’une œuvre aussi créative est donc nécessaire, d’autant qu’il existe peu de présentation critique sur l’apport conceptuel de son œuvre, en dehors du livre de Silverman (1998). Le livre coordonné par Bovet, Gonzalez et Malbois est donc une heureuse initiative, qui vient combler un manque dans le champ francophone. Des textes importants, comme “Hotrodders as a revolutionary category” ou “On the analysability of stories by children” y sont traduits et présentés. Si les auteurs offrent différentes lectures, tous nous facilitent l’accès à un débat ouvert depuis la publication en 1992 des Lectures On Conversation de Sacks, sur la contribution de cet ouvrage à la sociologie.

2 La plupart des auteurs réaffirment que les écrits de Sacks ne sauraient être réduits à l’invention de l’analyse de conversation : le rapport avec le raisonnement sociologique resterait fondamental pour comprendre son projet. Cet ouvrage exprimerait donc bien l’intention de « […] redonner à voir la dimension proprement sociologique de la démarche que Sacks a développée en s’intéressant à la conversation et […] réclamer son héritage pour notre propre discipline » (p. 3).

Sacks dans la sociologie

3 Les auteurs de Langage, activités et ordre social s’adressent donc d’abord aux sociologues. Ils montrent que les écrits de Sacks, malgré une manifeste hétérodoxie, s’inscrivent bien dans un projet de sociologie, qui passe par une refonte des bases de la discipline. Selon eux, Sacks a inventé une façon nouvelle de faire de la sociologie, où les phénomènes sociaux sont décrits et construits autrement. Un programme minimaliste est esquissé pour la sociologie, où la reproduction des processus d’interaction sociale occupe une place centrale, permettant des réductions qui rendent les choses sociales descriptibles au niveau empirique.

4 Mais pour inscrire Sacks dans la sociologie, déjà faut-il clarifier la place que la conversation occupe dans la description des objets sociaux. Tous les auteurs tournent autour de cette question, de différentes façons. Fabienne Malbois cherche « la société dans la conversation », en montrant comment « l’analyse des échanges langagiers » peut fonder une sociologie, et affirme le langage comme lieu du social. Dans la même intention, Esther Gonzalez souligne que l’objet d’étude de Sacks est « l’organisation de la parole en interaction », les tours de parole coordonnant les locuteurs. Sara Keel présente, sur la base d’une étude des interactions entre adultes et enfants, la contribution de Sacks à une analyse alternative de la socialisation. Alain Bovet montre que l’analyse des pronoms, des proverbes et des paradoxes comme phénomènes traités comme « inintéressants » en sciences sociales s’inscrit dans une sociologie de l’ordinaire. Enfin, Philippe Sormani & Davis Rossé présentent l’interrelation entre le dire et le faire comme « le thème transversal » de toute l’œuvre de Sacks.

5 L’œuvre de Sacks s’avère difficilement classable, se distinguant autant de la sociologie standard que de l’ethnométhodologie garfinkelienne à laquelle elle est souvent associée. Sormani & Rossé voient cet éloignement de façon négative, lié aux premiers écrits de Sacks. Or Sacks se singularise bien par deux traits qui le classent à la limite des sciences sociales. D’abord, sa sociologie repose sur une micro-analyse descriptive des interactions, qui récuse toute sociologie consacrée à l’étude des faits sociaux au niveau global. De plus, sa perspective strictement descriptive se combine avec un naturalisme méthodologique dans le rapport aux données : Sacks appuie ses observations sur une analyse formelle refusant d’accorder un statut de données à la plupart des observations de sociologues. Cela le conduit implicitement à un nettoyage ontologique, assez radical.

6 La description naturaliste le met à part des traditions du raisonnement sociologique standard, car l’insistance sur la méthode descriptive s’appuie sur le découpage des processus d’interaction en séquences d’action. Dans “Note on Methodology” (1984), Sacks associe la description d’une action à celle d’une phrase, en prenant la description grammaticale comme modèle. L’énoncé prononcé est assimilé à une action actualisée. Dans un texte de 1973 écrit avec Schegloff, il rappelle le caractère scientifique, naturaliste et formaliste de son projet : “This project is a part of a program of work to explore the possibility of achieving a naturalistic observational discipline that could deal with the detail of social action(s) rigourously, empirically, and formally” (p. 291).

7 Les auteurs de l’ouvrage dirigé par Bovet et alii. proposent deux façons de clarifier le rapport de Sacks à la sociologie, entre lesquelles ils oscillent, souvent dans un même article, associant les deux conceptions, comme équivalentes ou comme complémentaires. Il est cependant juste de préciser que l’oscillation est inscrite dans l’œuvre même de Sacks :

8

  1. une conception « conversationaliste », soutenant que la place centrale de la conversation parmi les activités sociales tient à son rôle de matrice de la sociality. Ce point de vue justifie l’intérêt de l’étude de la conversation par un argument sociologique : l’analyse de conversation est une sociologie, compte tenu de sa place comme phénomène social. Le rôle de la sociologie est éclairci par l’étude des mécanismes conversationnels, du fait que ceux-ci sont le socle de la socialité.
  2. une conception de « sociologie minimaliste », où les processus d’interaction sociale s’actualisent dans la conversation enregistrée de manière singulière, qui les rend manifestes et observables de manière formelle, rigoureuse, détaillée. La conversation, en ce cas, n’occupe pas une place spécialement privilégiée. Schegloff & Sacks (1972 : 69) considéraient que ni le langage ni la conversation ne doivent faire l’objet d’une attention particulière.

9 Mais si la conversation n’est pas un objet particulier d’attention, pourquoi lui consacrer tant d’études ? Les deux justifications possibles épousent ces deux conceptions. Soit la conversation est objet d’études parce que son enregistrement, en permettant sa reproduction, conduit à développer une méthode descriptive naturaliste. Soit au contraire, ce sont les processus d’interaction sociale qui sont l’objet des études de la conversation, et non la conversation elle-même. Ce serait alors pour des raisons épistémologiques, puis méthodologiques liées à la nature des données conversationnelles, que la conversation enregistrée occuperait cette place privilégiée, et non en tant que phénomène social sui generis. Entre ces deux interprétations, les auteurs de l’ouvrage penchent pour la première.

10 Pour la seconde, par contre, Sacks défendrait un projet de sociologie minimaliste où les questions de méthode et d’épistémologie sont au cœur du projet. Dans ce cadre, la conversation n’est plus au centre de ce programme.

11 En effet, étudier les processus d’interaction de façon naturaliste comme des occurrences actualisées n’implique donc pas que la conversation soit l’unique accès aux processus d’interaction sociale, mais seulement que les processus d’interaction dans la conversation possèdent une visibilité qui découle de leur reproductibilité par l’enregistrement, audio ou vidéo et qui permet une restitution de l’ordre temporel des interactions sociales.

Les faits sociaux sont des processus temporels qui ne peuvent être décrits comme des objets

12 Les auteurs de Langage, activités et ordre social esquivent la question du projet de refonte minimaliste, pourtant bien présent chez Sacks. De tels objectifs ne disparaissent pas quand Sacks se penche sur l’étude de la conversation. Or, Sormani & Rossé, et d’une certaine façon Gonzalez, tendent à présenter les textes de Sacks sur la conversation sans vraiment relever leur engagement épistémologique. Quand ils mentionnent le rôle de la conversation, ils n’en tirent que peu de conséquences sur la refonte sociologique sacksienne, qui va bien au-delà de la conversation. Une sociologie minimaliste, en effet, est d’abord pour Sacks une sociologie donnant un rôle central à la description des processus d’interaction. Ce minimalisme sociologique remonte à un article de Sacks sur la description (1963), que Schegloff considère comme fondamental dans la genèse d’un minimalisme descriptiviste prenant pour modèle la description grammaticale. Pour Sormani & Rossé [1], cette exigence descriptive conduit à un état d’esprit déflationniste, aussi bien au niveau ontologique qu’épistémologique. En effet, le projet de renouvellement minimaliste de la sociologie de Sacks est étroitement associé à une méthode descriptive. C’est l’une de ses originalités que d’affirmer que la sociologie ne sait pas décrire les processus d’interaction. Comme l’a aussi montré Sperber (1983) pour l’anthropologie, ce que ces disciplines appellent décrire, c’est en fait interpréter. Or, une méthode descriptive est plus qu’une méthode, c’est une contribution à une microsociologie observationnelle.

13 L’obligation de décrire les choses sociales est prise très au sérieux par Sacks. Le problème qui le mobilise concerne la localisation de la description. Schutz considérait déjà que le monde social, à la différence du monde physique, est décrit dans la compréhension commune. La sociologie rencontre donc ses objets décrits à travers le témoignage des autres, ou au travers de conversations avec autrui. Mais la sociologie standard tient à distance ces descriptions de sens commun : elle opère une reconstruction sémantique en fixant les significations des termes en dehors de leur usage dans la compréhension commune. Sacks refuse cette reconstruction sémantique et cherche une autre façon de traiter les catégories de la compréhension commune, en s’intéressant aux descriptions profanes et à leur visée pratique. Une partie de la visée de ces descriptions est de reconnaître/caractériser les entités sociales à travers l’analyse des termes utilisés dans la compréhension commune : ‘baby’, ‘mommy’, ‘hotrodders’, ‘suicide’ [2]. C’est un point qui est très bien souligné par tous les auteurs de cet ouvrage.

14 Le recours à ces termes a pour Sacks une portée épistémique. L’étude des catégories de la compréhension commune du monde social (membership categorization) n’est pas dissociable de cette quête d’une adéquation descriptive qui manque à la sociologie. Pour obtenir une adéquation descriptive, les catégories ou les termes doivent être décrits avant d’être interprétés. La métaphore syntaxique de la séquentialité est importante pour comprendre cette intention de Sacks : de même que le placement des syntagmes nominaux dans une phrase doit être analysé, le placement d’un terme ou d’une action dans une séquence verbale doit être décrit. La description d’une interaction implique des considérations de placement, à la fois des termes et des actions. Or, ce projet de description des emplois des termes n’est pas lié à l’analyse de conversation, mais bien à un projet de microsociologie descriptive. La faiblesse de la sociologie provient donc de ce qu’elle ne parvient pas à décrire les données qu’elle manipule. L’autre conséquence est qu’il n’y a pas en sociologie adéquation entre des données qui portent des processus d’interaction et des commentaires descriptifs qui effacent toute référence à la temporalité.

15 Le caractère processuel des choses sociales n’est donc pas détachable du fait que les processus ne peuvent pas être décrits comme des objets que l’on perçoit. Ainsi, Gonzales insiste sur le fait que les interactions sont séquentiellement organisées. Or, cette caractéristique ne concerne pas uniquement la conversation, mais toute interaction. La recherche d’une description adéquate aux interactions conversationnelles comme données portant sur des processus (Livet & Nef 2009) constitue un point de départ pour une sociologie descriptive étendue.

16 Pour conclure sur Sacks et son rapport à la sociologie et à la conversation, il faut revenir sur ce qui le distingue de l’interactionnisme et de l’ethnométhodologie. Pour lui, l’affirmation du caractère processuel des faits sociaux ne conduit pas à délaisser un regard objectif sur les interactions sociales. Or, les auteurs de l’ouvrage insistent peu sur ce choix épistémologique. La reconnaissance du caractère processuel des interactions sociales est souvent associée en sciences sociales à un scepticisme quant au caractère scientifique de la sociologie ou à la possibilité d’obtenir des résultats significatifs. Or, Sacks se situe à l’opposé d’un scepticisme sur la science.

17 Le rôle accordé à la séquentialité – thématique que tous les auteurs lui donnent crédit d’avoir introduit dans le langage descriptif de la sociologie – est symptomatique. Quelle est en effet la valeur de cet apport ? Un phénomène propre à la conversation, ou à tout processus d’action conjointe ? Décrire une action conjointe et donc un processus d’interaction sociale, c’est décrire la séquence dans laquelle il s’inscrit avec les interdépendances sociales qui la rendent pertinente. La mise en correspondance d’une séquence d’énoncés et d’une séquence d’interactions sociales conduit Sacks à rechercher un modèle de sociologie scientifique où les actions conjointes sont rendues observables. Lorsque Sacks et Schegloff soulignent que les processus conversationnels sont séquentiellement enchaînés, ils rendent manifeste un ordre d’enchaînement qui est observable parce que restituable et reproductible. En constituant des collections de séquences apparentées, ce qui est montré n’est pas tant la conversation que la reproductibilité inhérente aux processus sociaux enregistrés. La séquentialité n’est pas propre à la conversation mais à toutes les actions conjointes. Poser une question ou saluer une personne, c’est dans les deux cas rendre virtuellement possible une actualisation future, une réponse comme réplique pertinente possible dans le premier cas, un retour de salutation dans le second. L’orientation vers ce qui suit n’est pas inhérente à la séquentialité conversationnelle, elle concerne aussi toute séquence d’interaction sociale lorsque deux actions doivent se coordonner.

18 Cet ouvrage présente le double mérite de donner accès à des textes importants, et d’interroger le type de sociologie rendu possible par ces travaux. Quant à l’interrogation sur le mode de sociologie que Sacks a voulu construire, il n’y a pas de réponse univoque, car son œuvre recèle deux conceptions, qui demeurent en tension.

Bibliographie

Éléments bibliographiques

  • Livet, P. & Nef, F. (2009), Les êtres sociaux, processus et virtualité, Paris, Hermann.
  • Sacks H. (1963), “On Sociological Description”, Berkeley Journal of Sociology, 8 ; 1-16.
  • — (1984), “Notes on methodology”, in J.M Atkinson & J. Heritage (eds), Structures of Social Action, Cambridge, C.U.P, 21-27.
  • — (1992), Lectures On Conversation, Oxford, Blackwell.
  • Schegloff E. & Sacks H. (1973), “Opening up Closings”, Semiotica VIII, 4, 289-327.
  • Schegloff E. (1987), “Analyzing Single Episodes of Interaction”, Social Psychology Quaterly, Special Issue on Langage and Interaction, vol. 50, n° 2, 101-114.
  • — (1989), “An Introduction/Memoir for Harvey Sacks – Lectures 1964- 1965”, Human Studies, vol 12, 3-4, 185-209.
  • Silverman, D. (1998), Harvey Sacks, Social Sciences and Conversation Analysis, Oxford, Oxford University Press.
  • Sperber, D. (1983), Le savoir des anthropologues, Paris, Hermann.

Mise en ligne 09/06/2015

https://doi.org/10.3917/ls.152.0123

Notes

  • [1]
    Sormani & Rossé soulignent que la description ne préoccupera plus Sacks lorsqu’il étudiera les structures séquentielles des conversations.
  • [2]
    Ces termes et catégories que Sacks commente dans différents articles relèvent tous de la compréhension commune du social.
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