Couverture de LS_149

Article de revue

De la culture écrite à l'illettrisme

Pages 105 à 125

Notes

  • [1]
    « L’absence ou l’insuffisance de sa maîtrise sont des causes dramatiques d’inadaptation et de marginalisation, auxquelles il est d’autant plus difficile de remédier que le sujet est plus âgé et marqué par tout un passé d’échec. Les travaux actuels autour de l’illettrisme témoignent bien de cette préoccupation et rappellent l’urgence d’une situation qui affecte une proportion d’environ 10 % de la population des jeunes Français (Bentolila 1996). Comment, dès lors, ne pas s’inquiéter face à une telle situation ? Ne pouvait-on l’éviter ? Comment en est-on arrivé là ? »(Gaté 2005 : 78)
  • [2]
    D’après l’enquête Pratiques culturelles des Français, www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr.

1 Les exigences sociales vis-à-vis du système scolaire n’ont cessé de se renforcer au cours des dernières décennies. Cette situation s’explique au regard du contexte socioéconomique actuel, marqué par la hausse du chômage, la massification de l’enseignement et à la nécessité de détenir des diplômes pour pouvoir accéder au marché du travail. Parmi les principales attentes formulées figure la maîtrise de l’écrit qui englobe la capacité de lire et écrire en français mais aussi plus largement la capacité de comprendre, donner un sens aux écrits. C’est dans ce contexte qu’à partir des années 1980, l’illettrisme devient une catégorie de l’action publique (Damon 2009) fortement liée à la notion d’exclusion sociale. La question du rapport à l’écrit de la population scolarisée en France est désormais politiquement investie : l’illettrisme n’est plus un simple phénomène social, c’est un « problème social ». En cela, les travaux sur l’illettrisme s’inscrivent souvent dans un cadre idéologique dans lequel on considère que le système scolaire est défectueux, que les niveaux des élèves baissent et que la situation était bien mieux par le passé (Bentolila 1996, Gaté 2005) [1]. On déplore également la dépendance de l’illettré, et l’on sous-entend que l’accès à la lecture et à l’écriture permet le discernement, la libre pensée ou encore l’autonomie intellectuelle. Ainsi, l’illettré est perçu comme étant exclu alors que le lettré est intégré. Cela signifie aussi communément que la compréhension du sens des mots écrits est une clé pour ensuite déchiffrer et appréhender la société dans laquelle les individus vivent.

2 Il revient au sociologue de dépassionner le débat en cherchant à comprendre la diversité des réalités sociales qu’englobe cette catégorie d’analyse (Lahire 1999). En effet, les études réalisées sur la question s’intéressent peu aux processus qui conduisent à se vivre en situation d’illettrisme et aux multiples façons de gérer cette situation sociale. Certes, les personnes évaluées en situation d’illettrisme cumulent des moments de handicap mais elles développent en parallèle des ressources pratiques ainsi que des « résistances »(Villechaise-Dupont et Zaffran 2001) face au sentiment d’indignité qu’elles subissent parfois.

3 Ainsi, comme cet article vise à le montrer, les situations d’illettrisme se perçoivent largement au travers des pratiques quotidiennes et des modes de vie des individus et de leur entourage. Pour ce faire, l’enquête Information et vie quotidienne a été exploitée dans l’objectif de brosser un portrait des personnes évaluées en situation d’illettrisme ; elle a été alliée à la passation d’entretiens biographiques (encadré 1) qui nous ont permis de comprendre plus finement le rapport à l’écrit de ces adultes. Seule cette double approche est à même de révéler, premièrement, que deux personnes évaluées en situation d’illettrisme ne le vivent souvent pas de la même façon selon leur environnement social ; et deuxièmement, qu’il arrive fréquemment que ces personnes ne se sentent pas en « difficulté ». Un tel point de vue conduit alors à adopter un regard critique vis-à-vis de la construction de cette catégorie illettrée (Lahire 1999).

Méthodologie quantitative et qualitative

Encadré 1
L’enquête Information et vie quotidienne IVQ sur laquelle s’appuie l’analyse quantitative s’est déroulée en France métropolitaine, en 2004. Le questionnaire a été passé auprès de 10000 adultes âgés de 18 à 65 ans. Cette enquête vise à mesurer les compétences en français à l’écrit des adultes. Cette mesure du rapport au français est justifiée dans cette enquête par la nécessité de comprendre si les personnes vivant en France ont un degré de maîtrise suffisant pour « être autonome[s] dans les situations simples de la vie courante »(ANLCI 2006).
À la fin du questionnaire, les répondants indiquaient s’ils acceptaient d’être recontactés pour un entretien. Ainsi, dans un second temps, afin de cibler des adultes susceptibles de rencontrer des difficultés à l’écrit en français, la population à enquêter a été choisie dans la base de données IVQ.
Cette phase d’investigation qualitative[2] a débuté en 2007 et avait pour objectif initial d’appréhender les trajectoires biographiques de personnes évaluées en difficulté dans leur rapport à l’écrit en français. Il importait pour cela de pouvoir reconstruire les principales étapes du parcours migratoire et scolaire de ces adultes ainsi que le contexte familial et linguistique au moment de l’apprentissage du françaiS[3]. Par ailleurs, il était décisif de retracer le quotidien de ces personnes en analysant par exemple les discours sur la scolarité de leurs enfants mais aussi leurs implications éventuelles. De même, nous avons cherché à saisir les pratiques de lecture et d’écriture de la vie quotidienne. Une vingtaine d’entretiens ont été réalisés en Île-de-France et dans le Nord. Ils ont eu lieu au domicile de ces personnes et ont duré en moyenne entre 1heure30 et 2 heures.

[2] France Guerin-Pace et moi-même sommes à l’initiative de cette recherche. La passation et la transcription des entretiens ont été financées par la DGLFLF. Ils ont été effectués par Olivia Lelong.
[3] Dans la grille d’entretien, une partie importante était consacrée aux discours des enquêtés sur leurs souvenirs en rapport avec l’école. Une autre thématique portait sur les langues parlées dans l’enfance. L’hypothèse était que la socialisation dans une autre langue que le français a pu faire l’objet d’une stigmatisation dans leur enfance et avoir eu des conséquences négatives dans les apprentissages scolaires. Des travaux en sociolinguistique ont en effet révélé que les enseignants anticipaient la réussite ou l’échec des élèves en fonction de la représentation qu’ils se font d’eux. Or, cette image des enfants est en partie véhiculée par leur façon de parler et peut ensuite avoir de réelles conséquences sur les pratiques enseignantes (Seligman, Tucker et Lambert 1972). Ainsi, comme l’écrit Labov : « les différences dialectales affectent la scolarité essentiellement parce qu’elles symbolisent un conflit social »(Labov 1993 : 42).

1. Culture écrite : une norme en évolution

1.1. La définition de l’illettrisme

4 La définition de l’illettrisme a progressivement évolué entre le XIXe et le XXe siècle parallèlement à la mise en place de l’instruction publique (Chartier 1993). La notion de « compréhension » a en particulier été introduite alors qu’auparavant il ne s’agissait que de savoir déchiffrer les mots. La distinction entre illettrisme et analphabétisme a donc été clairement posée.

5 Pour ce faire, il a fallu attendre la généralisation de l’alphabétisation de la population à la fin du XIXe siècle. En 1833, le ministre Guizot impose aux communes de plus de 500 habitants l’ouverture d’une école publique. S’ensuivent une hausse importante du nombre d’écoles et une plus large diffusion des manuels scolaires. En 1867, la loi Duruy institue l’école primaire gratuite pour les pauvres. En 1880, la deuxième étape du processus rend l’école laïque et gratuite pour tous. En 1890, 90 % de la population est considérée alphabétisée, avec toujours des écarts importants entre hommes et femmes, entre urbains et ruraux, et entre milieux sociaux favorisés et défavorisés. Cet accès à l’écrit ne passe pas nécessairement par la lecture de textes. Il s’agit pour beaucoup uniquement de lecture d’enseignes, d’affiches, de caricatures. Les livres ne constituent pas un bien facilement accessible, ils sont coûteux et reviennent à près d’un tiers de la paye mensuelle d’un ouvrier agricole (Corbin 1986).

6 Au XXe siècle, la scolarisation des nouvelles générations devient progressivement une norme mais l’école reste ségrégative puisqu’il existe deux parcours scolaires distincts : une filière empruntée par les enfants de milieux populaires qui mène au certificat d’études primaires et une autre filière réservée aux enfants des milieux les plus favorisés et conduisant au baccalauréat. Après la seconde guerre mondiale, l’accès au marché du travail ne passe pas prioritairement par la détention de diplômes. La situation se transforme à partir des années 1970 avec l’apparition du chômage de masse. Entre-temps, deux réformes importantes du système scolaire ont eu lieu : les réformes Berthoin de 1959 et Haby de 1975. Elles mettent un terme au clivage entre l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire et instituent l’école unique avec pour principes un enseignement obligatoire jusqu’à 16 ans et la suppression de l’examen d’entrée en sixième.

7 C’est dans ce même temps, à la fin des années 1970, que le terme d’illettrisme émerge par l’intermédiaire du mouvement ATD Quart Monde et devient rapidement un objet public. Il connaît en particulier au milieu des années 1980 de fortes retombées médiatiques consécutivement à la publication en 1984 du rapport Des illettrés en France qui conduit quelques mois plus tard à la création du Groupe permanent de lutte contre l’illettrisme (GPLI). Ce dernier est remplacé en 2000 par l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI), un groupement d’intérêt public (GIP) associant professionnels et pouvoirs publics. Ce changement fait suite à un rapport de Marie-Thérèse Geffroy (2002) qui dressait un bilan très négatif de l’organisme précédent, en particulier en termes d’action sociale.

8 Cette effervescence de l’action sociale proposée autour de la question de l’illettrisme rend compte de la mobilisation des pouvoirs publics et s’accompagne à chaque fois de nouvelles définitions liées également au contexte économique et social. En 2003, l’ANLCI donne la définition suivante :

9

L’illettrisme qualifie la situation de personnes de plus de 16 ans qui, bien qu’ayant été scolarisées, ne parviennent pas à lire et comprendre un texte portant sur des situations de leur vie quotidienne, et/ou ne parviennent pas à écrire pour transmettre des informations simples. […] Malgré ces déficits, les personnes en situation d’illettrisme ont acquis de l’expérience, une culture et un capital de compétences en ne s’appuyant pas ou peu sur la capacité à lire et à écrire. Certaines ont pu ainsi s’intégrer à la vie sociale et professionnelle, mais l’équilibre est fragile et le risque de marginalisation permanent.

10 Cette définition suppose que les personnes en situation d’illettrisme seraient distantes de tout rapport à l’écrit et que ce « déficit » engendrerait des difficultés quotidiennes dans différentes sphères de leur vie sociale. Malgré une apparente volonté de ne pas considérer uniquement ces personnes à partir de leur « handicap », elles restent présentées comme « fragiles ». C’est cette vision réductrice voire parfois misérabiliste du rapport à l’écrit qu’il convient de nuancer.

1.2. Une mesure de l’illettrisme est-elle possible ?

11 Les situations d’illettrisme, parce qu’elles s’identifient avant tout dans le rapport aux autres, ne peuvent être pleinement saisies d’un point de vue statistique. Toutefois, si l’intérêt de l’usage de la méthode quantitative ne réside pas ici dans la comptabilisation du nombre de personnes estimées illettrées, il s’avère utile de pouvoir définir des profils des personnes ainsi catégorisées.

12 L’enquête Information et vie quotidienne de 2004 a été passée en France métropolitaine auprès d’un large échantillon d’adultes (voir encadré méthodologique page suivante). Elle vise à mesurer objectivement les compétences en français à l’écrit des adultes. Auparavant, les difficultés éventuelles à l’écrit étaient abordées à partir de questions subjectives où il était demandé aux enquêtés s’ils estimaient rencontrer des difficultés pour effectuer certaines tâches comme lire le journal, rédiger une lettre, etc. À compétences équivalentes, ces personnes pouvaient donc ressentir, éprouver, évaluer différemment d’éventuelles difficultés selon notamment leur quotidien. La recherche d’un emploi ou des démarches administratives peuvent, par exemple, conduire les individus à vivre certaines difficultés tandis que d’autres ne se sont pas retrouvés dans une telle situation. Le questionnaire de 2004 visait donc à confronter une mesure « objective » du rapport à l’écrit à une évaluation plus subjective par les personnes enquêtées.

13 Pour ce faire, des tests d’évaluation ont été conçus par des équipes de chercheurs en psychologie (voir encadré 2 page suivante).

La mesure des compétences dans l’enquête IVQ – 2004

Encadré 2
Toute l’étendue du rapport à l’écrit ne peut être approchée mais ont été privilégiées les mesures des compétences en lecture et en calcul. Dans un premier temps, les adultes effectuent un exercice d’identification de mots puis de compréhension. Dans un second temps, en fonction de leurs résultats, ils sont orientés vers deux modules différents pour évaluer précisément leurs compétences en lecture. Quatre principaux types d’exercices sont alors effectués : la lecture de mots, compréhension d’un texte, production écrite et compréhension orale. Dans un troisième temps, ils sont orientés pour répondre au module sur la numératie. Et enfin, un dernier volet du questionnaire porte sur la trajectoire biographique de l’individu (trajectoire familiale, scolaire et professionnelle) avec notamment des questions subjectives sur le regard qu’ils portent sur certaines étapes de leur vie (ont-ils le sentiment d’avoir vécu une enfance heureuse ? Ont-ils l’impression d’avoir arrêté trop tôt leurs études, etc.) ou encore sur d’éventuelles difficultés rencontrées pour effectuer des tâches de la vie quotidienne.

14 En juin 2006, les premiers résultats de l’enquête IVQ révèlent que 9 % de la population âgée de 18 à 65 ans et ayant été scolarisée en France est estimée en situation d’illettrisme, ce qui représente plus de trois millions d’adultes. Alors quelles sont les principales caractéristiques des personnes catégorisées illettrées ? Si près d’un adulte sur dix est considéré en situation d’illettrisme, plusieurs profils émergent.

15 Toutefois, parce que l’illettrisme s’évalue avant tout « dans et par la rencontre »(Colin et Klinger 2004), les résultats quantitatifs sont présentés au prisme des discours recueillis, ce qui permet de donner un sens à certaines tendances et de les relativiser.

2. Des illettrés déficitaires ou dominés ?

2.1. L’héritage familial

16 Comme on pouvait s’y attendre, les personnes estimées en situation d’illettrisme ont grandi dans les milieux les plus populaires de la société française. 61 % d’entre eux ont un père qui exerçait comme ouvrier (contre 42 % pour les autres), et plus particulièrement comme ouvrier non qualifié dans le secteur industriel. Les personnes en difficulté à l’écrit sont également plus souvent originaires du milieu agricole puisque 17 % d’entre eux avaient un père agriculteur et 21 % une mère agricultrice contre 10 % pour le reste de la population. Enfin, 23 % des mères étaient employées comme personnel de services directs aux particuliers (contre 17 % en moyenne). C’est au regard de ces situations professionnelles que l’on comprend pourquoi plus d’un adulte sur dix en situation d’illettrisme déclare que sa famille ne s’en sortait pas financièrement (tableau 1), soit près de trois fois plus que les personnes jugées sans grandes difficultés. Les entretiens révèlent que la précarité familiale est parfois un motif décisif de l’arrêt précoce des études et ce même si les parents accordaient une place importante à celle-ci comme l’explique Maurice.

Tableau 1

L’enfance au regard des difficultés à l’écrit

Difficultés dans l’un des domaines fondamentaux de l’écrit (en %)
Enfance oui
N = 1164
non
N = 8044
Enfance heureuse 57 73
Longue période de chômage d’un parent * 6 8
Famille ne s’en sortait pas financièrement 11 4
Mauvaise entente entre les parent s* 19 22
Élevé à 5 ans par son père et sa mère 87 90
Plus de 5 frères et sœurs 27 10
Décès d’un frère ou d’une sœur 17 7
Alcoolisme dans le foyer 13 10
Violences conjugales 11 8
Grave problème de santé 14 9
figure im1

L’enfance au regard des difficultés à l’écrit

Champ : 9208 adultes arrivés en France avant 7 ans et qui ont été scolarisés.
Lecture : Parmi les adultes interrogés estimés en difficulté à l’écrit 57 % déclarent avoir eu une enfance heureuse contre 73 % des personnes évaluées sans difficulté.
* Il n’y a pas de différence significative dans les pourcentages entre les adultes évalués en situation d’illettrisme et les autres.
Enquête Information et vie quotidienne, Insee, 2004.

Une enfance difficile

Maurice, jeune retraité, a effectué toute sa scolarité en Guadeloupe. Il entre à l’école « normalement » à l’âge de 6 ans et dit avoir de bons souvenirs de cette période. Il a redoublé sa classe de CP et a ensuite poursuivi son cursus jusqu’à la fin de la sixième. Il se souvient d’un enseignant qui l’aidait régulièrement à faire ses devoirs. Il a ensuite dû stopper ses études pour subvenir aux besoins de sa famille. En effet, son père étant parti du domicile, seule sa mère pourvoyait aux besoins des six enfants. Or, elle n’avait pas d’emploi fixe et travaillait selon les mois dans les champs de canne à sucre, pour des particuliers ou restait de longues périodes sans emploi. Il estime avoir plusieurs fois manqué d’argent et vécu difficilement durant son enfance.
MAURICE : « je pouvais pas continuer l’école dans la mesure où j’avais des problèmes de famille. Mon père… J’avais pas de père, il nous avait abandonnés, puis… il fallait travailler… pour pouvoir manger… C’est ça. Et comme on était six, et j’étais presque le plus grand…
ENQUÊTRICE : Oui… Sinon, vous, vous auriez bien aimé continuer ?
Ah ben oui ! Ça c’est sûr !
ENQUÊTRICE : Vous aviez des difficultés à l’école ?
Des petites difficultés parfois, mais en général, ça se passait très bien. Oui, c’était peut-être un peu difficile en orthographe… Sans ça, rien de spécial. Dans les autres matières, ça se passait très bien.
ENQUÊTRICE : Ok, très bien. Et pour votre mère, c’était important, l’école ? Comment ça se passait ?
Ah ben oui… Fallait aller à l’école. On nous envoyait tous à l’école. Elle voulait suivre, mais… dans la mesure où elle parlait pas bien français, parce que ma mère, elle parlait que l’anglais. Oui, et puis… C’était pas une dame, si on veut, à cause de sa famille, elle a pas été à l’école. Elle a perdu sa mère jeune, puis elle a été élevée dans des fermes…

17 Les parents des adultes en situation d’illettrisme ont majoritairement peu fréquenté l’école. Environ six sur dix n’ont pas été scolarisés ou n’ont pas obtenu de diplôme contre moins d’un tiers dans l’ensemble. Aujourd’hui, à la suite de la massification de l’enseignement, les parents de tous milieux sociaux espèrent en grande majorité que leur enfant obtiendra le baccalauréat (Poullaouec 2004), mais un tel souhait ne faisait pas encore partie des projets de nombreux pères et mères il y a quelques décennies. C’est pourquoi, parmi les adultes interrogés, certains telle Jeanne se souviennent que l’école n’était pas un élément important de leur éducation.

18 De façon générale, les personnes estimées en situation d’illettrisme sont plus de quatre sur dix à déclarer ne pas avoir vécu une enfance heureuse (tableau 1). Outre les difficultés financières, ils ont également davantage été concernés par des décès dans la famille, des problèmes de santé ou encore des violences familiales qui ont pu mettre à mal leur scolarité. Mais inversement, les ruptures biographiques vécues, les traumatismes relatés relativisent les éventuelles difficultés en français (voir exemple de Jeanne ci-contre).

2.2. Un rapport à l’école ambigu

19 Dans ces contextes, l’école était parfois considérée comme une échappatoire et nombreux sont les adultes qui, comme Jeanne ou Maurice, ont un souvenir positif de leurs études. Même si les écarts avec le reste de la population sont significatifs, seule une minorité des répondants illettrés estiment que l’école ne leur a servi à rien (22 % contre 6 % dans l’ensemble). Un tiers pense que l’institution scolaire n’a pas représenté une chance dans leur vie alors qu’ils sont moitié moins pour le reste des répondants. Les difficultés scolaires ont parfois été précoces puisque environ une personne sur trois en situation d’illettrisme a déclaré éprouver des difficultés dès son entrée en CP. Mais là encore, les discours recueillis nous conduisent à nuancer une vision en termes d’« échec ». Malgré parfois plusieurs redoublements dès l’école primaire, rares sont les témoignages qui donnent une image négative du système scolaire. En cela, les propos de Sébastien font figure d’exception (voir exemple de Sébastien page suivante).

Jeanne, originaire du Nord, âgée d’une cinquantaine d’années, veuve depuis deux ans à la suite du suicide de son mari, est sans emploi. Mère de deux enfants, fille d’un père mineur et la sixième de dix-sept enfants, elle considère avoir un « beau » parcours scolaire et être la seule à avoir fait des études sans jamais redoubler :
« J’ai fait des études jusqu’au CAP. Un CAP de secrétariat. Et j’ai des très bons souvenirs de l’école. C’est après, avec le recul, qu’on se dit que c’était le bon temps. C’est ce qu’on est en train de dire à nos jeunes, mais ils peuvent pas comprendre. […] moi je sais que mes parents auraient préféré que je reste à la maison faire le nettoyage. C’était pas du tout… Mais mon père ne savait pas lire ni écrire. Donc les études… C’est pour ça que c’était pour eux… J’étais la seule à faire des études, à aller jusqu’au CAP. Les autres ils ont été à l’école et puis après ils sont partis travailler quand ils ont eu 16 ans. […] je me souviens quand j’étais à la maison, il y avait pas de possibilité de faire les devoirs. Il y avait toujours du bruit. Bon, je me souviens qu’avant d’aller à l’école, il fallait laver la maison, parce que ma mère était malade. Donc fallait faire la vaisselle, fallait laver la maison. On se levait à 6 heures du matin pour faire le boulot de la maison. Et après seulement aller à l’école. Je rentrais de l’école, c’était pareil, il fallait préparer, fallait faire des trucs. Les trois quarts du temps, je mangeais même pas, je filais dans ma chambre et j’essayais de faire mes devoirs. »

20 Dans la typologie construite à partir des données de l’enquête IVQ sur les personnes évaluées en difficulté à l’écrit, France Guerin-Pace (2009) distingue six profils. Le profil comprenant les populations jugées les plus en difficulté regroupe des personnes cumulant grande précarité financière dans l’enfance et forte distance avec la culture lettrée. Ainsi, la majorité de ces adultes ont un père sans diplôme, une mère non scolarisée et ont eux-mêmes arrêté leurs études avant 15 ans. Ils ont rencontré très tôt des difficultés dans leur scolarité et ont un peu plus souvent un regard négatif sur l’école (25 % d’entre eux considèrent que l’école ne leur a servi à rien). Les adultes évalués en difficulté ont plus souvent grandi dans un contexte de vulnérabilité sociale mais on ne peut pas non plus dresser un portrait caricatural de leur situation en considérant qu’ils vivent tous « dramatiquement » leur enfance et qu’ils sortent « frustrés » et « exclus » de cette période de leur vie (Bentolila 1996).

Sébastien a 33 ans. Originaire du Nord, il est issu d’une famille de cinq enfants. Son père était mineur puis machiniste ; sa mère au foyer. Marié et bientôt père d’un quatrième enfant, il est actuellement au chômage et n’a cessé d’alterner entre petits boulots, formations et recherche d’emploi.
À l’école, il se souvient avoir rencontré très tôt des difficultés : « ça a été dur ! », « J’ai pas été loin », « j’ai tout raté », « ça m’arrivait, je me souviens, d’effacer trois fois, sur un mot, de repasser trois fois ».
Sébastien a redoublé à plusieurs reprises en primaire puis a passé une année en collège avant d’être finalement orienté en LEP pendant deux ans pour suivre une formation en électrotechnique. Au collège il a rejoint la classe de son frère plus âgé que lui :
« Il est plus vieux que moi ! (rires) C’est parce que moi, j’ai sauté beaucoup de classes. Tellement j’étais en retard. À 13 ans, j’étais encore en primaire, donc ils m’ont fait sauter… Ben j’ai pas fait la sixième, j’ai pas fait la cinquième, je suis passé en troisième CPPN. De troisième, je suis passé au LEP. Donc j’ai rattrapé. »
Il a ensuite quitté l’école à 17 ans pour effectuer sa première formation. Il n’a donc aucun diplôme excepté le BAFA. Au vu des difficultés ressenties, il considère que les programmes n’étaient pas adaptés pour lui permettre de progresser. Il a par exemple refusé d’apprendre l’anglais estimant aberrant de s’initier à une nouvelle langue alors qu’il ne savait pas lire et écrire le français. Il fait également état de son rapport présent à l’écrit : « j’ai encore même des problèmes niveau lecture et écriture ». Face aux difficultés que rencontre à son tour sa fille de 7 ans qui a déjà redoublé son CP et est suivie par une orthophoniste et un psychologue, il tente de l’aider en lui lisant des histoires le soir : « J’essaie de lui lire un livre au soir, quand elle va se coucher. Avec un peu de mal, mais j’y arrive. »

2.3. Des adultes en plus grande précarité mais peu isolés socialement

21 Une fois adulte, environ une personne sur deux estimée en situation d’illettrisme se retrouve sans diplôme ce qui concerne une personne sur dix pour le reste de la population (tableau 2). De ce fait, ces hommes et femmes exercent, lorsqu’ils travaillent, en majorité parmi les manœuvres et les ouvriers (58 % contre 21 %) et connaissent davantage de difficultés à obtenir un emploi stable avec près d’un quart d’entre eux ayant vécu une période de chômage de plus d’un an. Cette moindre insertion professionnelle explique en grande partie leur pauvreté économique qui ne permet pas à près d’une personne sur deux de partir en vacances au moins une fois dans l’année.

Tableau 2

Situation professionnelle et économique

Difficultés dans l’un des domaines fondamentaux de l’écrit (en %)
Situation actuelle oui non
Pas de diplôme 48 9
Travaille 55 68
Période de chômage de plus d’un an 24 17
Manœuvre ou ouvrier 58 21
Intérimaire 4 3
CDD 15 12
Salaire inférieur à 900 euros 65 55
Revenus annuels du ménage inférieurs à 11000 euros 20 12
Possibilité de partir en vacances une fois par an 52 76
Possibilité d’inviter quelqu’un au moins une fois par mois 83 95
figure im2

Situation professionnelle et économique

Champ : 9208 adultes arrivés en France avant 7 ans et qui ont été scolarisés.
Lecture : Parmi les adultes évalués en difficulté, 58 % sont manœuvres ou ouvriers contre seulement 21 % de ceux catégorisés sans grandes difficultés.
Enquête Information et vie quotidienne, Insee, 2004.
Tableau 3

Les sociabilités

Difficultés dans l’un des domaines fondamentaux de l’écrit (en %)
Sociabilités oui non
Écouter de la musique 71 87
Aller au cinéma, théâtre, voir un spectacle… 25 58
Visiter une exposition, un musée 19 43
Utiliser un ordinateur ou une console de jeux 26 61
Activité sportive 36 60
Bricolage 52 61
Jardiner * 48 51
Tricoter, broder * 11 11
Cuisiner 51 56
Pêcher 22 15
Aucun des loisirs cités 5 1
Ne voit jamais sa famille 6 2
Ne voit jamais d’amis 9 3
Ne voit jamais de voisins* 13 13
Ne suit pas les informations à la TV ou à la radio 4 2
figure im3

Les sociabilités

Champ : 9208 adultes arrivés en France avant 7 ans et qui ont été scolarisés.
* Il n’y a pas de différence significative dans les pourcentages entre les adultes évalués en situation d’illettrisme et les autres.
Enquête Information et vie quotidienne, Insee, 2004.

22 Évidemment, cette précarité économique n’est pas sans conséquences sur les relations aux autres puisqu’elle limite par exemple la possibilité d’inviter des personnes à boire un verre ou à manger chez soi régulièrement. Toutefois, l’isolement vécu par ces personnes jugées en difficulté à l’écrit reste une situation tout à fait minoritaire, et on est, là encore, assez éloigné d’un portrait misérabiliste où ces adultes seraient exclus et vivraient « reclus ».

23 Certes, des écarts importants émergent dans la pratique de certains loisirs tels la fréquentation de salles de spectacle, la visite d’une exposition ou encore l’activité sportive (voir tableau 3 page précédente).

24 Mais, pour d’autres loisirs comme le jardinage ou la broderie, aucune différence significative n’apparaît. On constate même que la pêche est davantage pratiquée par les personnes évaluées en situation d’illettrisme. Enfin, il est très rare que ces adultes ne pratiquent aucun des loisirs mentionnés. Ils ne sont que 5 % contre 1 % pour le reste de la population et l’on peut raisonnablement émettre l’hypothèse que cette différence s’explique par la liste de pratiques proposée. En effet, le questionnaire reflète souvent par les loisirs proposés le rapport de domination existant sur l’univers culturel populaire. « Ce n’est qu’en lui faisant violence que l’utilisateur d’un tel instrument inventera, péniblement, des questions portant sur les pratiques culturelles proprement populaires. Il en trouvera toujours moins, il les catégorisera moins finement ou dans une langue moins adéquate que celles qui, formulées à partir de traits pertinents dont il a éprouvé et affiné la mesure, conduiront à la multiplication des constats d’infériorité ou d’absence chez les classes populaires : non réponse ou non pratique, faible compétence ou faible intérêt »(Grignon et Passeron 1989 : 58). Les réponses jouer aux cartes, à la pétanque, aller au café ou encore danser figurent parmi les loisirs populaires qui pourraient être proposés.

25

[…] mesurer une culture dominée à l’aune de la culture qui la domine est, en tout état de cause, exigible pour restituer à l’analyse sociologique les forces qui agissent dans la réalité sociale, en arguant, à juste titre, que les pratiquants d’une culture populaire se trouvent, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils le sachent ou non, objectivement mesurés dans la réalité des rapports sociaux (à l’école comme dans les interactions les plus quotidiennes) aux critères de la culture dominante. (Grignon et Passeron 1989 : 22-23)

3. L’oubli de la domination

26 Une telle vision en termes de rapports de domination n’est pas non plus suffisante. Le rapport à l’écrit n’est pas perçu uniquement au regard des attentes scolaires, il est également évalué au regard de l’environnement proche. En cela, les discours des personnes jugées en situation d’illettrisme rendent compte d’un certain « oubli de la domination » dans ce qu’ils racontent de leurs pratiques de lecture et d’écriture. Et comme le précisent Grignon et Passeron, il ne s’agit pas d’une résignation mais bien d’un oubli, d’un détachement vis-à-vis de cette domination.

3.1. Des « illettrés » majoritairement inscrits dans la culture écrite

27 Le rapport à l’écrit et aux livres s’est largement diffusé au cours des dernières décennies. Les livres sont de plus en plus présents dans les foyers (73 % des personnes interrogées déclaraient en posséder en 1973 contre 91 % en 1997 et 94 % en 2008) et d’autre part, on constate que la part de personnes ayant acheté au moins un livre au cours des douze derniers mois a également augmenté, étant passée de 51 % à 63 % entre les années 1970 et 1990, mais tend désormais à diminuer : 57 % en 2008 [2].

28 En revanche le rapport à la lecture semble avoir peu évolué. Alors qu’il a largement progressé des années 1960 aux années 1990, on constate depuis une stagnation voire une régression de cette pratique (Horellou-Lafarge et Segré 2007). En trente-cinq ans la proportion de personnes de plus de 15 ans n’ayant lu aucun livre au cours des douze derniers mois reste sensiblement la même, à savoir environ une personne sur quatre. Ainsi, en 2008, 24 % des répondants à l’enquête sur les pratiques culturelles déclarent « être quelqu’un qui ne lit pas ». Ce taux s’élève jusqu’à 45 % parmi les ouvriers. Dans l’ensemble, ceux qui déclarent ne pas lire sont plutôt les personnes âgées, davantage les hommes, les moins diplômés, et en termes de catégorie socioprofessionnelle les agriculteurs et les ouvriers. Il y a parallèlement une part décroissante de personnes ayant lu au moins vingt livres dans l’année (22 % en 1997 ; 18 % en 2003 et 16 % en 2008 d’après l’enquête Pratiques culturelles des Français).

29 Par rapport à ce contexte d’ensemble, les personnes évaluées en situation d’illettrisme ont un rapport à l’écrit à certains égards plus distant. Ils sont environ deux fois plus nombreux que la moyenne nationale à ne lire aucun livre (tableau 4, page suivante) et ils ont plus souvent grandi auprès de parents qui eux-mêmes ne lisaient pas. Parmi l’ensemble de ces personnes évaluées avec de graves ou fortes difficultés dans l’enquête IVQ et qui ont débuté leur scolarité en langue française, une sur deux estime avoir des difficultés à écrire une lettre.

30 Toutefois, il n’en reste pas moins que 40 % d’entre eux lisent des livres et environ deux tiers déclarent lire des quotidiens ou des magazines. Ils lisent ainsi quasiment autant que la moyenne nationale et semblent même préférer les quotidiens aux jeunes ou aux inactifs. Ils sont donc bien loin de n’avoir aucun rapport à la lecture ou à l’écriture. Une majorité d’entre eux lit, et plus de deux sur cinq considèrent la lecture comme une pratique ludique.

Tableau 4

Rapports à l’écrit des adultes selon l’évaluation de difficultés

Difficultés dans l’un des domaines fondamentaux de l’écrit (en %)
Rapports à l’écrit oui non
Père ne lisait jamais 41 23
Mère ne lisait jamais 38 20
Enfant, ego ne lisait jamais 43 18
Aucune utilisation de la lecture au travail 21 5
Aucune utilisation de l’écriture au travail 27 8
Difficultés à lire au travail 19 11
Difficultés à écrire au travail 16 7
N’utilise pas l’ordinateur au trav ail 73 32
Difficultés à écrire une lettre 49 21
Ne lit jamais de livre 60 26
Ne lit jamais de quotidien 31 21
Ne lit jamais de magazine 33 12
Pratique la lecture comme loisir 43 78
figure im4

Rapports à l’écrit des adultes selon l’évaluation de difficultés

Champ : 9208 adultes arrivés en France avant 7 ans et qui ont été scolarisés.
Enquête Information et vie quotidienne, Insee, 2004.

31 On retrouve cet usage régulier du français à l’écrit dans les entretiens, les individus considérant par exemple la lecture et l’écriture comme un loisir voire une passion.

32 C’est le cas par exemple de Martine qui écrit régulièrement dans le cadre de son travail et qui par ailleurs déclare aimer lire bien qu’elle est évaluée en situation d’illettrisme dans l’enquête IVQ.

3.2. Des adultes évalués « illettrés » qui ne se perçoivent pas comme tels

33 Les personnes évaluées en situation d’illettrisme ont ainsi pour la plupart un usage varié de l’écrit qui passe aussi bien par la lecture de journaux, de romans, que par l’écriture de lettres ou encore par le surf sur Internet, la gestion d’une messagerie électronique ou le « tchat » : « je lisais beaucoup avant », « je bouffe un livre en une soirée », « alors je lis beaucoup de romans, des romans policiers, des romans… tout ce qui se dit sur la famille. Je lis aussi les journaux, les magazines people… »« on envoie des e-mails, on va sur des forums », etc.

Martine est une femme de 50 ans mère de deux enfants. Après avoir travaillé quelques années à l’usine, elle est devenue depuis quinze ans employée dans une entreprise de nettoyage et est fière de préciser qu’elle est « chef d’équipe ». Bien qu’elle estime que ce travail n’est pas un « vrai métier », elle parle avec entrain de ses responsabilités et de ses pratiques professionnelles qui nécessitent l’usage de l’écrit :
« Moi ça me plaît bien. En fait j’aime bien nettoyer. […] En fait moi dans le nettoyage je préfère les remises en état parce qu’on voit ce qu’on fait […] pour faire les commandes, quelquefois. Quand il y a des commandes à faire. Par exemple, à O., le soir, c’est moi qui fais toutes les commandes de Paris. […] Je suis obligée d’écrire. Bon, les pointages aussi. Quand ils me donnent les pointages, il faut que bon… Quelquefois, il y en a, ils savent parler bien français, ils savent pas écrire. Alors quelquefois, c’est moi qui fais la lettre, je rédige la lettre de congé. Après, ils signent. Voilà, des trucs comme ça. Souvent dans ma voiture, il y a des petits mots, “ramener…”. Parce que des fois, je dois livrer des trucs pour les autres qui travaillent ailleurs. Comme c’est sur ma route, la personne me dit “Est-ce que tu pourras déposer des chiffons, des produits et tout ça pour tel endroit ?” Je dis “Y a pas de problème.” Je passe déposer tout. À ce moment-là, il faut que je marque tout ce que la personne m’a demandé. Sacs poubelle, produit pour le sol, Ajax machin, des chiffons, des trucs comme ça… »
Enfin, en plus de l’usage professionnel, Martine dit « adorer » lire :
« Maintenant j’ai plus le temps de lire mais j’adore ça. Je me dis quand je serai à la retraite si Dieu le veut, j’espère je lirai, je me remettrai à lire ; et puis le sport, j’adore. »

34 Ainsi, ces personnes évaluées en situation d’illettrisme ne se considèrent pas comme telles et les entretiens révèlent que le mot « illettrisme » ou « illettré » n’apparaît jamais spontanément dans les discours recueillis. Nos analyses confortent en cela les résultats de Villechaise-Dupont et Zaffran :

35

l’illettrisme paraît au bout du compte tenir assez peu de place dans l’expérience d’une majorité d’illettrés que nous avons rencontrés […] nous avons le sentiment que nos interlocuteurs avaient peu de choses à dire sur cette situation d’illettrisme, à la fois dans ce qui touche les problèmes pratiques qu’elle pouvait leur poser et en ce qui concerne la manière dont ils la vivaient intimement, en termes d’identité sociale et d’image de soi […] L’écrit et l’univers du savoir auquel il peut faire accéder ne leur manquent pas, et les difficultés pratiques engendrées par la faiblesse de leurs compétences scripturales sont résolues de façon globalement satisfaisante. (2002 : 90-91)

36 Il faut même préciser que plusieurs des adultes interrogés ne se sentent pas limités ou ayant des faiblesses à l’écrit. Certains estiment même par rapport à leur environnement proche avoir réussi scolairement ou encore avoir une véritable culture lettrée, comme en témoigne Jamal.

Jamal, un homme de 44 ans né aux Comores, est arrivé en France à l’âge de 12 ans et a donc en partie poursuivi ses études sur le territoire en intégrant une classe de CM2 et en poursuivant jusqu’au BEP d’électrotechnique sans obtenir ce diplôme. Actuellement, il travaille comme appariteur dans une université, un emploi qui lui procure une grande satisfaction personnelle. Jamal a été scolarisé en français et se souvient de cette période qu’il qualifie d’heureuse. D’après ses souvenirs, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture s’est fait « normalement » :
« Je suis parti de mon pays, j’écrivais, je parlais le français. Je savais lire, je savais écrire quand j’ai quitté. J’ai quitté au CM1. J’ai écrit, et je lisais, normalement. […] L’apprentissage de la lecture, à l’école, étant donné que ça a été très facile, en fait, moi, j’avais beaucoup de relations avec les colons, les Français. Donc, étant donné que mon oncle, il travaillait beaucoup avec les Blancs, donc il venait chez moi, on parlait. Oui, c’était pratiquement un amusement, quoi. »
Une fois en France, il se souvient avoir rencontré des « difficultés » pour s’habituer aux méthodes de travail mais aussi aux contenus mêmes.
« Quand je suis arrivé en France, la différence quand je suis venu là, la façon qu’on nous enseignait là-bas… Parce qu’il y a des choses que je ne comprenais pas ici, qu’on nous enseignait là-bas. Bon, là-bas, on nous a parlé de Gaulois, de choses comme ça. Bon, quand je suis venu là, j’avais jamais entendu parler du mot nègre, de l’esclavage, je sais pas ce que c’est. […] Des choses vraiment, que vis-à-vis du français ici, bon, la méthode qu’on nous a appris à parler le français, à l’écrire, le dicter, c’est pas la même chose comme ici. En fait, ici, il y a eu des difficultés. Je savais lire, mais la compréhension, ça a été vraiment très difficile. »
Si Jamal rend compte de ces perturbations de l’apprentissage entre les Comores et la France, il ne se sent pas pour autant embarrassé pour aider ses enfants dans leurs devoirs scolaires, pour lire le journal ou dans son travail où il utilise l’écrit régulièrement. Il va même plus loin, racontant le plaisir qu’il prenait plus jeune à écrire :
« J’écrivais beaucoup quand ma femme elle était au Kenya. J’étais fou de l’écriture, j’étais fou des cartes postales, j’étais fou à écrire n’importe où je me trouvais. J’aimais écrire. Ça, j’étais très fou sur l’écriture, parce que j’adorais lire, j’adorais écrire. J’ai failli devenir plutôt romantique. Et puis, quand ma femme, elle est venue, c’est fini, quoi, c’est terminé. »

37 Selon les contextes de vie (campagne, ville ; mobilité importante ou non ; frères et sœurs diplômés ou non, etc.), les valeurs et comportements des dominants seront plus ou moins reconnus et légitimés. La distance ressentie face à la culture écrite dominante (qui peut être perçue à partir des résultats scolaires, de la lecture de livres, du fait de se rendre à la bibliothèque, etc.) est variable et le sentiment d’exclusion, la reconnaissance d’éventuelles difficultés quotidiennes, le « consentement à la domination » apparaît plus ou moins dans les discours.

38 Les propos de Jeanne (50 ans, CAP) révèlent ainsi, comme la plupart des discours recueillis, qu’elle est loin de se percevoir en tant qu’« illettrée » et s’estime même la plus lettrée de la famille.

JEANNE : « Je suis la seule à avoir fait des études dans la famille. J’étais un peu la brebis galeuse de ce côté-là. Toujours très mal appréciée parce que j’étais en train de bosser sans arrêt. J’étais toujours bouquins, bouquins, bouquins. D’ailleurs, j’ai toujours des tas de bouquins ici, des bibliothèques complètes, que je vais bazarder, parce qu’il y a plus personne qui lit. Il y a des millions et des millions de bouquins ici. Je bouffe un livre en une soirée. Enfin, avant. »

39 Il n’existe donc pas de « Nous » illettrés. L’illettrisme est devenu une catégorie d’analyse mais n’est pas utilisé comme catégorisation indigène. Ainsi, l’illettrisme n’est pas une facette identitaire déclarée et ce ne peut être un « attribut totalisant » :

40

De façon générale, ce serait faire preuve d’un sociocentrisme particulièrement néfaste que de considérer a priori comme un manque toujours douloureusement ressenti par les personnes illettrées leur accès difficile au support écrit et, au-delà, à la culture « savante ». L’écueil principal est de faire de l’illettrisme un attribut totalisant, celui par lequel se construirait une théorie implicite de l’expérience – forcément négative – de l’illettré. (Villechaise-Dupont et Zaffran 2001 : 690)

3.3. Que mesure-t-on finalement ?

41 Que dire du décalage entre la catégorie statistique construite et le vécu de ces adultes ? On peut à juste titre s’interroger sur ce que mesurent ces enquêtes quantitatives (Blum et Guerin-Pace 2000).

42 Les concepteurs de l’enquête IVQ ont cherché à poser des questions qui soient le moins possible perçues comme scolaires par les répondants. Ainsi, l’évaluation portait sur la compréhension d’une page d’un journal télévisé ou encore sur l’écoute d’un bulletin d’information dont le contenu concerne la circulation routière et la météo, des éléments de la vie quotidienne. Ces supports déterminent en partie les résultats puisque l’on constate en particulier des écarts significatifs par rapport à l’enquête PISA (Programme for International Student Assessment), une enquête internationale adressée aux élèves de 15 ans qui révèle que près de 20 % d’entre eux en France sont estimés en grande difficulté, c’est-à-dire ne maîtrisant pas les compétences de base pour lire et comprendre un texte. Ce résultat conforte d’autres données nationales qui mentionnent un taux comparable de jeunes sortant actuellement sans diplôme du système scolaire (Baudelot et Establet 2009). Les chiffres produits à partir de l’enquête IVQ rendent compte d’une part bien plus faible de jeunes estimés en grande difficulté à l’écrit : ils sont environ 7 % parmi les 18-30 ans à avoir été catégorisés en situation d’illettrisme. Les contextes de passation (à l’école/au domicile), les supports utilisés et les questions posées influencent en partie les réponses. Toutefois, si l’enquête IVQ tente de rompre avec un questionnement scolaire, les entretiens avec ceux qui ont été évalués comme « illettrés » révèlent une distance encore marquée entre la façon dont s’effectue cette catégorisation et leur propre perception de la situation. Malgré les efforts des concepteurs de l’enquête, les personnes interrogées ont conscience que ce questionnaire est une évaluation ce qui est suffisant pour en déstabiliser certains et leur faire perdre leurs moyens. Ce décalage témoigne également d’une perte de compétences dont quelques répondants n’ont pas conscience parce qu’ils ne les mobilisent plus. Mais, comme nous avons pu le voir, cet écart entre la mesure et le vécu rend compte aussi d’une exigence sociale face à l’écrit qui s’est fortement renforcée, exigence en partie présente dans le test d’évaluation et qui ne correspond pas nécessairement aux besoins quotidiens de certains. Ainsi, les données obtenues restent des ordres de grandeur qui rendent compte des normes actuelles ; elles permettent d’affirmer que les personnes considérées comme lettrées le sont très certainement mais elles ne permettent pas de déduire une absence de compétences pour les autres. Enfin, qu’il atteste ou non de difficultés, l’illettrisme reste considéré comme un « problème » majeur par de nombreux experts qui estiment que cette moindre maîtrise de l’écrit nuit à la libre pensée et à l’autonomie intellectuelle. Or, l’oralité donne accès à la raison, à l’abstraction et à la réflexivité (Terrail 2009). Et c’est faire preuve d’ethnocentrisme que de considérer que les compétences intellectuelles s’acquièrent uniquement à travers l’écrit. L’acquisition du langage permet à chaque individu d’entrer dans un processus cognitif.

Conclusion

43 La mesure de l’illettrisme est présentée comme une « exigence démocratique » visant à lutter contre ce phénomène. Toutefois, les discours de lutte contre l’illettrisme sont très normatifs puisqu’ils valorisent l’autonomie, la citoyenneté, etc., considérant les personnes en situation d’illettrisme comme dépendants, « honteux » de leur situation. Il s’agit là d’une « morale de dominant »(Lahire 1992). Sans chercher à valoriser inversement leur situation ni prétendre qu’ils sont porteurs de compétences spécifiques et qu’ils seraient plus épanouis, il convient de ne pas considérer les personnes évaluées en difficulté à l’écrit comme des « handicapés ». Les discours populistes ou au contraire les visions sociocentrées portées sur le rapport à l’écrit tendent à en limiter la compréhension. Quel que soit le rapport au français des personnes interrogées, il ressort que ces adultes considérés en difficulté par rapport à l’écrit n’ont a priori pas intériorisé les discours normatifs véhiculés sur l’illettrisme et ne se vivent pas comme des « illettrés ».

44 La confrontation de données quantitatives aux discours recueillis a permis par ailleurs de rappeler la nécessité de ne pas considérer les constructions statistiques – comme toutes les données produites d’ailleurs – comme la « juste » mesure où le miroir de la réalité sociale. Le questionnaire IVQ pose un regard sur les capacités à lire et à écrire le français, mais d’autres auraient été possibles. En effet, il n’existe pas une « échelle universelle des compétences »(Blum et Guérin-Pace 2000). Et en définitive, les entretiens révèlent que si trois millions d’individus sont en France considérés en situation d’illettrisme, ils sont loin de constituer une catégorie homogène et de vivre le même quotidien.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : culture écrite, école, mesuredes compétences, domination sociale, enquête Information et vie quotidienne (IVQ), illettrisme

Mise en ligne 27/08/2014

https://doi.org/10.3917/ls.149.0105

Notes

  • [1]
    « L’absence ou l’insuffisance de sa maîtrise sont des causes dramatiques d’inadaptation et de marginalisation, auxquelles il est d’autant plus difficile de remédier que le sujet est plus âgé et marqué par tout un passé d’échec. Les travaux actuels autour de l’illettrisme témoignent bien de cette préoccupation et rappellent l’urgence d’une situation qui affecte une proportion d’environ 10 % de la population des jeunes Français (Bentolila 1996). Comment, dès lors, ne pas s’inquiéter face à une telle situation ? Ne pouvait-on l’éviter ? Comment en est-on arrivé là ? »(Gaté 2005 : 78)
  • [2]
    D’après l’enquête Pratiques culturelles des Français, www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr.
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