Notes
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[1]
Je tiens à remercier Ségolène Débarre, Serge Fleury, Luca Greco, Marie-Elisabeth Handman et Juliette Rennes pour leur disponibilité, leur aide et leur soutien dans le cadre de la rédaction de cet article.
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[2]
H. Walravens (1984) a consigné une grande partie des 215 publications d’Eugène Wilhelm recensées à ce jour, aussi bien en nom propre que sous le pseudonyme « Numa Praetorius ».
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[3]
La transcription du corpus est en cours, assurée par l’auteur et par Kevin Dubout (Humboldt Univ. zu Berlin).
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[4]
« L’ai convaincu [Magnus Hirschfeld] maintenant de ma bisexualité », journal d’Eugène Wilhelm, Carnet 26, f° 21, 1er juin 1913.
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[5]
« Any approach to sexuality that privileges desire over identity has substantial limitations […]. These falls into three categories : the definition of the key terms “sexuality” and “desire” ; a general adherence to psychoanalysis as a theoretical framework ; and analytic assumptions that lead to decontextualized interpretations of linguistic data. »
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[6]
La forme canonique « désir » apparaît 132 fois parmi 18461 mots du Carnet 9 et 112 fois parmi 26684 mots dans le Carnet 10.
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[7]
Urning désigne uraniste en français. Le pluriel est employé par le diariste dans son journal.
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[8]
À titre d’exemple : « Je courtise un autre (un voyou noiraud maigre et grêle, et devant tous je l’embrasse et l’enlace jusqu’à ?o?… » (Carnet 17, f° 9/69, août 1895).
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[9]
Carnet 2, f° 14/40, 6 février 1886.
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[10]
Carnet 3, f° 14/67, 2 octobre 1886.
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[11]
C’est-à-dire la tradition antique (et aristocratique) de l’amour autorisé d’un homme adulte pour un adolescent.
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[12]
Carnet 3, f° 35/67, 16 février 1887.
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[13]
Carnet 3, f° 61/67, 2 juin 1887.
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[14]
Le diariste écrira quelques mois plus tard à Krafft-Ebing.
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[15]
Carnet 9, f° 3-4/55, 1-4 avril 1890.
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[16]
Carnet 7, f° 58/59, 12 octobre 1889.
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[17]
Carnet 9, f° 14/55, 10 mai 1890.
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[18]
Carnet 9, f° 17/55, 25 mai 1890.
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[19]
Carnet 9, f° 24/55, 5 juillet 1890.
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[20]
Carnet 9, f° 37/55, 9 août 1890.
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[21]
Carnet 9, f° 40/55, 12 août 1890.
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[22]
Cette expérience est relatée dans le Carnet 11, f° 9-13/70, 19 mai-5 juin 1891.
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[23]
Ibid., f° 11.
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[24]
Carnet 11, f° 6/70, 12 juin 1891.
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[25]
Carnet 11, f° 37/70, 29 septembre 1891.
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[26]
Carnet 13, f° 29/48, 10 octobre 1892.
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[27]
Carnet 17, f° 30/69, 31 décembre 1895.
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[28]
Carnet 30, f° 6/68, 1er mai 1918.
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[29]
Carnet 31, f° 16/40, 8 janvier 1919.
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[30]
Carnet 36, f° 89, 30 janvier 1928.
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[31]
Carnet 54, f° 2/156, 2 août 1947.
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[32]
Carnet 55, f° 2/67, 30 avril 1949.
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[33]
Eugène Wilhelm est décédé le 23 octobre 1951 à Strasbourg.
Introduction [1]
1 Le désir, théorisé par Platon à travers le mythe d’Himéros, fait partie de ces entités langagières difficilement cernables. Étymologiquement, le terme dérive du substantif latin « sidus » (astre, étoile) dont on retrouve la racine dans les verbes latins « desiderare » (signe de mauvais augure dans un horoscope) et « considerare » (présage d’une destinée favorable attesté par la présence d’une « bonne étoile »). Mot composé du privatif « de- », le désir indique donc l’absence, la quête et l’attente. Peut-être est-ce en raison de cette origine quasi ésotérique que les auteurs du Dictionnaire de la psychanalyse considèrent qu’« il y a, dans toute conception de l’homme, des notions trop fondamentales pour pouvoir être cernées ; incontestablement c’est le cas du désir » (Lagache 1967 : 120).
2 Dans le cadre de cet article, nous proposons une tentative de mieux circonscrire le désir à travers ses usages sociolinguistiques. Pour ce faire, la suite du développement consistera en une étude des modalités de son expression au sein du journal intime d’Eugène Wilhelm (1885-1951). Ce dernier, un juriste et sexologue strasbourgeois, est connu pour son engagement intellectuel et scientifique auprès de Magnus Hirschfeld (un des pères fondateurs de la sexologie moderne), notamment à travers ses nombreuses publications sous le pseudonyme « Numa Praetorius [2] ». Le journal qu’il a tenu est constitué de 7964 pages manuscrites, rédigées en français entre les 19 et les 85 ans du diariste. À plusieurs reprises, son auteur se définit lui-même à travers sa double attirance pour les hommes et pour les femmes [3] – et cela avant même que le terme de bisexualité n’entre dans le langage courant. En ce sens, le journal intime d’Eugène Wilhelm est tout à la fois antérieur et contemporain du mouvement de codification des sexualités et des déviances, dont nous retrouvons les traces dans la sexologie, l’anthropologie criminelle ou encore la psychanalyse alors naissantes.
3 L’étude de ce matériau rédigé par un homme qui se définit lui-même en tant que bisexuel [4] permet de travailler plusieurs questions relatives à l’expression du désir et des identités sexuées et sexuelles. En prenant pour point de départ les débats relatifs à l’existence d’un « langage bisexuel », cet article propose dans un premier temps d’investiguer les usages langagiers du désir (c’est-à-dire de sa forme canonique et de ses dérivés : désirer, désireux, désirable, désirant, etc.) au moyen d’une étude lexicométrique et harissienne (Harris 1952) du lemme. Dans un second temps, et au moyen d’une étude diachronique, l’analyse de la fréquence des occurrences nous permet de mettre en relation usages du lemme et construction de la trajectoire bisexuelle du diariste. En établissant des parallèles entre les usages du lemme et la trame diaristique, nous pouvons constater que le terme est majoritairement usité dans des contextes où le diariste ne parvient pas à vivre pleinement sa sexualité. Le désir renouvelle dès lors, dans le cœur du texte, la relation entre l’éros et le thanatos dont nous retrouvons la confirmation dans les derniers carnets du journal lorsque le désir est principalement associé à la mort. En fin de compte, il s’agira de montrer que les usages langagiers du terme « désir » s’inscrivent au sein d’une double dynamique : celle d’une écriture qui pallie un manque et celle d’une production de savoir dont l’objet serait la satisfaction des désirs ainsi circonscrits.
4 La problématisation théorique des rapports entre langage et désir a donné lieu à une multitude de publications. La plupart d’entre elles ont pour point commun de mettre en avant que le langage exprime des identités prédéfinies (Cameron et Kulick 2003 ; 2006 pour un bilan sur la question). Une preuve de cette illusion tautologique résiderait dans l’angle mort que constituent la bisexualité et les identités bisexuelles. En effet, bien que nombre de chercheur-e-s aient une idée de ce que pourrait être la bisexualité, personne ne sait comment définir le désir bisexuel ni circonscrire un « langage bisexuel » (Kulick 2000 : 272).
5 À la suite de cette assertion, des débats virulents ont opposé D. Kulick et D. Cameron à M. Bucholtz et K. Hall. En premier lieu car le désir n’est pas systématiquement connecté à la sphère de la sexualité (Deleuze et Parnet 1987). Des actes aussi simples que dormir, marcher, voire attendre la mort peuvent relever du désir (Cameron et Kulick 2003 : 97). Autrement dit, il existe une pluralité de désirs dont seuls quelques-uns sont associés au domaine de la sexualité. Mais bien que le désir ne soit pas uniquement associé à la sexualité (comme c’est le cas pour la psychanalyse), privilégier le désir plutôt que la sexualité possède aussi certaines limites. Elles sont de trois ordres : la définition des termes clés « sexualité » et « désir » ; une adhésion générale à la psychanalyse comme cadre théorique ; et des hypothèses analytiques qui conduisent à des interprétations décontextualisées des données linguistiques (Bucholtz et Hall 2004 : 478) [5]. Pour ces raisons une réorientation des recherches autour de la sexualité et de l’identité aurait méthodologiquement parlant une portée heuristique plus importante (Bucholtz et Hall 2005). Loin de souscrire à cette proposition, Cameron et Kulick (2005) considèrent que l’on ne peut pas opposer désir et identité lorsqu’il s’agit d’appréhender les liens entre langage et sexualité. Au contraire, en adoptant une perspective qui tienne à la fois compte du désir et de l’identité il devient possible d’articuler ces notions (« désir », « identité » et « sexualité ») et d’en délimiter les contours.
6 En partant de cette proposition et de l’idée que le désir agit comme révélateur des performances du genre et de l’orientation sexuelle, la suite de cet article propose de reformuler les questions relatives à l’orientation sexuelle et au langage en termes de désir. Il s’agira dès lors d’être attentif aux diverses formes de désir mises en avant tels que le désir de reconnaissance, d’intimité et de satisfaction.
1. Révéler la trame du désir dans le journal intime d’Eugène Wilhelm
7 Mentionné 606 fois au sein d’un corpus de 325415 mots, le lexème « désir » possède la particularité d’apparaître du début à la fin du journal intime d’Eugène Wilhelm. Sa fréquence d’apparition varie cependant selon les carnets. Dans les deux premiers carnets (sur 55), alors que le diariste est âgé de 19 ans, il est peu usité. Il gagne ensuite en usage à partir du Carnet 3 pour connaître une fréquence d’utilisation particulièrement élevée dans les Carnets 9 et 10 [6] (alors que Wilhelm est âgé de 24-25 ans). Son usage décroît ensuite de manière relativement régulière pour réapparaître de manière plus significative dans les cinq derniers carnets, rédigés au soir de la vie du diariste.
8 Le lexème s’intègre à des propositions plus ou moins complexes, se décline par moments en nombre (« j’espère toujours que mes désirs reviendront ») et s’intègre au sein de tournures de phrases passives et actives. Dans plus de 80 % des situations, le lemme s’intègre à des propositions plus ou moins complexes et se décline avant tout selon un mode défini/indéfini (« Je sens un désir ardent » vs « le désir de l’amour »). Dans des cas plus rares (20 % des occurrences), le lemme est employé sous sa forme verbale ou adjectivale. L’usage du verbe (16 occurrences) varie dans ses modalités. En plus du mode indicatif qui est le plus courant, il peut prendre le mode infinitif (« il faut se faire désirer »), participe (« et toujours désirant atteindre » ; « l’amour tant désiré d’un garçon »), voire conditionnel. Cette dernière modalité indique quant à elle une dimension projective et une certaine incertitude quant à une potentielle réalisation (« je désirerais y ajouter l’assouvissement charnel des baisers » ; « il est vrai que je désirerais plutôt un amour pur et idéal »). Plus rarement encore (4 occurrences), le lemme apparaît sous sa forme adjectivale. Deux situations peuvent être mentionnées à cet égard ; la première désignant une catégorie d’individus qualifiés comme appartenant à une classe possédant des propriétés d’attraction (« un certain M*** procure tous les matelots désirables »), la seconde comme une marque d’intentionnalité sexuelle vis-à-vis du diariste (« R** vient très désireux »).
9 Afin d’examiner la relation qui unit le sujet et l’objet du désir dans la langue, une technique consiste à procéder à une analyse socio-sémantique. Elle s’appuie sur la base de données textuelles établies. La démarche proposée est dès lors empirique. Elle suit une logique constructiviste et se fonde sur les apports de la lexicométrie (Charaudeau et Maingueneau 2002). Son intérêt primordial se porte sur la forme de ce qui est écrit, c’est-à-dire sur la disposition et la distribution d’unités de signification à l’intérieur du corpus. Une première opération de formalisation a consisté en une mise en évidence du lemme au sein du corpus au moyen d’un logiciel d’analyse lexicométrique : le Trameur développé par Serge Fleury (2013). Cet outil permet de réaliser des analyses mettant au jour la présence simultanée de mots associés de manière récurrente à « désir » (co-occurrences) et de hiérarchiser leur co-fréquence (figure 1). Par ailleurs, le Trameur permet de mettre en évidence la teneur des liens existants entre le lemme et ses co-occurrents. À ce niveau, un jeu sur les seuils permet d’estomper les liens les plus lâches afin de rendre visibles ceux qui sont le plus pertinents. Cette étape peut ensuite être complétée par une mise en évidence des termes-pivots et segments répétés (figure 2) afin de préparer une analyse diachronique des usages du désir.
10 Un premier niveau d’observation (figure 1) dévoile que le désir est prioritairement associé au pronom personnel de la première personne « me » et au déterminant possessif « mon ». Le premier apparaît dans 127 contextes et le second dans 62. Cependant, ils ne sont en rien équivalents dans la mesure où « me » appartient à la classe des compléments d’objets tandis que « mon » renvoie directement au sujet, au possesseur. Hiérarchiquement, un second type de co-fréquents appartient à la classe des indicateurs de mouvements temporels et spatiaux. « Toujours » et « vers » sont associés à des directions que l’on retrouve par ailleurs de manière plus explicite à travers l’usage du verbe « pousser » ou du substantif « temps » (figure 1). Plus généralement, le désir est prioritairement co-occurrent d’adverbes (« toujours », « non », « pour ») et de préposition (« vers », « pour ») indiquant un mouvement aussi bien dans l’espace, le temps que, comme nous le verrons, à l’intérieur de la psyché du diariste. Ce dernier point, qui nous conduit vers une explication plus psychanalytique des usages du désir, devient plus manifeste à travers l’usage de substantifs en rapport direct ou indirect avec le domaine de la sexualité (« plaisir », « satisfaction », « sexuel », « sensuel ») dont on peut relever un nombre élevé de contextes (« désir » + « plaisir » = 24 contextes ; + « satisfaction » = 22 ; + « sexuel » = 17 ; + « sensuel » = 9). C’est donc avant tout à des grandes catégories « pulsionnelles » que le désir est corrélé dans le journal et bien moins à des individus désignés en tant que tels.
11 Le pôle « désir » est éminemment associé à une dimension introspective et auto-analytique du diariste. Celle-ci est révélée par son association avec des termes issus de la psychanalyse tels que l’hypnotisme ou la notion de latence, tout comme à travers l’emploi de termes forts qui sont associés au champ lexical de la pulsion, de l’instinct et des sens.
Hiérarchisation des pôles de co-occurrents
Hiérarchisation des pôles de co-occurrents
12 En augmentant les seuils et niveaux de co-fréquences, le premier niveau de cartographie du désir peut être affiné afin de révéler des pôles d’association majeurs. Trois pôles majeurs peuvent être mis en avant au sein d’un éventail des usages du désir.
13 Un premier pôle, que l’on pourrait qualifier de social, concerne directement les relations interindividuelles. Il met en évidence une relation forte qui unit ego (« mon », « me ») à trois entités nommées (« hommes », « garçons », « hulan »). À travers elles, se dessine une classification tripartite : un générique homme subsumé dans « les hommes » (qui s’opposent aux femmes) ; suivi d’un qualificatif plus précis (« garçons ») qui s’oppose aux filles (« de mauvaises vies » ou « de brasserie ») que le diariste fréquente ; suivi enfin de « hulan » [uhlan], qui désigne des cavaliers servant dans les armées d’Allemagne et plus généralement, par extension, la soldatesque.
14 Un second pôle indique des marqueurs spatio-temporels, des directions. L’usage de termes tels que « vers », « pousse », « pour », « moments », « temps », indique que le désir fonctionne comme une force directrice vers les objets précédemment cités. L’idée d’une direction principale indiquée par la préposition « vers » est quant à elle entourée de deux co-fréquents forts en signification que sont « toujours » et « vrai ». Ils indiquent tout à la fois la certitude et la conformation et ne peuvent être saisis sans un examen attentif du troisième pôle.
15 Ce dernier révèle la dimension subjective du désir. Cet axe met en évidence des variables discrètes – relevant du champ lexical des valeurs morales réprouvées – puisqu’associées à la concupiscence (« plaisir », « sensuel », « sexuel », « satisfaction »), qui sont autant d’indicateurs de l’univers dans lequel évolue le diariste : un certain type de bourgeoisie protestante (Boltanski 1975).
16 Dans un troisième temps, les associations majeures mises en évidence peuvent être complétées par une observation des segments répétés (figure 2). Au premier chef, le segment « le désir » apparaît 99 fois dans le corpus, suivi de « désir de » (67 fois). Ce n’est qu’en troisième position que « désir » perd ses caractéristiques extérieures pour être associés à des possessifs (« mes désirs », 41 fois ; « mon désir », 32). Cependant là aussi, le double usage du singulier et du pluriel indique une ambivalence des perceptions des champs que recouvrent « désir » versus « désirs ». En situation de segment répété, le lexème « désir » est en revanche moins souvent associé à un but, un projet comme dans les segments du type « désir pour » ou « désir vers ». Enfin, il n’est directement associé au « sexuel » qu’en 19e position hiérarchique.
Hiérarchisation des termes pivots
Hiérarchisation des termes pivots
17 Afin de mieux investiguer les formes et objets du désir, une seconde proposition d’analyse que nous offrent les sciences du langage est la technique des « termes pivots » ou méthode harissienne (Harris 1952). Elle permet de mettre en évidence les lemmes qui sont directement associés avant et après « désir » tout en ne nous cantonnant pas à une stricte étude des segments répétés. L’occurrence « absence » apparaît comme significative parmi les termes précédents « désir ». Elle nous indique que le désir semble aux yeux du diariste faire partie du registre des entités psychiques non maîtrisées. Il va et il vient sans pouvoir précisément saisir son mode de fonctionnement. Ces situations fréquentes s’opposent à celles où le désir est directement relié au diariste (« mon », « mes », « je ») et qui reflètent un principe d’identité entre les deux. Le jeu d’opposition ainsi mis en lumière précise le thème de la présence et de l’absence dont la recherche d’une compréhension des mécanismes s’affine au cours du processus d’écriture diaristique. Ce travail témoigne d’un déplacement du questionnement de l’auteur du contenu vers le sens. Plusieurs formations lexicales font à cet endroit écho à des références investies par le champ de la psychanalyse : répression, cristallisation, légitimation, conciliation, anéantissement, réalisation (voir infra – « Temps et trajectoire du désir »). Ce vocabulaire employé tel quel fait aussi référence au poids des normes sociales, au surmoi de la psychanalyse. Il en va ainsi de l’intériorisation du stigmate de l’homosexualité en tant qu’orientation illégitime, que l’on perçoit à travers l’emploi des termes associés à l’idée de répression. Ces termes nous donnent aussi à voir comment s’élabore un travail d’auto-affirmation du diariste qui cherche à ne plus réprimer ses désirs, à les légitimer et à les concilier avec ses aspirations profondes.
18 Afin de mieux cerner comment fonctionne le mécanisme de conciliation des désirs profonds du diariste, il convient de se tourner vers les termes pivots qui se trouvent à la suite de « désir ». L’amour fait partie de ces directions prises. Il se décline lui-même en tant que but absolu. Et il est révélé à travers l’usage de qualificatifs qui témoignent d’une certaine radicalité des aspirations (« désir d’un amour pur et idéal » ou « désir d’un amour vrai »). Une autre direction prise par le désir nous est donnée à voir à travers l’usage de verbes et auxiliaires. L’usage de « connaître » peut être admis selon ces deux acceptions-contextes : « désir de connaître le monde homosexuel », « désir de connaître des Urnings [7] ». Le constat de méconnaissance s’inscrit quant à lui à l’intérieur d’un monde homosexuel fantasmé dont le diariste ne pense pas être renseigné ; la connaissance de ce monde étant corrélée de facto avec celle de ses membres. L’auxiliaire « être » possède lui aussi une place singulière dans la mesure où il indique que le désir peut aussi être associé à une idée d’accomplissement personnel. Cela étant dit, le diariste désire devenir lui-même, il recherche l’unité.
19 La quête de l’unité qui s’exprime à travers l’idée de « désirer être » ne peut être comprise qu’en appréhendant plus globalement l’expression du désir dans le contexte plus vaste du journal dans son ensemble. Une lecture du journal met en lumière que durant les années de rédaction des carnets de jeunesse (de 19 à 25 ans), l’activité sexuelle d’Eugène Wilhelm est faible ; l’entrée dans la sexualité relationnelle est laborieuse (Schlagdenhauffen à paraître). La répression de son activité sexuelle s’exprime, croit-il, à travers des pollutions nocturnes qui l’accablent. Ce phénomène récurrent s’inscrit comme sujet d’interrogations constantes. Intimement associées à une perte de l’énergie vitale, les pollutions sont considérées par le diariste comme une cause de mauvaise santé physique et psychique. Dans le journal, elles sont consignées en début ou en fin des entrées quotidiennes en caractères grecs au moyen de l’abréviation « ?o? » et elles sont mentionnées explicitement dans les Carnets 1 à 17, c’est-à-dire des 19 aux 30 ans du diariste. Cependant là aussi, seul un examen attentif permet de distinguer les pollutions nocturnes, qui sont une manifestation d’un désir sexuel refoulé, et les pollutions diurnes qui marquent l’aboutissement d’une satisfaction sexuelle [8].
Fréquence des usages du lemme « désir » au sein du corpus
Fréquence des usages du lemme « désir » au sein du corpus
20 Dans la suite du journal, il est possible d’établir une corrélation inversée entre désir et satisfaction des plaisirs (figure 3, ci-dessus). Cette association entre désir et insatisfaction trouve ses manifestations langagières primordiales dès les premiers carnets (« il y a des moments où je ne sais ce qui me manque, bien que j’aie tout ce que je désire, je ne suis souvent pas satisfait »). Dès ce moment se dessine une des caractéristiques particulières de l’écriture de Wilhelm, celle de la quête et de l’identification du manque dont il est question, afin d’y remédier. La ventilation du terme « désir » c’est-à-dire sa fréquence d’apparition dans le journal (figure 3) permet d’appréhender par effets de miroir inversé une trajectoire du désir à l’intérieur du corpus et nous invite, dans la partie qui suit, à questionner les temps du désir.
2. Temps et trajectoire du désir
21 La piste d’un double jeu d’oppositions entre présence et absence, désir et assouvissement exige une lecture chronologique des usages du désir. Dans cette partie nous allons suivre la trajectoire du désir au sein du corpus depuis sa première apparition (1886, Carnet 2) jusqu’à au soir de la vie du diariste (1949, Carnet 55). L’absence, la perte, la répression du désir apparaissent, se succèdent et nous donnent à lire des suites de séquences liées, dont la toute première apparaît peu avant le vingtième anniversaire d’Eugène Wilhelm. À ce moment significatif et annonciateur de l’entrée dans le monde des adultes, le diariste constate qu’il aurait tout pour être heureux, mais qu’en fait, un élément l’insatisfait :
Il y a des moments où je ne sais ce qui me manque, bien que j’aie tout ce que je désire, je ne suis souvent pas satisfait. Est-ce peut-être le désir de l’amour pour les femmes et surtout pour les garçons qui me rend mécontent et nerveux [9].
23 Dès lors, s’ouvre une réflexion morale quant à la nature humaine au sein de laquelle il oppose les désirs qui relèvent de l’instinct, des pulsions et de l’animalité à l’amour considéré comme un stade ultime de perfection, forcément dissocié d’une satisfaction charnelle. À cet endroit, il reprend par ailleurs une discussion sur la « nature » du masculin et du féminin : le masculin étant actif et de facto incapable de sentimentalisme tandis que le féminin serait passif et idéaliste (Durkheim 1963 [1897] : 213).
Cette dissension m’a agité, car je vois que d’un côté mes idées sont bien peu élevées, surtout en ce qui concerne les femmes ; il est vrai que je désirerais plutôt un amour pur et idéal que mes désirs grossiers, mais je suis ainsi de nature, et les hommes ne peuvent pas vivre de sentiments seuls [10].
25 L’ambivalence de la nature des attirances qu’éprouve le diariste est d’autant plus claire à travers la proposition « je désirerais plutôt un amour pur et idéal que mes désirs grossiers ». Elle possède la particularité d’associer deux formes du lemme. La forme verbalisée au mode conditionnel (« désirerais ») indique un clivage entre ce qui relève pour le diariste de sa nature profonde et de son idéal, par définition irréalisable, l’amour, celui des romans ou celui de l’éraste et de l’éromène [11]. À sa suite, le substantif au pluriel (« désirs ») indique une pluralité de fantasmes qui sont en complète opposition avec l’idéal auquel il aspire. Cette opposition qui trouve une résolution toujours provisoire à travers les pollutions nocturnes se transforme petit à petit en une obsession verbalisée au moyen de la notion d’anomalie, autrement dit de trouble de l’orientation sexuelle.
Décidément je suis une anomalie, les garçons seuls excitent en moi un désir ardent et sincère, avec les femmes je n’éprouve pas de vrai plaisir et n’aime en vérité que les baisers [12] !
27 Un an après la première mention d’un trouble dans le désir, le diariste constate non pas qu’il souffre d’une anomalie mais qu’il en est une ! Cette affirmation qui s’inscrit dans la vision essentialisée de son identité pose la question de la vérité et de la sincérité. Le registre est donc dès lors celui de la morale et d’une manière qui lui est liée, celui de l’honnêteté.
Au moins suis-je fixé quant à mon état, je sais par le livre de médecine que j’ai lu, que d’autres aussi ont des désirs et pour les garçons et pour les filles et aiment à assouvir leurs passions par des embrassem[ents]. Quant à moi bien peu de femmes me plaisent, et je crois, que si ces pol[lutions] continuent, mon désir se portera bientôt tout à fait exclusivement sur les grçs [garçons] [13].
29 La question de la moralité des désirs du diariste et de son sentiment d’anormalité – typique de la plupart des trajectoires homosexuelles – le conduisent à réaliser des recherches bibliographiques sur le sujet qui le trouble. La documentation en question est sans doute la première édition de la Psychopathia Sexualis (Krafft-Ebing 1886 [14]) au sein de laquelle son auteur propose une étiologie des désirs distinguant quatre névroses : paradoxie (inadéquation temporelle du désir), anesthésie (insuffisance du désir sexuel), hyperesthésie (excès de désir) et paresthésie (déviance du désir). Dès ce moment, le diariste semble en adéquation avec son temps. Plus encore, ici s’inscrit une des particularités du rapport à la sexualité de Wilhelm, nommée plus tard par Krafft-Ebing « fétichisme de la bouche ». Cependant, à ce moment de la vie du diariste, la connaissance de semblables lui reste impossible, car il ne sait pas comment les discerner. Obsédé par une nécessité de satisfaire ce désir qui le taraude, le diariste, à l’instar des jeunes de son époque et de son milieu social, se rend au bordel, lieu de tous les espoirs (Corbin 1978).
Tourmenté de désirs, allé au brd [bordel], rien pu faire, aucune à mon goût mais la femme me dit connaître beaucoup comme moi et me promet prochainement des adresses [15].
31 L’introduction dans le monde de la prostitution n’est que partiellement satisfaisante. Aucune femme à son goût, affirme le diariste, néanmoins, la lueur de rencontrer par l’intermédiaire des femmes de mauvaise vie des hommes qui partagent une semblable attirance. À cet endroit, c’est la multiplicité des fonctions des prostituées qui sont révélées. Sans pour autant éluder la violence des rapports de pouvoir qui s’exercent dans ce milieu, nous percevons que le monde de la prostitution est aussi celui de la confidence et de la sociabilité, faisant des prostituées des intermédiaires à la conjonction de plusieurs univers sociaux (Handman et Mossuz-Lavau 2005). En effet, c’est dans un bordel strasbourgeois et par l’intermédiaire d’une prostituée que le diariste rencontre pour la première fois un homme (en l’occurrence un soldat) avec lequel il concrétise, à l’âge de 23 ans, sa première expérience homosexuelle [16]. À la suite de cette expérience, nous observons un recentrement des désirs sexuels de Wilhelm. Cela lui procure un apaisement tout relatif, dans la mesure où il lui permet de parfaire son entreprise de définition de ses préférences sexuelles. La localisation d’une bisexualité et son expérimentation lui permettent ensuite d’élaborer ce qu’il nomme sa propre philosophie, fondée sur la tempérance.
Je crois qu’il s’agit de toujours [d’]avoir des désirs inédits à satisfaire et à ne pas trop facilement pouvoir les réaliser, il faut des obstacles, mais tels qu’on espère avec raison pouvoir les surmonter et arriver à la satisfaction ; seulement la satisfaction du désir accompli ne peut être que très-passagère, il faut aussitôt tâcher de s’en poser de nouveaux avec le même espoir d’arriver à les accomplir ; pour être en état de vraiment ressentir de la joie dans ces espoirs vers des désirs, il s’agit surtout d’abord de ne pas trop facilement pouvoir les satisfaire et puis surtout de ne pas trop à la fois en réaliser, afin d’éviter la satiété, terrible ennemi à redouter, anéantissant toute possibilité de désir et d’espoir, partant de bonheur [17].
33 Par ailleurs, la délimitation du désir à laquelle procède le diariste est redoublée dans un second temps par une classification des objets les plus désirables. Elle mêle tout particulièrement philosyrphétisme et stratophilie (Prime-Stevenson 2003), c’est-à-dire attirance pour les individus de basse extraction et préférence pour les militaires. Déterminées en partie en raison des conditions pratiques des rencontres, les préférences du diariste se dirigent vers des hommes de basse condition, susceptibles de menacer la hiérarchie des classes sociales (Tamagne 2000).
Puis c’est le désir d’amour (non purement sensuel), qui s’éveille en moi (vers lui se dirigent mes pensées, je voudrais l’avoir auprès de moi, je rêve d’un temps, où dans ses bras je pourrais par une pareille nuit me promener, et en même temps mon moi ironique et sceptique se moque du contraste entre ces désirs et l’objet, qui les éveille, je me représente qu’en somme cet aimé, est d’abord un h[om]me, puis un soldat, d’inférieure éducation incapable de comprendre le centième de mes sentiments, incapable de partager mes idées, et pourtant je l’aime et ne veux me laisser troubler par ce moi blagueur et (véridique au fond) [18].
35 À côté de moments où le diariste se laisse aller aux rêveries, font suite d’autres instants durant lesquels il est particulièrement accablé. Son désir est anomalie, écart par rapport à une norme sociale mais aussi une vision congénitale, essentialisée, de l’origine de sa sexualité et de la condamnation par la société de l’homosexualité. La pathologisation de l’orientation sexuelle du diariste par lui-même se traduit dans le journal par des expressions qui deviendront dans les années qui suivront des grands thèmes de la psychanalyse (répression, refoulement, fixation).
Cette singulière préoccupation est encore une anomalie, résultant de mon esprit inquiet, inquiétude qui elle-même peut-être à sa base dans mon détraquement nerveux ; celui-ci enfin prenant sa dernière source dans mon anomalie sexuelle ou plutôt dans la répression de mes désirs, ces désirs refoulés alors se faisant jour dans une activité cérébrale se tourmentant à vide [19].
Ce soir un intérieur combat se livre en moi ; toujours me poursuit l’idée est-ce moral ou non d’aimer les h[omme]s ou plutôt est-ce moral de donner cours à cet am[ou]r [20].
38 La question de la norme est reformulée après coup et montre un cheminement vers une autre notion, celle de bonheur. Elle est annonciatrice de l’élaboration d’une théorie du libre arbitre en matière sexuelle. L’objectif, comme Wilhelm l’affirme, est de se déculpabiliser afin de légitimer son orientation. Ce moment est par ailleurs annonciateur d’un engagement scientifique et militant du diariste en faveur de la reconnaissance des homosexuels. Il se manifeste par la défense d’un libéralisme avant-gardiste en matière de mœurs (Praetorius 2012 [1901]).
L’individu en somme a droit au bonheur et si le bonheur d’autrui n’est pas troublé par la satisfaction de ses désirs, en quoi fait-il du mal en cherchant à le réaliser. […] Peut-être bien que toutes ces théories ne me sont suggérées qu’à seule fin de légitimer mes désirs, comme du reste il m’est impossible d’envisager impassiblement la morale, toujours involontairement mes raisonnements chercheront à concilier mes désirs avec la morale ; car je le vois, le sens moral est si fort chez moi, que cela me fait mal de penser que ma vie pourrait être toute immorale [21].
40 La réflexion à laquelle se livre le diariste opposant désir et morale trouvera son point culminant à Paris lorsqu’il sera en proie à une crise paranoïaque (1891). La culpabilité liée à la satisfaction du désir homosexuel n’est pas sans rappeler le cas du président Schreber analysé par Freud (2004 [1911]). Lors de son voyage à Paris, un des objectifs majeurs du diariste est, comme il le souligne dans son journal, la rencontre d’homosexuels. Un soir, Wilhelm passe à l’acte avec un prostitué âgé de 17 ans rencontré sur les Champs-Élysées. De retour dans sa chambre d’hôtel, il craint une arrestation pour incitation de mineur à la débauche. Dès ce moment se développe, plusieurs jours durant, un délire de persécution qui prend diverses formes et dont la crainte majeure serait la révélation de son homosexualité à sa famille et le déshonneur qui s’ensuivrait [22]. Finalement, il se livre de son propre chef à la police qui le fait interner à l’hospice Ste-Anne. Sur place, « les vieillards semblèrent vouloir m’attirer et eux me semblaient simuler l’amour contre nature pour me tendre des pièges [23] ». Recueilli par sa mère et son beau-frère qui le reconduisent à Strasbourg, le diariste leur avoue son homosexualité durant le trajet en train.
41 L’expérience de Wilhelm telle qu’elle est décrite dans son journal intime corrobore la thèse psychanalytique ultérieurement émise de la paranoïa considérée comme une conséquence de l’homosexualité latente : le caractère paranoïaque réside en ceci que, pour se défendre contre une fantaisie de souhait homosexuelle, on réagit précisément par un délire de persécution de cette sorte (Ferenczi 1968 [1911] ; Freud 2004 [1911]). Conformément aux traitements de ce type de symptômes en vigueur à son époque, le diariste se livre à l’hypnose. La cure, n’a toutefois pas l’effet attendu dans la mesure où elle permet au diariste de renforcer son sentiment identitaire homosexuel comme il le note,
car de nouveau un intérieur combat s’est livré en moi, d’un côté je veux bien me soumettre à l’hypnotisme, mais non par désir d’être changé, car au contraire au tréfonds de mon moi je ne puis faire autrement que de souhaiter la non-réussite de l’expérience hypnotique ; le seul motif qui m’y engagerait ce serait en cas d’avortement de pouvoir avoir encore plus de tranquillité à me sentir homosexuel, en ayant pour ainsi dire calmé les scrupules qui de temps en temps quand même me font un reproche de ne pas tâcher de changer même si je devais être toujours malheureux, car alors je pourrais me dire que j’ai fait tout ce qui était de mon devoir de faire ; d’un autre côté l’idée de ne plus éprouver comme maintenant me désole, je ne puis me faire à l’idée que, je n’aimerais plus les hommes [24].
43 L’expérience hypnotique qui lui est imposée est à l’origine d’une double « prise de conscience » : celle d’une véritable préférence homosexuelle assumée et celle d’une volonté de ne pas y renoncer. Elle est aussi annonciatrice d’une transformation du discours du diariste qui accorde une place plus importante à ce qu’il appelle de ses mots l’« harmonie ». Elle marquerait une adéquation entre ses désirs et leur satisfaction. Le choix de l’homosexualité en tant qu’orientation sexuelle assumée est concrétisé par une nouvelle quête, celle d’un monde uranique à Strasbourg.
Moins d’inquiétude à vide, mais dès qu’en ville un désir de quête à trouver des Urnings plusieurs fois ces jours-ci cru en avoir vu [25].
45 L’accomplissement de rencontres consiste pour le diariste en la découverte d’un monde qu’il soupçonnait et dont il espérait l’existence. Mais il marque aussi la mise en œuvre d’un nouveau code de conduite à l’intérieur de cette sous-culture. Les passages dédiés à ce tournant biographique nous éclairent sur la manière dont peuvent se faire ces rencontres. Parfois sans même user du langage ; jeux de regards, allers et venues suffisent.
Voilà qu’arrive ce jeune h[om]me qui m’avait suivi ce printemps et que j’avais depuis confondu avec un autre. Je le regarde, me retourne, je rebrousse chemin, lui aussi ; je descends vers le théâtre, me retourne, il me suit alors et derrière le théâtre, nous nous accostons, il est Urning ; m’avait déjà désiré ce printemps, est très-heureux de m’avoir connu. Il est employé au chemin de fer ; un petit gros blond genre G***, me plaît beaucoup, nous nous promenons près du [parc du] Contades ; et nous jouissons en public ; (il me masturbe tandis que je me pâme sous ses baisers ardents ; ah ! j’ai joui très-vivement, une jouissance de nouveau autre qu’au simili-coït ; ah, l’amour homosexuel renferme des jouissances diverses et exquises comme certes les am[ou]rs hétérosexuelles ne peuvent en donner.) Je vais maintenant certainement devenir connu parmi les Urnings d’ici […] [26].
47 L’entrée dans le monde homosexuel, sera à l’origine de nombreuses déceptions quant aux membres de ce monde jusqu’alors imaginé et fantasmé. Wilhelm découvre un monde superficiel et la déception qu’il éprouve est à la hauteur de l’intensité de son attente. Cette nouvelle phase, celle d’une prise de conscience de plusieurs catégories d’uranistes est rendue manifeste par l’usage du péjoratif « tante » qui incarne pour Wilhelm (à l’instar de Jean Genet) un contre-modèle d’hommes.
L’intérêt uranique décroît légèrement, non seulement quelques fois l’attrait sexuel, mais quelques fois aussi l’intérêt romanesque, le désir de connaître de nouveaux Urnings ; ici aussi je vois de plus en plus clair : les Urnings intéressants sont bien rares ; la plupart sont des tantes occupées uniquement de la sexualité, d’intellectualité médiocre et inférieure ; les Urnings jeunes et d’éducation et de milieu élevé excessivement rares [27].
49 La déception suscitée par la découverte marque parallèlement une diminution de l’usage du lemme « désir » au sein du corpus. Puis, par une sorte de jeu de vases communicants, l’usage du lemme est dirigé, consciemment et positivement vers les femmes. Deux entrées dans le Carnet 30, sont particulièrement explicites en la matière :
Ce mois de nouveau très tourm[enté]. La Fritsi qui maintenant embrasse admirablement m’excite énormément. J’ai été pas moins de 4 fois chez elle. Elle a quelque chose d’acide et d’excitant dans son baiser et mon désir vers elle est très vivace. […] Repossédé la Gretel qui est encore ici. Avec elle grande et absolue satisfaction Elle épuise le désir complètement et ce n’est que 15 à 30 ans après que l’idée d’elle m’obsède à nouveau, tandis que la Fritsi m’obsède déjà le jour souvent, car chez elle c’est une jouissance aiguë, chez Gretel une jouissance grasse et tranquille [28].
51 C’est à partir de ce moment de sa trajectoire biographique et sexuelle, c’est-à-dire aux alentours de la première guerre mondiale, que le diariste en vient à revendiquer explicitement une identité bisexuelle et qu’il tire parti des différents types de satisfactions sexuelles que les hommes et les femmes sont en mesure de lui offrir.
Désir de ne pas renoncer à la jouissance spéciale, qu’elle me procure. De plus en plus besoin des deux sexes aux jouissances différentes [29].
53 Contrairement à ce qui est communément connu des enquêtes sur le vieillissement et la sexualité (Bajos et Bozon 2011 ; Schlagdenhauffen 2011), c’est vers la soixantaine que le diariste témoigne d’une volonté de satisfaction sexuelle qui devient de plus en plus impérieuse. En 1928, alors qu’il est âgé de 62 ans, il note que,
À ma grande surprise, ma maladie n’a pas amoindri mes désirs sexuels. Au contraire, le repos de 5 semaines l’a aiguisé. Obligé de faire l’amour 4 jours de suite. Tous mes anciens amours y sont passés [30].
55 Cette période d’intense activité sexuelle se prolonge jusqu’à la deuxième guerre mondiale. Le désir en tant que lemme disparaît dès lors au profit d’une comptabilité des modalités de jouissance sexuelle au sein d’un journal de plus en plus explicite du point de vue des pratiques. La période qui fait suite à la guerre est en revanche marquée par une diminution manifeste des pratiques sexuelles du diariste. Cette dernière est peut-être en partie liée à l’expérience de l’arrestation par la police nazie pour homosexualité et à son internement au camp de Schirmeck. Elle trouve aussi sa source dans le vieillissement appréhendable en tant que processus. Il se manifeste notamment par une moins grande mobilité et un recentrement du diariste sur la sphère domestique. Concomitamment à ce processus, le lemme « désir » réapparaît, mais associé désormais avec l’idée de mort. Cette période qui marque pour le diariste la fin du travail d’écriture et de compréhension des mystères de la sexualité laisse succéder thanatos à éros à partir du 80e anniversaire du diariste.
57 Ainsi, à plus de soixante années d’intervalle, l’attente de la mort fait écho à celle de la satisfaction charnelle du désir sexuel. La mort, désormais attendue, semble tout aussi insaisissable que le désir l’était lorsqu’il se manifestait à travers les pollutions nocturnes mais s’éteignait la journée. Cette dernière période de la vie du diariste, marquée par des maladies chroniques, des troubles de la mobilité, un resserrement sur la sphère privée et intime, est placée sous le signe de la perte du sens de l’existence humaine, notamment en raison de la disparition du désir sexuel et de la prise de conscience de la finitude de la vie humaine. Le désir n’est dès lors plus dirigé vers la vie mais vers la mort [33].
4. Vers une sociologie du désir
58 Au terme de ce tour d’horizon, il devient clair que la trajectoire du désir peut être appréhendée comme un nombre limité de séquences qui sont autant de phases de la vie sexuelle du diariste. Néanmoins, le désir reste une notion délicate à circonscrire tant il peut se référer à différents domaines de la vie sociale mais aussi psychique. L’analyse qui a été privilégiée, ancrée au sein d’un corpus textuel, associée à une étude diachronique, a permis d’éclairer ses usages langagiers auprès d’un homme qui se définit lui-même en tant que bisexuel. Dans le cas d’Eugène Wilhelm, qui a tenu son journal intime entre ses 19 et 85 ans, le désir, lorsqu’il est exprimé à travers la langue, est dans un premier temps plus particulièrement dirigé vers les hommes. Durant toute cette période de la vie du diariste, qui correspond à ses années de jeunesse, le désir est pour ainsi dire contrarié et s’exprime sous la forme d’une pulsion irrépressible vers les hommes mais néanmoins impossible à assouvir. L’intériorisation d’une norme hétérosexuelle qui serait supérieure, d’une stigmatisation des amours masculines au sein de la culture qui est la sienne tout comme l’idée selon laquelle un individu ne peut pas convoiter une personne de son sexe participent d’une répression de l’homosexualité latente du diariste. Ce n’est qu’au terme d’un processus d’acceptation de sa propre différence et individualité, processus scandé de plusieurs étapes, que le désir devient concret du point de vue de sa réalisation.
59 Parmi les grandes étapes de ce processus, nous pouvons compter l’annonce de son homosexualité à sa famille, le processus de traitement par hypnose, le renoncement à la « normalité », puis la découverte du monde homosexuel qui sont autant de turning points (Abbott 2010) dans la constitution de la trajectoire bisexuelle du diariste. Ce n’est que vers une période de maturité intérieure que le diariste nous fait part d’un désir tout autant dirigé vers les hommes que vers les femmes. À partir de la cinquantaine, le désir semble en effet devenir plus précis, plus concret, mieux circonscrit. Enfin, au soir de sa vie, les usages langagiers du désir font tout autant référence au champ du sexuel qu’à celui de la mort, réactualisant dans le verbe même la tension entre vie et mort, médiatisée par la sexualité. Plus généralement, l’analyse des usages langagiers du désir au sein de ce corpus textuel montre qu’à travers le désir c’est une quête qui se dessine, celle de l’unité marquée par l’aspiration à être soi, en dépassant les règles morales et les normes sociales en vigueur à la fin du XIXe siècle et au tournant du XXe (Weeks 1981).
60 Enfin, afin de mieux délimiter la manière dont le désir est exprimé dans le cas d’une identité bisexuelle, deux pistes pourraient être évoquées. L’une d’elle pourrait consister à approfondir l’analyse lexicométrique au sein de ce corpus en travaillant avec par exemple des termes synonymes ou complémentaires qui relèvent du registre du désir (« demande », « envie », « besoin ») ou bien des verbes qui lui sont associés (« aimer », « posséder »). Une autre piste pourrait consister à travailler sur ses usages au sein d’autres corpus textuels. Par exemple, et pour rester dans le registre des journaux, celui de Violette Leduc, ou bien pour étendre une telle recherche, nous pourrions aussi porter notre attention sur des témoignages autobiographiques, tel celui d’Herculine Barbin exhumé par Michel Foucault (1978) – qui permettrait d’élargir une telle enquête aux personnes intersexuées –, ou encore nous intéresser à des récits biographiques d’hommes et de femmes hetérosexuel-le-s (Rebreyend 2008). Tout ceci permettrait d’éclairer, encore un peu mieux, les spécificités de l’écriture du désir chez les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et intersexuées.
Bibliographie des ouvrages et références cités
- ABBOTT, A. (2010), « À propos du concept de Turning Point », in M. Bessin C. Bidart & M. Grossetti (dir.), Bifurcations, Paris, La Découverte : 187-211.
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- – – (à paraître), « L’écriture de l’entrée dans la sexualité dans le journal d’Eugène Wilhelm », in B. Banoun et al. (dir.), Fictions du masculin. Discours et représentations des masculinités dans les littératures occidentales, Paris, Garnier.
- TAMAGNE, F. (2000), Histoire de l’homosexualité en Europe, Paris, Seuil.
- WALRAVENS, H. (1984), Eugen Wilhelm, Jurist und Sexualwissenschaftler : eine Bibliographie, Hambourg, Bell.
- WEEKS, J. (1981), Sex, Politics and Society : The Regulation of Sexuality since 1800, Londres, Longman.
Mots-clés éditeurs : langage, journal intime, désir, sexualité, bisexualité, lexicométrie
Date de mise en ligne : 11/06/2014
https://doi.org/10.3917/ls.148.0053Notes
-
[1]
Je tiens à remercier Ségolène Débarre, Serge Fleury, Luca Greco, Marie-Elisabeth Handman et Juliette Rennes pour leur disponibilité, leur aide et leur soutien dans le cadre de la rédaction de cet article.
-
[2]
H. Walravens (1984) a consigné une grande partie des 215 publications d’Eugène Wilhelm recensées à ce jour, aussi bien en nom propre que sous le pseudonyme « Numa Praetorius ».
-
[3]
La transcription du corpus est en cours, assurée par l’auteur et par Kevin Dubout (Humboldt Univ. zu Berlin).
-
[4]
« L’ai convaincu [Magnus Hirschfeld] maintenant de ma bisexualité », journal d’Eugène Wilhelm, Carnet 26, f° 21, 1er juin 1913.
-
[5]
« Any approach to sexuality that privileges desire over identity has substantial limitations […]. These falls into three categories : the definition of the key terms “sexuality” and “desire” ; a general adherence to psychoanalysis as a theoretical framework ; and analytic assumptions that lead to decontextualized interpretations of linguistic data. »
-
[6]
La forme canonique « désir » apparaît 132 fois parmi 18461 mots du Carnet 9 et 112 fois parmi 26684 mots dans le Carnet 10.
-
[7]
Urning désigne uraniste en français. Le pluriel est employé par le diariste dans son journal.
-
[8]
À titre d’exemple : « Je courtise un autre (un voyou noiraud maigre et grêle, et devant tous je l’embrasse et l’enlace jusqu’à ?o?… » (Carnet 17, f° 9/69, août 1895).
-
[9]
Carnet 2, f° 14/40, 6 février 1886.
-
[10]
Carnet 3, f° 14/67, 2 octobre 1886.
-
[11]
C’est-à-dire la tradition antique (et aristocratique) de l’amour autorisé d’un homme adulte pour un adolescent.
-
[12]
Carnet 3, f° 35/67, 16 février 1887.
-
[13]
Carnet 3, f° 61/67, 2 juin 1887.
-
[14]
Le diariste écrira quelques mois plus tard à Krafft-Ebing.
-
[15]
Carnet 9, f° 3-4/55, 1-4 avril 1890.
-
[16]
Carnet 7, f° 58/59, 12 octobre 1889.
-
[17]
Carnet 9, f° 14/55, 10 mai 1890.
-
[18]
Carnet 9, f° 17/55, 25 mai 1890.
-
[19]
Carnet 9, f° 24/55, 5 juillet 1890.
-
[20]
Carnet 9, f° 37/55, 9 août 1890.
-
[21]
Carnet 9, f° 40/55, 12 août 1890.
-
[22]
Cette expérience est relatée dans le Carnet 11, f° 9-13/70, 19 mai-5 juin 1891.
-
[23]
Ibid., f° 11.
-
[24]
Carnet 11, f° 6/70, 12 juin 1891.
-
[25]
Carnet 11, f° 37/70, 29 septembre 1891.
-
[26]
Carnet 13, f° 29/48, 10 octobre 1892.
-
[27]
Carnet 17, f° 30/69, 31 décembre 1895.
-
[28]
Carnet 30, f° 6/68, 1er mai 1918.
-
[29]
Carnet 31, f° 16/40, 8 janvier 1919.
-
[30]
Carnet 36, f° 89, 30 janvier 1928.
-
[31]
Carnet 54, f° 2/156, 2 août 1947.
-
[32]
Carnet 55, f° 2/67, 30 avril 1949.
-
[33]
Eugène Wilhelm est décédé le 23 octobre 1951 à Strasbourg.