1 La question posée par cet ouvrage est bien sûr ambitieuse. Qu’est-ce donc que la sociolinguistique ? Dans son intervention au cours de la table ronde de clôture de la session de sociolinguistique du Congrès mondial de linguistique française (Lyon, juillet 2012), Josiane Boutet disait son inquiétude face à l’éclatement du champ en de multiples sous-domaines montrant peu de liens les uns avec les autres, ne serait-ce que bibliographiques. Le récent Sociolinguistics Symposium (Berlin, août 2012) mettait également en évidence cet éclatement du domaine, les recherches s’y rattachant allant de l’analyse de discours à la dialectologie perceptuelle et à la sociologie du langage, en passant par la linguistique appliquée, l’analyse conversationnelle ou les travaux sur les politiques linguistiques.
2 Face à cet éclatement des thèmes de recherche, mais aussi des objectifs et des présupposés idéologiques, comment présenter la sociolinguistique comme discipline à des étudiants débutants ? C’est en fait à cette question que s’attelle Van Herk, s’inscrivant par là dans la continuité d’une profusion d’introductions à la sociolinguistique (en anglais en tout cas). Face à cette multitude, c’est le titre de l’ouvrage qui a retenu notre attention. Plus ambitieux en apparence qu’un textbook cherchant à proposer une introduction à la discipline, la question que le livre posait appelait, nous semblait-il, une réponse.
3 De fait, l’auteur réserve sa réponse pour le dernier chapitre (chapitre 15). Les quatorze premiers chapitres sont une introduction somme toute classique à la sociolinguistique telle qu’elle peut être abordée dans le monde anglophone, l’originalité du livre résidant peut-être plus spécifiquement dans le ton très personnel que choisit d’adopter l’auteur dès l’introduction. Il s’agit en effet pour lui de personnaliser (voire, en l’occurrence, de personnifier) la sociolinguistique, à travers une présentation de sa propre biographie langagière. L’auteur est canadien, il a grandi au Québec, il est bilingue. Il pratique une sociolinguistique globalement variationniste, tout en s’intéressant à la manière dont le langage est utilisé localement pour fonder des identités, géographiques et genrées en particulier. Cet ancrage est présent à travers l’ensemble du livre, et doit permette au lecteur d’interroger son propre parcours et son propre rapport au langage et aux langues.
4 L’auteur lui-même indique que compte tenu de la jungle que représente la sociolinguistique, il a choisi, après une introduction et un chapitre général intitulé « Language and Society », d’organiser les chapitres en thèmes classés du plus linguistique au plus sociologique. Ainsi, le chapitre 3 se concentre-t-il sur les lieux (place), pour aborder la variation spatiale en anglais et le cas de l’évolution linguistique en situation d’isolation (en prenant l’exemple du français du Québec, de l’anglais africain de Nouvelle Écosse ou de l’anglais de Terre Neuve). Enfin, le chapitre présente la dialectologie perceptuelle (perceptual dialectology ou folk linguistics) comme une manière d’aborder l’espace en sociolinguistique. Les chapitres suivants sont organisés comme suit : statut social, temporalités, ethnicité, genre et identité, style, interaction, multilinguisme, contact de langues, attitudes et idéologies, le langage comme entité sociale, éducation. Enfin, le dernier chapitre du livre en reprend la question éponyme : Qu’est-ce que la sociolinguistique ?
5 Aucun de ces thèmes n’est, naturellement, particulièrement original, ni dans leur choix, ni dans leur traitement. En cela, le livre suit la logique des textbooks anglophones de sociolinguistique, et dans le cas présent se présente comme une bonne (et compréhensible) introduction à une perspective relativement ouverte sur la discipline. Sociolinguistique variationniste, ethnographique, analyse d’interactions, politique linguistique et perspective sociolinguistique en éducation sont en effet bien représentées.
6 D’un point de vue éditorial, l’ensemble est bien pensé. Les termes clés sont expliqués en exergue à la page où ils apparaissent, et sont repris à la fin du livre dans un glossaire. Chaque chapitre propose une introduction à un article fondamental pour l’analyse du thème principal du chapitre (par exemple au chapitre 7 sur le genre, l’article « Dude » [Kiesling, 2004]). Cette introduction doit permettre ensuite la lecture de l’article cité.
7 Le livre est en outre illustré lorsque cela est nécessaire, et propose des pistes de discussion et de réflexion à partir de l’expérience immédiate des étudiants. Enfin, lorsque l’auteur le juge utile, des encadrés fournissent des éléments de méthodologie d’enquête (la dialectologie perceptuelle est présentée au chapitre 3, l’ethnographie au chapitre 9, le locuteur masqué au chapitre 12), même si on peut regretter que la dimension méthodologique soit finalement peu présente.
8 Après avoir lu le livre, un certain nombre de questions demeurent. En particulier celle qui donne son titre au livre, qu’est-ce que la sociolinguistique ? Pour l’auteur, beaucoup de choses à la fois (« a bunch of things at the same time », p. 188) ; et la réponse dépend largement de l’interlocuteur auquel la question est posée (« it depends who you ask » p. 188). Plus que cela, la sociolinguistique serait pour Van Herk « a whole big mess » (p. 194), que l’on pourrait traduire par « une immense pagaille ». Une pagaille au sein de laquelle il tente cependant de remettre de l’ordre dans son dernier chapitre, en reliant les thématiques des divers chapitres entre elles à partir de ses propres travaux sur le vernaculaire noir-américain. Il estime par exemple que l’on ne peut parler de statut social sans aborder les questions ethniques, de lieu sans parler de contact de langues. En d’autres termes, il s’agit de reconstruire dans ce dernier chapitre une discipline déconstruite au cours du livre en divers sous-ensembles. On peut regretter que ce chapitre soit relativement court (neuf pages) mais il constitue (à notre connaissance) une tentative appréciable de redonner de la cohérence à une discipline éclatée. L’exemple du vernaculaire noir-américain est ici particulièrement convainquant.
9 L’ouvrage n’est, bien sûr, pas exempt de critiques. Le parti pris de proposer des chapitres allant du plus linguistique au plus socio est à notre sens problématique. La sociolinguistique ne se donne-t-elle pas précisément pour objectif de dépasser cet antagonisme ? Cette réplication fractale d’une opposition saillante en linguistique est, nous semble-t-il, particulièrement discutable. Une approche plus inclusive aurait peut-être permis de réaliser ce que propose le dernier chapitre, c’est-à-dire montrer la cohérence de la discipline, à travers l’ensemble de l’ouvrage.
10 En outre, en posant la question « Qu’est-ce que la sociolinguistique ? », l’auteur définit implicitement les travaux qui n’en sont pas, ou ce qui n’en seraient pas de manière complètement légitime. La sociologie du langage est explicitement présentée comme une discipline connexe. La sociolinguistique critique est, quant à elle, absente des préoccupations du livre (les travaux de Monica Heller, pour ne prendre que cet exemple, ne sont pas cités en bibliographie ; Bourdieu est cité, mais, curieusement, ses travaux sur le langage ne le sont pas). Enfin, les traditions sociolinguistiques non-anglophones sont totalement absentes. D’un point de vue francophone, on peut certes le déplorer. On peut également s’interroger sur les raisons du peu de visibilité des travaux en français sur la scène internationale, même auprès des francophones (ce qui est le cas de l’auteur).
RÉFÉRENCE CITÉE
11 Kiesling S.F. (2004), « Dude », American Speech, 79, 3, p. 281-305.