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Article de revue

Les parlers arabes des juifs du Maroc

Pages 41 à 51

Notes

  • [1]
    N.D.R. : Simon Lévy est décédé en décembre 2011 et n’a pu malheureusement revoir ce texte. Nous avons tenu à le publier en respectant l’esprit de l’auteur.
  • [2]
    Simon Lévy, Parlers arabes des Juifs du Maroc : histoire, sociolinguistique et géographie dialectale, Instituto de Estudios Islámicos y del Oriente Próximo, Zaragoza ; 2009. Cette édition est disponible auprès du Musée du Judaïsme Marocain, 81, rue Chasseur Jules Gros, Casablanca-Oasis.
  • [3]
    Il faut dire que ce préjugé à la vie dure : en 1986 encore, Joseph Toledano, fort méritant et utile par ailleurs, citait abusivement magana (montre) et fota (serviette de toilette) parmi les hispanismes.
  • [4]
    Il s’agit du judéo-espagnol de Tanger, Tétouan, Larache, Chaouen, Al Ksar…
  • [5]
    On pouvait alors passer le baccalauréat « lettres » avec une épreuve d’arabe classique, et une autre, d’arabe dialectal.
  • [6]
    90000 juifs, sur 270000, ont émigré entre 1948 et l’Indépendance (1956). C’étaient les plus pauvres, souvent chômeurs. En 1962-1964, émigration légale :100000 départs ; en 1967, guerre des six jours :40000 départs…
  • [7]
    Brunot, Louis et Malka Elie : Textes Judéo-arabes de Fès ; Rabat, 1939 ; 408 p. ; Glossaire judéo-arabe de Fès ; Rabat, 1940 ; 141 p. ; Proverbes judéo-arabes de Fès ; Hesperis, 1937 ; p. 153-181. Pellat, Charles : Nemrod et Abraham dans le parler arabe des juifs de Debdou, Hesperis, 1952 ; p. 121-145.
  • [8]
    Cohen, David : Le parler arabe des juifs de Tunis. 2 tomes, Paris 1964/1975. Cohen, Marcel : Le parler arabe des juifs d’Alger, Paris, 1912.
  • [9]
    Y compris des écrits d’auteurs juifs tels que Yaacob-Moshé Toledano (Ner hama?arab, 1911) ou Isaac Abbou (Musulmans Andalous et Judéo-Espagnols, 1953).
  • [10]
    Hirschberg, H.Z. : A History of the Jews in North Africa. E.J. Brill, Leiden. 1974. 2 vol.
  • [11]
    Eisenbeth, Maurice : Les Juifs au Maroc, Alger, 1948.
  • [12]
    Ortega, Manuel L. : Los hebreos en Marruecos, Madrid, 1919.
  • [13]
    Laredo, Abraham I. : Berberes y Hebreos en Marruecos, Madrid, 1954, 245 p.
  • [14]
    Maïmonide, Moise : Epîtres, (trad. Jean de Hulster), Éd. Verdier, Lagrasse, 1983, 195 p.
  • [15]
    Corcos, David : The Jews under the Marinides ; Jewish Quarter ly Review, vol. 54, 1963-64, p. 271-287 ; vol. 55, 1964-1965, pp. 53-83 et 138-150.
  • [16]
    NdR. Quartiers entourés de murs où résidaient les Juifs marocains.
  • [17]
    Dans cet ouvrage, Maïmonide à Fès explique comment vivre, extérieurement, dans un islam apparent et accomplir, chez soi, les 613 commandements du judaïsme.
  • [18]
    Dhimma : « protection » par le pouvoir central ou local, en échange de la jizia impôt spécifique.
  • [19]
    Rawd al Qirtas de Ibn Abi Zar?, XIIIe siècle : voir : Roudh al Kartas. Histoire des souverains du Maghreb. Espagne et Maroc et annales de la ville de Fès, traduit de l’arabe par A. Beaumier, Paris, 1860. Al Jaznay, Hasan : Kitab zahrat al ?s fi bin?’ madinat Fas. édition bilingue par A. Bel, Alger, 1923.
  • [20]
    Pluriel de D?bdubi « habitant de Debdou ».
  • [21]
    Sla, « école », ainsi nommée parce que la synagogue (sla) l’abritait en dehors des heures de prière. Ses méthodes étaient proches de celles du msid.
  • [22]
    Bezar « apprendre à lire », asakkar, « lire le mot entier » et non syllabe après syllabe (bezar).
  • [23]
    Encore que la polygamie se soit maintenue, et « élargie » à bien des familles de ?azmiyin espagnoles d’origine.
  • [24]
    Masappan, ou qnad?l : gâteaux aux amandes (le nom arabe à Fez ; l’espagnol à Rabat) ; fazuelos : gâteau roulé (agriwz à Fez).
  • [25]
    Environ deux centaines, contre plus de 400 à Fès ou Meknès juifs.
  • [26]
    On sait que l’afflux espagnol après 1492 aboutit à Fès à une résistance, allant jusqu’aux affrontements physiques, et surtout aux synagogues séparées, comme Slat al Fassiyine, synagogue des fassis, donc « arabophone » restaurée par la Fondation du Patrimoine Culturel Judéo-Marocain.
  • [27]
    Le Vocabulario español-arábico del dialecto de Marruecos de Lerchundi (1re Édition 1892) retenait, avant même le Protectorat, des centaines d’hispanismes.
  • [28]
    Voir Sephiha, Haïm Vidal : Le judéo-espagnol du Maroc ou Hakitiya. On se référera pour ce parler à l’excellent Dialecto Judeo-Hispano-Marroqui o Hakitiya de José Benoliel, réédité en 1977 à Madrid.
  • [29]
    Les écoles de l’AIU avaient déjà un demi-siècle d’implantation à l’installation du Protectorat (1862-1912).

Introduction

1 En 1912, un maître de la linguistique nord africaine, Marcel Cohen, étudiait le Parler Arabe des Juifs d’Alger. David Cohen, cinquante ans plus tard, reprenait la tâche, pour le parler de Tunis, et bien d’autres variétés d’arabe. Entre-temps (1938), Louis Brunot, et Elie Malka avaient traité le parler juif de Fez.

2 Pourquoi ne pas finir le travail tant qu’il y avait encore des juifs au Maghreb, tant que l’assimilation linguistique et l’émigration en France n’avaient pas encore éteint leur voix au Maroc [2] ? Il y avait urgence. De 27000 en 1945 il n’en restait plus que 20000 à 30000, et plus que quelques milliers aujourd’hui, gagnés, pour la couche scolarisée, par la francophonie.

3 Mais, ils étaient là depuis si longtemps… L’histoire officielle, celle des écoles, et du pouvoir politique avait déjà décidé de ne plus en parler. Et pourtant, ce même pouvoir avait bien dû se résoudre, après en avoir exporté 100000 dans les années 1960-1965, à en réintroduire certains dans les circuits politiques – ou en prison – en tant que marocains d’un autre genre, aptes à convaincre l’allié américain dans la bataille pour le Sahara.

4 C’est un peu à cause de cela que le Maroc est, aujourd’hui encore, ou de nouveau, un pays pluriel.

5 Ce qu’on en disait autour de moi se résumait à peu de chose : prononciation zézayante, emprunts hébraïques, forte proportion d’hispanismes… Isaac Abbou, dans son ouvrage Musulmans-andalous et Judéo-espagnols insistait sur ce dernier aspect. Parmi les intellectuels juifs marocains, un certain snobisme de l’ascendance sépharade ne voulait voir dans le passé judéo-marocain que l’apport espagnol, jugé valorisant [3]. Les chercheurs espagnols, ou juifs de la zone Nord, avaient naturellement mis en valeur le judeo-espagnol, la ?akitiya [4], la littérature populaire séphardi… Il est vrai aussi que la dialectologie marocaine, à l’université, dans les années 1960 restait un sujet assez méprisé, pour avoir trop eu la faveur du Protectorat [5].

1. Patrimoine

6 Or le paysage linguistique évoluait à grande vitesse : dans la population musulmane, le processus d’unification linguistique laminait les parlers locaux. Quant aux parlers des communautés juives, l’émigration, commencée en 1948, accélérée en 1962 et 1967 [6] avait fait disparaître certaines, tandis que pour des couches de plus en plus larges, le français se substituait aux parlers judéo-arabes. C’était un patrimoine en perdition : nos parlers, nos langues affectives – et en définitive l’expression de notre identité – s’évaporaient remplacés, de plus en plus, par le français, introduit depuis 1862 par l’Alliance Israélite Universelle qui, au Maroc, n’enseignait guère l’arabe. Brunot et Malka pour Fès, Pellat pour Debdou avaient publié des travaux de valeur [7]. Le reste risquait d’être perdu : pour notre mémoire de juifs marocains, pour le Maroc tout court, et comme pièces de la mosaïque des parlers maghrébins [8].

2. Méthode

7 Les monographies dialectales récentes partent souvent d’une théorie, d’un modèle, pour l’appliquer à l’étude de tel ou tel parler, de sa phonologie ou d’un point de sa syntaxe. Ces travaux ont d’incontournables mérites. Malheureusement, rares sont ceux qui présentent un corpus, la matière même de cette étude dont d’autres pourraient, ultérieurement, tirer d’autres profits.

8 J’ai préféré pour ma part, revenir à la méthode éprouvée des maîtres de la dialectologie arabe et maghrébine, les Marçais, Cohen, Levy Provençal, Colin, Brunot… : textes, traductions, notes, étude phonétique et morphologique, lexique. Leurs œuvres n’ont pas vieilli. À les fréquenter on apprend que la dialectologie est, par excellence, interdisciplinaire en ce qu’elle fait appel aux données de l’histoire, de la géographie physique et humaine, de la sociologie, de l’ethnographie, des religions, etc.

9 À plus forte raison lorsqu’il s’agit d’étudier les parlers de minorités vivant au milieu de groupes humains plus vastes. Peut-on se contenter, dans ce cas, d’une simple description synchronique, interne ? Peut-on faire une dialectologie seulement « juive » ? Le relevé des particularités n’est pertinent qu’en comparaison avec d’autres modalités, voisines, ambiantes (parler général ; arabe local) mais, souvent aussi lointaines (autres parlers, juifs ou non). Et nous voilà sortis de l’étude synchronique à laquelle les méthodes et modèles modernes ont conféré une rigueur plus scientifique pour nous retrouver dans le comparatisme avec d’autres parlers contemporains, aux formes plus évoluées ou plus archaïques : en ce sens, la dialectologie comparée est une « diachronie vivante ».

3. Contexte historique

10 Dans le cas qui nous occupe, les facteurs historiques et sociologiques étaient incontournables. Pourquoi telles communautés juives (Midelt, Demnat, Tahala) sont-elles arabophones en environnement berbérophone ? Pourquoi le judéo-espagnol (la ?akitiya) a-t-il perduré à Tétouan et Tanger et non à Fès-Meknès ? Quelles influences se sont exercées d’une communauté sur l’autre ? Et avant tout, comment se sont-elles formées à tel ou tel endroit ? À quelle époque ? À partir de quel centre ? Pourquoi Marrakech juif, par exemple, présente-t-il les traits d’un parler arabe citadin tandis que le parler des musulmans voisins a tant de traits ruraux ? Pour répondre à ces questions il fallait commencer par esquisser le cadre historique et humain de notre étude, ébaucher une histoire du peuplement juif dans ses rapports avec celle du pays, en dehors de tout manichéisme ou esprit de ghetto.

11 Cette histoire aurait pu être courte, si l’abondante littérature existante [9] ne baignait, pour tout ce qui est antérieur au XVe siècle, dans le flou, si l’historiographie juive moderne avait réussi à se tirer des présupposés et des tendances contradictoires. Ainsi pour Nahum Slouschz, le peuplement juif nord africain est largement composé de Berbères judaïsés : soixante ans plus tard, Hirshberg [10] aura plutôt tendance à minimiser, voire à nier, un tel peuplement. Entre-temps Eisenbeth [11] ou Tolédano (Ner Hama?arav) auront chanté des élégies, qinot, sur les malheurs vécus ou supposés, des juifs sous Idriss puis sur leur « liquidation », sous les Almohades.

12 D’autres leur ont emboîté le pas (Ortéga [12], Laredo) [13] qui auraient nuancé leurs jugements par la simple lecture d’un auteur musulman, Al Marrakuchi et d’un juif, Maimonide (Iggeret Hašmad) [14] qui expliquent clairement comment les juifs sont restés juifs et ont été acceptés comme tels, sous les aspects extérieurs de l’Islam. Corcos [15], mieux documenté, se laissera gagner par la théorie manichéiste d’un pouvoir mérinide systématiquement favorable aux juifs. Il fallait sortir de cette conception, hélas trop répandue, d’une histoire divisée en périodes et souverains « bons » ou « méchants » pour les juifs, sous peine de ne pas comprendre comment Moulay Sliman, le « bon » qui annule les décrets du « méchant » Elyazid contre les juifs sera le même qui placera les juifs de Rabat, Salé et Tétouan dans des Mellahs [16] lorsque les guerres napoléoniennes s’installèrent sur le détroit de Gibraltar (1808-1810). Il fallait avoir recours à d’autres sources, à toutes les sources, possibles ou disponibles, marocaines ou étrangères, juives ou musulmanes, et les confronter, les critiquer. Et, elles sont parlantes, même sur des périodes reculées (graveurs de monnaies juifs à Todgha et Ikem au temps d’Idriss, paroles éclairantes du Maimonide d’Iggeret hašmad[17]). Elles le sont si l’on consent à abandonner la vision manichéiste de l’histoire juive pour faire de l’histoire tout court : c’est-à-dire partir non de ce qui est bon ou mauvais pour les juifs, mais de l’analyse des phénomènes sociaux, des faits connus, des textes et matériaux dans leur contexte global.

13 Ainsi, pour en revenir aux Mérinides, on pourra soit les présenter comme des bienfaiteurs (ils ont autorisé le judaïsme après les Almohades qui avaient décrété que les yahoud étaient des « musulmans » d’un genre spécial ; ils ont eu des ministres juifs ; ils ont rétabli la dhimma [18]), soit comme les créateurs du premier Mellah. Objectivement, ils sont, avant tout, des hommes politiques, efficaces au XIIIe-XIVe, renflouant le trésor par l’activité économique, le commerce saharien (et la jizia) ; bref, en reconnaissant un rôle économique que les juifs n’avaient finalement pas abandonné sous les Almohades !

14 Et, gouvernants conséquents, ils protégeront les juifs contre l’émeute, militairement (1273) ou en leur concédant une partie de Fès Jdid, fortifiée et autonome, près du Palais : le Mellah. En ce sens, le Mellah traduit en termes spatiaux les prescriptions de la dhimma, statut légal des minorités juives ou chrétiennes en milieu musulman, leur auto administration – non dans l’esprit d’égalité de la Déclaration universelle des droits de l’homme (en plein moyen âge !) mais en leur reconnaissant une place dans la société. Des droits moindres que ceux des musulmans, mais réels.

15 À l’époque mérinide à Fès, un besoin de protection militaire se fait sentir ; il faut aussi, avec les yeux de l’époque et au regard des valeurs religieuses d’une société donnée, essayer de se représenter ce que pouvait avoir comme retentissement scandaleux l’abjuration officielle de l’Islam par des « néo-musulmans », le retour de « relaps » à la foi juive, les frictions qui pouvaient en résulter, en Médina, entre ceux qui proclamaient à nouveau leur judaïsme, ceux qui avaient définitivement opté pour l’Islam (beldiyin) et les musulmans de souche. Et cela est aussi dans les textes d’époques, pamphlets anonymes ou chroniques (Rawd al Qirtas, Zahrat al as) [19].

4. Isolement/intégration

16 Dhimma, vie communautaire autocentrée, rôle économique largement ouvert sur la société, culture religieuse spécifique… La conjugaison de ces facteurs intégrateurs ou isolants crée pour la minorité un couple de forces que l’on retrouvera dans les traits dialectaux de leurs parlers. Les communautés baignent dans la société ambiante pour une part de leur vie, mais ont aussi leur domaine réservé, privé, spécifique. Dans ce creuset se sont singularisés des parlers (avec leur propre littérature populaire dialectale) qui ont conservé des formes perdues ailleurs, buttes témoins utiles pour l’étude de l’évolution de l’arabe marocain, pour affiner la classification des parlers en pré-hilaliens et bédouins. Mais à côté des faits de conservation on constate aussi, dans ces parlers, des innovations (lexique, morphèmes, comme les pluriels en /ot/ à Fès) et une évolution phonétique non retenue par la norme classique, comme le glissement des chuintantes šin, žim vers les sibilantes /s/, /z/. On retrouve ces variantes, non corrigées, dans les parlers musulmans de Meknès, du Tadla (et autres) ainsi que dans le langage musulman féminin à Fès, Rabat, Tanger.

17 Ce rapprochement suggère l’hypothèse d’une tendance au zézaiement apparue dans une série de parlers pré-hilaliens, non corrigée dans certains parlers et registres (femmes). On sait le rôle que jouent en la matière l’école, la langue du Coran, la pratique religieuse…, en tant que référence de pureté linguistique, en milieu musulman masculin citadin, surtout (et moins chez les femmes).

5. Quelques traits phonétiques

18 L’analyse des parlers juifs étudiés fait ressortir leur parenté avec les variétés pré-hilaliennes de l’arabe marocain, variétés dites « citadines » et aussi « montagnardes » (Jbala).

19 De leur comparaison se dégage une classification en trois groupes, le trait dominant commun étant la réalisation du phonème /?/ de l’arabe classique (occlusive post-vélaire sourde). Le premier groupe réalise /?/>/’/ (hamza ; laryngale/glottale occlusive – attaque vocalique forte) : parlers de Fès, Sefrou, Meknès, Rabat-Salé. Le second réalise /?/ > /q/ (occlusive post-vélaire sourde) : parlers de Marrakech, Essaouira, Safi, El Jadida, Azemmour. Le troisième groupe réalise /?/>/k/ (occlusive vélaire sourde) : parlers de Debdou, Tafilalt, Oued Dra.

20 Cette réalisation apparaît aussi comme phénomène minoritaire, dans les communautés de Marrakech et de la côte atlantique ; certains la désignent sous l’appellation h?dra-ss?era (par opposition à h?dra b?l-q?la (/?/ = /’/) qui réduit le /q/ à une simple attaque vocalique forte.

21 Un trait commun à – presque – tous ces parlers est le zézaiement (š>s et ž>z), trait que l’on retrouve dans les parlers paysans de la région de Tadla, ou chez les vieux Meknassis musulmans, ou encore dans les variantes féminines à Fès, Tétouan, Salé musulmans : ces parlers juifs non corrigés par une norme scolaire ou religieuse (Coran) ont évolué librement. L’hypothèse pourrait être invoquée par exemple, pour les variantes féminines musulmanes. Mais Debdou-juif ne zézaye pas (voir plus bas), comme les parlers juifs d’Oranie voisine, avec lesquels il partage d’autres traits distinctifs.

22 Le contact prolongé entre judéo-arabe et judéo-espagnol à Meknès juif explique-t-il les réalisations vocaliques atypiques de ce parler ? La comparaison avec les vieilles modalités de la ?akitiya de Tétouan décrites par Benoliel dans son Dialecto judeo-hispano-marroqui o hakitia, réédité en 1977 à Madrid, nous a semblé éclairante.

6. Cas particuliers : les parlers de Debdou : h?dra s?era et autres

23 L’enquête a cependant révélé que ce trait (zézaiement) n’englobe pas tous les parlers juifs, comme on le pense souvent. Sans parler de certains sujets qui chuintent tous les /s/, phénomène qui reste limité à des familles ou des individus, il faut souligner le cas des parlers de Dbadba [20], au consonantisme sui generis : Debdou, et les colonies qui en ont essaimé, à Midelt à Taourirt, Oujda, Missour et tout l’Oriental, y compris Melilla, différencient nettement šin et žim, de sin et zay, comme les parlers juifs de l’Oranie voisine (quand ils existaient sur place, avant 1962).

24 Ces parlers ont en outre un traitement spécial de /?/, réalisé /k/. Ce trait est commun à tous les parlers juifs de Tafilalet et du Draa. Certains en viennent à différencier le /k/ en le dépalatalisant en /tch/, évolution qui aboutit à /?/ au Tafilalet (s???ar pour s?kkar, sucre).

25 D’autres conservent la réalisation /k/ pour ? et ?. On retrouve ce trait en Algérie, dans les parlers dits montagnards des Trara et Msirda. À Safi, Marrakech, Azemmour, c’est une réalisation optionnelle, chez une partie de la population juive, appelée h?dra s?era, opposée à h?dra b?l qa?la (? ›/ ?/), comme à Fès, Meknès, etc.

26 Ces éléments d’enquête sont à verser au dossier non clos, du problème posé par le qaf et de ses réalisations. J’ai pour, ma part, avancé quelques hypothèses en ce qui concerne l’aire marocaine, en analysant les faits de substrat berbères.

27 De même, l’enquête a révélé une autre butte témoin de l’évolution qui pourrait compléter la chaîne qui, partant du relatif ?ldi, aboutit au prépositionnel diâl remplaçant le rapport d’annexion : au Tafilalet et Draa juifs on trouve la construction analytique /bnu li miy?r/ avec la particule. /li / (à) – « son fils à Meyer », et aussi de-li (qui est à moi), autrement dit : de+l+pronom affixe. Les parlers citadins ont diäli. Il y a de fortes chances que ce soit là un ou le maillon manquant.

28 Je voudrais signaler aussi les préformantes du présent de continuité en /a/ (Sefrou juif – Jbala, an?rfed « je porte » ; ad?rfed « tu portes ») /da / (Debdou, da-i-?öno « ils sont ») et, pour Tafilalet le paradigme, ti/te et ?a équivalent de /ka/ (ina ti-n??rf, nti ti t-??rf, huwa ta i??rf, « je sais, tu sais, il sait »).

7. Le substrat berbère

29 Il me semble que ces éléments sont de nature à enrichir le débat sur les effets du substrat berbère dans la formation des parlers arabes maghrébins. Ce débat, qui tourne court le plus souvent, pour des raisons de conditionnement idéologique ou culturel, conscient ou inconscient, doit avancer si l’on veut, un jour, pouvoir écrire une histoire scientifique de l’arabo-maghrébin. Les faits de lexique sont assez aisés à déceler. Par contre, les similitudes de structures et constructions des deux langues, ne sont pas toujours éclairantes : qui calque qui ? Et puis toutes deux appartiennent à une même grande famille chamito-sémitiqueL’enquête dialectale apporte des éléments concrets : on peut reconstituer théoriquement le cheminement qui, partant de la structure berbère analytique substantif /n/ substantif (afus-n-urgaz « la main de l’homme ») aboutit à l’yid dial ?rražel. Mais on est plus à même de parler de calque lorsqu’on se réfère à ba (ma) in-flan ou la particule -n- berbère est consacrée (Taza et Oriental) avant d’être substituée par /de/ ou /li/ di-li – diali > dial flän.

30 Car en définitive, la connaissance linguistique a tout à gagner à se pencher sans a-priori sur ce laboratoire privilégié qu’est le Maghreb, avec sa diversité dialectale et ses phénomènes de plurilinguisme dynamique, en évolution rapide sous nos yeux.

8. Influence de l’espagnol

31 Certaines communautés juives – mais pas toutes – ont connu un bilinguisme arabo-espagnol : Tétouan, Tanger, Asilah, El Ksar jusqu’à nos jours ; Fès, Meknès et Rabat-Salé, au cours des XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles.

32 Le rapport des parlers juifs à l’espagnol devait être cerné au plus près, en partant d’une approche historique (essai d’évaluation numérique des communautés au XVe-XVIe siècles sur la base des témoignages d’époque), sociologique, juridique et culturelle : poids des élites sépharades (?azmiyin) face aux b?ldiyin, importance du corps des rabbins juges (dayanim) des maîtres de s?la[21] (les verbes bezar et asakkar [22], d’étymologie hispanique sont assez largement diffusés). Les juifs d’Espagne ont fait triompher le code de Rebbi Yosef Caro [23] (XVIe siècle), donné de nombreux rabbins et lettrés. Ils ont même installé une éphémère imprimerie à Fès au XVIe siècle, apporté maintes innovations dans l’artisanat (bijouterie), dans le vocabulaire du mobilier (körtina, « rideau », sianto « siège »), l’habillement féminin z?lteta « jupe », la pâtisserie, la cuisine (masappan, fazuelos[24]).

33 Mais, d’une part, leur influence est restée limitée aux grandes capitales et aux ports. Draa et Tafilalet n’ont connu que des retombées indirectes, et le nombre d’hispanismes accumulé y est inférieur à la moyenne nationale des hispanismes dans les parlers musulmans [25]. D’autre part les beldiyin autochtones, avaient pour eux le nombre, l’afflux permanent des réservoirs du Sud, et aussi, leurs traditions, un esprit de corps (à Fès surtout) [26]: et un corps de rabbins solide et productif (voir les kabbalistes du Draa étudiés par Haïm Zafrani). Finalement la fusion juridique s’est faite, en réincorporant de larges pans du minhag (coutume) local (exemple : mariage et héritage à Fès où la bigamie avait repris, même chez des descendants de juifs ibériques) ou en juxtaposant des usages, ce qui se retrouve également dans le foisonnement des habitudes familiales (?ada), croisées à l’infini par les mariages.

34 Sur le plan linguistique, la ?akitiya s’est maintenue là où les villes avaient été vidées de leurs habitants par l’offensive ibérique des XVe-XVIe siècles (Tétouan, Asilah, Tanger) et repeuplées, plus tard, à partir de noyaux séfardi(s), qui purent y maintenir une position dominante : à Larache, Asilah, aux XVIIe et XVIIIe siècles, et surtout Tanger, libérée des anglais fin XVIIe siècle et repeuplée à partir de Tétouan. Il faut remarquer que, dans ces villes, la pratique de l’arabe, et du judéo-arabe des forasteros (litt. « étrangers à la ville ») juifs autochtones, a maintenu un bilinguisme certain : la ?akitiya est restée naturellement très ouverte à l’emprunt arabe (1500 mots recensés), davantage que le quota d’hispanisme maximum (# 400 à Fès, Meknès, Rabat…).

35 Mais, il faut ici le souligner une nouvelle fois, les hispanismes des parlers juifs ne sont pas tous spécifiquement juifs. L’arabe marocain entretient des rapports étroits avec l’espagnol depuis la phase de formation historique des deux idiomes : avec le mozarabe d’Espagne, à travers l’arabe andalou, avec le castillan à travers les échanges commerciaux – souvent, il est vrai, par le truchement des tordjman juifs. L’espagnol a été, pour le Maroc, une langue du rapport à l’Europe, une langue diplomatique y compris dans les relations avec l’Angleterre, pourtant bien influente à l’époque.

36 Enfin avec l’arrivée des Morisques, hispanophones (1610), des cités musulmanes comme Rabat ou Tétouan, ont connu une période de bilinguisme similaire à celle qu’avaient connue des communautés juives avec l’arrivé des réfugiés sépharades. Le record du nombre d’hispanismes dans un parler arabe n’est finalement pas détenu par un parler juif, mais par celui, musulman, de Tétouan et Tanger, et cela, avant même l’installation du Protectorat espagnol [27].

37 La mer, la marine, la pêche ont fourni également aux villes côtières, un corpus de termes hispaniques (k?lma m?rsawiya) – aussi bien aux parlers arabes que berbères.

9. Hébreu

38 Les parlers juifs ne sont finalement très spécifiques que pour les hébraïsmes : on s’en serait douté. Mais ce que l’on oublie souvent c’est que l’hébreu n’est pas une langue parlée pour les juifs marocains : le statut de l’hébreu était, naguère, celui d’une langue de culture savante, celle de l’étude, de l’école élémentaire (?la), de la yeshiva : langue des textes, de la prière. Encore que dans l’enseignement, les discussions se faisaient en arabe, en utilisant les traductions-calques (šar?). Chez les judéo-espagnols les traductions-calques formaient le ladino[28].

39 Le français a remplacé, largement, l’hébreu comme langue de culture (A.I.U.) [29]. L’hébreu reste la langue de la prière plus ou moins comprise. La fréquentation ancestrale des textes sacrés mémorisés a fourni tout un vocabulaire religieux, juridique et aussi philosophique, des termes abstraits, et des chevilles du langage : baddaï « bien sûr », kebar « déjà », afillo « au moins » ; et, à Fès, l’araméen de bine-bine « entre-temps ». L’étude de ce lexique impose, plus qu’ailleurs, une distinction entre les registres : langage des lettrés, langue moyenne des hommes, des femmes. Enfin, la lasöniya (?alasun? ou tadober?), argot, qui se voulait secret, des soukiers et commerçants juifs, réputé hermétique aux musulmans. Hermétique ? Voir ! Cet argot était pauvre et répétitif. Il est bien possible que certains mots s’en soient dégagés aux oreilles des clients ou collègues musulmans. J’ai essayé de relever les hébraïsmes passés dans l’usage des musulmans (évidement en excluant ceux du domaine sacré, assimilés par l’arabe classique) : Mazzal, ?ame?s, kašer, etc. ont été adoptés, parfois en changeant de sens. Ils appartiennent à un registre populaire. Duww??-ne (regarde-moi en cachette) est même vulgaire ; kuww?n (fais le mort) ne l’est pas. Ces derniers ne dérivent-ils pas de la lasöniya ? Ces mots vivront encore dans le parler marocain un temps indéterminé. Le dernier-né, kašer (mortadelle), a pris une autonomie qui lui garantit – à travers le fast-food – un succès considérable : non que le rabbinat ait imposé la kašrut à tous les épiciers musulmans, mais simplement parce que la mortadelle, autrefois kašer, ou simplement ?alal occupe un créneau commercial bien adapté : celui des sandwichs bon marché.

40 Nous sommes encore quelques milliers au Maroc à employer ces parlers judéo-arabes. Ailleurs, en Israël, des dizaines de milliers les connaissent, en usent, les transforment. Dans la diaspora de France, en Espagne ou au Canada, ils sont davantage objet de souvenir, sursaut de nostalgie…

41 Le bilinguisme français/judéo-arabe s’est traduit davantage par des interférences que par des emprunts et surtout par la substitution d’une langue à l’autre. La création de la première école de l’A.I.U., à Tétouan en 1864, ouvrait un conflit de civilisations, de cultures. Le judéo-arabe n’était pas en mesure de le livrer offensivement. Pourtant, il aura survécu jusqu’au XXIe siècle en s’appuyant sur sa seule inertie, sur la succession des générations, sur la vitalité du judaïsme marocain. À remplacer une langue par l’autre nous avons gagné modernité et efficacité… au prix d’une part de nous-mêmes.


Mise en ligne 08/03/2013

https://doi.org/10.3917/ls.143.0041

Notes

  • [1]
    N.D.R. : Simon Lévy est décédé en décembre 2011 et n’a pu malheureusement revoir ce texte. Nous avons tenu à le publier en respectant l’esprit de l’auteur.
  • [2]
    Simon Lévy, Parlers arabes des Juifs du Maroc : histoire, sociolinguistique et géographie dialectale, Instituto de Estudios Islámicos y del Oriente Próximo, Zaragoza ; 2009. Cette édition est disponible auprès du Musée du Judaïsme Marocain, 81, rue Chasseur Jules Gros, Casablanca-Oasis.
  • [3]
    Il faut dire que ce préjugé à la vie dure : en 1986 encore, Joseph Toledano, fort méritant et utile par ailleurs, citait abusivement magana (montre) et fota (serviette de toilette) parmi les hispanismes.
  • [4]
    Il s’agit du judéo-espagnol de Tanger, Tétouan, Larache, Chaouen, Al Ksar…
  • [5]
    On pouvait alors passer le baccalauréat « lettres » avec une épreuve d’arabe classique, et une autre, d’arabe dialectal.
  • [6]
    90000 juifs, sur 270000, ont émigré entre 1948 et l’Indépendance (1956). C’étaient les plus pauvres, souvent chômeurs. En 1962-1964, émigration légale :100000 départs ; en 1967, guerre des six jours :40000 départs…
  • [7]
    Brunot, Louis et Malka Elie : Textes Judéo-arabes de Fès ; Rabat, 1939 ; 408 p. ; Glossaire judéo-arabe de Fès ; Rabat, 1940 ; 141 p. ; Proverbes judéo-arabes de Fès ; Hesperis, 1937 ; p. 153-181. Pellat, Charles : Nemrod et Abraham dans le parler arabe des juifs de Debdou, Hesperis, 1952 ; p. 121-145.
  • [8]
    Cohen, David : Le parler arabe des juifs de Tunis. 2 tomes, Paris 1964/1975. Cohen, Marcel : Le parler arabe des juifs d’Alger, Paris, 1912.
  • [9]
    Y compris des écrits d’auteurs juifs tels que Yaacob-Moshé Toledano (Ner hama?arab, 1911) ou Isaac Abbou (Musulmans Andalous et Judéo-Espagnols, 1953).
  • [10]
    Hirschberg, H.Z. : A History of the Jews in North Africa. E.J. Brill, Leiden. 1974. 2 vol.
  • [11]
    Eisenbeth, Maurice : Les Juifs au Maroc, Alger, 1948.
  • [12]
    Ortega, Manuel L. : Los hebreos en Marruecos, Madrid, 1919.
  • [13]
    Laredo, Abraham I. : Berberes y Hebreos en Marruecos, Madrid, 1954, 245 p.
  • [14]
    Maïmonide, Moise : Epîtres, (trad. Jean de Hulster), Éd. Verdier, Lagrasse, 1983, 195 p.
  • [15]
    Corcos, David : The Jews under the Marinides ; Jewish Quarter ly Review, vol. 54, 1963-64, p. 271-287 ; vol. 55, 1964-1965, pp. 53-83 et 138-150.
  • [16]
    NdR. Quartiers entourés de murs où résidaient les Juifs marocains.
  • [17]
    Dans cet ouvrage, Maïmonide à Fès explique comment vivre, extérieurement, dans un islam apparent et accomplir, chez soi, les 613 commandements du judaïsme.
  • [18]
    Dhimma : « protection » par le pouvoir central ou local, en échange de la jizia impôt spécifique.
  • [19]
    Rawd al Qirtas de Ibn Abi Zar?, XIIIe siècle : voir : Roudh al Kartas. Histoire des souverains du Maghreb. Espagne et Maroc et annales de la ville de Fès, traduit de l’arabe par A. Beaumier, Paris, 1860. Al Jaznay, Hasan : Kitab zahrat al ?s fi bin?’ madinat Fas. édition bilingue par A. Bel, Alger, 1923.
  • [20]
    Pluriel de D?bdubi « habitant de Debdou ».
  • [21]
    Sla, « école », ainsi nommée parce que la synagogue (sla) l’abritait en dehors des heures de prière. Ses méthodes étaient proches de celles du msid.
  • [22]
    Bezar « apprendre à lire », asakkar, « lire le mot entier » et non syllabe après syllabe (bezar).
  • [23]
    Encore que la polygamie se soit maintenue, et « élargie » à bien des familles de ?azmiyin espagnoles d’origine.
  • [24]
    Masappan, ou qnad?l : gâteaux aux amandes (le nom arabe à Fez ; l’espagnol à Rabat) ; fazuelos : gâteau roulé (agriwz à Fez).
  • [25]
    Environ deux centaines, contre plus de 400 à Fès ou Meknès juifs.
  • [26]
    On sait que l’afflux espagnol après 1492 aboutit à Fès à une résistance, allant jusqu’aux affrontements physiques, et surtout aux synagogues séparées, comme Slat al Fassiyine, synagogue des fassis, donc « arabophone » restaurée par la Fondation du Patrimoine Culturel Judéo-Marocain.
  • [27]
    Le Vocabulario español-arábico del dialecto de Marruecos de Lerchundi (1re Édition 1892) retenait, avant même le Protectorat, des centaines d’hispanismes.
  • [28]
    Voir Sephiha, Haïm Vidal : Le judéo-espagnol du Maroc ou Hakitiya. On se référera pour ce parler à l’excellent Dialecto Judeo-Hispano-Marroqui o Hakitiya de José Benoliel, réédité en 1977 à Madrid.
  • [29]
    Les écoles de l’AIU avaient déjà un demi-siècle d’implantation à l’installation du Protectorat (1862-1912).
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