Couverture de LS_136

Article de revue

Josiane Boutet. Le pouvoir des mots. La Dispute, Paris, 2010. Compte rendu de Béatrice Fraenkel (EHESS)

Pages 139 à 141

English version

1Voici un ouvrage inhabituel dans notre univers académique : Le pouvoir des mots de J. Boutet tente avec succès un exercice difficile. L’idée est de proposer à un large public une série d’analyses et de réflexions sur l’efficacité des mots. Cet objectif principal s’accompagne de deux objectifs secondaires qui donnent tout son sens à l’entreprise : tout d’abord montrer ce qu’un linguiste peut faire face à une multitude de faits, d’événements, d’expériences langagières dont notre vie quotidienne est pétrie, ce qui revient à inviter les lecteurs à penser en linguistes. Puis, grâce au choix très astucieux des exemples, l’auteur fait la démonstration de ce qu’est un chercheur engagé dans la vie de la cité. Bref, voici un livre pédagogique sans être scolaire et militant sans être dogmatique.

2Josiane Boutet est connue pour ses nombreux travaux en sociolinguistique et en particulier pour sa contribution importante à l’analyse du langage au travail. Sa réputation d’enseignante n’est plus à faire : ses cours ont marqué et marquent toujours des générations d’étudiants, de chercheurs, de professionnels. Le pouvoir des mots est un défi qu’elle pouvait relever mieux que quiconque.

3L’ouvrage comporte une Introduction suivie de onze chapitres d’une vingtaine de pages chacun et d’une conclusion synthétique. Les chapitres ont des intitulés toujours construits de la même façon. Par exemple : Chapitre 1 « Une invasion euh une immigration » Les mots de l’inconscient ; Chapitre 5 « Casse-toi, pauv’con ! » Injurier ; chapitre 7 « Vive le Québec libre ! » Des mots influents. Un énoncé est à chaque fois mis en vedette suivi immédiatement d’une qualification qui annonce l’analyse qui va suivre. Ces titres intriguent, ils mêlent du langage courant sinon trivial à des termes savants, précis qui laissent entrevoir le type d’instruments présents sur la table de travail de la linguiste. Le chapitre 6 est particulièrement intéressant. Voici son titre : « Toi, ta mère… » Les joutes verbales. Cette cohabitation revendiquée d’une expression savante et d’une bribe de langue courante donne le ton de l’ouvrage : l’analyste prend volontiers dans son filet des paroles scandaleuses, des mots qui font mal ou au contraire qui galvanisent. Chaque chapitre illustre à sa façon un usage excessif de la langue.

4Plusieurs qualités doivent être soulignées : J. Boutet ne s’est pas embarrassée de références bibliographiques, de considérations épistémologiques, de présentations de corpus théoriques. On comprend très vite qu’elle cherche avant tout à éveiller chez ses lecteurs une réflexion sur ce que les mots leur font et sur ce qu’ils font avec les mots. Pour autant les analyses proposées sont denses, brassent des concepts fondamentaux comme ceux de performativité, de nomination, d’actes de langage, de rhétorique entre autres. Par ailleurs les énoncés qui servent de points de départ sont toujours contextualisés puis situés dans des familles de phénomènes langagiers comparables. Ainsi le chapitre sur les joutes verbales commence par une description de joute poétique en Sardaigne une nuit d’été, puis introduit des exemples d’échanges d’injures tirés d’un texte de Ruteboeuf, s’attarde sur les célèbres analyses de W. Labov et cite enfin des joutes de vannes recueillies par D. Lepoutre en 1997. Ce brassage de faits est en lui-même une des grandes richesses du livre car ces rapprochements provoquent la réflexion, invitent à sortir des stéréotypes habituels. C’est aussi le cas du chapitre 9 qui part du « Vive le Québec libre ! » du général de Gaulle passe par « I have a dream » de Martin Luther King puis continue par une traversée d’énoncés publicitaires, de campagnes pour la fondation de l’abbé Pierre. J. Boutet trace ainsi des parcours personnels, associe des phénomènes selon des critères qui peuvent nous convaincre mais aussi nous surprendre et pourquoi pas nous laisser perplexes.

5Avant de conclure, exprimons un regret qui concerne la question de la « magie des mots » et les références aux travaux des anthropologues. C. Levi-Strauss a ouvert un débat important sur l’efficacité symbolique en 1949 qui n’a cessé depuis d’animer les réflexions des ethnologues sur l’efficacité des pratiques langagières. Sans lui donner trop de place, il eut été utile de le signaler.

6nfin, nous partageons avec J. Boutet, l’admiration vis-à-vis du tract et autocollant « Rêve Générale » dont l’analyse vient à la fin de l’ouvrage. L’auteur s’interroge sur son origine. Il s’agit d’une création du graphiste militant Gérard Paris-Clavel dont l’agence « Ne pas plier » (Ivry sur Seine) est l’un des lieux de résistance et de création les plus actifs de notre pays et qui a aussi produit le très remarqué « Je lutte des classes ». Que ce « livre politique de linguiste » (p. 21) s’achève par une création politique de graphiste donne un éclairage rétrospectif à l’ensemble du projet : « le pouvoir des mots » est un livre qui incite aussi à s’en saisir.


Mise en ligne 06/07/2011

https://doi.org/10.3917/ls.136.0139
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