Synthèse
1 Ce long et riche ouvrage est incontestablement la synthèse la plus complète qui ait été écrite sur la langue franque en Méditerranée, bien plus riche et détaillée que le livre qu’Hildo Honório do Couto a consacré à la question (Couto 2001). Le long article de Laura Minervini (1996) qui eut en son temps le mérite de faire le point sur la langue franque en Méditerranée mettait en œuvre une approche essentiellement philologique, c’est-à-dire à mi-chemin entre l’histoire extérieure et la linguistique. Dans son livre, Jocelyne Dakhlia aborde la question de la langue franque sous tous les angles possibles et imaginables en s’aidant d’une grande variété de disciplines. L’auteur se distingue avant tout par sa rigueur d’historienne et par l’exhaustivité d’une archiviste, cherchant à débusquer à travers les témoignages des voyageurs, des religieux ou des captifs les témoignages sur la langue franque, véhiculaire de contact entre deux mondes en relation de belligérance ou d’échange commercial : la chrétienté occidentale et l’Islam de l’aube des Temps modernes au XIXe siècle.
2 Pourtant, Lingua franca n’est pas seulement une recherche historique. L’auteur se lance souvent dans des réflexions de sociolinguistique, notamment en ce qui concerne la perception et la valorisation de la langue dans une perspective interne (locuteurs) ou externe (simples témoins). Elle s’aventure aussi dans une discipline qu’on hésite à qualifier de psycholinguistique et qui apparaît bien plutôt comme une méditation parfois essayiste sur les enjeux de la langue dans le jeu de miroir entre le Même et l’Autre, entre l’Occident chrétien et l’Islam maghrébin.
3 La conjonction de ces points de vue donne lieu à un cheminement rigoureux qui mène de la présentation des sources où est évoqué le terme de « langue franque » (ch. I) à une analyse des modalités de la communication recourant à ce véhiculaire de contact (ch. II), puis à une description de la perception qu’en avaient les voyageurs occidentaux (ch. III) et les Musulmans (ch. IV). L’étude continue par une analyse de la visibilité de la langue franque dans l’espace social des États barbaresques (ch. V). Vient ensuite un chapitre (ch. VI) qui apparaît comme une palinodie puisqu’il nuance la pertinence de la notion de langue franque dans des contextes où d’autres langues pouvaient assumer la fonction de véhiculaire de contact : espagnol et portugais en Occident, dialectes italiens en Orient. Le chapitre VII s’intéresse aux réfractions de la langue franque en Europe occidentale, notamment au théâtre. La fameuse scène du grand mamamouchi dans le Bourgeois gentilhomme reçoit ici un éclairage fort intéressant (p. 315-319). En effet, cette mascarade macaronique est resituée dans le contexte d’autres « turqueries » en vogue à la même époque (p. 313- 315 ; 319-328). Le chapitre VIII analyse les processus d’hybridation linguistique qui donnent lieu à divers métaplasmes de mots occidentaux en bouche orientale ou au contraire à l’adaptation approximative de mots arabes dans les langues européennes. Curieusement, l’auteur désigne ces emprunts lexicaux du nom inadéquat de créolismes (p. 339). Pour finir, le chapitre IX est une analyse du statut pragmatique de cet idiome « langue commune, langue universelle et langue de l’autre » (c’est le titre même de ce chapitre). L’ouvrage s’achève par un passage en revue des derniers échos de la langue franque au XIXe siècle, notamment dans le contexte de l’Algérie coloniale où elle reçut le nom de sabir.
Discussion
Langue franque, idiome ouest-méditerranéen ou panméditerranéen ?
4 L’une des thèses soutenues par l’auteur est l’existence d’une langue franque constituée qui ne saurait, selon elle, être réduite à un pidgin à géométrie variable ni à un « jargon de fortune », comme l’appelle Claude Hagège cité en introduction (p. 18). La connaissance profonde qu'elle possède de l’histoire du Maghreb aux Temps modernes (XVIe-XIXe siècles) lui permet d’abonder en exemples précis et convaincants de l’usage de la langue franque en Méditerranée occidentale, dans les États barbaresques notamment. En revanche, la visibilité de cet idiome est beaucoup plus sujette à caution dès lors qu’on aborde les côtes de la Méditerranée orientale. L’auteur reconnaît la discrétion et l’évanescence de la langue franque au Levant (p. 59). Elle partage nos réserves quant à la pertinence du terme « langue franque » pour désigner l’idiome utilisé dans le registre de compte chypriote édité par Jean Richard (Richard 1962 : 15 ; 22-23). Néanmoins, elle tente de modérer notre scepticisme en nous reprochant de façon imagée de « jeter le bébé avec l’eau du bain » (p. 44).
5 Nous voudrions relancer le débat sur la question de la présence de la langue franque en Méditerranée orientale (Aslanov 2006 : 16-26). L’un des problèmes que posent les témoignages avancés pour prouver que le Levant participe aussi de ce phénomène tient à ce que ces documents émanent d’Occidentaux qui plaquent probablement leur expérience du Ponant méditerranéen sur la perception qu’ils ont du Levant. Évoquant le texte du religieux espagnol Juan de Encina qui séjourna en Terre Sainte en 1534, Jocelyne Dakhlia tente de démontrer qu’en Orient aussi on employait la langue franque (p. 52-53). Or cet Espagnol provenant d’un horizon linguistique éminemment habitué au contact entre Chrétiens et Maures a fort bien pu réinterpréter la spécificité levantine à l’aune de ses expériences occidentales. Racontant rétrospectivement son pèlerinage en Palestine, le prêtre espagnol s’est très vraisemblablement rappelé les modalités qui présidaient à la communication entre chrétiens hispanophones et arabophones maghrébins.
6 Il semble que cette extension abusive de la notion de langue franque à l’Orient de la Méditerranée résulte d’une équivoque résultant de la polysémie du terme lisãn al-faranj qui peut nommer n’importe quelle langue parlée par des Francs (Occidentaux) perçus d’un point de vue levantin. Mais les horizons maghrébins ne sauraient par définition être considérés comme levantins. C’est si vrai que même les Occidentaux cessaient d’être des faranj dès lors qu’ils étaient perçus depuis les horizons barbaresques ou marocains. Vus de Tunis, d’Alger ou de Salé, ceux qu’on appelait « francs » à Constantinople, Beyrouth ou Alexandrie devenaient des Roumis, c’est-à-dire des « Romains ». En Orient, ce terme de r?m? n’était pas de mise, car il servait à désigner le Grec en vertu de la perception de l’Empire byzantin comme la continuation de l’Empire Romain. Mais en Occident, cette spécialisation sémantique qui assimile le r?m? au Grec n’avait pas lieu d’être, de sorte que r?m? était disponible pour désigner le Chrétien, quelle que fût son origine ou sa langue.
7 Dans le champ clos du face à face entre Occidentaux et Musulmans de l’Occident du monde arabe, les amalgames qui présidaient au contact entre Francs et Levantins étaient beaucoup plus rares qu’en Méditerranée orientale. Les diverses langues romanes étaient perçues avec davantage de netteté et de distinction. Non seulement, l’espagnol, l’italien, le portugais ou le français étaient reconnus dans leur spécificité, mais en plus, ces langues nationales se différenciaient clairement de la langue franque, irréductible à tout autre idiome occidental.
8 Les autres preuves que l’auteur tente d’apporter pour défendre le point de vue de l’extension de la langue franque à toutes les rives de la Méditerranée posent un certain nombre de problèmes. Ainsi les exemples de langue franque tirés du Roman de Baïbars ne sont pas probants, car ils consistent presque tous en fragments d’italien : figlione ; padre ; buon cavaliere ; ala techta (alla testa avec l’accent napolitain) ; ammentare la cabeza (p. 265). La présence du terme ibéro-roman cabeza dans ce microsyntagme ne doit pas nous troubler. En effet, il pourrait fort bien s’agir d’une manifestation de la confusion entre l’italien et l’une des langues ibéro-romanes transplantées dans l’Empire ottoman à partir du début du XVIe siècle : judéo-espagnol ; (judéo-) portugais ; variété aljamiada de l’espagnol.
9 Le témoignage tripolitain cité à la page suivante n’est pas plus crédible car il est rapporté par des religieux catholiques qui ont fort bien pu plaquer des stéréotypes occidentaux en attribuant au pacha de Tripoli des paroles en langue franque (p. 266). Du reste, Tripoli est un cas limite car même si ce port se situe géographiquement dans la partie orientale de la Méditerranée, il appartient à cette époque (1794) à l’horizon géopolitique des États barbaresques où la langue franque est bien attestée.
10 L’exemple suivant consiste à rappeler l’emploi de bueno/ bono/ bûnû en divers contextes levantins (p. 266). C’est un peu léger pour en déduire quoi que ce soit de tangible sur la présence de la langue franque en Méditerranée orientale. Avec une honnêteté intellectuelle qui est tout à son honneur, l’auteur reconnaît du reste que ce mot de bono est une « simple empreinte lexicale, peut-être des plus superficielles » (ibid.). Du reste, Dakhlia est presque disposée dès la page suivante (p. 267) à admettre que le Levant et le Ponant ressortissent à deux cas de figure bien différents. Elle affirme en effet qu’en Méditerranée orientale, la langue franque « est usitée en parallèle, sinon en concurrence, avec des langues nationales employées comme langues véhiculaires ». On a l’impression qu'elle cherche à combiner notre thèse de l’absence de langue franque au Levant avec des vestiges de la doxa héritée qui stipule que cette langue rudimentaire est une constante panméditerranéenne. Or cette hybridation des deux théories est étrange, car on s’explique mal la fonction d’un véhiculaire de contact si les langues constituées sont disponibles pour assumer ce rôle. L’histoire des langues enseigne que les modalités de la communication s’accommodent mal de luxes superflus et de doubles emplois. Un peu plus loin (p. 268), l’auteur fournit un autre témoignage de langue franque en Orient (Rama, c’est-à-dire Ramleh en Terre sainte en 1697), mais une fois de plus, on perçoit que le vecteur de cette langue fantomatique est en fait un descendant de Morisque dont l’espagnol est assimilé à la langue franque. Ce ne serait certes pas la seule fois que l’espagnol transplanté en Orient a été malencontreusement confondu avec la langue franque. Le même quiproquo est survenu quand les Occidentaux sont entrés en contact avec les Sépharades hispanophones de l’Empire ottoman (Aslanov 2006 : 21-22). Dans les deux cas – locuteurs juifs ottomans du judéo-espagnol ou Morisques hispanophones transplantés en Orient – la différence linguistique entre l’espagnol péninsulaire et les provignements de l’espagnol en Terre d’Islam ont incité des Occidentaux à prendre pour la langue franque ce qui n’était en fait qu’une variété turquifiée (judéo-espagnol) ou arabisée (haquetía [1] et espagnol aljamiado) du castillan.
11 J. Dakhlia suggère élégamment une solution de compromis entre les thèses adverses de l’existence ou de l’inexistence de la langue franque en Méditerranée orientale quand elle affirme que la différence entre le Ponant et le Levant tient à ce que dans le premier cas, les groupes seraient « labiles », mais non le truchement de communication, caractérisé par sa stabilité. En Orient, en revanche, les groupes et les ethnies seraient bien constitués, mais « le truchement (…) devient l’élément labile » (p. 267). Cette pirouette dialectique aboutit en fait à ravaler la langue franque en Orient au statut de jargon de fortune à géométrie variable, thèse que l’auteur réfutait dans l’introduction. Pour notre part, nous persistons à penser que ce truchement labile en Orient est bel et bien de l’italien en bouche levantine, un italien plus ou moins bien maîtrisé, parfois déformé à l’envi, mais de l’italien malgré tout.
12 D’une manière générale, il semble que J. Dakhlia élargisse trop généreusement la notion de « langue franque » aux langues romanes de plein droit maîtrisées par les Musulmans. Si des galériens mauresques ayant croupi dans les chiourmes de la marine royale ont assimilé le français, pourquoi ne pas considérer leur compétence linguistique comme une connaissance de la langue de Rabelais plutôt qu’une maîtrise de la langue franque ? Dakhlia résout ce dilemme en affirmant qu’un même individu pouvait fort bien connaître des langues romanes constituées en plus de la langue franque, utilisée dans des situations de communication bien précises (p. 298), notamment lorsque des renégats chrétiens convertis à l’Islam ne souhaitaient pas court-circuiter les modalités habituelles de la communication entre chrétiens et musulmans.
13 Enfin, l’auteur se laisse emporter par son enthousiasme quand elle projette sur le turc osmanl? lui-même les phénomènes de bigarrure qu’elle a constatés à propos des langues romanes dans les zones de contact entre Chrétiens et Musulmans (p. 287). Manifestement, le jeu de miroir de la confrontation entre les deux mondes s’est montré vertigineux au point de donner lieu à une confusion entre deux modalités fort différentes de l’hybridation linguistique. Comment en effet mettre la langue franque, véhiculaire de contact résultant de la simplification du système linguistique roman avec le turc, langue de fusion au sens où l’entendait Max Weinreich (1980 : 28-44), et non dénominateur commun entre langues en contact ?
Questions de linguistique
14 Comme nous l’avons signalé ci-dessus, Lingua franca est avant tout un ouvrage d’histoire largement ouvert à la sociolinguistique historique. Cette orientation méthodologique explique la discrétion des analyses proprement linguistiques des échantillons de langue franque qu’on y trouve cités çà et là. La portion congrue réservée aux sciences du langage ne doit pas à proprement parler être considérée comme une lacune, car on ne saurait décemment demander à des historiens d’empiéter sur les plates-bandes des linguistes. Nous voudrions profiter de cette tribune pour développer quelques considérations amorcées en d’autres lieux (Aslanov 2006 : 22-24) sur certaines caractéristiques qui se font jour à travers les témoignages de la langue franque.
15 L’un des paradoxes de la langue franque tient à ce qu’elle utilise systématiquement l’infinitif à la place des formes conjuguées du verbe. Or l’infinitif est une catégorie presque inconnue de l’arabe, langue éminemment présente à l’arrière-plan de presque toutes les situations de contact où la langue franque était de rigueur. Du point de vue syntaxique, le masdar, forme-racine du verbe arabe, ne fonctionne pas comme un infinitif verbal, mais bien plutôt comme un nom d’action. En un sens, le masdar est plus nominal et moins verbal que ne l’est l’infinitif des langues romanes ou de presque toutes les autres langues indo-européennes. Cet infinitif caractéristique du type linguistique indo-européen est susceptible d’assumer des fonctions verbales dans le cadre des propositions nominalisées et dans certaines langues, il est même capable d’exprimer le temps, l’aspect et la diathèse, comme un verbe de plein droit auquel manquerait la faculté d’exprimer la personne.
16 Étant donné l’absence flagrante de l’infinitif dans l’une des langues en contact avec la langue franque, il paraît difficile de comprendre pourquoi le véhiculaire de contact à base romane réduit systématiquement le noyau verbal de la phrase à un infinitif. Serait-ce la manifestation d’un universel linguistique qu’on observe dans les créoles à base romane (française, espagnole ou portugaise) ou germanique (anglaise et néerlandaise) du Nouveau Monde ou de l’Océan Indien ? Certes les créoles à base d’arabe qu’on rencontre en Afrique orientale (nubi au Kenya et en Ouganda et juba au Sud du Soudan) pratiquent également le nivellement du paradigme moyennant la neutralisation de la marque morphologique de la personne. Mais ces verbes uniformes résultent de l’élargissement d’une des personnes du paradigme à toutes les personnes (la première personne du singulier en juba) et non de l’emploi d’un infinitif inexistant dans le système de la langue arabe.
17 Une autre divergence marquante entre la langue franque et l’arabe tient au fait qu’à la différence de cette dernière langue, le véhiculaire de contact méditerranéen n’a pas l’habitude de former des phrases à copule zéro. La forme employée pour marquer l’articulation entre le thème et le rhème est star, avatar de l’espagnol estar, employé même là où l’espagnol emploierait justement la copule ser exprimant une qualité permanente. Cette étrange distorsion dans l’emploi de la copule rappelle du reste les décalages qu’on peut constater entre l’espagnol et le portugais. Comme cette dernière langue possède un système tripartite de copules (ser ; estar ; ficar), l’opposition binaire entre les qualités permanentes et transitoires est parfois brouillée, de sorte que les lusophones emploient ficar là où l’espagnol userait estar, et estar là où on dirait ser en espagnol : ex. portugais esta (ta) certo « c’est vrai » contre espagnol es cierto, même signification. Par conséquent, l’emploi de star comme copule universelle fait penser à une interférence d’une langue romane à l’autre bien plus qu’à l’impact de l’arabe sur une langue romane. Certes, l’arabe n’est pas la seule langue d’Islam à s’être trouvée en contact avec la langue franque. Le turc aussi a jadis participé à la confrontation linguistique entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman. Or la particule d’existence dir/dirler du turc n’apparaît qu’à la 3e personne ou elle n’est d’ailleurs pas obligatoire.
18 De ces considérations, il résulte que l’emploi de star comme copule universelle est vraisemblablement un moyen de faciliter la communication entre locuteurs de diverses langues romanes bien plus qu’un truchement né de la convergence ou de l’hybridation entre l’arabe ou le turc d’une part et les langues romanes d’autre part. Ce fait mérite d’être souligné, car il pourrait relativiser la part de la confrontation ou du contact entre Islam et chrétienté dans le processus de cristallisation de la langue franque en Méditerranée occidentale. Qui sait si ce jargon n’est pas né du contact entre captifs chrétiens locuteurs de diverses langues romanes plutôt que de la nécessité de pallier le manque de communication entre chrétiens et musulmans ? Cette hypothèse a été rejetée par Dakhlia sous le prétexte que la langue franque n’est pas « le produit mécanique des langues en contact en Méditerranée, leur résultante géométrique » (p. 377). Mais l’histoire des koinéisations révèle que celles-ci sont loin d’obéir au principe de symétrie. Bien mieux, cette façon de trouver un horizon linguistique entre les captifs rappelle quelque peu le processus de créolisation qui se manifesta vraisemblablement entre les esclaves africains déportés dans le Nouveau Monde depuis diverses régions d’Afrique. Comme les créoles des îles, la langue franque a sans doute commencé son existence comme un moyen de communication entre compagnons d’infortune avant de devenir un outil d’échange entre les geôliers et leurs prisonniers.
19 Du reste, Jocelyne Dakhlia a suffisamment démontré que bien des Musulmans des États barbaresques étaient des renégats parfaitement capables de s’exprimer dans leur langue romane d’origine, même si pour des raisons stratégiques ils s’entêtaient à recourir à la langue franque (p. 375-377). Cela confirme encore que la langue franque est une affaire interne à la Romania bien plus qu’un cocktail linguistique transcendant la frontière entre monde romanophone et monde arabophone ou turcophone. Cette impression selon laquelle la langue franque serait un potpourri panroman ressort très nettement d’un examen du bref glossaire que l’auteur a pris soin d’apposer en appendice du livre (p. 569-572). Un grand nombre d’articles réunis dans ce glossaire apparaissent comme des binômes ou des trinômes dans lesquels un même mot est réfracté en espagnol et en italien ou bien en espagnol et en espagnol francisé. Ainsi le mot « foi » apparaît sous la forme italienne fede (avec une étrange variante fide qui n’est attestée dans aucune langue romane et qui ressemble à un latinisme) ainsi que sous la forme ibéro-romane fe (p. 570). La présence des variantes ibéro-romane et italo-romane d’un même lexème confirme l’impression que la langue franque fut initialement une passerelle de communication entre locuteurs des divers idiomes romans. C’est par la suite que ce véhiculaire de contact panroman aurait trouvé un terrain d’application dans l’échange linguistique entre Chrétiens et Musulmans en Méditerranée occidentale. Le fait même que bien des barbaresques fussent d’ascendance chrétienne (corse ; sarde ; italienne ; espagnole) expliquerait cette transition de la langue des captifs chrétiens à la langue d’échange entre les captifs et leurs geôliers.
20 Nous avons signalé ci-dessus que l’emploi systématique de star là où l’espagnol même emploierait plutôt estar rappelle des phénomènes analogues en portugais. S’agit-il d’une simple rencontre fortuite entre langue franque et lusophonie ? Ou bien convient-il de creuser cette isoglosse ? Or il se trouve que ce n’est pas le seul point commun entre langue franque et portugais. Le fait que comme ce dernier idiome, la langue franque emploie volontiers le verbe parlar là où une autre langue romane emploierait le verbe dire constitue une ressemblance frappante entre les deux langues. Je me réfère notamment à l’une des phrases typiques mentionnées dans le glossaire : no parlar que estar malato « ne dis pas que tu es malade » (p. 570). Curieusement, cet emploi rappelle certaines utilisations du verbe falar en portugais, dans sa variété brésilienne notamment.
21 Est-ce à dire que dans sa phase de cristallisation, la langue franque s’est développée à partir d’un noyau ou d’une base portugaise ? Cette hypothèse vaut sans doute pour le Maroc où la présence portugaise se maintint fort longtemps à Tanger, Ceuta, Mazagan et un peu moins longtemps à Mogador. Ou bien faut-il voir dans ces ressemblances entre les deux langues le résultat d’une influence tierce ? On peut également penser que tout comme le portugais, la langue franque occupait un statut marginal ou une position subalterne par rapport aux patrons du castillan, langue hégémonique et centrale au sein de la nébuleuse des parlers ibéro-romans ? À moins qu’il ne faille voir dans ces phénomènes aberrants qui consistent à employer le verbe star/estar à tort et à travers et à confondre dire et parler, des créolismes au sens typologique et phénoménologique du terme. Le fait que ces phénomènes constatés en portugais se rencontrent tout spécialement en portugais du Brésil pourrait expliquer la raison de la ressemblance entre portugais et langue franque : dans les deux cas, il s’agirait d’une surévolution – d’aucuns diraient « créolisation » – affectant une base ibéro-romane. Ici et là, la divergence et l’aberrance seraient dues à l’impact de facteurs externes tels que l’horizon alloglotte des usagers de la langue : langues africaines parlées par les esclaves dans le cas du portugais du Brésil ; arabe, turc ou italo-roman dans le cas de la langue franque. Cette convergence des franges extrêmes de la Romania ou plutôt de l’Ibero-Romania relance la question des « nouvelles Romanias », celles qui ne dérivent pas directement du latin vulgaire, mais des idiomes qui en sont eux-mêmes l’aboutissement.
Conclusion
22 Même s’il n’a qu’un rapport tangent avec la linguistique, un peu moins tangent avec la sociolinguistique, Lingua Franca fera date car il fournit matière à réflexion aux linguistes et aux sociolinguistiques. Même si cet ouvrage persiste à entretenir le mythe de la diffusion de la langue franque en Méditerranée orientale, il a par ailleurs le mérite de dissiper des idées préconçues sur les modalités de la communication en Méditerranée occidentale. Malgré les ressemblances typologiques ou phénoménologiques qui se manifestent çà et là entre la langue franque ouest-méditerranéenne et les créoles des îles, nul doute que la lecture de ce livre est en mesure d’immuniser contre la tentation de voir dans le véhiculaire de contact méditerranéen la base des créoles d’Afrique, d’Amérique ou de l’Océan Indien. [2]
23 En dehors de son intérêt évident pour les linguistes qui y trouveront de quoi alimenter leurs réflexions et documenter leurs recherches, Lingua franca est un livre fort agréable à lire, car il restitue de façon captivante l’atmosphère si particulière des bagnes barbaresques et autres lieux de contact entre riverains de la Méditerranée occidentale. Le lecteur se laisse facilement entraîner dans ce vagabondage de part et d’autre de la frontière entre les deux mondes en contact, à travers les siècles et tout le long du littéral nord-africain (du Maroc à la Tripolitaine). Cet éloge portant sur la convivialité du livre n’enlève rien à sa valeur scientifique à une époque où l’on constate trop souvent que les ouvrages hautement spécialisés sont écrits sans aucun effort d’esthétique. Fort heureusement, Lingua franca sait instruire le chercheur et charmer l’honnête homme.
Références bibliographiques
- Aslanov, C. (2006), Le français au Levant jadis et naguère : à la recherche d’une langue perdue, Paris, Honoré Champion.
- — (2008), La haquetía entre hispanidad y aloglotismo : divergencia y convergencia, El Presente 2, p. 209-222.
- Couto, do H.H. (2001), A Língua Franca Mediterrânea : Histórico, Textos e Interpretação, Brasilia, Plano Editora.
- Granda, G. de (1978), « Un planteamiento sociohistórico del problema de la formación del criollo portugués de África occidental », Estudios lingüísticos hispánicos, afrohispánicos y criollos, Madrid, Gredos.
- Minervini L. (1996), La lingua franca mediterranea. Plurilinguismo, mistilinguismo, pidginizzazione sulle coste del Mediterraneo tra tardo Medioevo e prima età moderna, Medioevo romanzo, 20, p. 231-301.
- Richard J. (1962), Documents chypriotes des Archives du Vatican, Paris, Librairie Orientaliste Paul Geuthner.
- Weinreich M. (1980), History of the Yiddish Language, trad. S. Noble, Chicago-Londres, The University of Chicago Press.