Notes
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[1]
Il faut noter que les premières études interactionnistes réalisées dans le contexte juridique n’avaient pas de visée d’application des résultats de recherche ; elles décrivaient des situations de communication qui faisaient appel à des expériences et des compétences particulières et à la manière avec laquelle les individus s’y soumettaient (voir par exemple Atkinson et Drew (1979), Drew et Heritage (dir.) (1992), Prince (1981)).
-
[2]
Par exemple, le groupe de Birmingham à Aston University offre des cours d’été, des formations et une mise en commun de textes et d’expériences. Voir <http://www.iafl.org/>.
-
[3]
Cette application vise principalement les domaines juridique, médical, administratif, médiatique ainsi que l’organisation du travail dans les entreprises. Pour le domaine francophone, voir par exemple les Carnets du Cediscor publiés aux Presses de la Sorbonne Nouvelle et le colloque ADDS (Analyse de discours et demande sociale) tenu à Paris à l’automne 2008.
-
[4]
Il s’agit bien ici de format, c’est-à-dire de code de présentation, et non de contenu. Voir plus loin la section sur les considérations éthiques.
-
[5]
Il en va de même pour l’appareil judiciaire et l’enquête policière (voir à ce sujet Laforest, Blais et Saint-Yves, 2007).
-
[6]
Ce principe m’amène à demander systématiquement un avis sur l’analyse proposée à un collègue qui, d’une part, peut relever les imprécisions ou les formulations jargonneuses, et, d’autre part, m’indiquer les faiblesses qu’un autre analyste pourrait relever.
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[7]
Dans tous les cas où j’ai eu à répondre à une demande de service provenant d’un avocat (ou de son client), c’est le hasard qui a été à l’origine de la prise de contact : les listes d’experts de l’Université Laval, le relais de collègues, etc. Il s’agissait d’individus qui postulaient que la recherche en analyse de discours pouvait apporter un éclairage spécifique, complémentaire à un problème. Pour toutes ces expertises, j’ai été rémunérée, ainsi que mes assistants lorsque l’ampleur de la tâche le justifiait.
-
[8]
Cette étude a été réalisée avec la collaboration d’Annie Bergeron.
-
[9]
L’analyse a été discutée avec Marty Laforest de l’Université du Québec à Trois-Rivières.
-
[10]
Cette expertise a été entreprise en collaboration avec Guylaine Martel de l’Université Laval.
-
[11]
Pour cette recherche, j’ai eu l’aide de plusieurs assistants, dont Sarha Lambert et Gynette Tremblay ; Marty Laforest, de l’UQTR, a validé la démarche, le questionnaire et le texte final.
1 Parmi toutes les activités humaines, l’exercice du droit regroupe sans doute celles qui convoquent le plus fondamentalement et stratégiquement la parole. Qu’il s’agisse de la production des codes de lois (rédaction des lois et des textes explicatifs, jurisprudence…) ou de leur interprétation en contexte, tout est discours. Qui plus est, dans la pratique, tout est confrontation de discours opposés, la défense et l’accusation se devant de présenter des positions adverses. En conséquence, il faut reconnaître que la réalité des juristes est essentiellement discursive et s’appuie sur une expérience quotidienne de l’argumentation, partant de la saisie du litige et de l’énoncé de l’accusation jusqu’à la prononciation du verdict en passant par la présentation de la preuve et l’interrogation des témoins.
2 Cela est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de « crimes de paroles », c’est-à-dire lorsque ce sont les propos eux-mêmes (et leurs auteurs bien sûr) qui sont au centre du litige. Les domaines de l’interdit langagier sont réglementés dans divers codes de lois civils ou religieux, mais pour clairs que soient les codes, les interprétations du dicible et de l’indicible, des circonstances atténuantes ou aggravantes, des préjudices ou des bénéfices que chacun en tire sont aussi multiples que subjectives.
3 La matérialité discursive de l’appareil juridique étant posée, il est cependant étonnant que les praticiens du droit aient considéré longtemps que leur expérience dans l’interprétation des faits de langue était adéquate et qu’ils pouvaient faire l’économie de connaissances spécialisées en sciences du langage. Or, pour contrer cette lacune, des pratiques professionnelles ou académiques qui appliquent les sciences du langage au domaine juridique [1] se développent depuis quelques décennies sous différentes appellations : jurilinguistique, linguistique juridique, linguistique judiciaire, forensic linguistics… La forensic linguistics se construit, dans la lignée des travaux de Atkinson (1992), Coulthard (1994, 2005), Coulthard et Johnson (2007), Ehrlich (2001), McMenamin (2002), Prince (1981) notamment, et fait même école [2]. Le domaine d’expertise est vaste, mais la méthodologie devient de plus en plus balisée au fur et à mesure que les expériences se multiplient. Multidisciplinarité, transdisciplinarité, concertation ou consultation, la rencontre entre les juristes et les linguistes définit de part et d’autre un niveau d’interprétation nouvellement situé.
4 Dans le champ de l’exploration linguistique du domaine juridique, se côtoient schématiquement trois sous-ensembles de recherche. D’abord, il y a tout ce qui a trait à la rédaction même des textes de loi et à leur traduction, et qui s’inscrit dans une démarche d’anticipation des interprétations potentielles des énoncés. Se développent aussi des recherches qui concernent la validité de la preuve fondée sur les productions discursives des témoins ou des accusés, dans des causes où le litige n’est pas langagier : reconnaissance de la voix ou du style d’écriture de l’accusé, évaluation des procédures d’interrogatoire des enquêteurs et de la sincérité des témoins et des prévenus. Finalement, les discours litigieux aussi sont analysés, qu’il s’agisse de l’interprétation d’énoncés préjudiciables (la diffamation par exemple) ou de la ressemblance entre deux textes (le plagiat). C’est ce domaine des discours litigieux que j’explorerai. Mon objectif est de rendre compte de demandes d’expertises auxquelles j’ai répondu et des outils conceptuels et méthodologiques qui ont été déployés pour qu’un avocat trouve une réponse satisfaisante à sa question. Pour ce faire, je situerai brièvement ma conception de la recherche en analyse du discours appliquée au domaine juridique. Puis je présenterai quelques études de cas qui concernent respectivement un acte de langage, la similarité de deux textes, l’émission d’un reproche en public, et l’évolution du sens et de la perception de mots qui caractérisent le couple.
Cadre général de l’intervention dans le domaine juridique
5 Dans la foulée de réflexions sur le rôle des chercheurs dans la société, des efforts considérables ont été déployés pour identifier de nouvelles formes d’application aux travaux qui sont issus des sciences du langage [3]. Certaines de ces applications s’inscrivent dans une forme de recherche de service, dont les prémisses sont définies de l’extérieur, c’est-à-dire par une instance, un individu, un organisme indépendant de notre pratique et de notre domaine de recherche (Vincent, 2009). Autrement dit, la problématique de recherche est définie au regard d’une question formulée par un citoyen qui attend une réponse présentée dans un format qu’il définit [4]. Dans la plupart des cas, le problème posé concerne l’interprétation potentiellement multiple du sens des énoncés, des intentions qui sont sous-jacentes à leur production et des valeurs qu’ils véhiculent. Or, l’appareil juridique repose en grande partie sur de telles interprétations [5].
6 Au fur et à mesure que j’ai accepté de répondre à des demandes de services dans le domaine juridique, j’ai précisé certaines postures de recherche, dont le postulat de base sur lequel repose mon intervention : l’analyse de discours est un champ d’expertise multidimensionnel mais autonome de considérations prescriptives ou morales qui seraient dictées de l’extérieur, par l’appareil juridique par exemple. C’est pourquoi je considère que des connaissances dans le domaine juridique non seulement ne sont pas requises de la part de l’analyste, mais qu’elles pourraient influencer, voire trahir la perception ou l’interprétation des résultats. Autrement dit, ce n’est pas de mon ressort de conclure qu’il y a eu diffamation, outrage ou atteinte à la vie privée, ces catégories n’appartenant pas à ma discipline. En revanche, je peux conclure qu’il y a eu un acte de menace ou d’insulte, avec ou sans atténuateurs ou intensificateurs. Je n’ai pas non plus à conclure qu’il y a eu ou non plagiat, mon rôle se limitant à statuer sur le degré ou le niveau de ressemblance entre deux textes. Ce postulat général s’accompagne de principes éthiques, conceptuels et méthodologiques adaptés aux demandes d’expertise (Vincent, 2002, 2005, 2009).
Principes éthiques
7 Dans un contexte où deux parties s’affrontent (le système juridique repose sur ce principe), les demandes d’interprétation sont formulées par l’une des parties qui est en opposition catégorique avec une autre. C’est pourquoi la question éthique ne peut pas être occultée, qu’il s’agisse de l’objectivité du chercheur en « service commandé » ou de la gestion des effets de la diffusion des résultats obtenus.
8 Le chercheur doit pouvoir affirmer que son analyse aurait été la même, peu importe la partie qui aurait demandé l’expertise. C’est à l’avocat de gérer les résultats obtenus et de décider s’il les retiendra pour la suite.
9 En ce qui me concerne, je ne pourrais pas accepter un mandat d’une des parties si mon hypothèse de travail m’amenait à présumer que mes résultats seraient plus utiles à la partie adverse. Autrement dit, sur la base d’une pré-analyse des discours entendus ou lus, je n’accepterais pas un mandat de la défense si j’avais l’intuition que mes résultats accableraient le client, et vice versa.
10 À ces principes s’ajoutent ceux qui découlent du contrat avec le demandeur (et qui auront été négociés) : confidentialité, propriété intellectuelle des résultats, forme de présentation des résultats. Puisqu’il s’agit d’interprétations divergentes, il revient aussi au chercheur d’indiquer au client le degré de fiabilité des résultats obtenus, c’est-à-dire la possibilité que d’autres chercheurs arrivent à des résultats différents.
Principes conceptuels
11 Étant donné la complexité des discours et la superposition des niveaux d’interprétation, les modèles d’analyse les plus performants sont ceux qui intègrent la multiplicité des points de vue (p. ex. l’approche modulaire genevoise ; voir Bronckart (1997), Filliettaz et Bronckart (2005), Roulet (1992, 1999), Roulet, Filliettaz et al. (2001)). De façon spécifique, dès lors qu’il faut répondre à une question formulée par ailleurs, je postule que :
- L’interprétation des discours repose sur une analyse multidimensionnelle éclairée par l’accumulation d’études spécifiques de faits de langue.
- L’interprétation des discours ne peut pas faire l’économie des niveaux contextuels (sociolinguistiques, culturels et pragmatiques) qui définissent chaque situation d’énonciation.
- Le problème posé conditionne les objets discursifs spécifiques qui seront convoqués pour rendre la démonstration la plus efficace possible.
Principes méthodologiques
13 L’analyse de discours appliquée ne peut se faire qu’à partir de données réelles qui doivent être considérées comme étant constituées d’une multitude de faits de langue relevant de plusieurs niveaux d’organisation.
- L’analyse doit être le plus systématique possible pour ne pas laisser place à une interprétation ambiguë des résultats [6].
- Si les corpus sont apportés par le client, il est essentiel de comprendre le cadre communicatif qui a conduit à l’énonciation des discours.
- Les approches méthodologiques issues de la sociolinguistique ou de l’ethnologie sont particulièrement bien adaptées à l’analyse de discours.
15 Je tiens à préciser finalement que les études présentées ci-dessous ont été réalisées de façon totalement indépendante du contexte qui a conduit des clients à consulter des avocats et à intenter des poursuites, c’est-à-dire que je n’ai pas été consultée avant que les procédures soient déclenchées, mais en cours de recherches sur l’établissement de la preuve [7].
Cas 1 : l’interprétation d’un acte de langage [8]
16 Mandat : Analyser l’énoncé central d’une lettre envoyée par un avocat à un citoyen impliqué dans un litige administratif.
17 Une copie de cette lettre nous a été envoyée intégralement, mais les noms avaient été rayés ; la phrase problématique avait été surlignée. La lettre avait été rédigée sur le papier officiel de la firme pour laquelle l’avocat travaillait et l’énoncé problématique, faisant suite aux termes d’adresse, aux formules de politesse et au motif du message était rédigé ainsi : « nous souhaitons recevoir les documents relatifs à votre congé […] ». Le destinataire n’a pas fourni les dits documents, soulignant par la suite pour se défendre qu’il n’avait pas compris, à cause de la formulation du souhait, qu’il était obligé de le faire. Nous avons été engagés par l’avocat qui avait fait la demande des documents et qui contestait l’interprétation du citoyen.
Restrictions concernant la diffusion des résultats
18 L’avocat avait lui-même protégé l’anonymat des protagonistes (la firme, le demandeur et le récepteur) et avait rayé tous les indices pouvant conduire à l’identification des parties ou des motifs du litige.
Approches privilégiées
19 Pour l’analyse, la conception pragmatique d’interprétation des actes de langage jumelée à la perspective interactionniste (goffmanienne) de politesse, de place et de rôle, ainsi que les considérations sociolinguistiques ont été convoquées.
Résultats
20 Pour rédiger le rapport, nous avons défini dans un langage simple les actes de langage, les actes directifs et les actes directifs indirects, exemples à l’appui. Nous avons aussi défini le concept de politesse en général et dans les interactions de service, ainsi que le concept de connaissances partagées par les membres d’une même communauté socioculturelle. Finalement, nous avons décrit le cadre de l’événement de communication, le rôle et le statut du demandeur et du récepteur de la lettre. L’ensemble de ces paramètres d’analyse rendait caduque l’interprétation de simple souhait avancée par le récepteur. Nous avons conclu que, malgré la forme utilisée, l’énoncé ne pouvait être interprété que comme une requête, considérant l’autorité reconnue du demandeur (en l’occurrence un avocat en droit de faire une telle demande), et que la formule de politesse n’affaiblissait en rien le devoir de s’y soumettre. Nous avons aussi ajouté qu’aucune information concernant le récepteur ne permettait de conclure qu’il aurait pu mal interpréter l’acte de requête à cause de son origine culturelle.
Retombées
21 Nous n’avons pas été informées des retombées de notre expertise, mais l’avocat s’est dit convaincu par notre analyse.
Cas 2 : la ressemblance entre deux textes [9]
22 Les demandes d’expertise pour « plagiat », c’est-à-dire qui visent à établir le degré de ressemblance et de dissemblance entre deux textes, sont parmi les classiques de la relation entre le linguiste et l’avocat. Dans la plupart des litiges, les études statistiques sont requises, la dimension quantitative étant le fondement de la preuve. Il existerait, comme c’est le cas pour les notes en musique, un nombre de mots identiques inscrits dans une suite au-delà duquel le hasard ne pourrait pas être invoqué pour expliquer la ressemblance.
23 Mandat : se prononcer sur la ressemblance entre deux courts textes contenant une trentaine de mots.
24 Les deux textes m’ont été envoyés pour analyse, avec l’identification des « auteurs » de chacune. L’expertise a été demandée par la partie plaignante, c’est-à-dire celle qui se disait victime de plagiat.
Restrictions concernant la diffusion des résultats
25 Une clause de discrétion m’interdit de présenter les énoncés en litige.
Approches privilégiées
26 Le nombre de mots étant très restreint, l’analyse statistique devenait non significative. J’ai opté pour une analyse de type modulaire, c’est-à-dire une analyse sur plusieurs plans des constituants linguistiques ; chaque plan devait fournir des informations particulières qui, mises ensemble, offriraient un potentiel d’interprétation maximal.
- Le plan structurel concerne l’organisation du texte, c’est-à-dire l’ordre dans lequel les informations sont présentées.
- Le plan informationnel concerne les termes contenus dans le texte et leur valeur sémantique.
- Le plan pragmatique concerne les actes de langage réalisés par les différentes propositions du texte, c’est-à-dire leur visée par rapport au récepteur. Il concerne aussi la force des actes de langage et leur formulation en termes de politesse. Considérant que le message contenait une bonne part d’actes directifs, il était essentiel de rendre compte des actions qui étaient exigées du lecteur, du droit des énonciateurs à les formuler et de la manière de le faire pour ne pas rendre le message indûment agressif.
- Le plan émotionnel concerne les aspects subjectifs contenus dans le texte, ceux que l’auteur choisit d’utiliser pour toucher le récepteur. Ce plan permet de rendre compte non seulement du style particulier d’un auteur mais aussi de son imaginaire et de ses valeurs ou croyances.
28 Bien qu’il soit possible que deux textes soient similaires sur un plan mais différents sur les autres, il semble acceptable de conclure que la probabilité qu’un texte ait été calqué sur un autre est élevée :
Analyse
30 Sur le plan structurel, les deux textes soumis à l’analyse étaient constitués des mêmes composantes, lesquelles étaient présentées dans le même ordre :
- Salutations d’ouverture
- Préambule 1
- Préambule 2
- Acte d’introduction à une consigne
- Consigne 1
- Consigne 2
- Remerciements de clôture
32 Sur le plan informationnel, les deux textes étaient aussi similaires : les mêmes informations factuelles étaient présentées dans le même ordre.
33 Sur le plan pragmatique, les deux textes étaient très similaires ; ils étaient tous deux constitués d’actes directifs formulés directement donc de même niveau sur le plan illocutoire. De plus, les consignes étaient adressées explicitement au récepteur. Certaines formulations étaient plus polies que d’autres, mais elles avaient la même force et le même contenu directifs.
34 Sur le plan émotionnel, les deux textes faisaient appel à un même univers, c’est-à-dire qu’ils faisaient référence aux mêmes zones de sensibilité pour toucher les récepteurs.
35 En conclusion, l’analyse a montré que les deux textes ne se distinguaient que par des détails, par exemple l’usage du singulier ou du pluriel, l’usage de verbes modaux ou non (Imaginez/pouvez-vous imaginer) ou le choix de synonymes. Il était donc impensable de prétendre que la ressemblance entre les deux textes soit le fruit du hasard. Cependant, j’ai spécifié qu’il m’était impossible d’identifier le texte source et la copie. Or, selon l’avocat, l’ancienneté du texte de son client avait été démontrée par ailleurs.
Retombées
36 L’avocat s’est dit convaincu de la pertinence de mon expertise mais je n’ai pas été informée de l’issue de la poursuite.
Cas 3 : la diffusion d’énoncés de reproches [10]
37 Mandat : analyser des propos citoyens tenus sur une radio locale à propos d’un élu municipal et statuer sur le caractère personnel ou professionnel d’un reproche.
38 En novembre 2000, lors d’une tribune téléphonique, un citoyen a critiqué la gestion d’un élu municipal qui se portait à nouveau candidat aux élections ; les propos litigieux concernaient une allégation de faillite. Selon les avocats du candidat à la mairie qui poursuivait le citoyen, les propos auraient porté atteinte à sa réputation personnelle. Nous avons été mandatés pour analyser ces propos par l’avocat qui défendait le citoyen qui les avait tenus et conclure s’ils qualifiaient la personne privée ou la personne publique.
39 L’enregistrement et la transcription de l’émission radiophonique nous ont été transmis et nous avons fait des recherches complémentaires sur la station de radio, l’émission et l’animateur.
Éthique concernant la diffusion des résultats
40 Une clause de discrétion nous a interdit de commenter l’affaire tant que la cause n’a pas été entendue et nous contraint de préserver l’anonymat des protagonistes.
Approches privilégiées
41 Notre analyse a été fondée sur l’étude de trois phénomènes discursifs présents dans l’intervention du citoyen :
- Les termes d’adresse, directs et indirects, et les indices qu’ils offrent sur le rôle et la place des interlocuteurs.
- L’interprétation lexicographique du terme faillite (attestation historique et contextuelle de sens), à partir d’une conception sociolinguistique de la variation et de l’évolution du sens des mots.
- La nature des éléments sur lesquels porte le blâme et leur co-occurrence avec d’autres éléments cotextuels et contextuels, notamment les interventions des appelants précédents.
Analyse
• Les termes d’adresse
43 Dans ses interventions, le citoyen faisait référence au candidat au moyen d’un appellatif spécifiant son titre professionnel (monsieur le maire) ou son rôle professionnel (lors du conseil municipal, les élus…), et il le vouvoyait.
• L’interprétation du terme faillite
44 Les dictionnaires du français, tous constitués à partir de la banque du Trésor de la langue française, donnent au terme faillite trois sens :
- État du commerçant dont la cessation des paiements a été constatée par le tribunal de commerce et déclaré publiquement. (…)
- Procédure légale instituée pour régler la situation du commerçant qui a été déclaré en état de cessation de paiements. (…)
- Au fig. Insuccès constaté, patent, d’une entreprise, d’un système, d’une idée. La faillite de l’imagerie scientifique est déclarée (Valéry). La faillite d’une politique économique.
46 Ces trois sens sont attestés autant en français de France qu’en français québécois. Les deux premiers sens appartiennent au domaine du droit commercial et le troisième constitue une utilisation figurée des premiers qui s’applique à toute entreprise non commerciale. Le Trésor de la langue française donne de très nombreux exemples de l’utilisation figurée du terme faillite tirés de la littérature. La banque de données du Trésor de la langue française au Québec contient des exemples tirés de journaux qui montrent que le sens figuré est en usage au Québec comme en France ; cet usage est encore plus répandu dans l’est du Québec, région où s’est déroulée l’affaire.
• La nature des éléments de blâme
47 Tous les reproches adressés au candidat renvoient, dans l’intervention du citoyen, à l’administration de la ville. Ces interventions sont interprétées de la même façon par l’animateur, c’est-à-dire que la critique s’adresse à l’élu (exemples à l’appui). Plus spécifiquement, dans les contextes où il a été utilisé, le terme faillite renvoie à la mauvaise gestion, financière ou autres, de la Ville, aux insuccès du maire à prendre des décisions qui favoriseraient l’expansion de la ville. Le seul cas qui fait référence à une faillite personnelle est polyphonique et sert à rejeter les propos d’un autre intervenant : “plutôt que de parler des faillites personnelles de l’intervenant #2, j’aimerais qu’on ramène le débat sur les faillites administratives du maire de la ville”.
48 Nous avons donc conclu que les éléments de blâme contenus dans l’intervention du citoyen renvoyaient exclusivement au travail de gestion accompli par l’ex-maire et candidat à la mairie.
Retombées
49 La cause a été réglée hors cours et aucune charge n’a été retenue contre le citoyen accusé de diffamation.
Cas 4 : la définition du couple et du mariage [11]
50 L’intervention sur la définition du couple et du mariage est certainement marginale dans le domaine puisque l’expertise qui nous était demandée était de nature sociolinguistique et visait à caractériser la nature d’un changement social et son reflet dans le langage.
51 Mandat : dégager si le sens des mots peut refléter les changements récents de la perception et de la réalité des unions et des couples.
52 Au cours des dernières décennies, les types d’union entre deux individus se sont diversifiés et le mariage entre un homme et une femme n’est plus la seule option morale ou légale d’union entre deux personnes. Dans le cas spécifique d’une rupture entre deux conjoints de fait et parents de trois enfants, la femme a demandé la part du patrimoine familial qui lui aurait été consentie s’ils avaient été mariés. L’argument des avocats de la demanderesse reposait sur l’évolution de la société et la reconnaissance sociale et administrative des unions libres au même titre que les mariages.
Éthique concernant la diffusion des résultats
53 Respecter l’anonymat des parties et ne pas diffuser les résultats de recherche dans la sphère publique tant que l’issue du procès ne serait pas connue.
Approches privilégiées
54 Pour cette étude, nous avons confronté des résultats de recherche obtenus par trois approches méthodologiques.
- L’étude lexicologique sur le changement de sens des mots devait permettre de documenter les glissements de sens de termes inclus dans le champ sémantique des unions entre personnes et des membres du couple en diachronie et en synchronie (époux, épouse ; conjoint, conjointe ; femme, mari, blonde, chum, concubin, concubine…). Nous avons adopté une méthodologie classique : analyse comparée des définitions dans les dictionnaires et lexiques, et recherche d’attestations dans des journaux récents. Nous avons porté une attention particulière aux cooccurrences de termes appartenant à deux paradigmes pour désigner la même personne dans un même texte (par exemple l’utilisation concomitante des termes mari et chum pour désigner le même référent).
- L’enquête sur la perception que des individus ont des mots qui servent à nommer les membres du couple et les différents types d’union devait révéler l’image que les individus se font des unions traditionnelles et des unions libres. Nous avons utilisé une méthodologie sociolinguistique d’enquêtes de perceptions ; 350 informateurs représentatifs des adultes québécois francophones des différents groupes sociaux et régions de la province ont répondu à un questionnaire d’une vingtaine de questions ouvertes et fermées.
- L’état de la question sur l’histoire du mariage et l’évolution des relations de couple, la sociologie des religions et de la famille, etc., devait permettre de confirmer ou d’infirmer la tendance observée empiriquement et de situer historiquement les moments marquants du changement.
Analyse
56 L’étude s’est déroulée sur trois mois au cours desquels quatre assistants ont participé à différentes étapes de la recherche documentaire et de terrain. Dans un rapport d’une cinquantaine de pages, nous avons conclu :
Dans le contexte qui a conduit à la modification des règles d’union entre deux personnes, les individus ont spontanément trouvé les termes pour désigner les membres du couple. Il ne fallait pas que ces termes fassent référence au mariage traditionnel (obligatoire, contrôlé par la religion et inégalitaire), il ne fallait pas que les termes fassent appel à la clandestinité des unions libres véhiculée anciennement, il ne fallait pas que les termes fassent référence à la dimension « administrative » de la relation. Or, la tendance « naturelle » n’est pas de créer des nouveaux mots. Alors les individus ont eu recours de façon privilégiée à deux ensembles de mots disponibles dans la langue. Le premier ensemble, déjà utilisé pour désigner les membres d’une relation amoureuse, a vu son sens s’étendre aux relations stables, dans ou en dehors du cadre du mariage : blonde/chum. Ces termes, quoique appartenant au niveau familier de la langue, véhiculent l’idée plaisante de la relation amoureuse. Le second ensemble conjoint/conjointe, dont le sens premier – personnes liées par mariage – ne faisait pas partie de la conscience collective, pouvait très bien être le substitut formel des termes blonde/chum parce que connotant un niveau de langue plus relevé.
Cette recherche aura permis de démontrer que le changement de vocabulaire est assorti d’un changement de mentalités, changement qui ne rejette pas l’idée du couple, au contraire, puisqu’il en renforce les valeurs affectives, mais est en rupture avec le mariage tel qu’imposé par la religion pendant des siècles et jusqu’aux années 1950.
[…] Ce que cela signifie surtout, et que nos données démontrent, c’est que les individus continuent de privilégier des relations de couple stables, qui s’inscrivent dans la projection et l’engagement à long terme, ainsi que dans la réciprocité des sentiments.
Alors qu’on aurait pu croire que la révolution sexuelle aurait conduit à un nouvel ordre social fondé sur le rejet du couple même au profit de la liberté et de l’indépendance des individus, on assiste au renouvellement des valeurs fondamentales qui définissent le couple : la stabilité et l’engagement gouvernés par des sentiments amoureux dans lesquels les aspects négatifs sont malvenus. Mais il s’agit bel et bien d’union « libre » où les membres du couple sont liés l’un à l’autre par choix.
Retombées
58 L’expertise a été reconnue par la partie adverse, mais la demande de la plaignante a été rejetée, la juge considérant que le problème relevait du législatif et non du juridique. La cause est en appel.
Conclusion
59 Les quelques exemples présentés ici illustrent une petite part de la contribution des sciences du langage au système juridique. Le domaine est immense et s’exploite de diverses façons, selon que le problème provient, par exemple, de l’interprétation des textes de lois, de la crédibilité des témoins, de la similitude de discours écrits ou oraux, de l’évaluation de propos potentiellement inappropriés. Parfois, les compétences requises sont spécifiques, pointues ; le plus souvent, elles doivent être diversifiées parce que l’objet « langue » est complexe. Avec le développement récent des approches multidimensionnelles et transdisciplinaires, le potentiel explicatif de l’analyse de textes, de paroles, de voix a été décuplé, et les chercheurs sont de plus en plus habiles pour interpréter le sens des propos ou les intentions sous-jacentes à une production discursive. En conséquence, une certaine partie de la tâche, soit celle qui s’inscrit dans la poursuite de recherches fondamentales en sciences du langage, fait partie de la pratique habituelle des linguistes experts. Mais la tâche se complexifie parce qu’elle est gouvernée par des instances externes qui ont des exigences, des attentes, voire des espoirs. Dès lors, l’habileté à mener à terme un travail et à le défendre face aux collègues dépasse l’habituel jeu intellectuel de l’Homo academicus.
60 Contrairement à d’autres formes de recherches appliquées, l’application des sciences du langage au juridique ne peut pas être neutre, elle est obligatoirement influencée par deux matérialités discursives opposées : la voix de celui pour qui on fait l’expertise et celle, polyphonique, contre qui on la fait. Or, bien que cette tension ne soit jamais explicite dans les analyses elles-mêmes, elle guide en filigrane la posture argumentative du chercheur. En effet, en défendant la validité de notre analyse, nous nous soumettons à une pratique qui nous dépasse, celle qui consiste à réinterpréter nos résultats à des fins partisanes. Or, ce n’est pas le fait que l’identification d’une voix ou l’interprétation d’un temps de verbe ait des conséquences sur autrui qui est problématique, mais le risque d’être entraîné dans une rhétorique de la défense sans nuance de nos résultats. Autrement dit, nous devons faire face au paradoxe de l’expert, où se contredisent le doute comme moteur de la recherche et l’assurance comme seule attitude admissible en cour.
61 Comme tous les paradoxes auxquels sont confrontés les chercheurs, celui-là n’est certainement pas un motif suffisant pour renoncer à intervenir dans la pratique juridique. Simplement, il doit générer une réflexion où chacun définit son cadre éthique en fonction d’une part de ses valeurs et de ses croyances, et d’autre part en fonction de l’image qu’il construit d’une présumée transgression et de la différence que son travail peut faire sur son interprétation.
Bibliographie
Références bibliographiques
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- — (2005), « Some Forensic Applications of Descriptive Linguistics », <http://www.business-english.ch/downloads/Malcolm%20Coul- thard/Forensic.applications.pdf>.
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- Wodak, R. et al. (2000), Methods of Text and Discourse Analysis, Londres, Sage.
Notes
-
[1]
Il faut noter que les premières études interactionnistes réalisées dans le contexte juridique n’avaient pas de visée d’application des résultats de recherche ; elles décrivaient des situations de communication qui faisaient appel à des expériences et des compétences particulières et à la manière avec laquelle les individus s’y soumettaient (voir par exemple Atkinson et Drew (1979), Drew et Heritage (dir.) (1992), Prince (1981)).
-
[2]
Par exemple, le groupe de Birmingham à Aston University offre des cours d’été, des formations et une mise en commun de textes et d’expériences. Voir <http://www.iafl.org/>.
-
[3]
Cette application vise principalement les domaines juridique, médical, administratif, médiatique ainsi que l’organisation du travail dans les entreprises. Pour le domaine francophone, voir par exemple les Carnets du Cediscor publiés aux Presses de la Sorbonne Nouvelle et le colloque ADDS (Analyse de discours et demande sociale) tenu à Paris à l’automne 2008.
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[4]
Il s’agit bien ici de format, c’est-à-dire de code de présentation, et non de contenu. Voir plus loin la section sur les considérations éthiques.
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[5]
Il en va de même pour l’appareil judiciaire et l’enquête policière (voir à ce sujet Laforest, Blais et Saint-Yves, 2007).
-
[6]
Ce principe m’amène à demander systématiquement un avis sur l’analyse proposée à un collègue qui, d’une part, peut relever les imprécisions ou les formulations jargonneuses, et, d’autre part, m’indiquer les faiblesses qu’un autre analyste pourrait relever.
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[7]
Dans tous les cas où j’ai eu à répondre à une demande de service provenant d’un avocat (ou de son client), c’est le hasard qui a été à l’origine de la prise de contact : les listes d’experts de l’Université Laval, le relais de collègues, etc. Il s’agissait d’individus qui postulaient que la recherche en analyse de discours pouvait apporter un éclairage spécifique, complémentaire à un problème. Pour toutes ces expertises, j’ai été rémunérée, ainsi que mes assistants lorsque l’ampleur de la tâche le justifiait.
-
[8]
Cette étude a été réalisée avec la collaboration d’Annie Bergeron.
-
[9]
L’analyse a été discutée avec Marty Laforest de l’Université du Québec à Trois-Rivières.
-
[10]
Cette expertise a été entreprise en collaboration avec Guylaine Martel de l’Université Laval.
-
[11]
Pour cette recherche, j’ai eu l’aide de plusieurs assistants, dont Sarha Lambert et Gynette Tremblay ; Marty Laforest, de l’UQTR, a validé la démarche, le questionnaire et le texte final.