Notes
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[1]
Leader mondial des matériaux de construction, Lafarge est implanté dans 76 pays. Les versions française et anglaise de ses Principes sont téléchargeables sur son site internet.
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[2]
Certaines différences, que nous n’évoquerons pas ici, peuvent s’expliquer par des facteurs purement linguistiques. Mais ce type d’explication trouve vite ses limites ; on observe souvent des contrastes entre versions qui vont en sens inverse de ce à quoi on aurait pu s’attendre en considérant ces seuls facteurs. Une analyse comparative, menée dans une perspective linguistique, a été réalisée par Geneviève Tréguer-Felten (2009) parallèlement à l’avancée de nos propres analyses. La rencontre d’une approche linguistique et d’une approche culturelle a permis des confrontations stimulantes. La mise en scène à laquelle procède chaque version n’a nullement besoin d’être le fruit d’une démarche consciente. Il suffit, pour l’obtenir, que les rédacteurs de chacune des versions cherchent des formulations qui « sonnent bien » dans l’univers où ils baignent.
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[3]
On a de manière générale, en France, toute une manière de parler du rapport au client, en utilisant des termes – prescrire, diagnostiquer, accueillir, etc. – qui mettent en scène ce rapport en le reliant à une expérience de grandeur désintéressée et non de servilité mercantile.
-
[4]
De plus, remarque G. Tréguer-Felten, dans la version américaine, preferred a purement le sens instrumental de l’emporter sur ses concurrents. Dans la version française, les mots utilisés pour exprimer la nature de la relation avec les divers acteurs (« privilégié », « préféré », etc.) ne manquent pas d’une dimension relationnelle.
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[5]
Épître aux Romains, 7 18-19.
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[6]
L’un des rédacteurs des Principes (Dominique Hoestlandt, communication personnelle) nous a donné l’explication suivante de cette rédaction : « Le français se veut donc plus explicite. Ce faisant, il répond à un débat français qui eut bien lieu (j’en témoigne). La question était de savoir à qui s’appliquent ces Principes ? Chacun doit-il y croire ? Les défendre ? Les appliquer ? Ou simplement les connaître pour voir s’ils sont respectés dans le Groupe ? Il serait inconvenant d’exiger en France que chacun s’engage à défendre et à appliquer de tels Principes. Ce serait faire fi de la liberté de chacun. Mais on admet qu’en les rendant publics, et en y soumettant d’abord la hiérarchie supérieure, ceci devient acceptable, et même honorable (pour reprendre vos termes [de l’auteur de l’article, destinataire du message]) : chacun sait ainsi ce à quoi s’engagent les Chefs. D’où cette personnalisation hiérarchique inattendue. Mais quel mot choisir pour la désigner ? Les chefs ? Les directeurs ? Les patrons ? Malsonnant. Les Responsables, alors ? Trop vague, pour le coup, ou trop ambigu : ne dit-on pas ailleurs que chacun est responsable ? Reste le choix paradoxal de ce mot flou (en français) de manager, qui pour cette raison même est peu connoté. En anglais, la formule serait incompréhensible : pourquoi les cadres opérationnels et eux seuls devraient être tenus de respecter et d’appliquer ces principes ? ».
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[7]
La comparaison des versions successives de chacune des deux versions est éclairante quant à la sorte de décantation progressive qui a conduit à la rédaction finale de chacune d’elle. Ce point est examiné dans (Tréguer- Felten, 2009).
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[8]
Understanding signifie alors “mutual agreement, especially one that settles differences or is informal and not made public” (Webster’s).
1Une version française et une version anglaise, ou plutôt américaine, des Principes d’action de Lafarge [1] ont été rédigées simultanément par le même groupe de personnes. Les deux versions se correspondent strictement phrase à phrase. Elles proclament les mêmes valeurs et la proximité des deux langues fait que, pour ce faire, elles utilisent souvent les mêmes mots (satisfaction, satisfaction ; environnement, environment ; etc.). Une lecture rapide pourrait laisser penser que le texte ainsi produit transcende la diversité des cultures. Pourtant, un examen plus attentif laisse apparaître un grand nombre de différences. Et, quand on tient compte de ce que l’on sait par ailleurs des visions idéales, américaine d’un côté et française de l’autre, de ce que c’est que de vivre et travailler ensemble, on voit que ces différences ne doivent rien au hasard. La manière dont l’entreprise se met en scène et met en scène ses rapports avec le monde, dont ses clients et son personnel, est guidée par ces visions idéales [2]. On voit ainsi que les valeurs, dès lors qu’on quitte un univers de pure abstraction pour considérer ce qu’implique leur mise en œuvre dans des situations particulières, ne peuvent prendre corps indépendamment des cultures.
2La comparaison à laquelle nous allons ainsi procéder s’inscrit dans une démarche de longue haleine qui vise à mettre en évidence la diversité des visions d’une bonne manière de vivre ensemble que l’on trouve sur la planète (Iribarne, 2008). Cette démarche donne une place centrale à une approche, d’inspiration ethnologique, visant à mettre en évidence le sens que prennent, dans chaque société, les situations associées aux fonctionnements d’organisations (rapports hiérarchiques, relations avec les clients, règlement des conflits, etc.). La vision d’une bonne manière de vivre ensemble qui se révèle ainsi marque aussi bien la conception et le fonctionnement des institutions que les divers aspects de la vie sociale. On la retrouve dans les propos ordinaires concernant les aspects les plus terre-à-terre de l’existence aussi bien que dans les spéculations des philosophes. Dans cette démarche, la comparaison franco-américaine s’est montrée particulièrement féconde (Iribarne, 1989 ; 2006).
3On trouve, du côté américain, une vision idéale de la société combinant deux éléments : d’une part des rapports contractuels, mettant en relation des entités dont les droits et obligations sont définis aussi précisément que possible par un engagement auquel elles ont toutes deux souscrit ; d’autre part, une appartenance partagée à une communauté morale. Côté français, une autre vision fait référence. Chacun est vu comme devant agir de son propre mouvement pour être à la hauteur des devoirs inhérents à la place qu’il occupe dans la société. Ces différences se reflètent dans la manière dont chacune des deux versions des Principes de Lafarge met en scène l’entreprise dans ses rapports avec le monde extérieur comme avec son personnel.
1. L’entreprise dans le monde
4Dans une vision américaine, l’insertion de l’entreprise dans le monde est double. Elle constitue, sans états d’âme, un acteur économique qui cherche à prospérer en satisfaisant au mieux les exigences de ses clients et de ses actionnaires. De plus, elle s’insère dans une communauté à qui elle a des comptes à rendre quant à sa moralité et son action au service du bien commun. Côté français, une telle vision de l’entreprise est souvent présentée par ceux qui veulent “moderniser” la société, comme le modèle à suivre. Mais elle n’a pas vraiment triomphé dans les esprits, ni dans son côté ouvertement marchand, ni dans sa dimension communautaire, qui suscitent l’un et l’autre bien des réticences. On tend à y voir une combinaison d’activité mercenaire et d’embrigadement au sein d’un ordre moral. Une autre vision prévaut, qui lie très directement le sentiment du devoir au rang que l’on occupe et à ce que l’on se doit à soi-même. Il n’est pas interdit de faire allégeance à plus grand que soi, à condition que ce soit de manière libre et fière. Ces visions tirent les deux rédactions des Principes dans des sens opposés. Ainsi, on observe dans la version française bien des manifestations de réticences aussi bien à l’égard d’une vision marchande de l’entreprise qu’à l’égard d’une vision d’insertion communautaire. Et, simultanément, on y rencontre les engagements qu’une entreprise prend vis-à-vis d’elle-même.
1.1. Des réticences françaises par rapport à une vision marchande et intéressée de l’entreprise
5Observons deux passages concernant les rapports de l’entreprise avec ses clients.
provide the construction industry/ offrir au secteur de la construction delivering the […] products… / proposer les produits…
7Linguistiquement, rien n’aurait empêché d’écrire en français « fournir » dans le premier cas et « livrer » dans le second. Mais la manière de mettre en scène les rapports entre l’entreprise et ses clients aurait été profondément modifiée :
- « Provide », « delivering » mettent en scène un rapport marchand entre un donneur d’ordre (le client) et un prestataire (l’entreprise), dont les intérêts se rencontrent. Dans une vision américaine, cette représentation évoque une forme de relation fondamentale positive : un rapport contractuel entre individus indépendants. Au contraire, dans une vision française, les équivalents français, « fournir », « livrer », des termes employés dans la version anglaise, évoquent une activité mercenaire, indigne d’une position élevée dans la société.
- « Offrir », « proposer », suggèrent une autre forme de rapports. Certes, il n’est pas question que l’entreprise offre ses produits, ou les propose, au sens où elle en ferait cadeau. Il est sous-entendu que, comme le père de Monsieur Jourdain, elle les offre pour de l’argent. Mais le terme offrir, comme celui de proposer ne sont pas pour autant de purs faux-semblants. Ce qu’il s’agit d’offrir est constitué par « les produits, systèmes et solutions les plus fiables, les plus innovants et les plus économiques ». L’entreprise ne se contente pas de livrer ces produits, mais les conçoit, fait qu’ils existent, les rend disponibles pour leurs utilisateurs potentiels. Et il est bien vrai que cette existence est en quelque sorte « offerte ». Les termes « offrir », « proposer » sont associés au fait que l’attention est dirigée moins vers la phase, peu noble, où les produits sont finalement vendus que vers la phase, beaucoup plus noble, où ils sont conçus. Il y a bien dans cette phase une sorte d’amour de l’art, une certaine gratuité, qui écarte toute assimilation à une activité servile [3].
8On peut rapprocher de même, pour les rapports avec les actionnaires :
Delivering the value creation that our shareholders expect / Répondre aux attentes de création de valeur de nos actionnaires
10Dans la version américaine, l’entreprise se place sans ambiguïté dans une position de fournisseur qui satisfait une commande (delivering). Dans la version française, la nature du lien qui est mis en scène est différente. Il s’agit plutôt d’affirmer que l’on est sensible à une sorte d’appel auquel on va « répondre » avec une certaine bienveillance. Un voile est mis sur le fait qu’on est en fait largement soumis aux actionnaires.
11On retrouve, dans la version française des Principes, cette pudeur à l’égard de la dimension marchande quand l’entreprise parle d’elle-même. Ainsi, on peut rapprocher :
With a leadership position in each of our business lines / Leaders sur chacun de nos métiers. developping […] other businesses / en nous développant […] dans d’autres activités our portfolio / nos activités
13Contrairement à « business » et « portfolio », qui évoquent l’aspect marchand de ce que l’on fait, « métiers », « activités » orientent plutôt l’attention vers son aspect industriel, avec le savoir qu’il implique.
14On peut rapprocher de même :
Our goal is to strengthen this leadership position by being the best, through our commitment to be : the preferred supplier of our customers… [et ainsi de suite pour les membres du personnel, les communautés environnantes et les actionnaires] / Notre objectif est de renforcer notre position de leader mondial en étant partout les meilleurs et de devenir : le fournisseur privilégié de nos clients… [et ainsi de suite pour les autres acteurs]
16Le « through » de la version anglaise met en scène une vision instrumentale des bons rapports entretenus avec son entourage. Ces rapports constituent un moyen de prospérer. Dans la version française, on n’a pas la même subordination mais les deux objectifs sont juxtaposés (« et »). De bonnes relations sont présentées comme recherchées pour elles-mêmes, de manière désintéressée, et non comme un simple moyen en vue d’une fin intéressée. Il est peu honorable en France de concevoir de bonnes relations comme un pur moyen de s’enrichir [4].
1.2. Des réticences françaises à l’égard d’une appartenance communautaire
17La version française des Principes témoigne d’autant de réticences à l’égard d’une image d’appartenance communautaire que d’une image marchande et intéressée. Cette réticence apparaît dans la manière dont les rapports avec la société en général sont mis en scène. Ainsi on peut comparer :
Contributing to building a better world for our communities / Contribuer autour de nous à la construction d’un monde meilleur
19Dans la version américaine, l’entreprise est représentée comme faisant partie d’un ensemble de communautés (liées, peut-on penser, aux lieux où elle est présente), comme constituant un élément parmi d’autres de ces communautés. Cette appartenance implique que l’on participe aux efforts qu’entreprend chaque communauté pour vivre dans un monde meilleur. Dans la version française, il n’est plus question d’appartenance. L’entreprise ne se présente pas comme un membre d’une communauté mais comme un acteur autonome en rapport avec une série d’autres acteurs, non nécessairement liés entre eux, qui gravitent autour d’elle.
20Cette distance prise à l’égard de la notion de communauté se retrouve dans un autre passage :
Acting as responsible members of our communities / Agir en tant que citoyen
responsable
22Le terme de citoyen suggère une appartenance relativement abstraite à un vaste ensemble purement politique, loin des liens émotionnels au sein d’un groupe étroitement uni, avec la pression sociale qui les accompagne, qu’évoque le terme de communauté.
1.3. Décider souverainement de s’engager
23Là où, dans la version américaine, l’entreprise est présentée comme cherchant à agir pour se conformer aux attentes de ses divers partenaires, elle est présentée, dans la version française, comme ayant sa vision propre du bien qu’elle décide souverainement de mettre en œuvre. Elle se pose elle-même comme foyer qui rayonne plutôt que comme élément d’un tout auquel elle serait soumise.
24On trouve ce contraste à propos des rapports avec les clients.
Being a customer driven organization / Orienter notre organisation vers le client
Being measured by our customer’s satisfaction and loyalty / Faire du niveau de satisfaction de nos clients et de leur fidélité la mesure de notre succès
26Dans la version américaine, le client est moteur. L’entreprise est conduite (driven) par la volonté de celui-ci. Sa valeur dépend, ce qu’elle ne peut que constater, de la façon dont le client la considère et la traite. Cette manière de voir les choses apparaît comme parfaitement satisfaisante dans une société où il va de soi que l’on travaille pour quelqu’un d’autre, où il s’agit de répondre à ses attentes et où c’est au marché, à l’issue d’une compétition loyale, de déterminer ce que l’on vaut.
27Dans une vision française, une telle manière d’être à la remorque de ses clients, voire à leur botte, apparaîtrait comme peu digne. Par contre, décider librement de s’orienter vers le client, dans une sorte de démarche souveraine dont on garde l’initiative, est compatible avec une relation digne où, le considérant avec bienveillance, on veille sur lui. De même, il est parfaitement digne de décider souverainement, que, s’intéressant à ce qu’éprouvent ses clients, on va en faire un repère pour orienter son action.
28On peut comparer par ailleurs :
Our responsability is [..] about complying with local and international laws
and standards… / Nous nous engageons à respecter les normes et réglementa-
tions locales et internationales…
30D’une part, dans la version américaine, on constate comme un fait auquel on ne peut rien que l’on a des comptes à rendre (idée étroitement associée au terme de responsability) quant à la manière dont on se conforme à la loi. Dans la version française, il s’agit plutôt de prendre, de manière souveraine, l’initiative de s’y conformer et de déclarer publiquement qu’on a pris cette initiative.
31De plus, les termes utilisés pour exprimer la conformité à la loi ne sont pas les mêmes. En anglais, il s’agit de comply (selon le Webster’s : “to act in accordance with a request, demand, order, rule, etc.”). On est dans une conformité passive, une sorte de soumission, à une exigence extérieure. En français, “respect” suggère une autre attitude, de considération envers plus que de soumission à.
32La phrase que l’on vient de considérer se poursuit par :
[Our responsability is…] as it is aligning our actions with our values / [Nous nous engageons à…] et à traduire nos valeurs dans nos actes
34L’idée de s’aligner, fût-ce sur ses propres valeurs, sonne mal dans une perspective française, où elle a une connotation de suivisme. L’idée de traduire en actes met plus en valeur l’initiative de celui qui s’exprime, avec ce que cela implique de volonté libre, de capacité d’interprétation, de créativité.
35Prenons enfin un passage concernant l’action de l’entreprise en faveur des membres du personnel :
We are committed to helping them / Nous nous engageons à les aider
37On trouve dans committed une dimension de soumission à une volonté qui vous est extérieure (selon le Webster’s le sens de commit est : “to give in charge or trust ; deliver for safekeeping ; consign. Commit implies the delivery of a person or thing into the charge or keeping of another”). Dans la version française, « nous nous engageons » suggère plutôt une décision souveraine qui conduit à fixer soi-même la direction que l’on va prendre.
1.4. Faiblesse humaine, éthique religieuse, éthique de l’honneur
38Là où, dans la version américaine des Principes, on dit que l’on s’efforce de, que l’on fait de son mieux pour bien agir, la version française affirme plutôt que l’on fait.
Striving to continuously improve / Améliorer continuellement
40La conscience que, malgré tous ses efforts, l’on ne fait pas toujours ce que l’on voudrait faire prend tout son sens dans une perspective religieuse et morale, très présente dans la culture américaine (Troeltsch, 1911/1991 ; Weber, 1920/1964). Il y est bien vu de reconnaître sa faiblesse devant la communauté, à l’image du pécheur face à la communauté des fidèles dans les sectes protestantes qui ont joué un grand rôle dans les origines de la nation. « Vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir », disait saint Paul, « puisque je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas [5] ». En France, on est plutôt dans une vision séculière de l’honneur où la faiblesse de chacun ne concerne que lui, où il n’a pas à la reconnaître devant la communauté, et qui incite à affirmer que l’on coïncide avec ce que l’on prétend être.
1.5. Une vision française de grandeur
41La réticence par rapport à une vision marchande et intéressée de l’entreprise comme par rapport à une appartenance communautaire, l’affirmation d’une décision souveraine de s’engager, sans que rien ne vous y contraigne, s’inscrivent dans une vision bien française de grandeur. Cette référence à la grandeur, qui est ainsi en filigrane dans l’ensemble du texte, s’exprime parfois de manière particulièrement directe.
this leadership position / notre position de leader mondial
43Dans la version américaine, on a affaire à l’avantage pris sur ses concurrents dans une compétition au sein d’un domaine d’activité. Au contraire, dans la version française l’expression « notre position » et pas seulement « cette position » évoque ce que l’on est. On a une affirmation du rang, que magnifie l’ajout de « mondial », absent de la version américaine.
2. L’entreprise et son personnel
44La mise en scène des rapports entre l’entreprise et son personnel propre à chacune des versions est marquée par la même vision d’une bonne manière de vivre et travailler ensemble que celle qui se donne à voir à propos des rapports de l’entreprise avec le monde.
45Côté américain, chaque membre du personnel est lié individuellement à l’entreprise, en tant qu’« employee », par une relation contractuelle qui définit précisément ses droits et ses devoirs. Il est vu à ce titre comme une sorte de fournisseur tenu de répondre aux exigences de l’entreprise de la même manière que celle-ci répond à celles de ses clients. De plus l’ensemble du personnel est regardé comme formant une communauté morale, qu’évoque l’expression « our people » partageant des valeurs communes. Chacun est tenu individuellement, par le contrat qui le lie à l’entreprise, de respecter les obligations qui dérivent des valeurs que la communauté célèbre collectivement.
46Côté français, une autre forme d’intégration fait référence. L’entreprise se montre prête à concéder à son personnel une forme d’autonomie fière qui rappelle celle qu’elle entend conserver à l’égard du monde qui l’entoure. Cette forme d’intégration n’est guère analysée ni dans les théories du management ni dans la sociologie contemporaine. Il s’agit d’une sorte de réinterprétation moderne de l’ancienne relation d’allégeance noble, relation qui, dans l’ancienne France, caractérisait la forme de subordination jugée compatible avec la condition d’homme libre. Cette forme de relation refuse une activité mercenaire, aussi clair que puisse être le contrat qui la régisse. Elle l’est de même avec une forme d’embrigadement communautaire. Par contre elle est porteuse d’une obligation générale de fidélité et de soutien envers son entreprise, obligation dont il revient à chacun de déterminer précisément les modalités pour son propre compte. Le terme « collaborateurs », utilisé dans la version française, exprime cette idée de soutien apporté par chacun à la réussite de l’œuvre à laquelle l’entreprise se consacre. On est dans une forme de relation à l’entreprise bien différente de celles qu’évoquent aussi bien employees que our people.
2.1. Le rapport aux obligations, et en particulier aux règles, fixées par l’entreprise
47Quand il est question des obligations auxquelles les membres du personnel sont soumis, la version américaine s’exprime sans détours. Chacun est présenté clairement comme tenu d’appliquer les règles définies par l’entreprise. C’est que ces directives s’inscrivent dans un rapport contractuel et il va de soi qu’elles doivent être respectées, comme tous les éléments d’un contrat pendant que, de son côté l’entreprise est tenue de définir précisément les obligations auxquelles sont soumis ceux qui travaillent pour elle. Au contraire, la version française n’en finit pas de prendre des gants. Elle met en scène une sorte d’adhésion librement consentie. C’est que, dans une vision française, la source d’obligations perçue comme vraiment légitime est le sentiment que chacun a des devoirs associés à la position qu’il occupe dans l’entreprise, devoirs dont il tend à s’estimer le seul juge. Dans ces conditions, l’entreprise peut inviter, suggérer, proposer, susciter. Il lui est difficile de prétendre imposer.
48Dans un certain nombre de cas, l’atténuation de l’obligation se fait en passant de formules exprimant vigoureusement la volonté de l’entreprise (« we want », « is expected ») à des formules laissant nettement plus de place à la bonne volonté de chacun : « nous attendons » plutôt que « we want » ; « est invité » plutôt que « is expected ».
We want all of our employees to be key players in the formulation of their own personal objective / Nous attendons de chaque collaborateur qu’il joue un rôle déterminant dans l’élaboration de ses propres objectifs Every employee is expected to demonstrate commitment to these values /
Chacun d’entre nous est invité à démontrer son engagement à ces valeurs
50Par ailleurs, dans la version française, les règles ont besoin d’être « acceptées », ce qui ne fait pas question dans la version américaine.
These rules should be known by everyone in our organization and implemented consistently / Ces règles doivent être connues, acceptées et appliquées de façon cohérente
52Quand chacun s’estime largement juge des règles qu’il est réellement tenu de suivre, il sera pour le moins réticent à appliquer celles que l’entreprise a édictées s’il ne les a pas préalablement acceptées.
53La prise de distance par rapport à l’obligation peut se faire également en évoquant non ce que chacun doit faire, mais ce qu’il doit savoir faire, ce qui lui laisse toute une marge d’interprétation dans la manière de passer de la puissance à l’acte, ou encore ce qu’il pourra faire dans des conditions qui restent à définir.
Managers are expected to… delegate authority / Nous attendons de nos responsables… qu’ils sachent déléguer
We expect our people to share their experience and to seek those of others /
Nous attendons de nos collaborateurs qu’ils sachent partager leurs expériences et s’enrichir de celles des autres
We want to promote an environment where individuals and teams : seek to constructively challenge and be challenged / Nous voulons promouvoir un environnement au sein duquel chaque personne, chaque équipe pourra : mettre en cause et accepter d’être remis en cause dans un esprit constructif
55Le contraste est particulièrement remarquable pour la dernière de ces phrases. Dans la version américaine il est question purement et simplement de ce que chacun fera. Dans la version française il n’est plus question que de ce qu’il pourra faire, voire, s’il s’agit d’être mis en cause, de ce qu’il pourra accepter de faire, s’il le veut bien. On est alors aux antipodes de toute perspective d’obligation.
56L’euphémisation de la pression qui s’exerce sur chacun pour qu’il se conforme à la volonté de l’entreprise peut aussi se faire en laissant dans l’ombre ceux sur qui cette volonté s’exerce.
These rules should be known by everyone in our organization / Ces règles doivent être connues au sein du groupe
58Dans la version américaine, tous sont clairement concernés. Dans la version française cela n’est pas si net.
59Ce n’est pas que chacun soit livré à son bon plaisir. Sa « mission » est évoquée là où, dans la version américaine, il est plus prosaïquement question d’exécution pratique.
Focus their energy on implementation / Concentrer son énergie sur l’exécu-
tion de sa mission
61On est là dans un autre univers. Chaque activité élémentaire prend tout son sens en étant rapportée à une mission globale ; c’est sur celle-ci que l’attention porte, plus que sur ce que l’on tend à regarder, dans une perspective française, comme un ensemble de détails d’exécution. À partir du moment où on est fidèle à sa mission, il paraît normal de bénéficier d’une grande latitude d’action quant à la manière détaillée de la mener à bien.
2.2. Une prise de distance française par rapport à l’univers communautaire et moral américain
62Dans l’univers américain, la rencontre des intérêts dans des rapports marchands est vue comme allant de pair avec une appartenance partagée à une communauté morale. Dans l’univers français, cette dimension communautaire n’est pas mieux considérée que la dimension marchande. Aussi, chaque fois que, dans la version américaine des Principes d’action, l’intégration de l’individu dans une communauté morale est mise en scène, la version française met des bémols.
63Les termes à forte connotation morale qui mettent en avant les sentiments profonds de chacun, son for intérieur (“conviction, concern, good will, dedication”), ne manquent pas dans la version américaine. Ils tendent à être remplacés, dans la version française, par des termes (initiative, priorité, engagement, ténacité) qui évoquent au contraire des manières d’agir telles qu’on peut les appréhender de l’extérieur, tout en laissant dans l’ombre l’être intérieur.
Where people act out of convictions / Où l’initiative personnelle est encouragée
Concern for the group interests / Priorité donnée aux intérêts du groupe Good will / Engagement personnel dedication / ténacité
65De même, là où le leadership américain est mis en scène comme une capacité à influencer l’être intérieur de chacun (“inspire”), le leadership français reste beaucoup plus extérieur (fédérer).
« Leadership is the ability to mobilize people and inspire them / Le lea-
dership, c’est la capacité à mobiliser et à fédérer des équipes
67De même encore, le terme de devoir (“duty”), à forte connotation morale et qui concerne l’être intérieur, est remplacé, dans la version française, par le terme plus extérieur de « responsabilités ».
One of the main duties / Une des principales responsabilités
69Les termes de la version américaine impliquant un engagement communautaire (“involving, sharing”) tendent à être évités dans la version française.
The main process involving all levels of our organization is our Management Cycle / Le cycle de management est le principal processus sur lequel s’appuient tous les niveaux de notre organisation Sharing systems and tools / S’appuyer sur des systèmes et des outils fiables
71Les individus ne sont pas présentés comme pris dans un fonctionnement collectif qui les dépasse, mais comme utilisant, chacun à sa convenance (s’appuyant sur), des moyens d’agir qui sont mis à sa disposition.
72Là où, dans la version américaine, la personne est mise en scène dans sa propre faiblesse, laquelle est vue comme concernant suffisamment la communauté pour qu’il soit légitime qu’elle s’en préoccupe, la version française détourne le regard de la personne vers l’objectivité de la situation.
They [managers] help their people deal with potential performance issues early on / Ils [nos responsables] aident ceux qui font face à des difficultés
Willing to ask for help when they need it / Demander de l’aide quand c’est nécessaire
74Il ne s’agit plus, dans la version française, des insuffisances de la personne, dont les performances sont problématiques, mais de la dureté du monde qu’elle affronte : les difficultés face auxquelles elle se trouve. De même, ce n’est plus la personne qui a besoin d’être aidée (“they need”), mais la situation objective qui demande qu’on intervienne (c’est nécessaire).
75Quand, malgré tout, il est question de relations relevant d’une logique communautaire (d’aide, de partage), la version française tient à distance une telle logique par la manière dont elle désigne ceux qui sont concernés.
They help their people / Ils aident ceux qui
We want to share our vision/ Nous voulons partager cette vision
77Les termes (“their people, our vision”) qui témoignent de l’appartenance à une communauté sont écartés. On trouve plutôt des termes qui évoquent des individus quelconques, sans appartenance particulière (« ceux »), ou encore une relation à un élément totalement dissociée de tout ensemble humain (« cette vision »).
78Cette dépersonnalisation se retrouve quand les faiblesses personnelles sont malgré tout évoquées.
To compensate our weaknesses and shortcomings / compenser les faiblesses et les lacunes
80Il n’est plus question de « our weaknesses » attribuant les faiblesses dont il est question à un sujet qui admet publiquement ses limites, mais de « les faiblesses » ainsi dissociées de tout lien à des personnes spécifiques.
81Comme lorsque l’entreprise se met en scène en tant qu’entité, l’évocation américaine des membres de son personnel comme faisant de leur mieux sans être sûrs du résultat, cède la place, dans la version française, à une vision où on réalise ce que l’on poursuit.
Focus their energy on […] drive for results / Concentrer son énergie sur […] l’obtention de résultats
83C’est là encore qu’une telle évocation, qui prend tout son sens dans une perspective religieuse et morale, est inconvenante quand prévaut une perspective séculière attachée à l’honneur.
2.3. Une allégeance noble
84La forme d’intégration dans l’entreprise qui est mise en scène dans la version française des Principes relève d’une forme d’allégeance noble.
85Prenons un court passage qui évoque le rôle de chacun dans le succès global de l’entreprise :
Resulting from the actions of all / Compter sur tous
87Dans ce cas, c’est la version française qui met en scène une relation entre l’entreprise et son personnel, là où la version américaine se contente d’évoquer un processus matériel. L’entreprise peut « compter sur » ses collaborateurs. Ceux-ci ne lui feront pas défaut, dans les combats où elle est engagée.
88On retrouve ce type de relation dans un autre passage :
We want to involve all of our people in our ambition and strategies so they can […] support the accelerating need for change that our businesses require /
Nous voulons impliquer l’ensemble de nos collaborateurs dans nos ambitions et stratégies afin de […] nous assurer de leur soutien face aux change-
ments permanents qui s’imposent à nous
90Dans la version américaine, il est attendu que les membres du personnel fassent ce qu’ils ont à faire pour répondre aux exigences de la situation. La relation entretenue avec l’entreprise se situe purement dans le registre de la gestion des choses : on agit ensemble de manière efficace. Au contraire, dans la version française, il n’est pas seulement question de ce que l’entreprise et son personnel font ensemble, mais des rapports qu’ils entretiennent. L’entreprise est engagée dans une sorte de combat (elle est « face à » des changements qu’elle doit affronter). Cela l’amène à « s’assurer du soutien » de ses collaborateurs comme, naguère, un suzerain partant au combat s’assurait du soutien de ses vassaux. Ce soutien est attendu, mais l’entreprise doit d’autant plus y faire appel qu’il est consenti librement. On peut citer encore :
All of our employees are expected to perform at their full potential / Nous attendons de nos collaborateurs qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes
92Là où, dans la version américaine il n’est question que de ce que chacun fait (“perform”), dans une perspective d’efficacité, il s’agit, dans la version française, de « donner », avec la dimension relationnelle que cela implique et pas seulement donner quelque chose, mais donner de soi, le meilleur de soi.
93Une telle approche s’accompagne de l’appel à une forme de morale :
outperforming themselves / se dépasser pour réussir
95On est dans un registre moral associé à la grandeur (« se dépasser ») bien différent du registre moral américain.
96Le soutien qui est ainsi évoqué a un caractère réciproque. Il revient au suzerain de soutenir son vassal en même temps qu’il appelle son vassal à le soutenir.
Giving our people […] the support they need to be successful / Les assurer [chacun de nos collaborateurs] du soutien de l’ensemble de l’organisation
98Dans la version américaine, il est question de la réussite de chacun dans son travail et de la contribution de l’entreprise à cette réussite (laquelle, en retour, va profiter à l’entreprise). On est dans un rapport d’intérêts. La version française se situe dans une autre perspective. Le soutien n’est pas restreint à un domaine particulier (celui dont on a besoin pour réussir), mais, global, il s’adresse à la personne en tant que telle. Le fait de caractériser l’entité qui assure ce soutien (« l’ensemble de l’organisation ») alors que, dans ce cas, c’est la version américaine qui reste dans l’anonymat, met en valeur sa dimension relationnelle. Et cette dimension est également mise en valeur du fait que l’entreprise est présentée comme n’apportant pas un soutien muet, mais se tournant vers chacun et s’adressant à lui, pour « l’assurer » de ce qu’il peut compter sur elle.
99Tout en n’ayant pas affaire à une forme de communauté morale à l’américaine, on a néanmoins une forme d’intégration dans l’entreprise qui est présentée comme ayant, par des voies différentes, quelque chose de très radical.
The higher the responsability, the greater the commitment to our values must be / Plus nos managers exercent des responsabilités élevées, plus ils doivent incarner les valeurs du Groupe
101Dans la version américaine, les valeurs du Groupe restent quelque chose d’extérieur à chacun et qu’il respecte, ce qu’exprime le terme commitment. Au contraire, dans la version française, ces valeurs constituent une sorte d’esprit qui demande à être « incarné », avec ce que cela suppose d’identification à l’entreprise, et en même temps de place laissée à l’initiative de chacun quand il s’agit de le traduire en manière concrète d’agir. Par ailleurs, alors que l’engagement qui est ainsi requis vaut pour tous dans la version américaine, il est réservé aux managers dans la version française [6]. C’est que la signification qui est attachée à un tel engagement dans un contexte français dépend de la position que l’on occupe. C’est une question de loyauté, et il est normal de l’exiger, pour ceux qui exercent un pouvoir. Il fait beaucoup plus question, car il risque d’évoquer une sorte de subordination domestique, pour ceux qui dépendent de ce pouvoir.
102Quand il s’agit de cette forme d’intégration, la version française des Principes peut, contrairement à ce qu’on observe en général, se montrer plus exigeante (et dire « nous voulons ») que la version américaine (qui se contente de “we expect”).
We expect all of our people to practice ‘the Lafarge Way’ in their daily action / Nous voulons que chacun mette en pratique le ‘Lafarge Way’ dans ses actions quotidiennes
104Le « Lafarge Way » constitue, dans la version française, une sorte d’étendard (l’expression n’y est pas traduite, ce qui met en valeur sa matérialité). Comme il ne s’agit pas de quelque chose de précis, mais d’un esprit, on est dans un registre qui ne peut être celui des obligations contractuelles, et la version américaine ne peut donc exiger mais seulement souhaiter. Par contre, la version française peut être d’autant plus exigeante qu’il ne s’agit pas d’appliquer des règles précises mais de partager un esprit, partage par lequel chacun est invité à témoigner de son allégeance à l’entreprise.
3. De probables influences croisées
105On peut se demander dans quelle mesure, tout en étant chacune marquée par le contexte culturel américain d’un côté et français de l’autre, les deux versions des Principes d’action ont été néanmoins influencées par le fait qu’elles constituent deux versions d’un même texte. Peut-on discerner une influence américaine dans la version française et une influence française dans la version américaine ? Y trouve-t-on des traits que l’on n’aurait pas rencontrés si on avait affaire à des textes purement américains d’un côté et purement français de l’autre ? A-t-on donc affaire à un texte de compromis ? Pour répondre pleinement à la question, il faudrait confronter ces Principes à des corpus de textes relevant d’une rédaction mono-culturelle, ce que nous n’avons pas fait. On peut toutefois apporter quelques éléments de réponse.
106Un point qui paraît clair est qu’on a une sorte d’influence négative, par un effet de censure qui conduit à éviter les formulations trop ouvertement soit américaines soit françaises. Si des formes de vie en société américaine d’un côté et française de l’autre sont mises en scène, ce n’est qu’en faisant appel à des inflexions relativement discrètes de formulations relativement neutres. Ainsi, on ne rencontre pas, dans la version française, des expressions aussi tranchées d’une conception française de la vie en société que celles que l’on trouve dans des codes d’autres entreprises, dont l’ancrage est plus purement français. De même, on ne trouve pas, dans la version américaine, d’expressions aussi tranchées d’une conception américaine de la vie en société que celles qui marquent des entreprises purement américaines.
107On ne peut exclure, par ailleurs, qu’il y ait simultanément une influence mutuelle qui se traduise par la place donnée, dans chacune des versions, à des formulations qui, sans être courantes dans le contexte culturel correspondant, en tout cas sans l’être dans le type de situation où elles sont employées, ne sont pas pour autant vraiment choquantes (et n’ont donc pas été éliminées, lors de la rédaction, dans les allers-retours entre les deux versions [7] ).
108Ainsi, prenons la formulation “Being the preferred supplier for our customers means : best understanding the needs and businesses of our different types of consumers”. Understanding est certes couramment utilisé, dans un contexte américain (par exemple dans l’expression memorandum of understanding [8]), mais dans un autre contexte, se mettre d’accord sur les droits de chacun. La démarche du fournisseur qui s’attache à comprendre les besoins de ses clients plutôt qu’à satisfaire leurs exigences paraît plutôt d’inspiration française, même si elle peut être exportable. De même, dans “our mission is to provide the construction industry with products, systems, and solutions…”, solutions paraît bien français.
109On peut s’interroger, réciproquement, sur des formulations telles que « nous sommes convaincus que ce sont les résultats qui comptent ». On a un écart par rapport à la version américaine (“we are convinced that accountability is ultimately about delivering results”) du fait qu’il n’est pas question de comptes à rendre (“accountability”), mais de ce que l’on a réalisé. Par ailleurs, les résultats sont mis en avant par opposition à la bonne volonté et aux efforts (« Nous reconnaissons la valeur de l’effort et de l’engagement personnel, mais… »), ce qui conduit à une telle formulation tout à fait acceptable dans un contexte français, dans la mesure où il y est plus noble de réussir sans faire d’efforts que de faire des efforts sans réussir. Mais l’utilisation du terme « résultat » suggère une référence américaine.
110L’important, pour notre propos, est que, en dépit de l’existence de telles influences croisées, chacune des deux versions reste profondément marquée par la vision de l’homme et de la société qui prévaut dans le contexte culturel, américain d’un côté et français de l’autre, au sein duquel elle prend sens ; que cette vision y est parfaitement reconnaissable.
Conclusion
111Les différences entre les versions américaine et française des Principes d’action de Lafarge fournissent une bonne illustration des processus qui sont à l’œuvre dès que l’on cherche à incarner quelque valeur que ce soit dans un lieu particulier de la planète.
112En cherchant, au sein de l’un et l’autre contexte, des formulations qui sonnent bien, ou du moins soient acceptables, les rédacteurs des Principes n’ont pu manquer d’être habités eux-mêmes par des visions locales de l’homme et de la société. Ils ont jugé à leur aune les formulations qu’ils ont envisagées. Le processus de tri qu’ils ont mis en œuvre (processus évoqué par l’un des rédacteurs précédemment cité) a ainsi conduit à retenir en fin de compte des expressions compatibles avec de telles visions, où donc celles-ci apparaissent sans cesse en filigrane.
113Dès qu’on ne se contente pas d’évoquer des valeurs, en restant à un très haut niveau d’abstraction, mais qu’on se préoccupe de la manière de s’organiser pour que ces valeurs soient respectées, on est amené à considérer les rapports entre les acteurs concernés (ici l’entreprise, ses clients, ses actionnaires, son personnel). Or la conception de ces rapports a une dimension éminemment culturelle.
114Article reçu en décembre 2008. Version révisée acceptée en février 2009.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Iribarne Ph. (d’) (1989), La logique de l’honneur, Paris, Seuil.
- — (2006), L’étrangeté française, Paris, Seuil.
- — (2008), Penser la diversité du monde, Paris, Seuil.
- Tréguer-Felten, G. (2009), Le leurre de la lingua franca ? Une étude comparative de documents professionnels produits en anglais par des locuteurs chinois, français et américains, Thèse pour le doctorat de sciences du langage, Paris 3-Sorbonne nouvelle.
- Troeltsch, E. (1911/1991), Protestantisme et modernité, Paris, Gallimard.
- Weber, M. (1920/ 1964), « Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme », dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon.
Notes
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[1]
Leader mondial des matériaux de construction, Lafarge est implanté dans 76 pays. Les versions française et anglaise de ses Principes sont téléchargeables sur son site internet.
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[2]
Certaines différences, que nous n’évoquerons pas ici, peuvent s’expliquer par des facteurs purement linguistiques. Mais ce type d’explication trouve vite ses limites ; on observe souvent des contrastes entre versions qui vont en sens inverse de ce à quoi on aurait pu s’attendre en considérant ces seuls facteurs. Une analyse comparative, menée dans une perspective linguistique, a été réalisée par Geneviève Tréguer-Felten (2009) parallèlement à l’avancée de nos propres analyses. La rencontre d’une approche linguistique et d’une approche culturelle a permis des confrontations stimulantes. La mise en scène à laquelle procède chaque version n’a nullement besoin d’être le fruit d’une démarche consciente. Il suffit, pour l’obtenir, que les rédacteurs de chacune des versions cherchent des formulations qui « sonnent bien » dans l’univers où ils baignent.
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[3]
On a de manière générale, en France, toute une manière de parler du rapport au client, en utilisant des termes – prescrire, diagnostiquer, accueillir, etc. – qui mettent en scène ce rapport en le reliant à une expérience de grandeur désintéressée et non de servilité mercantile.
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[4]
De plus, remarque G. Tréguer-Felten, dans la version américaine, preferred a purement le sens instrumental de l’emporter sur ses concurrents. Dans la version française, les mots utilisés pour exprimer la nature de la relation avec les divers acteurs (« privilégié », « préféré », etc.) ne manquent pas d’une dimension relationnelle.
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[5]
Épître aux Romains, 7 18-19.
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[6]
L’un des rédacteurs des Principes (Dominique Hoestlandt, communication personnelle) nous a donné l’explication suivante de cette rédaction : « Le français se veut donc plus explicite. Ce faisant, il répond à un débat français qui eut bien lieu (j’en témoigne). La question était de savoir à qui s’appliquent ces Principes ? Chacun doit-il y croire ? Les défendre ? Les appliquer ? Ou simplement les connaître pour voir s’ils sont respectés dans le Groupe ? Il serait inconvenant d’exiger en France que chacun s’engage à défendre et à appliquer de tels Principes. Ce serait faire fi de la liberté de chacun. Mais on admet qu’en les rendant publics, et en y soumettant d’abord la hiérarchie supérieure, ceci devient acceptable, et même honorable (pour reprendre vos termes [de l’auteur de l’article, destinataire du message]) : chacun sait ainsi ce à quoi s’engagent les Chefs. D’où cette personnalisation hiérarchique inattendue. Mais quel mot choisir pour la désigner ? Les chefs ? Les directeurs ? Les patrons ? Malsonnant. Les Responsables, alors ? Trop vague, pour le coup, ou trop ambigu : ne dit-on pas ailleurs que chacun est responsable ? Reste le choix paradoxal de ce mot flou (en français) de manager, qui pour cette raison même est peu connoté. En anglais, la formule serait incompréhensible : pourquoi les cadres opérationnels et eux seuls devraient être tenus de respecter et d’appliquer ces principes ? ».
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[7]
La comparaison des versions successives de chacune des deux versions est éclairante quant à la sorte de décantation progressive qui a conduit à la rédaction finale de chacune d’elle. Ce point est examiné dans (Tréguer- Felten, 2009).
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[8]
Understanding signifie alors “mutual agreement, especially one that settles differences or is informal and not made public” (Webster’s).