1Si les sociologues recourent, depuis longtemps, à un large éventail de méthodes leur permettant de collecter, rassembler, produire des matériaux empiriques, il en est une qui est devenue, comme cela a été souligné il y a un demi-siècle déjà, leur méthode préférée : il s’agit de l’entretien (Hughes & Benney 1956). Bien entendu cette méthode n’en est pas une, car elle n’est ni codifiée ni unifiée, mais recouvre une grande variété de pratiques. Il existe un grand nombre d’usages de l’entretien, particulièrement lisibles dans les instruments et outils d’enquête : certains chercheurs construisent des protocoles standardisés pouvant être administrés à de larges populations, d’autres élaborent des grilles détaillées de questions utilisées de manière souple, d’autres se contentent de formuler quelques pistes d’interrogation indicatives, d’autres encore se limitent à la préparation d’une consigne de départ permettant de déclencher la production discursive des interviewés (Heurtin 2007).
2Au-delà de ces diverses formes, l’entretien est la méthode par excellence pour saisir les expériences vécues des membres de telle ou telle collectivité : travailleurs exerçant la même activité professionnelle, militants participant au même collectif d’engagement, individus occupant une même position dans l’espace social, membres d’un groupe traversant la même épreuve, affrontant le même événement, effectuant les mêmes activités pratiques, etc. Certes le recours à l’entretien biographique peut s’accompagner de postures épistémologiques hétérogènes, octroyant des statuts différents à l’individu interviewé et engageant des relations multiples entre les matériaux empiriques et les concepts théoriques. Mais cette méthode suppose d’attribuer une place importante aux points de vue indigènes dans l’analyse du monde social et aux savoirs pratiques – cognitifs, interprétatifs, symboliques, affectifs, etc. – de ceux qui expérimentent telle ou telle situation.
3L’objectif est par conséquent de susciter la production d’une parole centrée sur la personne interviewée et rendant compte de fragments de son existence, de pans de son expérience, de moments de son parcours, d’éléments de sa situation. Comment y parvenir ? En repoussant les procédures recourant à un précodage des réponses, en évitant la succession de questions préformulées… La mise à distance de la figure, bien établie et codifiée, du questionnaire fonctionne souvent comme repoussoir, mais elle ne suffit pas à spécifier en quoi consiste le « contrat initial de communication » (Ghiglione 1986), ni a fortiori comment le maintenir au long des échanges.
4L’entretien reste un mystère, car les conditions de sa réalisation restent fréquemment dans l’ombre. Certes il n’est pas aisé de rendre compte de manière circonstanciée et convaincante des pratiques d’enquête. Mais il demeure problématique que la réflexivité des sociologues s’exerce trop souvent à distance des aspects les plus concrets du travail d’enquête (Chapoulie 1991). Après avoir éclairé ce constat, nous situerons l’analyse au plus près de l’interaction d’enquête, afin de rendre compte des conduites des personnes interviewées et d’identifier les contre-interprétations qu’elles produisent. L’analyse proposée partira des premiers moments de la rencontre au cours desquels se négocie une définition de la situation. Elle montrera ensuite que, en dépit du contrat initial de communication, des échanges et ajustements sur l’interprétation de la situation traversent le déroulement de l’entretien.
1. Posture et position du sociologue dans l’entretien
5Si la sociologie est une discipline fondée sur des opérations d’enquête, on doit la « définir […] par la recherche sociologique en actes » (Passeron 1991 : 34). Il est donc étonnant que l’abondante littérature sur l’entretien s’enracine si peu dans les activités pratiques de l’interviewer (Demazière 2008a). C’est qu’elle théorise la relation d’enquête autour de concepts trop généraux, comme la neutralité bienveillante ou le rapport social de domination.
1.1. La neutralité bienveillante
6Pour les sociologues la situation d’entretien est d’abord considérée à travers les conduites de l’interviewer, en tant qu’il doit construire et maîtriser le cadre de l’interaction. La posture compréhensive est brandie comme une bannière de ralliement, dans une filiation plus ou moins explicite aux principes théorisés par la clinique de Carl Rogers. C’est en effet dans ce cadre, compréhensif, que la conduite du sociologue en situation d’entretien a fait l’objet de multiples développements et préconisations. La compréhension y est unanimement définie comme ressource que le sociologue doit mobiliser au mieux pour contrecarrer les obstacles à la communication découlant des différences d’appartenance sociale entre les protagonistes. S’il est utopique d’effacer cette distance sociale, il est indispensable de la dépasser. Mais comment ? Comment mettre l’interviewé en confiance, comment lui laisser développer son point de vue, comment recueillir ses propres formulations, comment le convaincre qu’il n’est pas jugé, comment le persuader qu’il n’est pas soumis à évaluation ? Bref, comment réaliser un entretien biographique ? Les réponses convergent assez largement et peuvent être condensées en quelques termes à la signification voisine, déclinant l’empathie théorisée par Max Weber : neutralité, écoute, bienveillance, dialogue des consciences, sont invariablement cités dans les manuels de méthode, esquissant une sorte de « méthodologisme » (Beaud 1996).
7Cette perspective puise aux principes de l’entretien non directif, destiné à susciter chez l’interviewé la production d’un discours continu, structuré et réflexif (Michelat 1975). Celui-ci est en effet considéré comme la quintessence de l’entretien, parce qu’il vise à éviter l’imposition de problématique si caractéristique des questionnaires et autres interrogations plus directives. L’interaction et la contribution de l’interviewer à son déroulement sont souvent qualifiées comme : une écoute attentive, un accouchement, une communication non violente, un exercice spirituel, une curiosité pour autrui, une empathie respectueuse, un oubli de soi, etc. (Demazière & Dubar, 1999). Si ces exigences peuvent constituer des balises pour la pratique de l’entretien, elles demeurent éloignées, voire déconnectées, des interactions concrètes. Ces termes qualifient la posture de l’interviewer en toute généralité, c’est-à-dire indépendamment des caractéristiques des interviewés.
1.2. Distance sociale et domination
8Si l’on se situe dans ce registre, il est banal de souligner que la relation d’enquête s’appuie sur une asymétrie des rôles, ne serait-ce que parce qu’elle suppose que l’interviewer se donne le droit d’interroger l’autre et, dans la mesure où celui-ci accepte dans la plupart des cas, est en position de le faire (Blanchet 1991). De plus l’interviewer et l’interviewé occupent des positions systématiquement différenciées dans l’espace social – sauf dans les rares cas où le sociologue interroge ses propres pairs (Platt 1981), de sorte que rôle et contre-rôle sont aussi enracinés dans des rapports sociaux. Ceux-ci peuvent être déclinés dans de multiples dimensions (sexe, âge, race, classe), mais c’est surtout la distance sociale et culturelle entre le sociologue et ses interlocuteurs qui est soulignée et prise en compte dans la sociologie française.
9Même si le chercheur peut être rattaché, y compris et en premier lieu par les personnes qu’il interviewe, aux couches intellectuelles, ce rapport de classe n’est pas fixé une fois pour toutes. Il peut notamment jouer en défaveur des sociologues qui, enquêtant parmi l’aristocratie et la grande bourgeoisie, sont renvoyés à une extraction ou un rang inférieurs (Pinçon & Pinçon-Charlot 1991), ou qui, enquêtant parmi les dirigeants d’entreprise sont considérés avec mépris ou désinvolture (Thomas 1993), ou encore qui, enquêtant dans les milieux dirigeants, sont confrontés aux difficultés de « s’imposer aux imposants » (Chamboredon & alii 1994). Mais c’est bien le rapport inverse qui est le plus fréquent, situant le sociologue en position de surplomb social ou de supériorité culturelle par rapport à ses enquêtés. La distance sociale est alors évoquée comme un élément renforçant l’asymétrie de rôles, chaque fois que les sociologues proposent une forme d’interaction souvent bien éloignée des habitudes de la population enquêtée, notamment dans le cas des milieux populaires (Mauger 1991), des jeunes des cités de banlieue (Yohanna 1994), ou des composantes de la « misère du monde » (Bourdieu 1993), etc.
10Faut-il pour autant faire de la violence symbolique, quel que soit le sens dans lequel elle s’exerce, un schéma obligé et suffisant, propre à rendre compte de la relation d’enquête (Georges & Jones 1980 ; Emerson 1987) ? Ne convient-il pas de prêter une attention plus acérée aux réactions des personnes sollicitées, qui varient dans une gamme très élargie : hostilité, résistance, réticence, indifférence, docilité, enthousiasme, enrôlement, etc. (Becker & Geer 1969 ; Hoggart 1970 ; Becker 1970) ? Les récits d’enquête par entretiens les plus circonstanciés, suggèrent combien la condition de l’interviewer est d’être mis à l’épreuve, et par là mis mal à l’aise. C’est que la relation d’enquête ne peut être vue uniquement du côté du chercheur, souvent réduit à un professionnel équipé et qui plus est socialement dominant, mais doit être considérée également du côté des interviewés.
1.3. Du côté des interviewés
11L’interaction nouée lors de l’entretien ne saurait être réduite à un rapport « de classe » marqué par un déséquilibre des positions ou des capitaux des interactants. Une autre caractéristique toute aussi saillante, quoique moins souvent relevée, réside dans l’indétermination relative de la situation, du point de vue des personnes sollicitées. Certes le sociologue s’emploie à cadrer l’interaction et à contrôler l’interprétation de la situation, à travers une présentation de soi, une explicitation de l’objet de l’enquête, une argumentation de ses finalités, ou encore une disponibilité pour satisfaire la curiosité de l’interviewé. Mais l’interaction n’en demeure pas moins marquée par une lutte, tantôt latente, tantôt plus explicite, pour définir la situation (Demazière 2007). Souligner cela c’est rappeler que l’entretien est toujours une forme d’intrusion, fut-elle particulière, provoquant des processus de « contre-interprétation » par lesquels l’interviewé attribue un rôle et une identité à l’interviewer (Schwartz 1993). Car le rôle de sociologue menant une enquête n’est guère clairement signifiant pour les personnes sollicitées, de sorte qu’elles auront recours à d’autres rôles pour interpréter la demande et définir l’interaction. Cette incertitude est sans doute plus importante au bas et au sommet de l’échelle sociale, pour des raisons différentes (Hughes & Benney 1956), mais elle demeure consubstantielle à l’entretien de recherche.
12On ne peut donc considérer que l’identité du chercheur résulte principalement de ses propres calculs et stratégies de présentation de soi. Elle est d’emblée produite par son interlocuteur, qui lui attribue des intentions, qui interprète son argumentaire, et qui agit à son égard en conséquence (Paul 1953). Car, une présentation claire et rassurante de l’enquête – à supposer qu’une telle présentation soit possible – ne supprime par ipso facto les perplexités, doutes, soupçons : qui est assez naïf pour se confier au premier venu, sans réserve ni retenue ? Chacun s’efforce de trouver un sens à la requête qui lui est adressée, de qualifier les intentions de son interlocuteur, et de fixer ainsi sa conduite : « seuls les gens naïfs et les utilisateurs de questionnaires accordent foi aux autres à un tel degré » (Douglas 1976 : 142). Les thématiques mêmes des enquêtes ne sont jamais sans importance et sans signification pour les interviewés. L’entretien est toujours chargé d’enjeu, et donc de danger puisque toute information biographique concourt à catégoriser et qualifier socialement la personne concernée, faisant d’elle un membre plus ou moins moral, un professionnel plus ou moins compétent (Demazière 2003).
13Cette perspective invite à prendre au sérieux l’analyse de la relation d’enquête. Le corpus utilisé ici est issu de trois enquêtes réalisées selon les mêmes protocoles et principes, mais auprès de populations ayant des caractéristiques contrastées : des jeunes sans diplôme marqués par l’échec scolaire et confrontés à la galère, mais aussi isolés et sans relation entre eux (Demazière & Dubar 2004) ; des élus locaux devenus des professionnels de la politique, mais aussi inscrits dans des rapports de compétition et de rivalité pour la conquête de positions contingentées (Demazière 2008b) ; des développeurs de logiciels libres engagés dans des actions militantes, mais aussi organisés en collectifs de production et participant à des communautés d’activité (Demazière, Horn et al. 2007). Chaque population interrogée présente donc des caractéristiques sociales spécifiques et distinctives, et cela sous deux aspects : la distance sociale et l’asymétrie des positions vis-à-vis du sociologue interviewer d’une part, les formes d’appartenance à la catégorie et les relations associant – ou non – les interviewés entre eux d’autre part. Ces deux éléments seront pris en compte dans l’analyse empirique, qui sera appuyée sur une partie des entretiens, tous négociés et réalisés par l’auteur de ce texte. Cette démarche met en évidence combien les pratiques de l’entretien sont moins assurées, moins cohérentes, et moins lisses que ne le suggèrent les conventions présidant au genre académique du récit d’enquête ou de l’encadré méthodologique.
2. Négociation de l’entretien et maintien d’écarts d’interprétation
14L’entretien constitue toujours une intrusion dans la vie des personnes contactées : intrusion dans leur agenda et leur temps personnel, mais aussi intrusion dans leur intimité et leur monde personnel. Le sociologue qui sollicite un entretien est, quels que soient la configuration du terrain d’enquête et le dispositif de prise de contact adopté, un étranger dont la demande constitue une anomalie, même si l’existence de sociologues est assez généralement connue dans la plupart des milieux. Si cette requête est problématique, elle est aussi investie de significations très contrastées de la part des individus sollicités. De fait, la négociation de l’entretien et les interprétations que ceux-ci en donnent sont l’objet de fortes variations, irréductibles à la distance sociale entre les protagonistes.
2.1. Faible légitimité à la prise de parole
15Des entretiens ont été effectués avec des jeunes sortis sans diplôme du système éducatif huit années plus tôt, dans le cadre d’une enquête centrée sur les difficultés de l’insertion professionnelle. Le premier contact a été pris au téléphone, et l’objet de l’entretien proposé a été présenté comme portant sur « ce que vous avez fait depuis que vous êtes sorti de l’école, comment ça s’est passé pour vous au niveau du travail ». L’enquête était présentée comme une recherche universitaire, visant « à mieux connaître ce que vivent les jeunes comme vous », impliquant d’en rencontrer « au moins une centaine », et destinée à « comprendre ce que les jeunes vivent par rapport au travail, comprendre ce qui vous est arrivé et comment vous voyez votre situation ». Les personnes sollicitées ont formulé peu de questions sur l’enquête, sur l’entretien lui-même, ou sur l’enquêteur. Les échanges ont été la plupart du temps assez brefs (deux ou trois minutes tout au plus), et les refus ont été rares (moins de 8 % des cas) dont une bonne part liée à des difficultés de communication et d’intercompréhension. La part de la négociation et du dialogue dans la sollicitation de l’entretien est donc très faible, ce qui peut être interprété comme le signe d’un rapport de domination sociale et culturelle.
16Les échanges engagés en face à face et au domicile des personnes concernées en préalable à l’entretien, se sont déroulés dans la continuité : peu d’explications ont été sollicitées. La question la plus fréquente a porté sur la justification de faire un entretien avec eux en particulier : « pourquoi ça tombe sur moi ? », « je ne vois pas pourquoi je suis choisi ? », « pourquoi moi ? ». Ces interpellations sont articulées à un pourquoi, et non à un comment qui aurait exprimé une demande de justification des démarches suivies pour repérer et localiser les personnes sollicitées (par exemple sur le mode du « comment avez-vous eu mon nom ? », risqué par quelques rares jeunes). Leur signification renvoie plutôt à une interrogation sur la propre légitimité du locuteur à prendre la parole et dire des choses intéressantes. Cela est confirmé par diverses remarques formulées en amont de l’entretien – mais aussi pendant – qui dénotent des attitudes d’auto-dévalorisation : « j’ai rien d’intéressant à dire », « je vois pas quoi vous dire », « je sais pas si ça vaut le coup ».
17Toutefois ces remarques expriment moins des tactiques destinées à se défiler que des doutes sur la valeur de leur histoire. Elles témoignent aussi que l’entretien sollicité n’est pas assimilé aux entretiens de conseil avec des professionnels de l’insertion auxquels ces jeunes ont déjà participé. En plus d’autres signes (entretien au domicile, absence de dossier administratif) la demande d’enregistrement de l’entretien marque encore cette différence. D’autant plus sans doute qu’elle s’accompagne d’un argumentaire sur la « déontologie du sociologue », impliquant le « respect de l’anonymat », et garantissant « que l’entretien n’aura pas de conséquence pour vous ». Si quelques jeunes marquent des signes de réticence face à l’enregistrement, ils ne l’expriment guère verbalement. Pas plus qu’ils ne demandent des informations sur le sens d’un entretien qui sera « sans conséquence ». Ainsi, quand l’entretien démarre, au moment où l’interviewer énonce la consigne de départ, la définition de situation demeure incertaine, dans la mesure où ses interlocuteurs n’ont guère explicité l’interprétation qu’ils en faisaient. Il n’y a pas eu beaucoup d’échanges sur la définition de situation, et il reste par conséquent beaucoup d’implicite. Les contre-interprétations demeurent latentes, mais elles vont surgir au cours de l’entretien.
2.2. Professionnalité affirmée pour la mise en scène
18Dans l’enquête réalisée auprès d’élus locaux ayant des mandats de conseillers municipaux ou régionaux, exerçant leur mandat à titre exclusif après suspension de l’activité professionnelle antérieure, la négociation de l’entretien s’est déroulée fort différemment. Elle a été beaucoup plus longue, la demande devant traverser une série de filtres et étant soumise à des évaluations successives. Elle a débuté par l’envoi d’une lettre présentant l’enquête comme une étude universitaire de « sociologie du travail », réalisée par des « spécialistes de l’analyse du travail ayant enquêté sur des milieux professionnels diversifiés, comme des conseillers bancaires, des postiers, des informaticiens ». L’objet de l’entretien était formulé selon les termes suivants : « nous voudrions voir ensemble en quoi consiste votre activité d’élu, et quel a été votre parcours jusqu’à votre mandat actuel ». Y a succédé une série plus ou moins longue d’échanges téléphoniques avec les secrétariats. À ce stade les contacts directs avec les élus ont été plutôt rares, et les refus ont été assez nombreux (près de 40 % des cas), argumentés par un manque de temps ou résultant d’une simple fin de non-recevoir. Au moment du rendez-vous, en préambule au démarrage de l’entretien proprement dit, s’ouvre une phase d’explicitation de l’objectif de l’enquête et de négociation des conditions de l’entretien, dans laquelle les élus locaux prennent une part très active.
19Ils demandent en effet des explications, formulent des requêtes, mais aussi, énoncent des exigences : « je ne saisis pas le but de votre enquête, qu’est-ce que vous voulez montrer ? », « à qui c’est destiné, qu’est-ce que vous allez en faire de tout ça ? », « du moment que je peux relire ce que vous publiez, il n’y a pas de problème ». Ces manières différentes de demander des comptes au sociologue ne peuvent être interprétées uniquement comme le signe d’une inversion du rapport de domination sociale ou culturelle au bénéfice de l’interviewé. D’autant moins sans doute que nombre des élus concernés ne sont pas des figures politiques nationales et que leurs formations et diplômes sont très disparates. Mais certains traits de leur statut et de leur rôle peuvent néanmoins être convoqués pour expliquer cette attitude, qui reflète plus sûrement un ensemble de traits caractéristiques de leur activité, de leur professionnalité.
20La situation d’entretien est partie intégrante de cette activité. Les élus apparaissent en ce sens comme des professionnels de la parole, et plus restrictivement de l’interview, comme l’annoncent d’ailleurs non sans satisfaction les plus aguerris d’entre eux ou ceux qui ont les mandats les plus importants : « j’ai l’habitude », « je n’arrête pas de répondre à des interviews », « depuis le temps, je suis rôdé ». Les interpellations portant sur les motifs pour lesquels ils ont été sollicités, eux plutôt que d’autres, sont extrêmement rares. À l’inverse, les interrogations portent plus fréquemment sur l’identité des autres élus interviewés, notamment dans l’espace local : « qui avez vous-vu déjà ? », « vous comptez rencontrer qui dans le coin ? », « vous avez pris contact avec qui déjà ? ». C’est que les élus sont, et surtout se considèrent, comme des membres d’un monde social spécifique, engagés à ce titre dans des rapports de concurrence et de coopération, dont le territoire local est le théâtre privilégié quoique non exclusif. Ils ne sont pas, comme les jeunes sans diplôme, des unités isolées, constituées de l’extérieur, par le sociologue, comme les éléments d’une catégorie.
21Dans le cas des élus locaux, les contres-interprétations de la situation d’enquête, et même de l’identité de l’enquêteur, sont largement exprimées et s’avèrent singulièrement résistantes. Elles installent l’élu dans un rôle, familier, de personnage public impliqué dans la promotion de son action car engagé dans une compétition, toujours latente entre deux élections. Tout concourt à orienter l’entretien vers la production d’un discours stratégique de présentation de soi. Et le sociologue ne dispose que de faibles armes pour lutter contre ces définitions de situation, et faire admettre la sienne propre. Dans cet affrontement, la règle déontologique de l’anonymat apparaît comme une ressource précieuse, dans la mesure où elle représente une rupture radicale avec le cadre auquel les élus se réfèrent. Les réactions à l’annonce de la garantie de l’anonymat ont soulevé des protestations éloquentes « je ne veux pas d’anonymat, moi je veux voir mon nom », « j’assume ce que je dis, vous pouvez publier mon nom ». Habituellement les élus sont sollicités pour produire une parole non substituable, parce que l’intérêt pour leur discours provient de la position particulière occupée par chacun et du personnage public qu’il incarne. L’anonymisation constitue à cet égard une rupture radicale, qui contribue à redessiner le cadre de l’interaction, comme l’indiquent certaines réactions : « je n’ai jamais vu ça », « vous êtes original vous, je vois pas pourquoi, je ne comprends pas ». Cette rupture est soutenue par l’explicitation d’autres règles propres à l’enquête sociologique, telle la convention de comparabilité, selon laquelle chaque entretien n’a de sens qu’une fois inscrit dans une série de discours comparables, ce qui place les répondants dans un statut, inhabituel, d’exemplaire, substituable, d’une catégorie. Il reste que, au moment où l’entretien s’engage, avec la formulation de la question de départ, les écarts d’interprétation entre les protagonistes demeurent importants, et devront être réduits à travers la conduite de l’entretien en tant que telle.
2.3. Capacité différenciée à dire l’histoire officielle
22Des entretiens biographiques ont également été réalisés auprès de développeurs bénévoles de logiciels libres, participants à ce qu’ils appellent des « communautés » fédérées autour de projets informatiques. La prise de contact avec les enquêtés a été faite par envoi d’un message sur leur adresse électronique, repérée sur les sites de développement des logiciels libres sélectionnés pour analyse. Les premières démarches ont été faites auprès de ceux qui semblaient occuper une position centrale, par exemple du fait de leur présence continue sur les fils de discussion (chat, mailing lists…) ou de l’autorité avec laquelle ils y intervenaient (et de l’écoute que leurs interventions rencontraient chez les autres). Elles ont rencontré un écho favorable. Car l’enquête a été interprétée comme une marque d’intérêt et un signe de notoriété, comme l’attestent les messages électroniques reçus en retour : « c’est super votre démarche, j’adhère », « ça fait plaisir de voir qu’on existe », « c’est bon pour le libre que des sociologues s’y intéressent ». L’enquête sociologique apparaît ainsi d’emblée légitime, mais cela n’est pas dénué d’ambiguïté, puisque les sociologues sont en quelque sorte enrôlés dans une entreprise de promotion des logiciels libres en général et de ceux qu’ils étudient en particulier.
23L’enquête était présentée comme une « recherche universitaire destinée à comprendre comment fonctionnent les communautés de développement de logiciels libres et qui en sont les membres », avec un « objectif d’analyse approfondie de quelques projets ». Compte tenu des retours électroniques, la requête en face à face a été fortement personnalisée, afin d’installer la personne contactée dans une posture propice à livrer son propre point de vue et non à fournir une description plate, objective, impersonnelle du fonctionnement du projet : « ce qui nous intéresse c’est votre propre expérience dans le logiciel libre. À partir de cette expérience à vous, c’est aussi ce que ça représente pour vous de faire du logiciel libre. Donc on partirait de votre histoire, votre activité, votre expérience ».
24Cette manière de positionner notre enquête, et se faisant de définir chaque enquêté comme un sujet doté de points de vue personnels, s’est heurtée à diverses formes de résistance. Certains contributeurs ayant une position périphérique, ou estimant avoir un rôle mineur, ou encore ayant une participation récente, ont ainsi opposé à la demande d’interview leur faible légitimité à parler de la communauté : « je ne peux pas dire grandchose, je suis arrivé il y a pas deux mois », « je ne contribue pas assez régulièrement, alors fatalement, je reste un peu en marge ». D’autres, occupant à l’inverse une position plus centrale dans des groupes dont ils sont souvent les initiateurs, se considèrent comme les plus compétents pour produire une description informée de « leur communauté », et adoptent volontiers la posture de l’informateur initiant l’enquêteur à un monde ésotérique. Ainsi, dans ce cas de figure, la prise de parole personnelle et subjective n’est pas favorisée, du fait des caractéristiques des liens qui associent les enquêtés entre eux : s’ils sont engagés de façon volontaire et délibérée dans une action collective, celle-ci constitue une forme d’appartenance puissante qui aspirent les membres (l’utilisation, indigène, du terme communauté rend compte de cette primauté de l’entreprise collective sur les individualités qui y participent). L’entretien est alors implicitement interprété comme un travail de production d’une histoire officielle, dont le sociologue serait constitué en architecte sinon en porte-parole.
25Plus l’enquête progressait, plus cette interprétation se renforçait ou était plus visible. La négociation des entretiens devenait plus facile et l’accueil plus chaleureux, jusqu’à l’expression de la part des personnes sollicitées de signes de complicité au moment de la prise de contact : « je me demandais si vous alliez me trouver », « alors ça y est, vous êtes remonté jusqu’à moi ». C’est que, comme souvent dans les groupes restreints, l’enquête est prise dans les interactions entre les membres, et ce faisant, les enquêteurs acquièrent une légitimité croissante ou sont rapidement rejetés. Cette appropriation collective de l’enquête, voire des enquêteurs, est particulièrement poussée ici, au point que, progressivement, les personnes contactées détenaient au préalable des informations sur l’entretien : « Pat m’a dit comment ça se passait », « je sais déjà tout ce que vous allez me demander, vous savez qui a vendu la mèche ? ». Mais cela va plus loin encore. Car les premiers articles et communications écrits sur les communautés de logiciels libres ont été rapidement repérés sur Internet, lus et discutés au sein des groupes, en particulier sur des forums où nous avons pu repérer ces échanges. Appuyés sur des discussions des résultats, ceux-ci procédaient de la consécration des analyses produites : « ils ont tout compris », « il faut lire, c’est très fin », « qu’est-ce qu’on apprend, c’est dingue, je me rendais pas compte », « c’est du béton, et en plus publié au Presses de Science Po ». Cette restitution, non voulue et prématurée, a renforcé encore la captation du sociologue, qui est apparu comme acquis à la cause, comme un membre de la communauté, ou du moins rendant service à celle-ci.
3. Contrôle de l’entretien et retour des contre-interprétations
26Ainsi, au moment où l’entretien proprement dit démarre – et où le magnétophone est mis en marche – la situation fait l’objet d’interprétations divergentes entre les protagonistes, en dépit de l’accord pour poursuivre l’interaction. Les interprétations des interviewés sont très différentes d’une enquête à l’autre, et ces spécificités résultent d’un ensemble de paramètres définissant les positions sociales des interviewés mais aussi les relations qui les lient entre eux. Compte tenu des ambiguïtés sur le contrat initial de communication, il n’est pas étonnant que des échanges et ajustements, portant sur l’interprétation de la situation, traversent le déroulement de l’entretien.
3.1. Gérer les demandes de conseils
27En dépit de ses efforts pour cadrer l’interaction, le sociologue est comme enrôlé dans un régime de signification maîtrisé par l’interviewé, qui lui est familier, qui lui fournit des repères, qui supporte son engagement dans l’interaction, qui lui permet de préserver sa face. Ce rôle n’est pas nommé par les jeunes sans diplôme, mais ceux-ci n’en formulent pas moins, de manière indirecte, leur vision de la situation. De multiples indices invitent à penser que c’est l’entretien de conseil qui est mobilisé comme référence pertinente, ce qui conduit à rapprocher l’interviewer du travailleur social. Cette identification n’est pas directe, mais elle est lisible dans les séquences où les jeunes interrogent le sociologue en le considérant comme un spécialiste des politiques publiques d’insertion, supposé à ce titre connaître les dispositifs et les institutions, même locales : « de là ils m’ont mis dans un stage, stage de formation. Le Capen ça s’appelle, je crois. Vous connaissez le Capen ? [Euh, ben pas trop bien] C’est connu je crois, oui, le Capen, vous connaissez », « Il m’a fait un contrat, genre apprentissage quoi un peu. Un contrat pour les jeunes, pour travailler et apprendre. Contrat solidarité, un truc comme ça [Un contrat emploi solidarité] C’est ça, oui, oui, c’est plus facile pour vous de retenir tous ces trucs, vous êtes dans la partie, que moi, bon ».
28Quelles que soient les traductions de ces contre-interprétations, le socio-logue est pris pour un spécialiste, détenteur de connaissances spécialisées. Mais celles-ci ne relèvent pas de savoirs savants, relatifs aux processus et mécanismes de l’insertion professionnelle, elles concernent des savoirs experts, relatifs à la gestion et à l’accompagnement de l’insertion professionnelle. Ainsi certains interviewés tentent de mobiliser l’interviewer afin de tirer profit de ses supposées compétences. Ils formulent alors des demandes de conseil ou interpellent sur les suites de l’entretien, sortant alors franchement du cadrage initial. Ces interpellations explicites sont souvent exprimées en dehors du cadre temporel de l’entretien, ou du moins de ce que les sociologues considèrent généralement comme tel. Puisqu’elles sont prononcées après la phase de clôture, marquée par des prises de parole spécifiques de l’interviewer (« je vous remercie pour le temps que vous m’avez accordé », « si vous en êtes d’accord nous pouvons arrêter là », « je pense que nous avons un peu fait le tour de la question, n’est-ce pas ») et par le déplacement physique des protagonistes (ils se lèvent de leur siège, se dirigent vers la sortie de la pièce où ils se trouvent). Le fait que ces apostrophes apparaissent aux marges de l’entretien suggère que le statut de celui-ci demeure, au moins partiellement, non élucidé pour les interviewés : ni entretien de conseil, ni tout à fait autre chose non plus.
29Il arrive que de manière plus directe l’entretien soit situé dans une série d’autres rencontres avec des conseillers en insertion, ou même que l’interviewer soit rapproché de ceux-ci : « j’ai eu un entretien pour l’orientation. Comme ici quoi, pour voir ce quoi il retourne et pour quoi faire après ». Mais de manière générale ces interpellations sont moins appuyées, même si elles sont des tentatives pour ouvrir un moment d’échanges plus familiers pour les interviewés. Elles prennent des formes diversifiées : demandes de conseil très directes (« là vous pouvez m’aider par rapport à la Chambre des Métiers ? », « je sais pas, vous pensez que c’est valable ce stage ? ») ; interrogations sur l’utilisation possible de l’entretien (« vous allez me contacter pour voir les suites ou quoi ? », « tout ça je l’ai déjà dit au conseiller de la mission locale, alors mais si c’est encore pour rien ») ; expressions de doutes sur les motivations de l’interviewer (« je comprends pas à quoi ça sert », « vous allez faire quoi de tout ça au bout du compte ? »).
30Ainsi, au cours des entretiens réalisés avec des jeunes sans diplôme, le sociologue est confronté à des demandes de conseils, qui sortent du cadre posé au préalable, mais qui demeurent aux marges des échanges. Cela ne signifie pas que ces contre-interprétations n’opèrent pas tout au long de l’entretien, au moins sur un mode plus implicite.
3.2. Perturber le discours stratégique
31Si pour les élus locaux la participation à un entretien relève peu ou prou de la routine, la situation qui fait référence est celle de l’entretien avec un journaliste, au cours duquel il convient de livrer un discours stratégique, vantant sa propre action politique. Compte tenu de la force de cette référence, le sociologue interviewer doit amener l’interviewé à réévaluer sa manière de définir la situation, doit recadrer les échanges pour les situer dans la forme de l’entretien de recherche. Ce recadrage se traduit dans le style de conduite de l’entretien, qui passe fréquemment par des interventions destinées à réorienter l’interviewé de manière directive, afin de lui faire comprendre que son discours ne correspond pas à ce qui est attendu. Le sociologue surgit en quelque sorte pour reprendre la parole et rappeler son interlocuteur à l’ordre de l’interaction, comme dans cette séquence où il explicite ses attentes à partir de ce qui lui a été dit : « Voila si je reprends cette réunion de l’exécutif régional, vous me racontez ce qui a été traité, mais pour moi ce n’est pas ça l’important. C’est des choses que je peux savoir facilement en demandant à consulter les dossiers. Non ce que je veux savoir c’est ce que vous, vous avez fait et comment. Je ne sais pas, par exemple est-ce que vous avez préparé, regardé les dossiers, et pour quoi faire si c’est le cas. Et avec quelle idée vous êtes allé à cette réunion, est-ce que pour vous c’est important ou est-ce que c’est formel, je ne sais pas, est-ce que vous vouliez défendre ou attaquer des choses. Et comment vous avez fait. Comment vous avez pris part à la réunion, je veux dire, bon, précisément, ce que vous avez fait, et comment, et pourquoi. Voila, des choses comme ça, que peut-être pour vous ce n’est pas intéressant, mais pour moi c’est différent. Parce que moi, ce que je veux comprendre c’est de bien voir ce que c’est votre travail. Qu’est-ce que vous faites au juste, avec quelles contraintes, dans quel contexte. C’est au plus près, au quotidien, concrètement. Vous voyez, moi c’est ça qui m’intéresse, comme si vous étiez pour moi une infirmière, et alors je veux savoir ce qu’elle fait avec les malades, qui lui dit ce qu’elle doit faire, est-ce qu’elle le fait comme ça et pourquoi, et est-ce que c’est toujours pareil ou pas, et tout ce genre de choses. Voila, vous êtes exactement comme une infirmière, ni plus ni moins, sauf que le travail d’une infirmière, on commence à bien le connaître. Je veux dire qu’on a pas mal d’études sociologiques sur les infirmières, l’hôpital. Mais sur le travail des élus, des hommes politiques, là c’est plutôt le vide. Et l’objectif de mon enquête c’est d’avancer par rapport à ça ».
32Des interventions aussi longues sont nécessaires chaque fois que les termes de l’échange apparaissent inadéquats. Elles permettent aussi au sociologue de redéfinir non seulement la relation d’enquête en précisant en détail quel est l’objet de celle-ci mais aussi le rapport social qui le lie à l’interviewé en affirmant son contrôle sur l’interaction. Cela peut passer par des réalignements brutaux, chaque fois que le flux de paroles de l’interviewé est interrompu de manière autoritaire ou que son discours est invalidé sans ménagement, dans le but de provoquer une redéfinition de sa posture. Une illustration en est fournie par le passage ci-dessous. L’élu (un maire) est engagé dans un long développement portant sur sa politique en matière de logement, qui lui donne l’occasion de critiquer les orientations de son prédécesseur (affilié au camp politique opposé) et de célébrer les échos positifs rencontrés par son action, il indique alors : « je vais vous montrer, j’ai un dossier de presse vraiment impressionnant sur le sujet. J’appelle ma secrétaire [le coupant] Non, c’est inutile, ce n’est pas du tout ça qui m’intéresse. Je crois qu’on ne s’est pas compris. Je ne suis pas là pour juger votre action. Vraiment, ça ne m’intéresse pas, et même, c’est exactement contraire à ma déontologie, enfin, celle des sociologues. Non, ce qui m’intéresse c’est votre travail, bon, à quoi vous passez vos journées. On va reprendre le dossier du logement social, et puis je vais vous poser des questions. Vous allez voir, ce ne sont pas les questions qu’on vous pose habituellement, et c’est normal, c’est le but de mon enquête ». Ce travail de réalignement, vise à modifier la posture de l’interviewé, pour passer de celle d’homme public à celle de travailleur anonyme, et reconfigurer son engagement dans l’interaction, pour passer d’une stratégie promotionnelle à une confidence personnelle.
33Le flux des échanges, constitué en principe par l’alternance de questions et de réponses, de demandes d’éclaircissements et de reprises, est interrompu par l’interviewer qui cherche ainsi à le réorienter. C’est que dans cette enquête les élus interviewés ont tendance à canaliser leur discours en fonction de leur expérience, parfois considérable, de la situation d’entretien. Cette expérience opère à la manière d’un spectre, qui, bien qu’invisible, demeure présent, et resurgit à de multiples occasions, par exemple quand les interviewés marquent leur autorité en donnant ou refusant des autorisations de publication que le sociologue, bien évidemment, n’a pas demandé : « ça vous pouvez l’écrire sans problème, ça ne va pas plaire, mais j’assume », « là je vous demande la discrétion, je vais vous dire quelque chose qui doit pas être publié ». Ce retour des contre-interprétations, est alors systématiquement contré, pour rappeler que les coordonnées de la situation sont, pour cette fois, toutes particulières : « je vous l’ai dit, notre entretien est anonyme, c’est une règle de travail des sociologues », « je ne suis pas ici pour publier nos échanges. Je fais une enquête, ça veut dire des dizaines et des dizaines d’entretiens comme celui-ci, et ensuite moi j’analyse l’ensemble, c’est l’ensemble qui m’intéresse ».
34Ainsi, au cours des entretiens réalisés avec des élus locaux, le sociologue doit s’employer, de multiples manières et de façon continue, pour résister à l’interviewé, et imposer à celui-ci, en recourant à des tactiques pragmatiques diverses, le sens de la situation. Pour atteindre cet objectif, il lui faut affirmer sans relâche la spécificité de l’entretien de recherche et accentuer les traits qui la caractérisent, en multipliant les interventions perturbatrices chaque fois qu’il le juge nécessaire.
3.3. Contrôler la connivence idéologique
35Pour les développeurs de logiciels libres, et contrairement aux deux cas précédents, l’entretien n’évoque pas une situation familière qui fournirait à l’interviewé une ligne de conduite, ou des repères cognitifs supportant sa participation à l’interaction. Celle-ci est néanmoins investie de significations qui sont très largement produites de manière collective, dans la mesure où les enquêtés sont interviewés en tant que membres de communautés militantes, c’est-à-dire organisées pour promouvoir une cause : celle des logiciels libres en opposition aux logiciels propriétaires et aux monopoles qui les commercialisent (l’archétype en étant Microsoft). Du point de vue de la stratégie d’enquête de terrain, elles peuvent être considérées comme des groupes militants constitués en avant-garde, dont la cause est minoritaire mais bénéficie d’une légitimité diffuse.
36Dans un tel cadre, l’interviewer est affublé de sympathies au moins implicites. Cette catégorisation est parfois testée, par des stratégies de renversement des rôles par lesquelles les interviewés deviennent enquêteurs et interrogent l’interviewer sur son point de vue personnel : « Donc vous voyez, c’est une vieille histoire, je suis tombé dedans quand j’étais petit. Et vous alors, comment vous vous êtes intéressé au libre, est-ce que vous soutenez tout ça ? », « je suppose que de votre côté vous êtes un partisan du Libre, vu que vous êtes là. Enfin, je ne sais pas, est-ce que je me trompe ? ». Le caractère direct des interpellations ne laisse guère de marges de manœuvre au sociologue, qui doit afficher une position, se découvrir, prendre parti. Il est contraint de sortir de sa neutralité, ou du moins sommé de le faire, et il lui faut alors satisfaire les attentes de l’interviewé qui s’est fait interviewer, sans en rajouter et en reprenant les rênes de l’entretien : « Partisan, oui, en un sens, parce que c’est évident que je trouve ça très intéressant, même si je ne connais rien en informatique. C’est vrai, c’est un projet formidable, et ça m’intéresse beaucoup. Et justement, vous, comment votre rôle a évolué depuis plus d’un an maintenant que vous participez à [nom d’un logiciel libre] ? ». D’une certaine manière, le sociologue accepte d’être enrôlé. Il endosse ici les habits du « partisan », ou du moins s’efforce d’apparaître comme un sympathisant, mais pour recadrer aussitôt l’interviewé.
37Ce n’est pas seulement la distribution des rôles qui est en jeu dans ces échanges, pas principalement même dans la mesure où les renversements sont toujours provisoires tant l’interaction est d’emblée structurée par la distribution des places. L’enjeu sous-jacent concerne la définition de la situation, qui échappe, un temps au moins à l’interviewer. Celui-ci doit dès lors s’employer à mettre à distance l’échange entre militants pour reconquérir une position de chercheur – et pas seulement d’interviewer. Il peut pour cela privilégier le registre de la connaissance, en montrant sa familiarité avec le monde des logiciels libres et en s’affichant plus compétent que l’interviewé. Ce faisant il ramène celui-ci à sa position singulière d’acteur et peut réaffirmer son intérêt pour le point de vue, subjectif et personnel, de son interlocuteur. L’échange ci-dessous est symptomatique de ce jeu, et de cette lutte, à propos des compétences respectives des protagonistes : « Et puis c’est sûr, si on prend un projet comme Debian, on va avoir un autre fonctionnement. Les gens croient que le Libre c’est tout beau, démocratique et tout, mais si on prend Debian ; je peux vous dire que c’est pas, il faut pas penser que c’est tout rose le Libre [le coupant]. Non, pas de problème pour moi. Vous savez, je connais ça sur le bout des doigts. J’ai tout lu là-dessus. Les mécanismes de recommandation, les tests techniques, la sélection par les gatekeepers… Sur Debian il y a des tonnes des choses, tout est mis à plat, il n’y a plus de mystère tellement ça a été étudié. Moi je n’ai pas d’idée préconçue, je sais qu’il y a beaucoup de diversité dans le Libre. C’est pour ça que je vous interroge sur le projet auquel vous participez. Voila, parce que sur votre expérience, là vous avez une vision de l’intérieur, vous avez un vécu. Et moi, c’est ça qui m’intéresse ». L’interaction est ainsi ramenée dans un cadre plus adéquat à l’entretien biographie.
38Ainsi, lors des entretiens réalisés avec des développeurs de logiciels libres, le sociologue doit négocier avec les tentatives de captation au service d’une cause dont il est présumé proche du simple fait qu’il s’y intéresse. Aussi, pour se dégager de cette captation il lui faut montrer sa compétence à propos du monde des logiciels libres, de manière à conserver le pilotage de l’entretien en confinant l’interviewé dans le rôle de pratiquant particulier et situé.
4. L’entretien comme interaction
39Les coordonnées du travail de terrain, saisies ici dans le cadre de la réalisation d’entretiens approfondis à orientation biographique, doivent s’entendre en termes relationnels : elles s’actualisent dans les interactions entre interviewer et interviewés. Pour atteindre ses objectifs, c’est-à-dire négocier un entretien et contrôler les échanges, le premier doit adapter des postures pragmatiques, qui apparaissent assez éloignées de l’excellence académique. La conduite de l’entretien est assurée par une succession de bricolages et d’ajustements, dont l’éventail et l’épaisseur débordent du cadrage par l’empathie ou la neutralité. La comparaison de plusieurs enquêtes a permis d’entrevoir la diversité des situations que le sociologue peut rencontrer. Trois aspects de ces situations ont été mis en évidence. Le premier concerne les caractéristiques sociales des enquêtés, qui sont irréductibles à un volume de capital, même si ce trait n’est pas négligeable. En effet, ce qui relie les individus interviewés à la catégorie collective au principe de l’enquête est un élément important, notamment dans la justification de la requête de l’enquêteur : les jeunes sans diplôme sont définis en référence à une catégorie extérieure sans signification particulière pour eux-mêmes, les élus locaux sont inscrits dans des rapports de concurrence et de compétition, les développeurs de logiciels libres sont membres de groupes d’interconnaissance soudés. Le deuxième concerne l’identité attribuée au sociologue, qui demeure toujours différente de celle qu’il explicite et tente d’imposer à son interlocuteur. Car celui-ci rapproche l’entretien de recherche, qui reste une forme mystérieuse ou indéterminée, de ses propres expériences d’entretien. Surgissent alors dans le cours de l’interaction des traces de ces contre-interprétations, par lesquelles le sociologue est rapproché de – voire assimilé à des – figures comme celles du travailleur social, du journaliste, du militant de la cause. Le troisième concerne la gestion de l’interaction et les stratégies interlocutoires destinées à en contrôler le pilotage. L’interviewer est toujours confronté à des tentatives d’enrôlement ou de captation, d’intensité variable et d’orientation diverse, qui l’obligent à sortir du cadre de l’entretien de recherche pour pouvoir en rappeler les règles, et ce faisant le réaffirmer. Ainsi, face à des jeunes sans diplôme désemparés et démunis, il doit gérer des demandes de conseil, qui s’expriment souvent aux marges de l’entretien. Face à des élus qui développent des discours de fonction, il doit multiplier les interventions perturbatrices destinées à faire valoir sa définition de la situation. Ou encore, face à des développeurs de logiciels libres, il doit manifester sa connivence axiologique tout en se situant fermement sur le terrain cognitif.
40Il est établi que la pratique de l’entretien ne peut être entièrement codifiée par des routines et complètement pilotée par des règles de conduite auxquelles le sociologue devrait se soumettre. La variabilité du déroulement des entretiens, en fonction des caractéristiques des catégories de populations interrogées mais aussi à l’intérieur de ces catégories, n’est pas la trace de « ratés de l’interaction » (Baudelot & Gollac 1997) qui échapperaient à un schéma préétabli, mais le signe que la relation d’enquête est une interaction sociale. La réalisation d’entretiens, et plus généralement tout travail d’enquête, ne peuvent être réduits à la mise en œuvre de techniques destinées à faire parler les gens. Le sociologue doit composer avec les contre-interprétations des interviewés, doit gérer en situation les réactions que son intrusion provoque, doit faire avec des limitations de toutes sortes : « il ne suffit donc pas de frapper à une porte pour se faire ouvrir, d’effectuer une présentation honnête pour être cru et obtenir les réponses souhaitées, ni d’arriver avec sa bonne foi […] et pas davantage, sauf cas exceptionnel, de s’annoncer comme sociologue » (Bizeul 1998 : 780).
41La réflexivité méthodologique ne vaut pas une heure de peine si elle est produite dans un mouvement rétrospectif, qui conduit à estomper les mésaventures et désappointements, à livrer un compte rendu lissé et cohérent, voire à mettre en scène un enquêteur habile et ingénieux, triomphant des pièges du terrain. L’organisation des récits d’enquête autour de la figure centrale du sociologue s’efforçant de produire des informations utiles et pertinentes aboutit inexorablement à des comptes rendus conventionnels, qui d’ailleurs ne convainquent que les chercheurs partageant les mêmes conventions (Cicourel 1981). Ce n’est pas seulement les pratiques de recherche qu’il faut éclairer, mais aussi, et surtout les pratiques des enquêtés. Or il faut bien admettre que l’interaction nouée en situation d’entretien est largement imprévisible – comme dans les enquêtes plus standardisées d’ailleurs (Converse & Jones 1980 ; Achard 1994). Cela invite à expliciter comment la situation d’enquête est comprise, perçue, interprétée, par les interviewés, quels comportements ils engagent dans l’interaction, et, compte tenu de ces éléments inattendus pour une part, comment le chercheur perçoit ces paramètres, s’adapte à ces contraintes, prend en compte ces limitations.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : distance sociale, interaction, entretien biographique, récit d'enquête, contre-interprétations, neutralité
Mise en ligne 11/04/2008
https://doi.org/10.3917/ls.123.0015