Couverture de LS_117

Article de revue

Comptes rendus

Pages 155 à 165

English version

Langage et luttes sociales Bernard GARDIN. Textes édités par N. GARDIN et F. FRANÇOIS Éditions Lambert-Lucas, 284 p., 2005 Paroles d'ouvrières et d'ouvriers Bernard GARDIN. Textes édités par N. GARDIN et J. BOUTET Éditions Lambert-Lucas, 400 p., 2005

1Bernard Gardin est né en 1940, issu d'un milieu populaire. On note le fait parce que toute sa vie la réflexion sur l’appropriation du langage par le peuple fut sa préoccupation constante, on peut sans doute dire principale. Il est mort en 2002. Il a d'abord enseigné dans divers établissements du secondaire, puis à l'Université de Rouen à partir de 1971 jusqu'à sa mort. Deux considérations d'ordre différent ont justifié cette double publication. D' une part le rôle qu'il a joué dans la réflexion sur le langage et la façon dont on peut ou doit l'étudier est à nos yeux exceptionnel. D'autre part, ses œuvres sont éparses, souvent difficiles à retrouver.

2B.Gardin a fait partie de ces linguistes qui, dès le début des années soixante-dix, ont fondé un champ en France, celui de la sociolinguistique. L'ouvrage de Marcellesi-Gardin, Introduction à la sociolinguistique publié en 1974 chez Larousse fut, on le sait, de toutes les bibliographies. B. Gardin, qui avait une admiration profonde pour la thèse de Louis Guilbert, La formation du vocabulaire de l'aéronautique, partageait avec lui cet intérêt pour la vie sociale des mots, pour la néologie, pour l'idéologie qu'ils véhiculent, pour leur circulation et leurs modifications dans les pratiques sociales, leur irruption dans les discours.

3Il a fortement contribué à construire deux courants qui, au fil des années, ont fini par prendre une autonomie relative : la sociolinguistique et l’analyse de discours. Ses travaux se laissent difficilement classer dans l’un ou l’autre de ces domaines désormais constitués et lui-même écrit parfois « analyse de discours sociolinguistique ». Bien malin celui qui pourrait dire, par exemple, si un texte comme « Comment dire la mort d’un travailleur » (repris dans Paroles d’ouvrières et d’ouvriers : 209-234) relève de l’analyse de discours ou de la sociolinguistique. Etablir des frontières entre disciplines ou entre courants ne faisait pas partie de sa pratique de linguiste. Ce qui lui était important, vital même, c’était de pouvoir utiliser son savoir, ses connaissances de linguiste à des fins de connaissance et de transformation de la société. C’était de pouvoir donner une légitimité à la parole de syndicalistes ou de simples ouvrières : ainsi ses travaux sur les syndicalistes ou son intérêt dans les années 80 pour les Groupes d’Expression Directe (Paroles d’ouvriers et d’ouvrières). C’était aussi de contribuer à une éthique du chercheur en sciences sociales et humaines, ce dont rendent compte plusieurs articles dans Langage et luttes sociales.

4En linguistique du système, on parle souvent d’intuition de la langue et on peut même qualifier certains linguistes d’avoir (ou pas) une intuition particulièrement aiguë de faits linguistiques remarquables et pertinents. On parle plus rarement, voire jamais, d’une intuition des faits discursifs : c’est pourtant ce qui caractérisait B. Gardin. Il savait voir, relever, entendre des événements discursifs inouïs que tout linguiste rêve de recueillir un jour. Il savait extraire d' heures de corpus, de montagnes d'archives les éléments décisifs pour comprendre ce qui se passe socialement : ainsi dans l’article « La machine à dessiner », qui deviendra une sorte d’article fétiche dans le Réseau Langage et Travail, il analyse la production in vivo de la désignation d’une machine par un groupe de techniciens, dénomination qui émerge progressivement au sein de la discussion (Paroles d’ouvrières et d’ouvriers: 305-320). Autant dire que son travail s' est toujours tenu aux antipodes des formalisations, des travaux sur de grands corpus, des comptages; il assumait l'interprétation, engagée politiquement, du chercheur. Il s’intéressait assez peu à la routine ou à la répétition des faits de discours mais tout au contraire à ce qui faisait événement, à ce qui sortait de l’ordinaire : que ce soit l’ordinaire du système linguistique, l’ordinaire de l’énonciation ou l’ordinaire des situations sociales. Quant il observait le niveau dit « micro » ce n’était pas pour y chercher l’ordre du monde social en construction à la façon de l’ethnométhodologie, mais tout au contraire pour y chercher le désordre, l’incident, l’inattendu, l’improbable, le nouveau.

5Ces deux volumes ont essayé de donner une idée aussi fidèle que possible de la démarche intellectuelle de B. Gardin. Ila toujours eu un attachement envers les productions symboliques émanant du monde du travail : ainsi ses études d’entretiens auprès de militants ayant occupé l’usine Renault de Cléon (Paroles d’ouvrières et d’ouvriers : 25-109), ses analyses des Groupes d’Expression Directe (Paroles d’ouvrières et d’ouvriers : 321- 398) ou encore ses travaux au sein du Réseau Langage et Travail à partir de 1985. Plutôt que de suivre les polémiques de l'époque (même s’il ne les a pas négligées), il a essayé d'être fidèle à ce qui importait pour lui : donner sa valeur à la parole populaire, plus spécifiquement ouvrière, avec ce que cela implique d'orientations théoriques de prise en compte des conditions d'énonciation, de ce qui fait que la langue se modifie, qu'elle a sa force propre pour donner forme à l'existence même de ceux qui l'utilisent. On n’évoque ici que quelques points. Tout d'abord, B. Gardin a voulu convaincre (et y a, nous semble-t-il, réussi) que Volochinov n’était pas qu’un prête-nom de circonstance de Bakhtine, mais un auteur original, justement beaucoup plus soucieux que Bakhtine lui-même d’inaugurer ce que pouvait être un « marxisme en linguistique ». Puis B. Gardin s’est efforcé de dialoguer avec ses propres contemporains dans la perspective ouverte par Volochinov. En reconnaissant tout d’abord l’originalité de la sociolinguistique labovienne et de la présentation par P. Bourdieu des rapports de domination au travers du langage, tout en notant que chez l'un comme chez l'autre l'accent était mis de façon unilatérale sur les procédures d'identification de distinction de l'individu ou du groupe et non comme travail de mise en sens d'une réalité difficile à penser. Plusieurs de ses textes signalent le rôle de sa rencontre avec la praxématique surtout sous la forme que lui a donnée R. Lafont dans Le travail et la langue (1978) où le recours même au terme de « praxème » cerne le travail de la mise en sens (« Le fonctionnement du praxème occup », repris dans Paroles d’ouvrières et d’ouvriers : 25-110). Mais pour B. Gardin, ce qui importe ce ne sont jamais des débats stériles sur « infrastructure » et « superstructure », mais d'ancrer les faits de langue dans le concret des situations et des luttes. Concret qui n’est pas distinct de ce qui se passe sur le plan des signes. Comme cela apparaît particulièrement dans la confrontation du discours patronal et du discours syndical où les circulations de mots, les mélanges, les non-dits sont constitutifs de la façon dont la mise en mots participe à la constitution même de la réalité sociale.

6C'est sans doute l'article « Le dire difficile et le devoir dire » (D.R.L.A.V. 39, 1988. Repris dans Langage et luttes sociales : 133-148) qui constitue la meilleure mise au point globale de ce que peut être chez B. Gardin l'analyse du fonctionnement du langage entendue comme recherche de fils hétérogènes. Dans l'article en question, ces fils se regroupent en cinq ensembles, hétérogènes les uns à l'égard des autres : 1) Tout d'abord l'inventaire de ce qui rend le dire difficile, que ce soit les tabous, les inhibitions internes dues à la situation de prise de parole ou d'écriture, les interlocuteurs, la minoration du locuteur, etc.; 2) Tout ce qui amène néanmoins à prendre la parole : force de la "pulsion", situation de se trouver porte-parole, urgence ou révélation de la possibilité de trouver "sa" façon de parler etc.; 3) D'où un inventaire de ces moments et des lieux du discours où quelque chose se passe ; 4) Avec des effets eux-mêmes inattendus, inachèvements, bafouillages, changements de sémiotique, retour à la "langue de bois", reprise parodique ou irruption d'une autre façon de dire; 5) Tout cela aboutit à la mise en évidence des conditions qui font que les tiers, participant de l’échange ou à distance valident en quelque façon cette prise de parole que ce soit silencieusement ou explicitement.

7Et puis, à ce mélange de violence et de bonheur qui caractérise la prise de parole s'ajoute la question de la violence du théoricien qui se trouve (ou se croit) en situation de faire avouer sa vérité au texte ou à l'auteur qu'il étudie. D'où le rapprochement à première vue incongru avec l'inquisition dans l'article : « Bernardo Guy est-il un collègue ? ou les apports de l'inquisition à la connaissance de l'interaction d'enquête » (Le questionnement social, dir. J. Richard - Zappella, Université de Rouen 1996. Repris dans Langage et luttes sociales : 149-160). Le linguiste, le psychologie, l'ethnologue ou le sociologue se trouvent généralement à l'abri de leur bonne conscience infinie de « penseurs » en situation de « faire avouer », ce qui suppose, autre prétention, qu' ils savent mieux que leur « victime » ce que doit être la vérité. On retrouve ici la question des attitudes humaines sous-jacentes à « la science » et non plus de la science. Ceux qui ont connu Bernard Gardin savent bien qu' il savait qu' il n'était pas un « sujet supposé savoir », mais un « homme comme les autres ». Mais la lecture de ses textes suffit à montrer qu’il était bien cet « homme comme les autres », seulement un peu plus lucide.

8Josiane Boutet et Frédéric François
Université Paris 7 et Université Paris 5

Français des banlieues, français populaire ? Marie-Madeleine BERTUCCI et Daniel DELAS Encrage, Cergy-Pontoise, 2004 Situations de banlieues. Enseignement, langues, cultures Marie-Madeleine BERTUCCI et Violaine HOUDART-MEROT Institut National de Recherche Pédagogique, Lyon, 2005 Collection Educations, Politiques, Sociétés

9Outre un thème à la mode de façon persistante, la « langue des jeunes » constitue un lieu privilégié pour des questionnements linguistiques, politiques, sociaux ou éducatifs, comme le montrent une nouvelle fois deux publications récentes de l’Université de Cergy, toutes deux coordonnées par un binôme dont fait partie Marie-Madeleine Bertucci, et toutes deux prolongements écrits, le premier d’une journée d’étude, le second d’un colloque. La sociolinguistique urbaine constitue leur arrière-plan, même si c’est loin d’être le seul, prenant la ville comme creuset d’élaboration de véhiculaires urbains, et d’une culture à la fois « populaire » et « jeune » (registres identitaires, ethniques et générationnels), en un temps où les références traditionnelles de la classe ouvrière ne constituent plus l’arrière-plan des zones urbaines défavorisées, remplacées par des situations à forte orientation identitaire et ethnique. Parmi les questions posées dans ces ouvrages, il y a celle de l’identification des phénomènes linguistiques et langagiers qui permettent d’en faire un objet de recherche.

10Le premier ouvrage, opuscule de 116 p. coordonné par Marie-Madeleine Bertucci et Daniel Delas, se situe au carrefour de la socio-linguistique et d’une approche textuelle, et s’interroge, comme l’indique son titre, sur la relation entre français populaire traditionnel et langue des jeunes actuelle. Les sept articles abordent différents thèmes autour de l’émergence de formes identitaires « jeunes », étant donné leur fonctionnement en réseaux serrés, et leur capacité de résistance et de contestation sociales. L’unité de l’ouvrage se fait autour de la détermination d’un « objet langagier ambigu, à multiples facettes, qui entre, malgré les idées reçues et le discrédit qui l’accompagne souvent, en littérature » (p.9). Elle est assurée par des approches qui partent toutes de données secondaires d’ordre textuel. Ces objets textuels sont divers. Pour Dominique Fattier, c’est le dictionnaire des mots de la cité qui figure dans l’ouvrage de Boris Seguin & Frédéric Teillard (Les Céfrans parlent aux Français). Pour Didier Tejedor de Felipe, c’est la « folklorisation » ou récupération sociale du parler jeune, dont il prend pour exemples un roman et les dialogues du film La Haine. Pour Serge Martin, ce sont des paroles de chansons de rap (en tant que s’y manifeste une nouvelle prosodie). Pour Marie-Madeleine Bertucci, c’est un passage en revue de plusieurs dictionnaires de la langue des jeunes ou de l’argot parus au cours de ces 20 dernières années, qui attestent de la stabilisation d’un genre. Pour Jacques David, ce sont les pratiques ordinaires d’écriture des jeunes, avec des graphies alternatives, à propos desquelles il aboutit à montrer qu’il n’y a, dans cette population, pas plus de digraphie qu’il n’y a diglossie à l’oral. Enfin, l’ouvrage se clôt avec deux articles plus directement inscrits dans une perspective de littérature : l’un de Daniel Delas, sur la présence en littérature des parlers populaires et de banlieue (« le parler des exclus mis en mots par les écrivains de leur temps », p. 10) ; l’autre de Christiane Chaulet-Achour, sur le français des jeunes Algérois vu par l’écrivain algérien Aziz Chouaki. Cet ensemble de points de vue textuels permet aux auteurs de se situer selon une attitude réflexive, la problématique de données de première main n’étant pas du tout dans leur objectif. Ces sept articles produisent un véritable effet d’ensemble, très agréable à lire, où les auteurs évitent le piège de la fascination pour leur objet.

11Le second ouvrage, de 290 p., est coordonné par Marie-Madeleine Bertucci et Violaine Houdart-Merot, et comporte 28 articles, y compris l’introduction et la conclusion. Il est à la fois plus diversifié, plus ambitieux par sa large visée, et davantage pluridisciplinaire que le premier, une bonne partie des articles exposant, à côté d’un point de vue socio-linguistique, des points de vue de géographie, histoire, sociologie, didactique, psychanalyse, littérature; ainsi d’ailleurs que des points de vue d’acteurs sociaux de la banlieue (comme l’expérience d’une compagnie théâtrale). Le thème fédérateur est un retour critique sur la banlieue « comme figure déficitaire » (p. 11), et l’ouvrage est orienté vers des questionnements au carrefour de la langue (ou plutôt des langues et du plurilinguisme), la culture, la crise, les identités, avec toujours en arrière-fond les questions éducatives, comme le laisse attendre sa publication dans une collection de l’INRP.

12Les thèmes explorés sont répartis en trois parties. La première s’intitule « Regards croisés sur les situations de banlieues ». Elle concerne la définition même de la banlieue, ou plutôt des banlieues dans leur hétérogénéité (y compris les situations des villes nouvelles, et tout particulièrement de Cergy), la violence, en milieu scolaire ou non (ou la fête de quartier qui contribue à la détourner), l’interculturel en rapport à l’ethnicité, le sentiment d’injustice chez les jeunes, le bilinguisme et la langue maternelle en liaison avec l’exil, enfin, les adolescents décrocheurs. La deuxième partie, « Pratiques culturelles et créations littéraires », évoque l’offre et la demande culturelle, une expérience de mise en scène, la représentation de la banlieue dans la littérature, de façon générale et dans les manuels scolaires. Quant à la troisième partie, « Enseigner en situation de banlieue », c’est la partie la plus directement liée à la recherche pédagogique, avec à la fois des réflexions sur le rôle de l’enseignant dans la transmission de la langue et de la culture dans des « classes difficiles », et des récits d’expériences menées en classe. C’est dans cette partie que figurent les articles les plus directement en prise sociolinguistique avec la banlieue, comme ceux d’Elisabeth Bautier sur les pratiques langagières des élèves de milieux populaires, de Danièle Manesse sur la relation des mêmes élèves à la langue écrite, de Marie-Françoise Chanfrault-Duchet sur la place de l’oralité dans l’enseignement et sa (non)prise en compte par l’école, de Christopher Stewart & Zsuzsanna Fagyal sur la qualification phonétique et prosodique de « l’accent de banlieue », de Colette Corblin & Francine Voltz sur les conceptions que se font les futurs professeurs sur la langue française, en tant que médium et en tant qu’objet d’enseignement, ainsi que de Jacques David sur l’écriture des collégiens, entre les normes scolaires et leurs pratiques spécifiques.

13Ces deux ouvrages se complètent bien, pour offrir une perspective large sur un objet difficile à cerner tellement il est vaste. Ils vont fermement vers un plaidoyer pour la prise en compte de l’interculturel, et pour l’exploitation des potentialités du travail d’écriture comme prise de distance. A ce titre, ils seront utiles à différents types de lecteurs, du sociolinguiste à l’enseignant de français. Les auteurs donnent le sentiment d’avoir, pour la plupart d’entre eux, pris le parti d’une position réflexive, montrant ainsi qu’était dépassé le temps des travaux sur la banlieue et ses langues sans distance par rapport à l’objet. On y saluera donc l’effet de mise à distance, assurée par le truchement de textes pour le premier ouvrage ; et, pour le second, par des questionnements d’écologie urbaine sur les rapports des jeunes à la culture et à leur(s) langue(s), de l’oralité à la forme écrite, autour du rôle de l’école.

14Françoise Gadet
Université de Paris-X-Nanterre

Changer de vie, changer de langues Paroles de migrants entre le Mali et Marseille Cécile VAN DEN AVENNE L’Harmattan (2004)

15Changer de vie, changer de langues, produit d’une thèse de doctorat, porte sur la gestion du plurilinguisme familial et les représentations linguistiques de 15 migrants maliens de la première génération vivant à Marseille. Le livre se compose de 10 chapitres répartis en 3 parties (à l’exception du chapitre préliminaire, pp. 9-17, où l’auteure décrit succinctement sa méthodologie et ses objectifs). La première partie (pp. 19-132) décrit la situation des langues au Mali et la migration malienne en France. La seconde partie (pp. 133-216) est consacrée à l’étude discursive de trois entretiens. Quant à la troisième partie (pp. 218-286), elle s’attache à l’analyse des discours épilinguistiques et de la gestion du plurilinguisme chez les locuteurs interviewés.

16Le livre de Van Den Avenne se veut une plateforme d’expression pour des locuteurs et résidents de France, marginalisés linguistiquement et politiquement dans le pays hôte. Le ton adopté par l’auteure est intimiste, donnant une place de choix aux entretiens (pp. 39-161). Ceux-ci sont présentés en début d’ouvrage, rompant ainsi avec la pratique générale de reléguer les matériaux langagiers en annexes. L’argument pour ce choix de composition est exprimé dans le chapitre préliminaire (p. 16) : diffuser des récits de vie qui ont « une épaisseur en soi », et livrer aux lecteurs et à d’autres analystes potentiels des documents de travail. C’est à ces choix éditoriaux et aux questions plus générales qu’ils soulèvent que seront consacrées les remarques qui suivent.

17La première concerne les choix de transcription. L’auteure revendique une transcription « au plus près de la parole », justifiant ainsi son choix de reproduire les hésitations, les pauses, afin d’éviter la surinterprétation initiale qui pourrait « fausser une analyse ultérieure » (p. 13). Si la démarche atteste d’une attention portée à la ‘qualité’ de l’oral, on pourrait néanmoins objecter que transcrire, c’est déjà et toujours interpréter. En effet, contrairement à une idée encore fort répandue, l’analyse linguistique ne commence nullement après la transcription, même s’il est vrai que celle-ci la rend en partie possible (Vigouroux 2005). La transcription est fondamentalement un processus d’« entextualisation » de la parole (Urban 1996), une série de décontextualisations et de recontextualisations. L’interprétation fait donc intrinsèquement partie de l’activité de transcription. On peut alors se demander, suite aux remarques de l’auteure, où se trouve la frontière entre interprétation et surinterprétation. Comment juger des limites de la pertinence interprétative ? (Voir les réflexions de de Sardan 1996 et de Lahire 1996).

18Il est aussi important de rappeler que la transcription appartient à un genre scriptural singulier, parce qu’elle est avant tout un outil de travail pour le linguiste, même si l’on reconnaît qu’elle implique aussi un processus de socialisation du lecteur, et que de ce fait les choix opérés doivent en partie répondre à cette nécessité de rendre le matériau linguistique ‘lisible’, c’est-à-dire interprétable à d’autres (Duranti, 1997 :142). Le choix de présenter l’intégralité des transcriptions en début d’ouvrage répond à un désir évident de l’auteure de donner une place première à la parole des interviewés. Ce choix éditorial nous conduit à nous interroger sur les implications théoriques d’une démarche qui entend ‘donner la parole’ aux enquêtés. On pense tout de suite, dans le contexte français, à La misère du monde de Bourdieu (1993), ouvrage sociologique qui se lit comme une série de nouvelles où le lecteur plonge dans la vie des ‘personnages’ qui sillonnent les pages. Compte tenu du travail de réécriture des entretiens – d’ailleurs revendiqué par Bourdieu dans sa post-face – il paraît difficile que ces récits puissent constituer pour un linguiste un matériau de travail ‘fiable’. Ils n’en arrivent pas moins à nous faire entendre cette misère du monde, comme si celle-ci n’était finalement palpable que mise en récit (il n’est d’ailleurs pas surprenant que ce livre ait donné lieu à des mises en scène théâtrales). C’est justement parce que la mise en récit des entretiens est absente du livre de Van Den Avenne, que le lecteur n’entend pas toujours la parole des immigrés maliens qu’elle donne à lire. Etre « au plus près de la parole » semble donc paradoxalement l’éloigner. Le choix de nous livrer un matériau de travail – des transcriptions – plutôt qu’un matériau de lecture – des récits – nous empêche parfois de lire ces matériaux textuels comme des témoignages de vie, contrairement à ce que promet le sous-titre de l’ouvrage. Ils n’ont pas « l’épaisseur en soi » que revendique l’auteure. De plus, en plaçant ses transcriptions en début d’ouvrage, elle change en même temps leur statut. Elles deviennent pour le lecteur des textes à lire et non pas à analyser (on ne lit jamais intégralement les transcriptions d’un ouvrage, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’elles sont généralement reléguées en annexe).

19Par son entreprise, Van Den Avenne nous fait prendre conscience d’une des difficultés majeures auxquelles se trouve confronté(e) le/la sociolinguiste, soucieux/se de participer aux débats sociaux de sa communauté (n’est-ce pas en partie de ce désir/besoin qu’est née la sociolinguistique ?). Comment communiquer nos résultats, importants pour comprendre le(s) monde(s) dans le(s)quel(s) nous vivons, au-delà de la sphère de nos collègues ?

20La réflexion à laquelle nous convie Van Den Avenne sur la migration malienne à Marseille est importante dans le contexte actuel de la France et plus largement de l’Europe, où la question de l’immigré est périodiquement réactivée à dessein politique. Par son ouvrage, elle nous montre que les sociolinguistes ont une contribution importante à faire. Notre plus grande tâche (et le plus grand défi) est de trouver les moyens de nous faire entendre.

21Références bibliographiques :
BOURDIEU, P. (1993) La misère du monde. Seuil, Paris.

22DURANTI, A. (1997) Linguistic Anthropology. Cambridge, Cambridge University Press.

23LAHIRE, B. (1996) « Risquer l’interprétation », Enquêtes 3,61-87.

24OLIVIER DE SARDAN, J.P (1996) « La violence faite aux données », Enquêtes 3,31-59. URBAN, G. (1996) “Entextualization, Replication, and Power”, in Natural Histories of Discourse.M. Silverstein and G. Urban (eds). University of Chicago Press, Chicago, 21-44.

25VIGOUROUX, C. (2005) « Interroger nos pratiques pour comprendre nos objets de savoir : étude de cas ». In Appropriations du français en contexte multilingue K. Ploog & B. Riu (eds). Besançon : Annales littéraires de l’Université de Franche Comté, 59-81.

26Cécile B. Vigouroux University of Chicago


Mise en ligne 01/01/2008

https://doi.org/10.3917/ls.117.0155

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