Notes
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[1]
Tag : l?expression est utilisée selon la définition de Michel Kokoreff (1990) : « Traces incisives au graphisme plus ou moins sophistiqué, composées d’une ou deux syllabes, apparemment indifférentes au contenu d?un message ».
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[2]
Les noms de marques ou d?annonceurs ne seront jamais cités, mais remplacés par la lettre x. Estimant qu?ils n?apportent pas de sens à ce type de travail, puisque l?affiche est préalablement décrite, nous préférons ne pas entrer dans le jeu publicitaire qui implique que toute citation équivaut à une réclame.
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[3]
Les noms et prénoms des personnes rencontrées au cours de mon enquête sont systématiquement changés, y compris les noms de lieux s?ils impliquent trop précisément une personne.
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[4]
Le nom du collectif « La Meute » fait référence à un autre groupe anti-sexiste dont il est issu, les « Chiennes de garde », lancé le 8 mars 1999 en réaction aux insultes sexistes adressées en public à la ministre Dominique Voynet lors du Salon de l?Agriculture à Paris. Florence Montreynaud, initiatrice de ces deux mouvements, explique : « Ces noms ont été employés par les premiers signataires du Manifeste des Chiennes de garde, que j?ai lancé le 8 mars 1999. Je recevais des lettres avec “je viens rejoindre votre meute” et je répondais “bienvenue dans la meute” ». (Cf. F.A.Q. du site Internet de « La Meute », http ://lameute.org.free.fr/documents/faq.php3#2)
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[5]
« Quatre jeunes filles à l?assaut des pubs sexistes dans le métro », texte fondateur des “NRV”.
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[6]
« Projet de loi relatif à la lutte contre les discriminations fondées sur le sexe », enregistré à la présidence de l?Assemblée Nationale le 15 mars 1983 puis abandonné, et « L?image des femmes dans la publicité », rapport du groupe d?experts remis à Nicole Perry, juillet 2001.
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[7]
Le Bureau de vérification de la Publicité (BVP) est une association interprofessionnelle, régie par la loi de 1901, créée en 1935 pour auto réguler la profession publicitaire.
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[8]
Recherche conduite dans le cadre d?une maîtrise d?ethnologie à l?université Paris X-Nanterre, soutenue en septembre 2002 sous la direction de Georges Augustins et d?Isaac Joseph.
-
[9]
Les lignes n° 2 (traversant Paris d?ouest en est en passant par le nord), n° 6 (traversant Paris d?est en ouest en passant par le sud), n° 4, (traversant la capitale du nord au sud, au centre), n°5 (avec un parcours nord-sud à l?est de la ville), n°12 et n° 13 (avec un parcours nord-sud à l?ouest) et la ligne n° 3, traversant Paris d?est au nord-ouest au dessus de la Seine. Le choix de ces lignes a également été décidé par les stations à fortes correspondances qu?elles rencontraient, telles que Nation (4 lignes de métro et un RER ), Bastille (3 lignes de métro), République (5 lignes de métro), Châtelet-Les-Halles (5 lignes de métro et 3 RER ), Charles de Gaulle-Étoile (3 lignes de métro et un RER ), ainsi que les cinq gares : Saint-Lazare, Gare de l?Est, Gare du Nord, Gare d?Austerlitz et Gare Montparnasse.
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[10]
« Un espace graphique est une aire quelconque, ouverte ou fermée, qui inclut des surfaces susceptibles de recevoir des inscriptions » Armando Petrucci, 1993 : 10.
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[11]
U. Hannerz, 1983 : 141 : « Quel que soit le niveau de différenciation des domaines, toutes les villes sont des structures sociales à domaines multiples; nous soutenons ici qu?une anthropologie qui se veut de la ville et non simplement dans la ville devrait s?occuper systématiquement de ce fait précis. ».
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[12]
Statistiques annuelles 2000 de la RATP, Département commercial, juillet 2001.
INTRODUCTION
1Samedi 18mai 2002,11 heures 20. Une rame de cinq wagons débouche à Mouton-Duvernet, station souterraine du métro parisien. Dix-huit panneaux publicitaires de trois mètres sur quatre sont répartis de part et d'autre des quais sur les murs concaves de la voûte elliptique. Les usagers descendent des rames, sortant des quatre portes à fermeture automatique. En attendant que les voyageurs se soient dispersés, trois jeunes femmes d'environ vingt-cinq ans prennent à l'intérieur de leurs sacs des crayons feutre permanents noirs, des étiquettes autocollantes de format A5 et des autocollants imprimés. Elles se dirigent ensuite vers une affiche représentant une femme en sous-vêtements dans une cuisine, fermant un four de son pied nu, une tarte aux fruits à la main. Un “tag” [1] est déjà présent au-dessus du slogan à droite qui présente ainsi son personnage : « Xxx [2], by Emma, donneuse de tartes ». Se juchant sur les sièges, les trois jeunes femmes commencent d'écrire sur l'affiche. Christelle [3] inscrit en lettres capitales, en haut, à droite, « Tartes et soutien-gorge, l'avenir de la femme ? » et en dessous du slogan, « Donne-leur des tartes aux clichés sexistes ». Au-dessus, à gauche du slogan, cette injonction d'Anna : « Réagissez ! Cette image nuit à votre image ! ». Sur le plat de la tarte, Aurélie écrit : « Sexiste ! ». Puis elle sort de son sac un cutter et lacère l'affiche en hachures croisées, sur toute la surface du sein droit du modèle, avant de coller une étiquette A5 vierge et d'écrire : « Les femmes ne sont pas des ménagères ». La même opération est renouvelée sur le slogan, où est ainsi apposé un autocollant signé du collectif « La Meute contre la publicité sexiste » qui affirme : « Le sexisme, j'achète pas ». Au crayon-feutre permanent bleu, Anna écrit un message spécialement concocté pour la fête des mères, qui a lieu le dimanche suivant : « Princesse un jour, bobonne toujours ». En bas à gauche de l'affiche, le prix est indiqué : «7,95euros le string ». Aurélie raye au feutre le nom de l'article et le remplace par «… pour devenir un objet sexuel ». Anna, l'organisatrice principale de l'opération, sort de son sac un appareil photographique et prend plusieurs clichés de l'affiche ainsi transformée. Déjà les usagers remplissent le quai. Sept d'entre eux se sont regroupés en demi-cercle autour des trois femmes. L'opération a duré à peine plus de cinq minutes. Une nouvelle rame de métro arrive en station. Les trois jeunes activistes montent dans le premier wagon, direction Porte d'Orléans.
2Ces trois jeunes femmes ont fait leurs armes auprès de plusieurs collectifs et associations militantes, mixtes et anti-sexistes : “La Meute [4] ”, collectif spécialisé dans la lutte contre la publicité sexiste, l'association “Mix-cité” et le “Collectif Contre le Publisexisme”. En décembre 2001, elles décident de créer un groupe de lutte contre les publicités sexistes du métro parisien, les “ NRV ”. « Nous souhaitions ainsi faire savoir aux usagers, à la RATP et aux annonceurs que nous ne restions pas sans réagir devant ces publicités humiliantes pour les femmes, que nous subissons à longueur d'année, au rythme de nos déplacements sous-terrains » [5]. Face au manque d'efficacité des actions légales (lettres de protestation et manifestations autorisées devant les enseignes responsables de publicités sexistes), des rapports législatifs [6] et du Bureau de Vérification de la Publicité [7], ce groupe s'est dirigé vers l'action illégale de graffitage et de collage contre les affiches sexistes.
3Le projet qui a sous-tendu cette recherche sur les graffitis antipublicitaires [8] est ethnographique. Dans un premier temps cependant, mon attention s'est fixée uniquement sur les écrits, matériaux tangibles de l'univers graphique du métro. La constitution d'un corpus photographique à partir des graffitis effectués sur les publicités du métro parisien a nécessité la mise en place de parcours systématisés sur les différentes lignes transversales de la capitale [9]. Ces repérages ont permis de recueillir, de janvier à juin 2002, près de 700 photos et descriptions. Comme plusieurs prises de vues étaient souvent effectuées pour un graffiti (avec un plan général du support, un plan moyen de contexte d'écriture et un gros plan détaillant le graffiti), on peut élever le nombre de graffitis rencontrés en 6 mois à environ 200, pour le réseau métro (plus exactement 5 dans le réseau RER, cette différence résultant peut-être du fait que les publicités dans les stations de RER sont moins accessibles car installées plus en hauteur). Sur ces 200 graffitis, 45 sont antisexistes, ce qui représente une proportion d'un peu plus de 22 %. La deuxième phase de travail est axée sur la rencontre et l'observation directe des graffiteurs. En effet, si les écrits spontanés du métro parisien sont des matériaux assez riches pour être étudiés et comparés comme les textes d'un corpus, le pari de l'anthropologie, qui est de rendre intelligible un fait culturel, suppose également une imprégnation progressive auprès des individus ou des groupes qui sont à l'origine de ce phénomène graphique. Seule l'observation de situations concrètes, de menus faits, d'émotions, de contradictions, peut nous permettre de comprendre les principes qui organisent l'expérience du groupe étudié. Pour des raisons d'accessibilité, nous avons choisi de rencontrer principalement des graffiteurs organisés en collectifs ou associations. La négociation d'une place de travail au sein de ces groupes (“publiphobes” généralistes ou anti-sexistes) a nécessité plusieurs mois d'adaptation et de compréhension de leurs modes de communication, liés intrinsèquement à leur position face à la légalité et à l'illégalité. Le groupe qui nous intéresse ici, les “ NRV ”, fonctionne grâce à une liste de diffusion restreinte sur un fournisseur d'accès Internet : chaque personne inscrite sur cette liste est connue au moins par un des autres membres. Des rendez-vous sont ainsi donnés à une station de métro pour écrire sur les affiches d'une ou de plusieurs lignes. Les actions dans le métro ne sont pas destinées à être vues : c'est le résultat de l'action, les graffitis, qui comptent, non l'action en elle-même, qui n'est pas mise en spectacle. Mais le nombre de personnes présentes et l'organisation préalable laisse une place à l'observateur qui a pu négocier sa présence. L'enquête de terrain mise en place pour cette recherche s'est donc orientée autour de l'observation participante de réunions préparatoires et d'actions d'écriture anti-publicitaires. Une vue d'ensemble des actions antérieures au mois de mars 2002 (date de la rencontre avec les “ NRV ”) a pu être réalisée grâce aux comptes rendus d'action rédigés par les membres du groupe, qui précisent les lieux parcourus, les techniques d'écriture et les slogans utilisés, les personnes rencontrées. Des entretiens exploratoires ont été réalisés avec plusieurs membres des “ NRV ” et un entretien approfondi s'est tenu avec Anna, la fondatrice et l'organisatrice principale du groupe.
4Après un retour sur les ambiguïtés de la notion de graffiti urbain, nous proposerons ici les résultats d'une approche des logiques à l'œuvre dans ces opérations d'écriture collective illicite.
1. ÉCRIRE DANS L'ESPACE URBAIN
1.1. Qu'est-ce qu'un graffiti ?
5Le terme graffiti désigne des inscriptions et des dessins non officiels tracés à main levée sur des supports d’un caractère particulier : le plus souvent, ce sont des surfaces fixes et verticales. Définissant les graffitis en tant que “genre”, Béatrice Fraenkel souligne ainsi : « Les graffitis sont des écrits situés et immobiles. Ils ne prennent sens que ramenés au lieu de leur inscription » (Fraenkel 2000). Pour les archéologues et les paléographes, c'est depuis le XIXe siècle un terme général servant à distinguer les inscriptions populaires des inscriptions officielles trouvées sur les monuments antiques. Le concept d'“écriture exposée”, a été forgé en référence à ces inscriptions. Il désigne « n'importe quel type d'écriture conçu pour être utilisé dans des espaces ouverts, voire dans des espaces fermés, de façon à permettre la lecture à plusieurs (de groupe ou de masse) et à distance d'un texte écrit sur une surface exposée; la condition nécessaire pour qu'il puisse être saisi est que l'écriture exposée soit de taille suffisante et qu'elle présente d'une manière suffisamment évidente et claire le message (des mots et/ou des images) dont elle est porteuse. » (Petrucci 1993 : 10). Cette définition se rapporte parfaitement au graffiti métropolitain, texte écrit à main levée de façon lisible sur un mur ou une affiche publicitaire, de façon à ce que tous les usagers puissent le déchiffrer sans peine. Le terme de graffiti désigne aujourd'hui plusieurs formes graphiques, que relève Michel Kokoreff dans l'introduction de son ouvrage Le lisse et l'incisif, consacré aux “tags” du métro parisien (Kokoreff 1990 : 5-7). Les « graffitis de contenu » ont un message compréhensible de tous. Ils sont généralement à caractère politique et idéologique : ce sont ceux qui ont orné les murs de la capitale lors des événements de mai 1968. De ces graffitis découle la forme technique plus élaborée et moins spontanée des autocollants à contenu politique ou idéologique, déjà initiée par les affiches de mai 1968. Les « graffitis de détournements » ont pour support des affiches publicitaires ou politique qu'ils détournent de leur sens initial par l'insertion d'images ou de mots : « par la brusque irruption d'une griffure ironique, c'est le message qui s'écroule » (Kokoreff 1990 : 7). Dans les années 1980, le graffiti de détournement d'affiche a pris une forme artistique avec des artistes qui recomposaient de véritables fresques sur les affiches et qui signaient leurs œuvres. Les tags, enfin, sont apparus en France dans la fin des années 1980. Ce « phénomène d'invasion », qui n'est plus limité à l'affiche publicitaire, est caractérisé par l'inscription de noms et de surnoms, voire de sigles, proprement indéchiffrables par les non-initiés. Jean Baudrillard consacre le chapitre « Kool Killer ou l'insurrection par les signes », dans L'échange symbolique et la mort, au phénomène des tags apparu dans les années 1970 à New York (Baudrillard 1976 : 118-128). Il les désigne, sous le terme générique de graffitis, comme « un cri, une interjection, un anti-discours, un refus de toute élaboration syntaxique, poétique, politique, plus petit élément radical imprenable par quelque discours organisé que ce soit. […] Les graffitis, qui ne sont pourtant que des noms, échappent en fait à toute référence, à toute origine. Eux-seuls sont sauvages, en ce que leur message est nul. » (Baudrillard 1976 : 121). Les graffitis antisexistes du métro parisien que nous allons prendre en compte dans cette étude sont les « graffitis decontenu » qui connaissent une résurgence imprévue. Cependant, la définition de cette intrusion graphique ne semble pas évidente pour les acteurs eux-mêmes. Le terme de graffiti n'est pas généralisé chez les graffiteurs : les noms écrit ou écriture lui sont préférés, quand un terme indéfini n'est pas employé. Anna dit ainsi : « On écrivait toutes les deux notre truc » et utilise également le verbe griffonner. Le geste est hâtif, mais reste de l'écriture. L'enjeu est de taille : il s'agit en effet de se différencier des tagueurs. Une “gaffe” commise lors d'une réunion préparatoire des “ NRV ” est significative. Ayant par mégarde employé le verbe taguer, Stéphane me reprend aussitôt : « Je tague pas, j'écris ». Le graffiti antisexiste ou anti-publicitaire est doublement différent du tag. Du point de vue du support, il est utilisé uniquement sur les affiches, ce qui constitue une dégradation moindre, détail qui n'est pas à négliger lorsqu'on sait que ces graffiteurs ont une réflexion avancée sur l'espace public. D'un point de vue discursif, le graffiti exprime explicitement le désaccord d'une personne ou d'un groupe face à des représentations véhiculées par la publicité, alors que le tag, simple signature totémique, ne délivre pas de message explicite.
1.2. L'univers graphique du métro parisien
6« Nos villes contemporaines constituent un creuset où peuvent se lire les représentations, les intérêts, les rêves consuméristes, les désirs, en un mot la culture d'une époque, et les projections d'une pensée collective », déclare Vincent Lucci (Lucci, Millet et alii 1998 : 15). Les écrits des “ NRV ” et des autres groupes anti-publicitaires sont des écrits exposés, conçus pour être lus par plusieurs personnes dans un contexte de mobilité urbaine. Ils possèdent un contenu politique ou idéologique – en l'occurrence, anti-sexiste – et sont l'expression d'une pensée collective. Ces mots, ces phrases parsemées dans l'espace urbain souterrain du métro parisien, sont le reflet d'une volonté de réponse à l'univers sémiotique publicitaire. En effet, le réseau métropolitain ne peut être réduit à une définition exclusivement fonctionnelle. Le métro est également un espace de signes, de codes à déchiffrer, comme peuvent l'être les prohibitions explicites (« Défense de fumer »), les symboles (les sens interdits, les logos de la RATP ) ou les indicateurs directionnels (les plans et les fléchages). Les affiches publicitaires du métro s'insèrent dans un univers sémiotique où l'espace graphique est rigoureusement contrôlé [10]. Le métro, comme tout espace urbain, possède une multiplicité d'espaces graphiques, dont l'utilisation est déterminée par la RATP, dominus de cet espace qui en définit les normes. Le graffiti, interdit par ce dominus, renforce la polyphonie des espaces graphiques du métro. Une lutte s'établit entre acteurs légaux et illégaux au cœur de cet espace, graphique et politique.
1.3. Écrits urbains et espace public
7Au sujet des manifestations langagières telles que les graffitis, Eni P. Orlandi affirme :
Ces manifestations trouvent leur sens, ainsi que les paroles désorganisées, dans des conditions de production du langage propres à notre société actuelle : les nouvelles technologies du langage, la publicité, les médias, l'excès du langage (surtout dans la production massive de l'écrit et de l'image) lourdement omniprésents dans l'espace public. Ces conditions favorisent l'émergence des paroles désorganisées et c'est par rapport à ces conditions qu'elles signifient.
(Orlandi 2001 : 107).
9L'espace publicitaire du métro, par son omniprésence et par les messages qu'il impose à la lecture des usagers, ne laisserait pas la place à d'autres manifestations du langage et de la pensée : le caractère public de l'espace métropolitain pourrait alors être remis en cause. En effet, à l'opposé d'une conception communautaire qui avance que l'espace public est l'espace de la cohésion sociale, nous adoptons l'hypothèse que le propre de l'espace public est, comme le souligne Isaac Joseph, son caractère « disputable » (Joseph 1984). L'extrait d'“action” décrit ci-dessus – l'événement dans sa totalité a consisté à l'attaque de toutes les publicités jugées sexistes dans les stations de la ligne n°4 et a duré plus de deux heures et demie – porte en germe les questionnements liés à l'hétérogénéité des points de vue au sein de l'espace public dans un milieu urbain. La question de la porosité du domaine privé et du domaine public est posée avec l'acceptation différenciée des affiches de publicité – et des valeurs qu'elles véhiculent – dans cet espace de circulation. La question des règles, des tabous et des interdits d'un espace est posée par une attention soutenue des usagers pour les actes des jeunes femmes. Cette action montre à travers le moindre de ces événements que la notion d'espace public n'est pas aussi évidente qu'elle en a l'air. Selon Louis Quéré, « il n'y a pas d'espace public en soi. » (Quéré & Brezger 1993 : 88). Cette expression serait « une formulation, elliptique et idéalisante, d'un phénomène concret ». Plutôt que de parler d'espace public au sens abstrait du terme, il semble plus pertinent de s'interroger sur la diversité des pratiques concrètes qui jalonnent cet espace. Ses usages et ses règles de conduite, son accessibilité et la visibilité qu'il impose, les interactions qui s'y déroulent, sa dimension sensorielle mais aussi sémiologique font qu'un espace est public et qu'un autre ne l'est pas. En effet, un « espace public » ne signifie en aucun cas « espace commun » dans lequel prendrait corps une communauté d'individus ou d'usagers types. Si la philosophie politique a développé une conception de l'espace public comme agora, espace de liberté et de débats, la sociologie urbaine a su démontrer la complexité du concept d'espace public, du fait de son accessibilité et de la coprésence qu'il implique (Joseph 1998 : 51). Cependant, une réflexion sur cet objet qu'est l'espace public ne peut se passer d'une attention particulière à la formation et à la co-production de sens entre les différents acteurs de cet espace, non pas dans une perspective commune mais dans une volonté de faire place à la pluralité des perspectives et des visions du monde. Tout rapport engagé dans l'espace public – ici, par le biais de l'écriture – contient une réflexion sur le bien public, le bien commun et la co-production de civilités. Le site d'enquête de cette étude conduit à élaborer ce qu'Ulf Hannerz appelle « une anthropologie de la ville » [11]. Il distingue en effet l'anthropologie dans la ville, dont l'objet se situe dans un lieu et un milieu localisé, et l'anthropologie de la ville, dont l'objet englobe des « domaines multiples » et une pluralité de milieux. Dans cet espace urbain pluriel et multiforme, seule une approche empirique de l'espace public et de l'ordinaire du citadin peut nous permettre de comprendre la substance de l'urbanité (Joseph 1998 : 115). Quel rapport à l'espace public serait alors impliqué dans les graffitis anti-sexistes des “ NRV ” ?
2. LOGIQUES SPATIALES : L'ÉCRITURE À L'ASSAUT DU RÉSEAU MÉTROPOLITAIN
10Les “ NRV ” ont recours, pour mettre en place leurs actions d'écriture dans le métro, à une stratégie précise pour atteindre leur but. À l'étendue de ce réseau de transport urbain, elles répondent par une stratégie spatiale de couverture graphique. Cette organisation de l'action, tant sur le parcours que sur la mise en scène de l'action, délivre quelques indices sur le rapport à l'espace qu'entretiennent les graffiteurs.
2.1. Schéma de l'action
11Depuis la création du groupe des “ NRV ” en décembre 2001 et jusqu'en septembre 2002, sept actions ont eu lieu dans l'enceinte du métro parisien. Deux à six personnes (majoritairement des jeunes femmes, la seule action “mixte” ayant eu lieu le 24janvier) se réunissent pour couvrir d'autocollants et graffiter une série d'affiches jugées sexistes par l'ensemble des membres – nous reviendrons sur les problèmes d'une telle définition. Le but est de graffiter le plus d'affiches possible, les interactions avec les usagers ne sont pas particulièrement recherchées. Les actions peuvent durer de quarante minutes à deux heures et demie. Un point de rendez-vous est déclaré sur la liste de diffusion, proche d'une station de métro. Dans un café proche du lieu de rendez-vous sont discutés les slogans et les techniques mises en œuvre. Chaque graffiteur apporte son propre matériel : stylo feutres permanents, autocollants “faits maison” ou autocollants imprimés par une association. Deux formes d'écriture sont en effet utilisées : l'écriture différée, qui consiste à écrire préalablement un slogan sur une étiquette, et l'écriture directe, qui est le graffiti réalisé sur place, directement sur l'affiche ou sur une étiquette autocollante vierge. Cette polygraphie peut d'ores et déjà nous éclairer sur la façon dont l'écriture est posée par les graffiteurs. Le feutre témoigne d'un état d'esprit spontané : l'écriture se veut un “coup de cœur”, une réponse directe à la publicité, un geste impulsif de réinvestissement de supports dédiés à l'écrit (le mur et le papier). Les autocollants montrent une organisation sous-jacente à l'acte d'écriture lui-même, l'écartant de la spontanéité. Ils sont une manière de séparer l'écriture de sa publication et de ne pas rédiger directement sur le support. Cependant, la colle de ce matériau détériore également le support, surtout si des coups de cutter ont été préalablement donnés : l'affiche se déchire avec l'autocollant si on veut enlever celui-ci.
12Une fois dans la station du rendez-vous, les publicités visées préalablement sont graffitées au marqueur et quelques autocollants sont collés. De nouvelles publicités peuvent être l'objet de cette vindicte si un accord général décide du sexisme de telle ou telle représentation contenue dans la publicité. La rapidité de l'écriture et du collage est de mise pour toucher le plus d'affiches possible et se prémunir d'une éventuelle interpellation par les agents de la RATP. Anna prend quelques photos d'affiches graffitées. En effet, le graffiti est une écriture temporaire, à cause du rythme imposé par les vagues d'affichage qui les recouvrent, sans compter l'action de la société Métrobus qui cherche également à les faire disparaître. Une “politique de conservation” naît alors chez les graffiteurs, par le biais de la photographie. Ces archives de l'écriture contrebalancent la courte “durée de vie” des graffitis – de quelques heures à trois semaines, en moyenne quatre jours.
2.2. Choix des parcours
13Le choix des parcours réalisés par les “ NRV ” lors de leurs sept actions est ce qui permet de comprendre leur rapport à l'espace urbain et au réseau métropolitain. Deux formes de stratégies peuvent être dégagées. L'une est linéaire et transversale, l'autre est circulaire et centrale.
a) Les stratégies linéaires : “faire une ligne”
14L'expression faire une ligne est utilisée par les graffiteurs pour désigner l'organisation qui consiste à couvrir toutes les stations d'une ligne de métro ou une majorité d'entre elles. Lors du premier entretien exploratoire avec Anna, celle-ci utilise cette expression en évoquant les risques encourus :
J'ai rencontré aucun agent de la RATP. Pourtant on fait de lignes, tu sais, on dit « aujourd'hui, on fait la ligne 12 », donc s'ils veulent nous repérer, ils nous repèrent.
16Cette expression sera réitérée par Marion lors de la réunion du 2mars, avec une marque d'appropriation affective :
J'aimerais bien qu'on fasse ma ligne.
18Le choix de la ligne en question se base sur deux principe : celui de la visibilité et celui de la vérification, comme l'explique Anna lors de l'entretien du 12 juin :
Il faut qu'il y ait le plus de monde possible qui puisse voir notre action […]
Il faut qu'il y ait des personnes des NRV qui empruntent cette ligne quotidiennement pour nous dire ce que les pubs… ce que les écrits deviennent.
20Deux lignes de métro peuvent se combiner pour former un segment qui traverse la capitale. Lors de l'action du 9 janvier, deux groupes se sont partagé l'action : le “groupe nord”, constitué de quatre personnes, a traversé Paris d'est en ouest en empruntant la ligne 1 de la station Pont de Neuilly à la station Roosevelt puis en prenant la ligne 9 de Franklin Roosevelt à Nation. Le tronçon nord de la ligne 4, de porte de Clignancourt à Châtelet, a également été emprunté. Cette ligne est également traversière, sur un axe nord-sud. La même stratégie a été utilisée lors de l'action du 7 décembre (ligne 4), du 19 janvier (ligne 12), du 9 février (ligne 4) et du 18 mai (ligne 4). La prédilection pour cette ligne n°4 se rapporte au critère de visibilité, comme le souligne le premier compte rendu d'action :
Nous avons pris le métro ligne 4 – une ligne très fréquentée, afin que le plus grand nombre d'usagers voient nos affiches.
22Cette stratégie linéaire permet d'être efficace, comme l'explique Anna :
Par exemple, la personne qui va au boulot le matin et qui prend 10 stations de la même ligne, elle va voir toutes ces écritures sur toutes ces pubs, je pense que cette personne-là verra forcément une fois une écriture.
24L'espace traversé (toute la capitale) et l'expression faire une ligne soulignent le sentiment de satisfaction que peut procurer une mission accomplie, une ligne pleine.
b) Les stratégies circulaires
25Les stratégies circulaires donnent une idée de la conception que se font les graffiteurs du groupe des “ NRV ” de l'opposition entre le centre et la périphérie de Paris à travers son réseau métropolitain. Le “groupe sud” de l'action du 9janvier emprunte les lignes suivantes : ligne 1 de Châtelet à Bastille, ligne 5 de Bastille à Place d'Italie, ligne 6 de Place d'Italie à Pasteur, ligne 12 de Pasteur à Convention, ligne 4 de Montparnasse à Châtelet. Ce parcours forme un cercle dont le point de départ et d'arrivée est la station Châtelet, centrale à la fois par rapport à la ville et par rapport au réseau des métros et R.E.R. – Châtelet-Les-Halles est le plus gros nœud d'interconnexions du réseau RATP. Le 24 janvier, cette même stratégie est utilisée à partir du même point de départ mais cette fois entre les lignes 7 et 4. Le 20 février, deux groupes se séparent et mettent en place cette stratégie entre la gare Saint Lazare et la gare Montparnasse, avec les lignes traversières Nord-sud n°12 et 13. Toujours dans un souci de visibilité maximale, il s'agit de proposer, selon Anna :
un parcours, genre central en faisant trois ou quatre changements pour faire un carré autour de la Seine, enfin du centre de Paris.
27Les stations de périphéries ne sont parcourues que dans une stratégie linéaire. Ici, il faut élargir le champ de l'action :
On va moins en périphérie, on va plus là où il y a des changements, des croisements, pour multiplier.
29Les stations à plusieurs correspondances sont privilégiées :
Je pense qu'il vaut mieux cibler un parcours avec des stations fréquentées, genre Saint-Lazare, Montparnasse, Place d'Italie, enfin des truc où il y a du monde, quoi, Châtelet-les-Halles… et se faire un parcours, pas très long parce que c'est assez vite fatigant. […] Les stations où il y a des correspondances, on sort quand même dans les couloirs pour essayer de toucher… pour multiplier l'impact, en fait.
31C'est l'étalement et l'encerclement qui compte le plus dans cette stratégie.
32Il est en effet intéressant de noter, à l'aide d'une carte, les secteurs les plus touchés par les graffitis des “ NRV ”. Il s'agit d'un centre parisien circonscrit dans ses gares : Saint-Lazare, gare du Nord, gare d'Austerlitz et surtout gare Montparnasse. Ces gares correspondent à quatre stations de métro et de RER, très desservies. Avec la station Châtelet, ce sont effectivement, d'après les statistiques de fréquentation de la RATP [12], les lieux les plus chargés du réseau. Mais les graffiteuses du groupe “ NRV ” ne se renseignent pas auprès de la RATP pour mettre au point leurs parcours. Elles mettent ici en pratique leurs représentations élaborées au cours de leurs déplacements quotidiens – n'oublions pas que les lignes choisies sont empruntées quotidiennement par l'un des membres du groupe. Parfois erronées – la ligne 4 n'est pas la plus fréquentée du réseau – parfois justes, elles dessinent un Paris souterrain dont les points névralgiques correspondent aux stations les plus fréquentées. Cette activité d'écriture est donc réticulaire (Fraenkel 2002 : 37) : s'insérant dans un réseau, elle en suit la logique, les croisements, les points, les nœuds, les lignes et les courbes. Le rapport à l'espace urbain des “ NRV ” est entièrement structuré par la représentation cartographique du réseau métropolitain. Les descriptions de parcours ne peuvent se comprendre qu'avec une carte du métro, ressource primordiale pour la mise en place et la restitution de l'action. De même, si les rendez-vous se font dans un café ou sur une place à la surface de la ville, le toponyme délivré sur la liste de diffusion est le nom d'une station de métro (on se rencontre « à Bastille » ou « à Philippe Auguste »).
33Ces logiques spatiales soulignent une certaine cohésion du groupe autour de parcours déterminés. Cette cohésion se révèle plus délicate dans la question de la création et de l'écriture des “slogans” des graffitis. Les actions d'écriture des “ NRV ” sont organisées et vécues collectivement au sein d'un groupe. Peut-on cependant parler d'une écriture collective ? Comment s'ordonne la partition entre l'individualité lettrée des graffiteurs et l'appartenance collective ?
3. UNE ÉCRITURE COLLECTIVE ?
34Cette analyse est réalisée sur la base sur les 180 slogans écrits lors de l'action du 18mai et sur les 54 slogans-types des comptes rendus des autres actions.
3.1. Le renouvellement des slogans féministes
35Certains énoncés utilisés dans les graffitis des “ NRV ” appartiennent à un ensemble de slogans employés par les groupes militants féministes depuis les années 1960. Des images-types apparaissent, comme celui de “femme-objet”, de “femme à vendre”, de “patriarcat” ou encore de “dictature de la minceur”. L'énonciation de ces notions reste très laconique : « Les femmes ne sont pas des objets sexuels » (sur une publicité représentant une femme dont le soutien-gorge se détache), « Les femmes ne sont pas à vendre », « Non à la dictature de la minceur ». Les slogans sont parfois des reprises intégrales de formules créées par des groupes précis : ainsi « Cette image nuit à votre image » vient du groupe « Mix'cité » et « Publicité sexiste, je n'achète pas ! » de “La Meute”. Cependant le contexte d'utilisation de ces slogans féministes, notamment vis-à-vis de l'image publicitaire, peut les raviver. « Non au patriarcat », sur une publicité représentant un petit garçon défendant sa mère et sa sœur, devient une formulation ironique, presque une antiphrase. Une distance est prise entre le moment de création du slogan (les années 1970) et le moment de l'énonciation (aujourd'hui). (les années 1970) et le moment de l'énonciation (aujourd'hui). L'importance de la forme négative dans ces slogans (« Les femmes ne sont pas… » ou « Non au… ») marque le refus d'une certaine image de la femme tout en participant à la définition, par contraste, de la femme et de la féminité hors de tous clichés sexistes. Le refus de la « dictature » présuppose ainsi la revendication et l'affirmation de la liberté, chaque slogan devant être compris à la fois comme une réponse au discours publicitaire et une construction identitaire.
36Les slogans peuvent être également bâtis sur des structures à césure, de types binaires : ils impliquent une coupure centrale, généralement marquée par le signe « = », qui remplace le verbe.
- « pub sexiste = pub raciste » (action du 7 décembre 2001)
- « femme dénudée =femmes humiliées » (7 décembre 2001)
- « pub sexiste = j’achète pas ! » (7 décembre 2001)
- « femmes rivales =cliché sexiste » (9 janvier 2002)
- « femmes futiles = cliché sexiste » (9 janvier 2002)
- « femme-objet/pas d'accord » (20 janvier 2002)
38Ces slogans écrits sont construits sur le même modèle que les slogans de type oral, scandés lors des manifestations de “La Meute”. Lapidaires, ils permettent à une phrase de rester compréhensible en quatre mots et sans verbe. La maîtrise du répertoire du discours féministe est ici parfaitement mise en œuvre, dans un passage contrôlé de l'énonciation orale et légale à l'énonciation écrite et illégale. Des bases idéologiques communes sont donc à l'origine de certains slogans, qui peuvent alors être qualifiés de “collectifs”. Les reprises et les créations sont pensées collectivement, comme l'explique Anna :
On essaye de parler entre nous, de trouver des slogans avant d'aller dans le métro, pour établir les phrases qui vont être utilisées.
40Mais ces moments de création, souvent très intenses, n'excluent pas une certaine création individuelle : les idées de slogans fusent, chacun apportant une touche d'originalité ou une correction à des slogans déjà trop utilisés (ainsi la variante « Publicité sexiste, je prends l'avion ! », au lieu de « Publicité sexiste, je n'achète pas ! », pour une réclame de la SNCF qui présentait une femme dénudée). La création personnelle à partir des slogans traditionnels est donc directement inspirée par la publicité, que ce soit par l'image ou par le texte, dans une logique de réponse à une publicité visée et d'interpellation du passant. Les “ NRV ” entrent dans le jeu fictionnel de la publicité, soit qu'elles le détournent à leur profit, soit qu'elles le renversent en faisant apparaître le côté cru de la réalité. À titre d'exemple, une publicité présentait, au mois de février 2002, une jeune femme à genoux sur un lit, habillée de soutien-gorge, slip, bas et porte-jarretelles. Le slogan indiquait : « Adèle, just fianced ». Ce à quoi les “ NRV ” ont répondu : « … et déjà humiliée ». Le même annonceur présentait au mois de décembre 2001 une jeune femme en sous-vêtements rouges, allongée sur un bureau, accompagnée du slogan : « Si ma mère me voyait ». L'une des “ NRV ” a pris le temps d'écrire : « Ta mère te dirait : “va te rhabiller, on ne se promène pas toute nue dans le métro” ». La fiction de papier se trouve renversée pour mieux souligner ce que la publicité montre : le corps d'une femme quasiment nue, dans un lieu public. Cette fiction renversée prend parfois la forme d'une bande dessinée, lorsque les graffitis, inscrits dans des phylactères, font parler les modèles à leur insu. Le personnage d’« Adèle, just fianced » en sous-vêtement s'est vue affublée de cette question : « Qui a envie de prendre ma place ridicule ?». Un autre mannequin, dont la tête était remplacée par un abat-jour pour évoquer un « mois de la déco » dans un grand magasin, a fait entendre sa voix : « J'ai une gueule de lampadaire ? ». Ces formules interrogatives augmentent la force de l'énonciation et postulent l'implication d'un destinataire. La forte influence de l'oralité (avec notamment l'utilisation de termes familiers tels que se crêper le chignon, chiffon, fripe, gueule, machos) renforce la liberté de ton qui se donne dans ces slogans issus de créations individuelles. Ces graffitis sont donc le produit de réflexions collectives et de propositions individuelles, construisant à la fois un texte à plusieurs mains et un objet collectif réunissant plusieurs textes individuels.
3.2. Les limites du consensus
41Le consensus autour du texte écrit trouve parfois ses limites au sein du groupe qui élabore les slogans. Le principe de la liberté individuelle, admis par tous les graffiteurs, n'exclut pas un contrôle de certains slogans ou un désaveu a posteriori. La prise en compte des destinataires est une étape importante dans la création des slogans de graffitis. Elle influence le style de l'écriture et permet au graffiti de prendre toute sa dimension d'“écriture exposée”. En effet, les graffitis écrits sur les publicités du métro sont destinés à une lecture « de groupe ou de masse » (Petrucci 1993 : 10) et les graffiteurs sont bien conscients de cette particularité. Il s'agit de « limiter les abus de langage et les dérapages », souligne Anna pendant la réunion du 2mars. En ce qui concerne la publicité présentant une jeune fiancée en sous-vêtements sur un lit, le slogan « Prête pour le tapin » a ainsi été mis de côté parce qu'il était jugé trop violent et déplacé. De même, les différents seuils de tolérance qui séparent les militantes féministes et les autres militants anti-publicitaires ont été rendus perceptibles lors de l'“action mixte” du 24 janvier :
J'en parlais avec une copine et on se disait : « Il est pas vraiment féministe, Yvan » [Rires] D'ailleurs, je sais pas si t'as reconnu les slogans qu'il avait mis… Moi, ses slogans m'ont choqué, par exemple. (...)
– « Doit-on bander sur ordre des publicitaires ? »
Ouais. Ça, je trouve ça sexiste. (...) Et en fait j'attendais des réactions par rapport à ce slogan et il n'y a pas eu de réponse. (…) D'abord, ça me choquait pour une raison qui n'est peut-être pas juste, mais peu importe, puisque ça me choquait, c'est que ça voulait dire que cette pub faisait bander les hommes. Donc ça déjà, je trouvais ça choquant, en tant que femme. Parce que tu veux pas admettre que t'es un objet sexuel, même si tu le vois partout, c'est pas pour ça que t'as envie qu'on te le dise, quoi. (…) Ces mots-là, sur cette pub-là, voulaient dire : « Cette pub me fait bander ». Et en plus, ça voulait dire : « C'est nous qui décidons quand on doit bander ».
43Ici c'est une norme interne qui a été remise en cause. La référence sexuelle et sexuée (le pronom personnel indéfini on fait référence à un locuteur masculin et s'adresse à des destinataires masculins) contrebalance la position uniquement allusive des “ NRV ”, qui, s'adressant à l'ensemble des usagers du métro, renvoie cependant à la position des femmes. Les seuils de tolérance ne sont pourtant pas unifiés à l'intérieur du groupe (il n'y a pas eu d'autres réactions à ce slogan) et il serait inutile de vouloir faire entendre une seule voix qui correspondrait à la ligne directrice des “ NRV ”. Comme le rappelle Anna :
Les “NRV”, c'est un groupe d'individus, c'est pas un groupe qui a une politique. Il n'y a pas un chef qui établit que ce slogan, on va le mettre ou pas. Moi des fois, je ne suis pas du tout d'accord avec ce qui est écrit et pourtant… enfin, c'est la base, quoi, c'est la liberté, donc on est là pour se donner chacun et chacune la liberté d'écrire, en fait, c'est ça le principe du groupe, c'est que en groupe on se sent plus à l'aise pour écrire donc, voilà, donc on est tous le moyen de la liberté de l'autre.
45Le groupe a pour fonction de donner à la fois du courage et de l'impulsion créatrice, mais se doit de préserver la liberté individuelle sans laquelle le plaisir d'écrire n'existerait plus, plaisir qui n'est pas tout à fait étranger à la transgression des normes de l'espace public.
3.3. De la transgression de la norme au dialogue
46L'affiche graffitée est un lieu de communication entre usagers, un espace potentiel d'expression et de création. Comme le dit Anna : « C'est montrer qu'on est libre de répondre, de s'exprimer même là, sur la pub. » Cependant cet acte d'écriture ne va pas de soi, ni pour les graffiteurs, ni pour les usagers, car il implique la transgression d'une norme. Les graffitis ne sont pas créés dans la pure froideur d'une stratégie ou d'une réflexion sur les destinataires. Ils impliquent aussi des sentiments contradictoires, qui peuvent éclairer après coup la signification d'une interaction avec d'autres usagers. Cette transgression est d'ailleurs ressentie de façon physique par les graffiteuses, comme l'explique Anna :
Quand tu prends un marqueur ou un autocollant et que tu écris ou que tu colles, tu franchis très clairement une limite et c'est physique et tu le sens et c'est pour ça que je dis que ça défoule parce qu'on touche ce qui nous agresse et nous on répond physiquement. C'est pas des lettres qu'on écrit à l'annonceur ou tout ça, c'est… on marque aussi notre… enfin, c'est très physique et c'est ça qui est très agréable dans ces actions-là.
48Décrivant sa première action de destruction d'une affiche sexiste dans le métro, elle ajoute :
J'étais dans un état nerveux, parce que je me disais : « Il faut que je fasse quelque chose, je peux pas laisser ça maintenant que je sais ce que ça veut dire, je peux pas ne rien faire »; et j'étais nerveuse, mais… je tremblais, quoi ! [Rire]
50Cette transgression peut avoir un rôle cathartique. Face à une norme qui leur semble oppressante et injuste, face à l'inefficacité de la réaction lettrée autorisée (les lettres aux annonceurs), les graffiteuses imposent leur libre volonté d'expression. Anna affirme ainsi :
C'est vrai que c'est aussi un espèce de défoulement, ça a aussi un double rôle ces actions-là parce que… aussi on en à tellement marre que on a également envie d'écrire ce que nous on pense. […] C'est aussi très clairement des actions qui nous permettent de nous défouler et de nous exprimer et de nous faire plaisir en faisant quelque chose qui est interdit.
52Un double sentiment semble habiter les graffiteurs au moment de l'acte d'écriture, qui se résume en un mélange de jubilation et de coupure par rapport au reste du monde, c'est-à-dire des passants ou des voyageurs. Anna évoque le même sentiment au moment où elle passe à l'action d'écriture avec une amie des “ NRV ” :
Et on écrivait toutes les deux notre truc et puis on discutait en même temps, ce qui créait en fait une barrière par rapport aux gens qui pouvaient passer.
54Elle ajoute plus loin :
On ne voulait pas être confrontées aux autres.
56Cette peur de la confrontation naît de ce qu'Howard Becker appelle “la réaction des autres”, réaction qui crée le sentiment de déviance : « Je considérerais la déviance comme le produit d'une transaction effectuée entre un groupe social et un individu, qui, aux yeux du groupe, a transgressé une norme. » (Becker 1985 : 33). C'est sans doute pour cette raison que les “ NRV ” agissent en groupe : c'est ici le groupe dans toute son entité qui assume l'“étiquette” de déviance qui lui est attribuée. Pourtant cette forme de déviance lettrée, cette rupture de la norme, est nécessaire à la constitution d'un espace public. Seule la confrontation langagière, orale ou écrite, peut mettre en place ce qu'il est convenu d'appeler un dialogue social. Dans les projets d'action future, un même souci se dégage, chez les “ NRV ” : améliorer la coordination entre les graffiteuses et la communication entre graffiteuses et usagers du métro. Anna évoque ainsi les moments où s'est créé un attroupement au moment où elle écrivait sur une affiche :
Souvent il y a des gens qui nous regardent. Ben là où il y avait les attroupements, tu vois, on aurait pu faire genre, parler, quoi, se mettre sur la chaise et puis poser des questions, je ne sais pas, dire : « Est-ce que vous comprenez ce qu'on dit ? » […], parce qu’aussi on peut se demander s'ils comprennent. « Est-ce que vous trouvez ça bien, est-ce que vous aimez ces pubs ? ». Mais ça, c'est autre chose, je pense qu'il faut être préparé. Il faut être motivé en plus, ce jour-là, il faut le sentir… Je ne sais pas si ça se prévoit, mais… Peut-être que la dernière fois, on aurait pu le faire parce qu'il y avait vraiment une troupe qui s'était réunie et je pense que là-dedans il y aurait eu des pour et des contre et ça aurait pu créer peut-être un petit débat ou un truc sympa, comme ça, qui fait peut-être réfléchir un peu les personnes qui sont là.
58Établir le dialogue avec les usagers est sans doute l'une des actions les plus difficile à effectuer, à cause de la distance qui sépare les graffiteurs des non-graffiteurs. Mais c'est aussi ce qui pourra faire changer la conception de l'espace public, non plus comme lieu de passivité et de co-présence muette mais comme un espace de discussion et d'échange.
CONCLUSION
59Le métro – et l'espace public dans son ensemble – apparaît comme un espace de lutte symbolique et réel, où des stratégies de combat graphique sont mises en place. Ce combat est celui d'une quête de sens. Les graffitis anti-sexistes dénoncent en effet la banalisation de l'utilisation marchande de l'être humain – et en particulier de la femme – au cœur d'une forme du discours urbain, la publicité. Ces discours figés, ces clichés, ne permettent pas l'expression de discours contraires et nient par là même le sens d'un espace public. Or, les graffitis anti-publicitaires rétablissent la possibilité d'un dialogue, d'une lutte. Ces graffitis sont des manifestes, des déclarations publiques contre la privatisation de l'espace par la publicité et pour une revalorisation esthétique et citoyenne de cet espace. La rotation régulière des affiches publicitaires et la politique de recouvrement des graffitis organisée par les organes gestionnaires font de ces écrits des manifestes éphémères, condamnés à disparaître dès leur réalisation. Ces actions d'écriture proposent un nouveau rapport à la rue, au métro, non plus comme des simples espaces de circulation mais comme des espaces de communication et d'implication citoyenne.
Bibliographie
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Mots-clés éditeurs : Publicité, Graffiti, Métro, Féminisme
Mise en ligne 01/02/2009
https://doi.org/10.3917/ls.106.0081Notes
-
[1]
Tag : l?expression est utilisée selon la définition de Michel Kokoreff (1990) : « Traces incisives au graphisme plus ou moins sophistiqué, composées d’une ou deux syllabes, apparemment indifférentes au contenu d?un message ».
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[2]
Les noms de marques ou d?annonceurs ne seront jamais cités, mais remplacés par la lettre x. Estimant qu?ils n?apportent pas de sens à ce type de travail, puisque l?affiche est préalablement décrite, nous préférons ne pas entrer dans le jeu publicitaire qui implique que toute citation équivaut à une réclame.
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[3]
Les noms et prénoms des personnes rencontrées au cours de mon enquête sont systématiquement changés, y compris les noms de lieux s?ils impliquent trop précisément une personne.
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[4]
Le nom du collectif « La Meute » fait référence à un autre groupe anti-sexiste dont il est issu, les « Chiennes de garde », lancé le 8 mars 1999 en réaction aux insultes sexistes adressées en public à la ministre Dominique Voynet lors du Salon de l?Agriculture à Paris. Florence Montreynaud, initiatrice de ces deux mouvements, explique : « Ces noms ont été employés par les premiers signataires du Manifeste des Chiennes de garde, que j?ai lancé le 8 mars 1999. Je recevais des lettres avec “je viens rejoindre votre meute” et je répondais “bienvenue dans la meute” ». (Cf. F.A.Q. du site Internet de « La Meute », http ://lameute.org.free.fr/documents/faq.php3#2)
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[5]
« Quatre jeunes filles à l?assaut des pubs sexistes dans le métro », texte fondateur des “NRV”.
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[6]
« Projet de loi relatif à la lutte contre les discriminations fondées sur le sexe », enregistré à la présidence de l?Assemblée Nationale le 15 mars 1983 puis abandonné, et « L?image des femmes dans la publicité », rapport du groupe d?experts remis à Nicole Perry, juillet 2001.
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[7]
Le Bureau de vérification de la Publicité (BVP) est une association interprofessionnelle, régie par la loi de 1901, créée en 1935 pour auto réguler la profession publicitaire.
-
[8]
Recherche conduite dans le cadre d?une maîtrise d?ethnologie à l?université Paris X-Nanterre, soutenue en septembre 2002 sous la direction de Georges Augustins et d?Isaac Joseph.
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[9]
Les lignes n° 2 (traversant Paris d?ouest en est en passant par le nord), n° 6 (traversant Paris d?est en ouest en passant par le sud), n° 4, (traversant la capitale du nord au sud, au centre), n°5 (avec un parcours nord-sud à l?est de la ville), n°12 et n° 13 (avec un parcours nord-sud à l?ouest) et la ligne n° 3, traversant Paris d?est au nord-ouest au dessus de la Seine. Le choix de ces lignes a également été décidé par les stations à fortes correspondances qu?elles rencontraient, telles que Nation (4 lignes de métro et un RER ), Bastille (3 lignes de métro), République (5 lignes de métro), Châtelet-Les-Halles (5 lignes de métro et 3 RER ), Charles de Gaulle-Étoile (3 lignes de métro et un RER ), ainsi que les cinq gares : Saint-Lazare, Gare de l?Est, Gare du Nord, Gare d?Austerlitz et Gare Montparnasse.
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[10]
« Un espace graphique est une aire quelconque, ouverte ou fermée, qui inclut des surfaces susceptibles de recevoir des inscriptions » Armando Petrucci, 1993 : 10.
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[11]
U. Hannerz, 1983 : 141 : « Quel que soit le niveau de différenciation des domaines, toutes les villes sont des structures sociales à domaines multiples; nous soutenons ici qu?une anthropologie qui se veut de la ville et non simplement dans la ville devrait s?occuper systématiquement de ce fait précis. ».
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[12]
Statistiques annuelles 2000 de la RATP, Département commercial, juillet 2001.