Notes
-
[1]
Pour une analyse détaillée, je renvoie le lecteur à l’article de C. Deprez, 2000, « Pour une conception plus circulante des langues mises en jeu dans les déplacements migratoires ».
-
[2]
M. Timera (1993) estime à 30% la proportion d’hommes soninkés présents en France vivant en famille.
-
[3]
J’utilise l’étiquette Sahel pour qualifier l’immigration originaire du Mali, de la Mauritanie, de la Guinée-Bissau, de la Guinée Conakry et du Sénégal, malgré sa relative inexactitude géographique, parce qu’elle permet de différencier deux types de migrations, qui s’opposent par des critères sociaux et de durée du séjour en France.
-
[4]
La grande majorité des Africains présents en France appartiennent à des cultures patrilocales où l’appartenance ethnique est celle du père. Néanmoins certaines cultures d’Afrique centrale, peu représentées ici, sont matrilocales et matrilinéaires. Dans ce cas, l’appartenance ethnique est celle de la mère.
-
[5]
On désigne par alternance inter-intervention les situations où les interlocuteurs changent de langue lors d’une autre intervention; par exemple lorsqu’un enfant, au cours de la même conversation, s’adresse à sa mère en langue familiale et à sa sœur en français. En revanche, on parle de parler bilingue lorsque les deux idiomes sont présents dans une même intervention, une même phrase.
-
[6]
Je ne traite ici de la communication familiale que sous l’angle de la transmission des langues africaines, selon les groupes ethnolinguistiques. Pour une analyse détaillée prenant en compte d’autres variables, comme l’âge des enfants, la situation de communication, le genre, etc., voir F. Leconte (1998).
-
[7]
Le phénomène de regroupement associatif non mixte semble spécifique aux Africaines car il n’existe pas d’associations féminines portugaises ou maghrébines dans la région, alors que les femmes originaires de ces pays sont en France depuis plus longtemps et sont plus nombreuses.
1En France, et plus généralement dans l’ensemble des pays capitalistes développés, on a éprouvé des difficultés à penser le plurilinguisme, celui-ci étant considéré comme une exception pouvant engendrer le meilleur et plus souvent le pire. Les raisons en sont avant tout historiques : les États-Nations se sont constitués dans la vieille Europe sur le schéma “un pays égale une langue” (officielle), cet idéal monolingue ayant ensuite été exporté dans les colonies, en Amérique et en Afrique notamment. Sur le territoire national, les langues régionales ont perdu peu à peu leur légitimité, jusqu’à être qualifiées de “dialectes” ou de “patois”, les langues indigènes subissant le même sort en Afrique noire, pour ce qui concerne les pays colonisés par la France.
2Dans la lignée de cet idéal monolingue, le bilinguisme des populations migrantes a d’abord été perçu comme un état transitoire entre le monolinguisme – supposé – de la première génération d’immigrants, dans la langue d’origine, et le monolinguisme attendu à la troisième génération, cette fois dans la langue du pays d’accueil. La population d’origine étrangère est considérée comme “intégrée” lorsque les descendants ont renoncé à la langue de leurs ancêtres. Il est probable qu’en plus des modèles américains, la réduction des langues régionales, à partir du XIXe siècle, ait servi de modèle pour ce schéma. La promotion sociale, pour les populations rurales obligées de quitter le monde agricole, passait par la maîtrise du français écrit, qui ouvrait les portes de la fonction publique, premier pas vers des professions prestigieuses. La rançon de la promotion était alors l’abandon de la langue régionale et de la culture rurale qu’elle véhiculait. On a pu penser que ce schéma allait se répéter pour les populations migrantes, qui ont, elles aussi, quitté en majorité des régions rurales déstabilisées par l’industrialisation et/ ou la colonisation.
3Aujourd’hui, nous disposons d’études approfondies, effectuées durant les quinze dernières années auprès des principales communautés ayant migré en France depuis le début du XXe siècle, sur l’actualité et le devenir des “langues immigrées”. Le recul qui nous est désormais permis tord le cou au modèle transitoire et fait apparaître une situation beaucoup plus complexe et mouvante. Sans rentrer dans les détails [1], les transferts économiques vers les régions d’émigration et les va-et-vient des personnes, y compris après la retraite, contribuent au maintien des langues immigrées.
4La situation des familles africaines en France est exemplaire :
d’une part, l’Afrique est le continent du plurilinguisme; les adultes
parlaient donc plusieurs langues avant la migration et considèrent
comme naturel de continuer à apprendre de nouvelles langues au
cours de l’existence. D’autre part, l’immigration se situe dans la
lignée de la colonisation, la minoration des langues africaines en
France étant le prolongement des situations sociolinguistiques africaines. Dans ce contexte particulier, les familles doivent composer
avec l’attachement au patrimoine culturel et langagier d’origine et
la volonté d’insertion dans la société française, qui implique, pour
les adultes, la maîtrise du français oral. Tension dans laquelle il
faut inscrire l’espoir d’un avenir meilleur pour les enfants, qui
passe obligatoirement par la maîtrise du français écrit. Mais la
famille n’est pas un bloc homogène face à la société d’accueil.
Hommes et femmes, parents et enfants, aînés et cadets, ont des histoires singulières, ce qui implique des répertoires linguistiques différents et conduit à des rôles particuliers vis-à-vis des autres membres de la famille et de la société d’accueil. Ces rôles peuvent évoluer dans le temps.
5Dans le cadre de cet article, après une brève présentation de l’immigration africaine en France, on examinera les stratégies linguistiques mises en place par les familles concernant la transmission des langues premières aux enfants. Puis nous aborderons le rôle des enfants vis-à-vis des autres membres de la famille, avant de nous attacher aux attitudes respectives des hommes et des femmes vis-à-vis des langues en présence.
BIOGRAPHIES SOCIALES ET LANGAGIÈRES
6C’est à la fin de la première guerre mondiale qu’on peut situer la première vague d’immigration négro-africaine en France. Les soldats noirs furent alors autorisés à s’inscrire officiellement dans les compagnies maritimes desservant les côtes d’Afrique de l’Ouest, grâce au reclassement des anciens combattants et à la levée de l’interdit de débarquer dans les ports français. Ces marins étaient surtout présents dans les grands ports : Dunkerque, Marseille, mais aussi Le Havre. La plupart d’entre eux étaient des Manjaks, originaires de Guinée-Bissau et du sud du Sénégal et des Soninkés, originaires de la moyenne vallée du fleuve Sénégal (Mali, Mauritanie, Sénégal). Leur vocation de navigateurs les avait mis très tôt en contact avec le colonisateur. Ces pionniers furent relayés par une deuxième vague d’immigrants à la fin des années cinquante. Par la suite, avec le développement des industries et les besoins de main d’œuvre de la société française, la migration négro-africaine s’intensifia. Il s’agissait toujours de Manjaks et de Soninkés, bientôt rejoints par des Poulars, principalement des Toucouleurs, Sénégalais et Mauritaniens, originaires de la basse vallée du Fleuve Sénégal.
7Rappelons que le poular, appelé aussi peul ou fulfuldé, est une langue de grande diffusion, parlée à l’origine par des pasteurs nomades, dans toute la zone sahélienne : du lac Tchad à l’Est à la Mauritanie, au Sénégal et à la Guinée à l’ouest, jusqu’au Cameroun pour le sud. Les Peuls ayant migré en France sont essentiellement des agriculteurs sédentarisés – des Toucouleurs – originaires de la basse vallée du fleuve Sénégal, à cheval sur deux états : la Mauritanie et le Sénégal. Eux-mêmes se nomment Halpulaaren, littéralement, ceux qui parlent poular. Au reste, les frontières héritées de la colonisation ont presque toujours divisé des populations occupant un territoire historique. C’est aussi le cas des Soninkés, qui sont à cheval sur trois états : le Mali, la Mauritanie et le Sénégal. Au-delà de l’origine géographique, certaines caractéristiques sont communes aux trois groupes. L’installation en France était au départ le fait d’hommes jeunes, d’origine rurale, peu ou pas scolarisés. La migration relevait rarement de l’initiative individuelle, mais était une réponse apportée par la communauté villageoise à la dégradation de la situation économique sur place, rendant possible la survie de villages qui auraient certainement été rayés de la carte sans les transferts d’argent, effectués par les émigrés. Les réseaux villageois, qui ont organisé la migration et l’installation des nouveaux venus, se sont structurés en associations de ressortissants de tel ou tel village, dont le but était de financer les infrastructures manquantes sur place (école, maternité, dispensaire) et de venir en aide à l’un des leurs momentanément en difficulté. Aujourd’hui encore, en dehors des pratiques associatives et malgré certains choix individuels divergents, les personnes appartenant à un même groupe ethnique entretiennent des relations privilégiées. Cette situation est encore renforcée par la concentration de personnes de même origine sur les lieux de travail et d’habitation.
8L’arrêt de l’immigration en 1974 par la France, a eu pour conséquence l’installation sur le sol français de populations dont la présence fut d’abord temporaire et entrecoupée de séjours au pays d’origine. L’installation s’est accompagnée, logiquement, de la venue des femmes et de la naissance des enfants sur le sol français. Cependant, le regroupement familial s’est opéré de manière décalée, selon les ethnies. Les Manjaks ont été les premiers à faire venir leurs épouses, dès les années soixante et soixante-dix, puis les Poulars. Pour les Soninkés, le regroupement familial fut à la fois plus tardif et partiel [2] car la pression villageoise et familiale, s’opposant à l’émigration des femmes, fut très forte. Leur départ représentait, à la fois, une déstructuration de l’ordre villageois traditionnel, une perte d’autorité des anciens et une baisse des revenus monétaires transférés. Les résistances au départ des femmes furent moindres pour les Poulars, et afortioripour les Manjaks, où le “couple” a une plus grande autonomie vis-à-vis de la famille élargie et des anciens et dont la structure familiale se rapproche plus du modèle binaire européen. En revanche, les sociétés peule et soninkée sont nettement patriarcales. Peuls et Soninkés sont d’ailleurs les seuls à pratiquer la polygamie en France. Les autres groupes (Bambara, Diola, Manding, Wolof, etc.) sont moins présents en France, soit parce qu’il n’existait pas de tradition migratoire du groupe ethnique (c’est le cas des Diolas ou des Mandingues), soit parce qu’ils appartiennent au groupe majoritaire (Bambara, Wolof) et, de ce fait, vivent dans les régions les plus développées du pays.
9À partir des années quatre-vingt, la migration originaire du Sahel [3] a été relayée par une migration plus diversifiée, venant des grandes villes d’Afrique centrale et du golfe de Guinée, le phénomène s’expliquant par la dégradation de la situation politique et économique dans ces régions. On trouve également d’anciens étudiants, restés en France à l’issue de leurs études. Dans l’ensemble, on peut opposer – schématiquement – cette vague d’immigration aux précédentes, en remarquant qu’elle est plus récente, qu’elle concerne plutôt des citadins instruits et qu’elle n’obéit pas à des stratégies de groupe, mais résulte de choix individuels, liés souvent à des problèmes politiques autant qu’économiques. Les ressortissants de ces pays ne sont pas insérés dans des communautés structurées.
10Pour compléter cette présentation, il convient de signaler que la migration africaine se concentre en régions Île-de-France et Haute-Normandie, pour des raisons liées, à la fois, à l’histoire et au marché du travail. Les régions d’implantation des Africains en France suivent la vallée de la Seine, où la concentration en usines métallurgiques et chimiques est particulièrement dense. On note, toute-fois, des différences dues aux réseaux migratoires. Ainsi, les Maliens (surtout des Soninkés) sont majoritaires en région parisienne, alors que les Sénégalais le sont en Seine-Maritime, chaque ville ou agglomération française présentant des particularités dues à l’histoire des réseaux.
11Le répertoire langagier des migrants Africains vivant en France est très hétérogène, à l’image de l’hétérogénéité, tant géographique que sociale ou linguistique, de l’immigration africaine vers la France. Le point commun à l’ensemble des pays d’origine est d’avoir promu une langue européenne, généralement le français, au rang de langue officielle (quelquefois unique), même si cette langue est parlée par une minorité de locuteurs seulement.
12En Afrique noire, un individu est souvent conduit à apprendre cinq, six langues ou même plus, au cours de son existence. On peut imaginer le scénario théorique suivant : un enfant apprendra en premier lieu la langue de son père, qui deviendra sa langue ethnique [4] et celle de sa mère, si elle est différente de la précédente, puis les langues des co-épouses éventuelles et des groupes voisins et alliés. Si les langues précédentes sont de simples vernaculaires, il apprendra aussi, par la suite, une ou plusieurs langue(s) véhiculaire(s) du pays ou de la région. Enfin, s’il est scolarisé, il apprendra la langue européenne, médium d’enseignement. Toutes les langues n’ont cependant pas les mêmes connotations affectives. En milieu rural traditionnel, la hiérarchie affective recoupe, le plus souvent, l’ordre d’acquisition des idiomes : on trouvera, tout en haut de l’échelle des valeurs, la langue ethnique, qui rattache l’individu à un groupe ethnoculturel déterminé. Viendront ensuite les langues de la mère (ou du père dans les sociétés matrilinéaires), des autres personnes proches et des groupes alliés. Les langues apprises par nécessité, langues de commerce, langues véhiculaires ou de scolarisation, se trouveront en bas de cette échelle de valeurs. En revanche, dans les grandes villes, les solidarités ethniques tendent à se diluer, au profit de la promotion individuelle et le véhiculaire local peut bénéficier de connotations positives puisqu’il permet l’intégration à la ville, de même que la langue européenne, qui est la langue de la réussite sociale et de la modernité…
13La première langue acquise, généralement la langue ethnique, bénéficie d’attitudes d’autant plus positives, qu’en milieu rural, le même nom désigne souvent la langue et le groupe ethnique qui la parle. La majorité des adultes vivant en France sont d’origine rurale, puisque le groupe Sahel reste le plus nombreux. Les personnes continuent à définir leur identité ethnique par rapport à la réalité africaine et maintiennent des pratiques culturelles spécifiques. On est Poular ou Soninké par rapport aux autres populations voisines (Wolofs, Mandingues, Manjaks, etc.). Cette affirmation est néanmoins à nuancer, pour les personnes originaires des autres pays d’Afrique noire venant des grandes villes côtières.
LES CHOIX DE TRANSMISSION
14Afin de mesurer la vitalité des langues africaines en France, j’ai effectué, à partir de 1993, une série d’enquêtes dans la région rouennaise. Les objectifs de cette recherche étaient de connaître les pratiques langagières dans les familles africaines et, partant, les choix de transmission effectués par les adultes. Je me suis aussi intéressée aux pratiques langagières de la deuxième génération, dans et hors la cellule familiale, ainsi qu’à ses attitudes. La façon dont les enfants et les adolescents se situent vis-à-vis des langues en présence, le regard qu’ils portent sur leur bilinguisme et celui de leurs parents, sont de puissants révélateurs de leur construction identitaire. Dans un premier temps, fut menée une enquête par questionnaire écrit, qui a concerné 350 enfants de collège et d’école primaire (cours moyen), ce qui représentait un quart de la population mère du département de Seine-Maritime. Ce travail fut par la suite complété par des entretiens individuels auprès d’une dizaine d’adultes, autant d’enfants, ainsi qu’auprès d’associations représentantes des communautés africaines : associations de femmes africaines, de développement villageois, de promotion linguistique et culturelle ou œuvrant à l’intégration des migrants et de leurs familles. De plus, étant institutrice auparavant, mes occupations professionnelles me permirent de mener des observations, au quotidien, sur les pratiques langagières dans les familles africaines, durant une dizaine d’années.
15Au terme de l’enquête par questionnaire écrit, une trentaine de langues africaines ont été recensées, parlées dans douze pays différents et considérées par les enfants comme « la langue (ou une des langues) dans laquelle ils avaient appris à parler ». Ils ne sont que 17% à citer le français, en plus de la langue africaine, comme langue première, alors que la majorité des répondants sont nés en France. Par ailleurs, 5 % de l’échantillon cite plus d’une langue africaine : il s’agit d’enfants nés en Afrique, qui ont appris conjointement la ou les langues premières de leurs parents et/ou celle de l’environnement. Malgré l’impression d’éparpillement linguistique donnée par ces résultats, cinq langues dominent incontestablement le marché linguistique dans la région rouennaise. Quatre d’entre elles sont parlées au Sénégal et dans les pays qui lui sont frontaliers : le poular (101 questionnaires), le manjak (82), le soninké (30) et le wolof (18). Celui-ci est à la fois la langue de l’ethnie wolofe (qui représente 40% de la population du pays) et la langue véhiculaire du Sénégal (elle est parlée par environ 80% des Sénégalais). Les familles représentées ici sont d’ethnie wolofe. Le faible nombre de réponses wolofes concerne les langues considérées par les enfants comme leurs langues premières et ne rend pas compte de sa diffusion dans la région. La quasi-totalité des adultes sénégalais parle wolof et l’utilise comme langue commune pour la communication interethnique mais – y compris lorsqu’ils ont grandi en zone wolophone et qu’il s’agit de la langue dans laquelle ils sont dominants – ils choisissent de transmettre à leurs enfants la langue de leur groupe ethnoculturel. La cinquième langue, le lingala (50 questionnaires), est une grande langue véhiculaire, parlée au Congo-Brazzaville et au Congo-Kinshasa. Ici, il s’agit surtout de personnes originaires des régions de Brazzaville et de Kinshasa, qui ont fui leur pays suite à la dégradation brutale des situations politiques et économiques des deux Congo, dans les années 1980.
16Afin d’appréhender les choix de transmission des adultes, nous retiendrons les réponses aux questions : « Dans quelle(s) langue(s) ta mère te parle-t-elle ? » et « Dans quelle(s) langue(s) ton père te parle-t-il ? ». Les résultats ci-dessous ont déjà quelques années, mais il ne semble pas y avoir eu d’évolutions notables depuis lors. Nous ne traitons pas ici des langues faiblement représentées – une trentaine de langues pour une soixantaine de questionnaires, qui mériteraient un traitement au cas par cas, tant sont diverses les situations. D’autre part, la colonne “les deux” regroupe les réponses cochées : “mélange” et “langue africaine plus français”. Dans une enquête par questionnaires écrits, effectuée auprès d’enfants et d’adolescents, il est difficile de savoir s’ils font la différence entre l’alternance inter-intervention et le parler bilingue [5].
« Dans quelle(s) langue(s), ta mère te parle-t-elle? » En %
« Dans quelle(s) langue(s), ta mère te parle-t-elle? » En %
« Dans quelle(s) langue(s), ton père te parle-t-il? » En %
« Dans quelle(s) langue(s), ton père te parle-t-il? » En %
17Les choix des adultes sont rarement contestés par les enfants.
18Aux questions inversées [6] (« Dans quelle langue, parles-tu à ton père, à ta mère ? »), on note des résultats similaires. Lorsque le décalage existe, il s’opère soit entre la langue africaine employée seule et celle-ci alternée ou mêlée avec le français (c’est le cas le plus fréquent dans le groupe Sahel), soit entre l’emploi conjoint des deux langues et le français seul (pour l’autre groupe).
19On note que les langues vernaculaires, parlées par les migrants d’origine rurale, sont davantage transmises aux enfants, en France, que les véhiculaires urbains. Le wolof, qui est à la fois la langue d’un groupe ethnique et la langue véhiculaire du Sénégal, occupe une position intermédiaire entre les langues vernaculaires (poular, manjak et soninké), qui sont transmises, et le lingala, véhiculaire urbain non rattaché à un groupe ethnique, peu parlé en France dans la communication parents-enfants. Lorsque les adultes ont abandonné, avant la migration, leurs langues ethniques, au profit de la langue d’intégration à la ville (le véhiculaire local), ils privilégient avec leurs enfants la langue d’intégration dans le nouvel univers urbain, le français, qui est en outre la langue de l’élite africaine. Pour un informateur congolais, ses compatriotes agissent ainsi car : « Le français est une langue de promotion sociale pour leurs enfants. » Les langues urbaines, porteuses des traits de la modernité et de la promotion sociale, résistent difficilement à la “concurrence” du français, porteur lui aussi des mêmes traits. Toutefois, si le lingala est peu transmis aux enfants, il continue à être employé quotidiennement par les adultes congolais entre eux. À l’inverse, les langues vernaculaires sénégalaises, porteuses d’un patrimoine culturel traditionnel, sont transmises aux enfants. Le critère, faisant intervenir l’origine rurale ou urbaine des locuteurs, intervient effectivement dans la transmission du patrimoine linguistique d’origine aux enfants, même s’il n’est pas le seul, le critère d’urbanité étant souvent couplé avec une meilleure maîtrise du français. L’urbanisation rapide de l’Afrique noire est un phénomène trop récent pour que les locuteurs reconnaissent aux véhiculaires urbains des valeurs culturelles suffisamment fortes pour qu’ils soient transmis. Ce phénomène est encore accentué dans le cas des migrants originaires du Sénégal et des pays limitrophes, qui sont en France, pour la majorité, depuis plus de vingt ans. Ils ont assisté de l’extérieur à l’explosion de la population urbaine et aux changements radicaux qui en ont résulté. C’est que les qualificatifs dépréciatifs envers les langues parlées en ville sont légion. Il n’est pas rare d’entendre, au Sénégal, à propos du wolof : « C’est une langue de voleurs, de bandits », etc. Ce qui est mis en cause dans ces discours, ce n’est pas, bien entendu, l’idiome en lui-même, mais les bouleversements sociaux dus à l’urbanisation et la remise en cause des valeurs culturelles traditionnelles : solidarité familiale, respect des anciens et des règles de vie collective, maîtrise de soi, etc. Dans ces conditions, il importe, avant tout, que les enfants connaissent le patrimoine culturel traditionnel et continuent d’appartenir, tout du moins symboliquement, au terroir d’origine, lequel ne peut être que rural, y compris pour ceux qui sont citadins depuis une génération. Les adultes justifient les choix de transmission linguistique en des termes ne référant pas à la langue ou aux avantages du plurilinguisme mais aux valeurs culturelles, véhiculées par les langues : « C’est nos valeurs. Un enfant doit parler la langue de ses parents ».
20Dans la querelle opposant les anciens et les modernes, les cultures véhiculées par les langues ethniques se situent résolument du côté des anciens. Les vieux du village ou de la famille sont à la fois garants des valeurs et mémoire du groupe. La chaîne de transmission ne peut être maintenue que si grands-parents et petits-enfants partagent le même idiome. La pratique de la langue ancestrale permet alors aux enfants d’être membres à part entière du groupe ethnique, puisqu’ils en connaissent les valeurs. En outre, il n’est pas rare que des personnes, vivant dans les villes africaines, envoient leurs enfants dans leur village d’origine pendant quelque temps pour y apprendre la langue. Ce va-et-vient entre village d’origine et ville de résidence, s’il est fréquent pour les adultes vivant en France, est plus rare pour les enfants, du fait de l’éloignement et du coût des voyages. En l’absence d’autres relais, les parents (au sens européen du terme) assument alors seuls la responsabilité de la transmission de la langue et de la culture du groupe. Les choix de transmission linguistique, opérés par les adultes vivant en France, sont clairement grégaires et identitaires.
21Par ailleurs, j’ai pu comparer mes résultats avec ceux qui ont été obtenus lors d’une enquête similaire effectuée à Dakar (Dreyfus, 1995) aux mêmes dates. Il s’avère que le manjak et le soninké, langues minoritaires et minorées dans les deux situations, sont beaucoup plus transmis et revendiqués par les enfants comme langue identitaire, en France, dans un contexte d’altérité culturelle radicale, que dans la capitale du Sénégal, où ces deux langues sont en perte de vitesse, au profit du wolof, pour la génération née à Dakar. En revanche, le poular, vu les spécificités historiques et culturelles attachées à cette langue, résiste aussi dans la capitale sénégalaise.
22On aboutit à une situation apparemment paradoxale, où une langue de faible diffusion, comme le manjak, langue non écrite et ne bénéficiant pas de description ou de norme reconnue, résiste non seulement mieux en France qu’à Dakar, mais aussi mieux en France qu’une langue de grande diffusion comme le lingala, dont les “bases arrières” africaines sont pourtant beaucoup plus solides.
LA FAMILLE MIGRANTE, INSTANCE D’APPRENTISSAGE RÉCIPROQUE
23La langue africaine choisie par les parents cohabite avec le français dans la grande majorité des familles, mais on observe un décalage entre le répertoire des enfants et celui des parents. Bien souvent, les enfants ne maîtrisent qu’une seule langue africaine, surtout s’ils sont nés et ont grandi en France, et n’ont pas, de ce fait, bénéficié du plurilinguisme africain. Il arrive, parfois, que certains acquièrent une compétence minimale en wolof au contact de leurs parents, qui l’utilisent quotidiennement comme langue véhiculaire avec d’autres Sénégalais. De même, j’ai observé que certains enfants soninkés, vivant dans une cité, où les Peuls étaient majoritaires parmi les Africains noirs, avaient appris le poular en “jouant en bas”, le poular étant employé de préférence au wolof comme langue commune entre ces deux ethnies. Les habitudes de gestion du plurilinguisme, acquises en Afrique, se maintiennent en France pour les adultes. Pour les enfants, la tendance est à la réduction du nombre de langues africaines parlées, les langues européennes apprises à l’école venant compenser cette limitation.
Communication et acquisitions dans la fratrie
24La différence la plus notable entre les générations, réside dans le fait que les parents restent dominants dans une de leurs langues premières, alors que les enfants deviennent, ou sont appelés à devenir, dominants en français. De ce fait, la langue la plus couramment employée, pour la communication dans la fratrie, est le français. Il faut, là encore, moduler cette affirmation selon les groupes, comme on peut l’observer dans le tableau ci-dessous.
« Dans quelle(s) langue(s), parles-tu à tes frères et sœurs? » En %
« Dans quelle(s) langue(s), parles-tu à tes frères et sœurs? » En %
25Dans les groupes où la langue africaine est transmise et parlée avec les parents, elle ne disparaît pas complètement de la communication entre enfants mais est employée seule, mêlée ou alternée avec le français. C’est le cas pour les trois groupes ethnolinguistiques qui transmettent le plus leurs langues : les Poulars, Manjaks et Soninkés. Les Soninkés se distinguent a priori des deux autres groupes par une pratique en langue première non alternée ou mêlée avec le français. On peut fournir plusieurs explications à ce décalage. La première est que le regroupement familial soninké s’est fait plus tardivement que chez les autres groupes (cf. supra). De ce fait, les enfants qui ont répondu au questionnaire sont les aînés des fratries, ce qui n’est pas forcément le cas pour les deux autres groupes, aux caractéristiques sociales comparables. Pour les mêmes raisons, les enfants soninkés sont proportionnellement plus nombreux à être nés en Afrique et aussi plus jeunes. Or la durée du séjour en France et l’âge des enfants, s’ils sont moins déterminants que les choix linguistiques opérés par la famille, influent sur la communication familiale, car le français pénètre dans la famille. En outre, certains enfants soninkés, auprès desquels j’ai mené des entretiens, m’ont confié que leurs parents leur interdisaient de parler français entre frères et sœurs à la maison devant les adultes. Il s’agit là d’un comportement de résistance culturelle à la pénétration de la langue et de la culture françaises à la maison, justifié par le fait qu’une des deux co-épouses ne parle pas français. Ceci peut être aussi analysé comme le prolongement de la résistance première de la société d’émigration au départ des femmes, laquelle a permis (entre autres) le maintien quasi à l’identique d’une structure sociale, qui aurait été profondément bouleversée sans les transferts d’argent effectués par les émigrés. Une autre explication réside dans le fait que nous n’avons accès qu’à des comportements déclarés, dans les enquêtes par questionnaire écrit. Dès lors, le décalage peut s’expliquer par une plus grande valorisation par les enfants de l’emploi du soninké seul au détriment des langues alternées ou mêlées. Cette explication n’est pas contradictoire avec les précédentes (résistance culturelle).
26Pour le wolof et le lingala, on assiste à une inversion des résultats, par rapport à la communication avec les parents (cf. tableau 1 et 2), où le wolof est plus employé que le lingala. Dans les deux cas de figure, nous avons affaire à des populations d’origine urbaine, parlant une grande langue véhiculaire, mais la majorité des Wolofs sont nés en France, alors que les enfants parlant lingala sont nés au(x) Congo (Brazzaville et Kinshasa) et parlaient quotidiennement en lingala avec leurs frères et sœurs, avant leur venue en France. Il n’est donc pas surprenant que certains puissent alterner le lingala et le français, quand bien même leurs parents privilégient le français avec eux, pour des raisons de prestige et de promotion sociale.
27Les résultats de la question inversée – « Dans quelle(s) langue(s), tes frères et sœurs te parlent-ils ? » – font apparaître un léger décalage, divergent selon les langues. Plutôt que de construire des suppositions sur des écarts de pourcentage, je préfère m’appuyer sur les entretiens effectués auprès des enfants, sur les observations dans les familles ou sur des enquêtes ultérieures, pour rendre compte de ce qui se passe dans les fratries. Si l’on observe famille par famille, on s’aperçoit que les différences d’âge et de compétence en français jouent. Ainsi, un enfant arrivant plus tardivement en France, sera aidé dans ses acquisitions langagières par ses frères et sœurs, même s’ils sont plus jeunes. Pour lui permettre de s’adapter, les parents lui parleront dans la langue véhiculaire du pays d’où il vient, même s’ils emploient la langue ethnique avec les autres enfants; les frères et les sœurs alterneront langue ethnique, français, et traduiront pour lui. L’ensemble de la compétence plurilingue de la famille est mis au service du nouvel arrivant, pour lui permettre de s’insérer et d’acquérir le français le plus vite possible.
28Dans le même esprit, j’ai observé que pour les groupes qui transmettent leurs langues, il y avait fréquemment une répartition des apprentissages langagiers entre les parents et les aînés. Les premiers se chargent de transmettre leurs langues et leurs cultures premières, alors que les seconds apprennent le français aux plus jeunes. Ainsi, à l’intérieur d’une même fratrie, les cadets ont une compétence minimale en français, quand ils rentrent à l’école maternelle, ce qui n’était pas le cas de leurs frères et sœurs plus âgés. Ce que les grands se chargent d’apprendre aux petits ne se limite pas à une compétence en langue stricto sensu, mais déborde largement vers une compétence langagière et culturelle, leur permettant de ne pas être perdus dans un univers linguistique et culturel inconnu, lorsqu’ils entrent à l’école.
29Lors d’une enquête récente portant sur le récit enfantin, menée auprès d’enfants de cinq à six ans issus de l’immigration, j’ai constaté que les aînés, les filles surtout, racontaient le plus souvent en français des histoires à leurs frères et sœurs plus jeunes. Là encore, on assiste à une répartition des tâches dans l’éducation langagière des petits : les parents racontent, le plus souvent en langue première, la vie “réelle” et le passé de la famille dans le pays d’origine, afin que l’enfant ne soit pas coupé de son groupe d’origine et de la famille restée au pays. Cette transmission culturelle est rendue d’autant plus nécessaire que la famille élargie – dont on connaît l’importance éducative en Afrique – ne se trouve plus à proximité et que les possibilités de séjour au pays sont limitées pour les enfants. Les parents, moins nombreux, qui transmettent le patrimoine traditionnel de la langue et de la culture d’origine sous forme de contes, charades, devinettes, proverbes, etc., sont, d’après mes observations, moins exigeants sur les compétences en langue africaine de leurs enfants ; ayant été scolarisés en français au-delà de l’école primaire ; ils sont alors plus sensibles à l’importance de la culture littéraire, qu’elle soit écrite ou orale.
30La pratique narrative, consistant pour les aînés à raconter des histoires aux petits, n’est pas réservée aux enfants originaires d’Afrique noire, mais est partagée par l’ensemble des fratries d’origine étrangère (Kurdes, Turcs, Maghrébins…). Pour qu’ils s’y adonnent si volontiers, la pratique du conte en français doit être considérée par les aînés comme une part importante de leur compétence dans cette langue. Ils reproduisent une pratique qu’ils ont aimée quand ils étaient plus jeunes et qu’ils considèrent comme un bon moyen d’apprendre le français et de s’initier à la lecture. Le récit d’histoire est, en quelque sorte, emblématique de la scolarisation en maternelle et de l’acculturation à la société française. Les contes choisis appartiennent au patrimoine traditionnel français, ce qui n’est pas surprenant, car leur structure et leur contenu thématique sont à rapprocher des contes traditionnels des cultures d’origine : récits initiatiques, personnages anthropomorphes affrontant un danger.
Le rôle des enfants dans l’acquisition du français par les parents
31Le rôle des aînés ne se limite pas à diffuser le français auprès de leurs frères et sœurs plus jeunes. Ils ont aussi un rôle non négligeable de “passeurs de langue” auprès de leurs parents. Ici, il convient de différencier les adultes selon leur maîtrise du français, comme le montrent les réponses à la question : « Expliques-tu parfois des mots français à tes parents ? »
« Expliques-tu parfois des mots français à tes parents? »
« Expliques-tu parfois des mots français à tes parents? »
32Les résultats ci-dessus rendent compte assez fidèlement des écarts dans la scolarisation des parents selon les groupes. La majorité des parents originaires des régions rurales du Sahel n’a pas été scolarisée. De ce fait, ils avaient une compétence en français très faible quand ils sont arrivés en France. Aujourd’hui, nombre d’entre eux ont acquis le français “sur le tas”, ou ont adopté une démarche volontaire d’apprentissage de la lecture et de l’écriture dans des cours du soir. On note, en outre, une proportion non négligeable d’enfants ayant le lingala comme langue première, qui ont répondu positivement à la question. Mais, les femmes, scolarisées moins longtemps en Afrique, ont généralement une compétence en français moindre que celle de leur mari. De plus, le français parlé en Afrique noire présente des particularités lexicales, différentes selon les pays. Les enfants scolarisés en France ont accès au lexique du “français de France”, qui n’est pas entièrement connu par les parents.
33L’acquisition d’un lexique inconnu n’est pas la seule activité prise en charge par les enfants. Lorsqu’une lettre arrive à la maison, ce sont fréquemment les enfants qui traduisent, lorsque les parents ne sont pas lettrés en français. Cette activité est dévolue aux aînés qui, du fait de leur avancement scolaire, ont une meilleure compétence en lecture, les cadets n’étant sollicités qu’en l’absence des aînés. Elle est toujours ressentie avec une certaine fierté. D’une manière générale, les enfants souhaitent que leurs parents soient “comme eux”, intégrés à la société française et maîtrisant le français sous ses formes écrites ou orales. Ils tentent donc d’apprendre à parler français, voire à lire et à écrire, à leurs mères surtout, arrivées plus récemment, femmes au foyer le plus souvent, ayant de ce fait peu l’occasion d’interagir avec des natifs. En voici un exemple : Fatoumata a onze ans; je la connais, ainsi que sa famille, de longue date. Au préalable, elle m’a dit qu’elle ne parlait que soninké avec sa mère, qui ne parle ni ne comprend le français, bien qu’elle soit en France depuis dix ans.
Enquêtrice : à quoi ça sert de savoir écrire
Fatoumata : bein c’est pour/par exemple si ceux qui sont/qui savent pas écrire//bein on les apprend//on les apprend à écrire
E : mmh et par exemple ta maman elle sait écrire
F : non j’l’ai appris avant à écrire/tu vois j’lui marque U puis elle fait les Aquandj’marque les 2 elle fait les 2/mais elle y arrive pas très bien
E : ah c’est toi qui lui apprends
F : oui
E : et s’il y a une lettre/qui arrive/comment tu fais/c’est toi qui lui lis ou
F : par exemple j’marque M après elle fait pas bien le M j’lui dis/mais non maman c’est pas ça/après elle refait/après j’lui dis/braVO
35Ce récit est obligatoirement une transposition, une traduction, d’une scène qui n’a pu se dérouler qu’en soninké, vu l’absence de compétence en français de la mère. Au-delà de son aspect anecdotique, il montre bien le désir des enfants de partager leurs nouveaux apprentissages avec leurs parents.
36Pour compléter ce tour d’horizon des apprentissages langagiers dans les familles, notons que ce sont les femmes, plus que les hommes, qui sont sollicitées par les enfants, pour une explication sur le fonctionnement de la langue africaine ou un manque lexical. Les exemples de “trou lexical” que les enfants m’ont fournis réfèrent soit à des réalités n’existant pas dans la culture d’origine – comme moto – c’est alors l’emprunt au français qui est utilisé, ou se référant au temps chronologique. Mais le rapport au temps est radicalement différent entre une cité française et un village sénégalais. Les exemples de manques lexicaux fournis par les enfants, sont plus révélateurs des différences culturelles que de réelles difficultés linguistiques.
37En résumé, la famille migrante africaine fonctionne comme une instance originale d’apprentissage langagier, où chacun, selon ses possibilités, aide les autres membres à acquérir des compétences écrites et orales dans les autres langues. On assiste à une double médiation, linguistique et culturelle, entre les générations.
LES FEMMES, GARDIENNES DE LA LANGUE ?
38En première analyse, les femmes apparaissent comme maintenant la langue africaine et la culture qu’elle véhicule dans la famille, comme on peut le constater en comparant les résultats des tableaux 1 et 2. Les femmes emploient davantage la langue africaine avec leurs enfants que leurs maris et ce sont surtout elles qui sont sollicitées pour expliquer un fait de langue ou fournir un mot manquant. Les hommes, travaillant à l’extérieur et venus plus tôt en France, pratiquent davantage le français avec leurs enfants. Du fait de leur rôle de mère et de leurs faibles compétences en français lors de leur arrivée en France, les femmes africaines jouent un rôle primordial dans l’acquisition de la langue africaine par les enfants, mais les taxer d’un plus grand conservatisme et d’une plus grande résistance à l’acculturation que leurs maris serait une erreur. Pour étayer mon propos, je m’attacherai à décrire l’évolution des attitudes des femmes sahéliennes de la région rouennaise vis-à-vis du français et de l’acculturation que son acquisition comporte obligatoirement.
39J’ai constaté que les femmes non-francophones prennent rarement des cours de français quand leurs enfants sont petits, parce que leur disponibilité est moindre et le français peu présent à la maison. Au fur et à mesure que les enfants grandissent, ils parlent dans une langue qu’elles ne comprennent pas, apprennent à lire et à écrire en français, s’éloignent de la maison et ont des contacts de plus en plus fréquents avec leurs copains du quartier. Si elles sont non francophones, non seulement elles se retrouvent exclues de la communication entre enfants à la maison, mais toute une partie de la vie de leurs enfants leur échappe, puisqu’elles ne maîtrisent pas la langue dans laquelle s’effectue une part sans cesse croissante de leur socialisation. Les femmes sont aussi dans une situation de dépendance vis-à-vis des aînés ou de leur mari, pour les contacts avec les institutions, les enseignants ou les démarches administratives, qui nécessitent souvent le recours à l’écrit. En outre, elles ne sont plus à même de remplir leur rôle d’éducatrice, qui nécessite la compréhension de la société dans laquelle leurs enfants grandissent. Or elles sont amenées à prendre conscience des dangers qui guettent les adolescents, lorsqu’une amie ou une voisine, par exemple, est confrontée à des problèmes de drogue ou de délinquance. L’éloignement des enfants, qui se sont acculturés à la culture française, conduit certaines d’entre elles à entreprendre une démarche volontaire d’apprentissage du français écrit et oral, pour réduire le fossé qu’elles sentent se creuser entre elles et leurs enfants. Elles ont conscience qu’on ne peut ni élever ses enfants, ni comprendre la société dans laquelle on vit, sans en maîtriser la langue.
40Les femmes africaines ont ressenti le besoin de se regrouper en associations féminines pluriethniques, depuis le milieu des années quatre-vingt. Le phénomène est perceptible partout en France, où il existe une concentration d’Africains importante. Ces structures collectives n’ont pas vu le jour tout de suite après l’arrivée massive des femmes dans les années soixante-dix. Il a fallu une période d’adaptation d’environ dix ans, avant que celles-ci aient suffisamment de repères pour se donner les moyens de prendre en charge collectivement leurs besoins et leurs désirs et qu’elles soient plus disponibles, leurs enfants plus âgés étant scolarisés [7]. La pratique, consistant pour les femmes à se regrouper, est le prolongement de pratiques culturelles d’organisation autonome des femmes en Afrique et a pour motivations la volonté de rompre l’isolement, de reconquérir l’autonomie, y compris financière, qu’elles avaient par rapport à leur mari en Afrique, de s’intégrer dans la société dans laquelle leurs enfants grandissent et de la comprendre.
41Les besoins exprimés et les objectifs recherchés par les structures collectives créées par les femmes, permettent de mesurer l’évolution de leurs attitudes par rapport au français. Ainsi, les cours d’alphabétisation sont un des premiers besoins exprimés car l’acquisition du français, de la lecture et de l’écriture est ressentie comme une nécessité. L’organisation collective permet aux femmes d’améliorer leur compétence en français et d’accéder à une plus grande autonomie, mais crée des besoins langagiers nouveaux : gérer une association qui reçoit des fonds publics n’est pas entreprise aisée pour quelqu’un qui n’a pas été scolarisé. La maîtrise de la langue nécessaire à ce type d’activités va bien au-delà d’une compétence de base en français. Comme les associations s’ouvrent aux autres femmes du quartier, Françaises, Maghrébines et Africaines d’autres pays, le wolof employé dans un premier temps comme langue commune cède du terrain. La présence de femmes non-locutrices du wolof oblige à avoir recours au français comme véhiculaire interethnique et à traduire d’une langue à l’autre (wolof, arabe, français). Dans ces conditions, la compétence des individus en français progresse d’année en année.
42Toutes les Sahéliennes ne se sont pas organisées en structures associatives, loin s’en faut. L’impulsion a été donnée par celles qui étaient déjà adaptées à la vie urbaine (les Wolofs), qui avaient le plus d’autonomie vis-à-vis de leur mari (les Manjaks ou Diola) ou qui avaient été scolarisées en Afrique (quelle que soit leur origine ethnique). Mais ces structures, par leur existence même et leur rôle social important, provoquent une modification plus large des comportements, sur le plan de l’acculturation des adultes comme sur le plan de l’éducation des enfants dans un contexte interculturel. Elles participent d’ores et déjà à la création d’une culture mixte franco-africaine, dans les quartiers où elles sont implantées.
43Les structures collectives créées par les hommes sont traditionnellement des associations de développement villageois, de ressortissants de telle ou telle région ou de promotion linguistique et culturelle. Elles sont tournées vers le pays d’origine ou la communauté ethnique en France. On assiste à l’émergence d’un phénomène original spécifique aux ressortissants d’Afrique noire : les femmes se tournent vers la société d’accueil alors que les hommes, bien qu’en France depuis plus longtemps, continuent en majorité à regarder vers le village d’origine et à maintenir des pratiques culturelles spécifiques à l’intérieur de leur groupe ethnique, national ou régional. Cet investissement associatif différent peut aussi être analysé comme une répartition des tâches.
44La demande d’acquisition du français oral et écrit par les femmes africaines est très forte, plus importante que celle qui est exprimée par les femmes migrantes originaires d’autres régions du monde. À titre de comparaison, dans un des quartiers où j’ai longtemps travaillé, les femmes maghrébines ont récemment demandé à être alphabétisées en arabe. Pourtant les Maghrébines sont en France en moyenne depuis plus longtemps que les Africaines. Ajoutons que leur organisation est récente et s’est faite sous l’impulsion des Africaines. La langue dans laquelle les femmes africaines souhaitent être alphabétisées est aussi la langue dans laquelle s’effectue la scolarisation dans leur pays d’origine. Il est probable que le statut et le prestige du français en Afrique influent sur le désir des femmes d’acquérir cette langue, y compris dans sa forme écrite. Cette demande s’exprime sous plusieurs formes, par leur présence importante dans les cours de langue dispensés par les centres sociaux ou dans le cadre de stage de formation de base et professionnelle, par l’organisation collective en association ou par l’acquisition du français auprès de leurs enfants. L’acquisition du français par les femmes n’aboutit pas à la disparition de la langue première des pratiques langagières familiales mais à un emploi plus important du mélange de langues dans la communication familiale, quand les enfants grandissent et quand la durée du séjour s’accroît.
CONCLUSIONS
45On a coutume de présenter les attitudes des femmes, dans des situations de bilinguisme minoritaire, de manière stéréotypée et diamétralement opposée :
- Les femmes, considérées comme gardiennes de la langue et de la tradition, maintiennent la langue première à la maison.
- Les femmes se positionnent dans la modernité et rejettent plus facilement les modèles et normes de leur culture d’origine, pour adopter, tout du moins en partie, ceux de la société d’accueil. Ainsi, elles favoriseraient la pratique de la langue de l’environnement, pour permettre la promotion de leurs enfants et leur propre émancipation, ainsi que celle de leurs filles.
46Dans ces représentations stéréotypées, les attitudes langagières des femmes sont considérées comme antinomiques. Elles sont, au demeurant, fortement empreintes d’un modèle monolingue, une langue excluant l’autre. Les causalités fréquemment invoquées, pour rendre compte des comportements langagiers des femmes, ne coïncident pas nécessairement avec les explications qu’elles en donnent ou les besoins qu’elles expriment. C’est pourquoi je souhaite rendre compte des discussions que j’ai eues avec des femmes africaines, avant de me situer dans le débat opposant tradition et modernité. Voici, à titre d’exemple, le récit de rencontres avec une des associations de femmes africaines.
47J’avais contacté plusieurs associations féminines, dont l’association l’AFERE (Association Femmes Ensemble de la Région d’Elbeuf). La première rencontre était une prise de contact, où j’ai expliqué les buts de mon travail aux responsables de l’association et où nous avons discuté de la transmission des langues africaines aux enfants. Mes interlocutrices étaient déconcertées par les conseils contradictoires que leur donnaient les enseignants sur la langue à employer avec leurs enfants. Certains enseignants leur conseillaient de n’employer que le français à la maison, alors même qu’à l’évidence elles ne le maîtrisaient pas, d’autres développaient le point de vue inverse. Je les ai alors rassurées sur l’absence de caractère néfaste du bilinguisme sur la scolarité. Une autre question fut longuement débattue : si l’échec scolaire de leurs enfants – très peu obtiennent le baccalauréat – n’est pas dû au bilinguisme, l’institution ne ferait-elle pas preuve d’ostracisme envers les enfants africains ? À l’issue de cette première entrevue, il était convenu que je revienne la semaine suivante pour interviewer l’une d’entre elles. Sur l’entrefaite, les responsables ont convoqué une réunion plénière de l’association, pour que toutes puissent venir débattre de la transmission des langues africaines aux enfants. Lors de cette deuxième rencontre, elles m’ont demandé de leur fournir des grammaires et des dictionnaires manjak, pour apprendre le manjak “correct” à leurs enfants, et de trouver un étudiant qui accepterait de leur donner des cours de manjak. Durant la semaine séparant les deux rencontres, elles avaient rencontré le consul du Sénégal à Rouen et obtenu le financement éventuel de ces cours par le consulat. Or cette association n’avait pas pour but de maintenir des pratiques ethnoculturelles spécifiques mais de permettre aux femmes d’acquérir une plus grande autonomie. Un de ses objectifs était que les femmes obtiennent le permis de conduire. L’autonomie souhaitée ne peut s’acquérir sans la maîtrise du français, ce dont elles sont conscientes, puisque plusieurs d’entre elles suivent des cours d’alphabétisation ou de perfectionnement. Néanmoins, ce désir d’acquisition du français n’est pas contradictoire avec le désir de transmettre la langue et la culture du groupe aux enfants. Lors de ces rencontres, elles ont très clairement et collectivement exprimé le désir d’un véritable bilinguisme français-langue(s) africaine(s) pour elles-mêmes et pour leurs enfants.
48Nous sommes aussi loin du stéréotype de la femme gardienne de la langue et de la tradition que de celui de la femme abandonnant la langue et la culture de son groupe pour favoriser, dans la famille, celle de l’environnement. On peut très bien souhaiter apprendre le français, acquérir une autonomie et s’émanciper, et vouloir transmettre la langue et la culture de son groupe à ses enfants.
La légitimation des langues africaines par l’écrit
49Le bilinguisme français-langue africaine, souhaité par ces femmes, implique une maîtrise de la forme écrite des deux langues. Vivant dans un pays de culture écrite, elles ont souhaité que leur langue ancestrale soit enseignée à leurs enfants par une personne représentant l’institution universitaire (l’étudiant), à l’aide d’objets symboliques de diffusion de la norme d’une langue (dictionnaires, grammaires), les cours étant financés par une institution étatique (le consulat). On ne peut être plus proche du modèle d’enseignement français.
50L’écrit, la forme légitimée de la langue, est aussi très présent dans les associations de promotion linguistique et culturelle des langues poular et soninké, dont les objectifs, qui ont beaucoup évolué depuis la création de ces associations au milieu des années soixante-dix, sont actuellement nettement orientés vers l’apprentissage de la langue, y compris sous sa forme écrite par les enfants. Il est désormais possible de présenter une option poular ou soninké au baccalauréat. Là encore, maîtrise de la langue ancestrale et maîtrise du français ne sont pas antinomiques, puisque ces associations s’occupent aussi souvent de soutien scolaire.
51Les parents sont partis analphabètes, les enfants reviendront diplômés, nous dit-on.
RÉFÉRENCES
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Mots-clés éditeurs : Plurilinguisme, Transmission, Genre, Migrants, Langues africaines
Date de mise en ligne : 01/06/2008
https://doi.org/10.3917/ls.098.0077Notes
-
[1]
Pour une analyse détaillée, je renvoie le lecteur à l’article de C. Deprez, 2000, « Pour une conception plus circulante des langues mises en jeu dans les déplacements migratoires ».
-
[2]
M. Timera (1993) estime à 30% la proportion d’hommes soninkés présents en France vivant en famille.
-
[3]
J’utilise l’étiquette Sahel pour qualifier l’immigration originaire du Mali, de la Mauritanie, de la Guinée-Bissau, de la Guinée Conakry et du Sénégal, malgré sa relative inexactitude géographique, parce qu’elle permet de différencier deux types de migrations, qui s’opposent par des critères sociaux et de durée du séjour en France.
-
[4]
La grande majorité des Africains présents en France appartiennent à des cultures patrilocales où l’appartenance ethnique est celle du père. Néanmoins certaines cultures d’Afrique centrale, peu représentées ici, sont matrilocales et matrilinéaires. Dans ce cas, l’appartenance ethnique est celle de la mère.
-
[5]
On désigne par alternance inter-intervention les situations où les interlocuteurs changent de langue lors d’une autre intervention; par exemple lorsqu’un enfant, au cours de la même conversation, s’adresse à sa mère en langue familiale et à sa sœur en français. En revanche, on parle de parler bilingue lorsque les deux idiomes sont présents dans une même intervention, une même phrase.
-
[6]
Je ne traite ici de la communication familiale que sous l’angle de la transmission des langues africaines, selon les groupes ethnolinguistiques. Pour une analyse détaillée prenant en compte d’autres variables, comme l’âge des enfants, la situation de communication, le genre, etc., voir F. Leconte (1998).
-
[7]
Le phénomène de regroupement associatif non mixte semble spécifique aux Africaines car il n’existe pas d’associations féminines portugaises ou maghrébines dans la région, alors que les femmes originaires de ces pays sont en France depuis plus longtemps et sont plus nombreuses.