Notes
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[1]
Autrement dit de l’ensemble des institutions publiques, des ministères aux communes en passant par les conseils généraux et régionaux, les établissements et entreprises publiques.
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[2]
Comme le déclare d’ailleurs le général Pinatel, chef du SIRPA de juillet 1985 à septembre 1989, « le sigle SIRPA est très connu dans les milieux spécialisés où il est souvent comparé à une direction de communication de grande entreprise. ». Entretien publié dans Armées d’Aujourd’hui, n°141, juin 1989 : 18
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[3]
Le SIRPA est un organisme interarmées, subordonné au ministre de la Défense.
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[4]
Le SIRPA a connu 10 chefs de service successifs. 9 d’entre eux sont en vie : une de ces personnes n’a pu nous accorder d’entretien pour des raisons de santé, une autre enfin a refusé, ne souhaitant pas rouvrir « une page fermée avec [son] départ de l’Armée ». Nous avons donc rencontré 7 chefs du SIRPA, lesquels recouvrent la période allant de juillet 1977 à mars 1998.
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[5]
Cf. infra l’article de Claire Oger, « De l’esprit de corps au corps du texte ».
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[6]
« La loi pose le principe que les militaires, peuvent, en règle générale, s’exprimer librement sur les problèmes militaires. Dans le même temps, elle reconnaît que cette liberté ne peut s’exprimer que sous certaines conditions. […] La première condition que doit respecter l’exercice de la liberté d’expression résulte du devoir général de réserve qui s’impose à tout fonctionnaire civil ou militaire. »: instruction n°50475/DN/DC relative à l’exercice, dans les armées, du droit d’expression sur les problèmes militaires, 29 septembre 1972.
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[7]
Cf. Lucien Sfez, 1988 et Philippe Breton, 1997.
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[8]
Selon les termes de Bernard Miège, 1997 in La société conquise par la communication – II : La communication entre l’industrie et l’espace public. Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.
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[9]
Le passage du SIRPA à la DICOD (selon le décret du 27 juillet 1998) mériterait à lui seul de plus amples analyses, et ce d’autant qu’il a été abordé à maintes reprises au cours des entretiens.
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[10]
Du grade le moins élevé au grade le plus élevé.
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[11]
Sur la spécificité duquel nous reviendrons ultérieurement puisqu’il fait ici figure d’exception confirmant la règle.
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[12]
Selon la distinction établie par Bernard Boene (1999), « Dimensions conceptuelles et types idéaux de stratégie de carrière officier », Textes de sociologie militaire, Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan.
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[13]
Cf. J.-B. Legavre, 1992 : 135-157. L’auteur précise en effet que le off est une « règle à géométrie variable » : en aucun cas juridiquement ni même professionnellement définie, elle est relative et à chaque fois façonnée par la relation entre les acteurs en présence.
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[14]
D’une part, le SIRPA fut un haut lieu de conscription pour un certain nombre d’étudiants de Science Po, du CELSA (Université Paris IV-Sorbonne) ou de l’Institut Français de Presse (Paris II-Assas). D’autre part, l’identité de l’enquêtrice est encore là pour le leur signifier !
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[15]
Pour reprendre les termes explicites de l’un des interviewés : « J’ai toujours travaillé avec quelques principes simples. La plus grande qualité d’un communiquant, c’est le bon sens. Un bon sens mâtiné d’imagination bien sûr. »
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[16]
On retrouve ce faisant une tendance lourde dégagée par Bénédicte Bertin-Mourot et Marc Lapotre (1999) dans leur rapport sur Les élites militaires de demain, CNRS-Observatoire des Dirigeants : 28 : « Pour les officiers de l’armée de Terre et de la Marine, le métier d’officier ne se distingue pas des fonctions de commandement. Les autres aspects de l’activité ne sont jamais mis très en avant. Ils considèrent que ce sont des compétences connexes. »
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[17]
Par les mentions en italique dans le corps des citations, c’est nous qui soulignons.
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[18]
Établissement Cinématographique et Photographique des Armées.
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[19]
L’interviewé fait référence aux difficultés accentuées dans le cadre de la direction du SIRPA.
-
[20]
Partant du constat qu’une institution, en l’occurrence l’État, est légitimement conduite à informer l’opinion des motifs de ses actes et de ses décisions, J. Ellul (1962) pose le problème de la visibilité et de l’efficacité de cette information face aux « grandes compagnies, aux groupes de pression défendant des intérêts privés ». Il y a donc bien ici compétition « pour la maîtrise par l’État ou par des groupes de l’ensemble des moyens techniques de formation de la pensée ».
-
[21]
Parfois les victimes ?
1Les armées et le ministère de la Défense sont apparemment dotés d’une véritable politique d’information et de communication. On entend par là le projet et la volonté institutionnelle de mettre en œuvre et d’organiser la diffusion de messages à l’attention des citoyens, que ces messages soient directement émis par l’institution ou par l’intermédiaire de journalistes. Dans la nébuleuse de pratiques que représente aujourd’hui la communication dite “publique [1] ”, la communication de la Défense apparaît ainsi fondée sur un dispositif professionnalisé.
2L’histoire des Armées et l’histoire de l’information d’État (cf. Ollivier-Yaniv, 2000) nous apprennent en effet que l’institution militaire constitue l’un des premiers départements ministériels à avoir disposé d’outils en matière d’information et de relations avec la presse. Les structures administratives spécialisées, tour à tour consacrées à l’“information”, à l’“action psychologique”, aux “relations publiques” puis à la “communication”, sont anciennes et ont été rapidement dotées de moyens matériels et humains conséquents. Cette chronologie administrative nous dit ainsi au moins deux choses. Elle témoigne, tout d’abord, du caractère stratégique conféré à l’information que l’on organise, coordonne, voire que l’on centralise depuis le cabinet du ministre. D’un point de vue sémantique, ses dénominations changeantes révèlent ensuite l’état des savoirs et des concepts en matière de propagande : elles permettent d’en déduire l’importance qui lui est accordée au sein de l’institution militaire.
3Pour autant, en rester à une analyse historique et institutionnelle du phénomène nous conduirait à en produire une représentation trop formelle et réifiée. Pour comprendre plusfinement ce que représentent la communication et les relations avec les journalistes au sein de l’institution militaire, il convient de passer à un niveau de problématisation d’ordre sociologique et d’interroger ceux qui ont été, de 1969 à 1998, les principaux maîtres d’œuvre de ce dispositif, à savoir les chefs successifs du Service d’Information et de Relations Publiques des Armées (SIRPA ).
4Le SIRPA fait référence dans l’histoire de la communication de la Défense et des institutions publiques en général. Ce service – aux attributions plus étendues que ne le veut sa stricte définition administrative – est connu et reconnu de la profession journalistique comme des conseillers en communication et en opinion publique [2]. A l’articulation entre le cabinet du ministre et les états-majors militaires [3], le SIRPA est un organisme qualifié d’interarmées, ce qui lui confère une visibilité encore plus grande au sein de la hiérarchie militaire.
5Que représente, pour un militaire de carrière devenant le chef de ce prestigieux service, le passage par des fonctions dans le domaine de l’information et de la communication ? Telle est la question à laquelle ce travail se propose de répondre à partir d’une série d’entretiens ouverts – presque des récits de vie – avec les chefs successifs du service [4]. Ainsi que les observations précédentes pouvaient le laisser présager, la mission n’est pas banale et l’accès au poste relativement concurrentiel. Mais plutôt qu’un honneur ou qu’un accélérateur de carrière, on montrera ici que le passage par la direction du SIRPA constitue une distinction ambivalente et éprouvante.
Une méthodologie de rupture
6Avant de présenter plus précisément les résultats des entretiens, il convient de s’arrêter sur la nature et les attributs théoriques de la méthodologie et sur les raisons de son choix.
7Toutes les personnes interrogées sont des militaires de carrière; ils ont accompli ou sont en train d’accomplir un parcours professionnel brillant. Ils sont tous officiers supérieurs et constituent des représentants remarquables de l’institution en ce qui concerne l’intégration de ses normes et de ses contraintes. De par leurs fonctions à la tête du SIRPA, ils en ont été de surcroît les porte-parole.
8De prime abord, ces caractéristiques des individus et de leur institution d’appartenance peuvent apparaître contradictoires avec le choix d’une méthodologie procédant par entretiens compréhensifs. Ce faisant, on porte en effet l’attention sur des individus dont on présuppose qu’ils vont nous livrer le récit de leur expérience singulière, telle qu’ils l’ont appréhendée, vécue et même ressentie. Ce type de méthodologie s’inscrit dans une perspective constructiviste, au sens où « les réalités sociales sont appréhendées comme des constructions historiques et quotidiennes des acteurs individuels et collectifs » (Corcuff, 1996) : c’est par l’accès au récit, aux représentations, aux croyances, aux dénégations, voire aux contradictions, permis par l’entretien que l’on analyse un phénomène.
9Or cet accès à un point de vue singulier pouvait paraître fortement compromis dans le discours d’individus pour lesquels le rapport au collectif et à la communauté est exceptionnel puisque constitutif de leur identité même [5]. La liberté d’expression des membres de l’institution militaire étant problématique en droit comme en fait [6], susciter la parole de certains de ces acteurs exceptionnels présentait le risque de générer des discours fortement contraints et normatifs.
10Cette apparente incompatibilité entre la méthode et l’objet d’étude relève pourtant conjointement d’une erreur et d’un préjugé. Erreur quant à la méthode en premier lieu. La transparence, la vérité ou le mensonge n’ont rien à voir avec l’entretien et avec la relation d’entretien : elles ne sont pas des critères de validité. Dénégations, contradictions – internes et entre discours – sont à comprendre et à interpréter. Autrement dit, « le sociologue intelligent prend au sérieux les faux-semblants, parce qu’il sait qu’ils sont le produit de l’intelligence avec laquelle les acteurs construisent leur rapport à l’expérience » (Heinich, 1999).
11Alors les militaires seraient-ils à ce point passés maîtres dans l’art du non-dit et de la dissimulation que leur discours soit inexploitable et stérile pour notre recherche ? Aurait-il mieux valu, pour saisir les relations entre l’armée et les médias, interroger les journalistes ? Tel est le préjugé qui s’articule à l’erreur précédente et qui se fonde sur l’opposition entre deux registres : celui de la censure pour les militaires, celui du dévoilement et de la transparence pour les journalistes et les communiquants en général. Or cet antagonisme présente le défaut d’être trop schématique et surtout, d’être fondé sur une conception idéologique de la communication [7].
12Explorer le passage par des fonctions de communication dans la carrière d’un officier supérieur ne revient donc pas à observer une étrangeté. Le choix méthodologique de susciter et recueillir le discours des officiers supérieurs ayant assuré la direction du SIRPA répond au projet de comprendre de l’intérieur comment une institution se positionne dans un espace de relations publiques généralisées [8] et par là même, de rompre avec des dichotomies établies entre ceux qui communiquent et ceux qui manipulent.
13Plus concrètement enfin, la position actuelle de nos enquêtés a justifié notre choix d’un dispositif d’entretien. Les chefs du SIRPA que nous avons rencontrés ont quitté le service, lequel n’existe d’ailleurs plus formellement depuis 1998 puisqu’il a été remplacé par la Délégation à l’Information et à la Communication de la Défense (DICOD) [9]; de surcroît un certain nombre d’entre eux ont quitté l’Armée. Par ailleurs, l’entretien compréhensif, mené auprès de gens accoutumés à signer des tribunes ou à accorder des interviews à la presse militaire et civile, présente le mérite de n’impliquer aucune relecture, puisqu’il n’y a pas de publication intégrale. Une autre piste de recherche consisterait à comparer les discours recueillis au cours de ces entretiens avec les discours institutionnels – officiels – produits par les chefs du SIRPA en poste. Pour en avoir parcouru un certain nombre, on peut d’ores et déjà avancer que le matériau recueilli ici est nettement moins “militarisé”, dans ses formes lexicales comme dans la spontanéité de son expression. Il convient d’ailleurs de noter qu’un seul des anciens chefs du SIRPA a tenu à nous recevoir dans un bureau professionnel portant les marques de sa carrière militaire. Pour les autres, les entretiens ont été menés de manière plus informelle, symboliquement moins dominante, dans des lieux publics ou à domicile. L’identité de nos interlocuteurs n’apparaîtra pas sous sa forme patronymique et ce choix ne répond pas à leur demande. Tous ont accepté d’être enregistré et un seul d’entre eux a insisté sur le fait qu’il ne souhaitait pas que cet enregistrement soit directement exploité sous sa forme orale. Pour différencier les auteurs des citations dans le corps du texte, on se contentera donc de les indexer par le grade de l’interviewé.
Être nommé à la tête du SIRPA, une distinction éprouvante
14On peut considérer que tous les officiers ayant dirigé le SIRPA ont réalisé ou sont en train de réaliser une brillante carrière. Lorsque nous les avons rencontrés, ceux qui appartenaient à l’armée de Terre avaient le grade de général : deux généraux de Brigade, un général de Division, un général de Corps d’armées et deux généraux d’Armée [10]. Les deux marins étaient amiral et vice-amiral au moment où ils ont quitté l’armée. Quant au contrôleur général, sa trajectoire professionnelle est comparable à celle d’un haut fonctionnaire. Tous ont fait l’objet de citations militaires et ont reçu de nombreuses décorations : Légion d’Honneur, Ordre national du Mérite. Certains sont de plus Chevalier des Arts et des Lettres, titulaires de la médaille de la Jeunesse et des Sports ou encore Chevalier de l’Ordre du Mérite agricole, Chevalier des Palmes académiques.
15Le passage par la direction du SIRPA s’inscrit donc dans des trajectoires professionnelles que l’on peut qualifier de réussies puisque validées par un certain nombre d’attributs militairement et socialement significatifs. Plutôt qu’un accélérateur de carrière, cette fonction peut être considérée comme le témoignage d’un parcours professionnel remarquable et, en tant que tel, comme une distinction.
– On a choisi un des officiers qui était l’un des plus brillants de sa génération pour prendre le poste du SIRPA central. (Général de division)
– J’étais le plus jeune général de ma génération, j’étais programmé pour être chef d’état-major. (Général de brigade)
– On met quelqu’un qui, en principe, a un potentiel certain et qui est adapté à la fonction. (Contrôleur général des armées)
17Pourtant, la direction de ce service n’appartient pas aux postes dont rêve un officier supérieur de talent, « programmé » pour atteindre les grades et les fonctions les plus élevés. A la notable exception de l’un d’entre eux pour lequel cette nomination était dans la continuité de ses affectations précédentes [11], tous nous ont expliqué qu’ils avaient reçu cette affectation parfois avec surprise, et toujours avec l’idée qu’il s’agissait d’une parenthèse dans leur carrière.
– On m’a bombardé au SIRPA … Pourquoi je suis arrivé au SIRPA ? C’est parce que l’armée de Terre ne voulait pas que ce soit la Marine qui ait le poste. (Général de brigade)
– Pour lui succéder, on a pris un contrôleur général pour la première fois – j’allais dire à ma grande surprise. Je n’avais pas fait campagne pour être patron du SIRPA, parce que, pour moi, c’était un poste pour un général de l’armée de Terre. (Contrôleur général des armées)
– Je ne m’y attendais pas du tout, on m’y a bombardé, je ne connaissais pas mais ça m’a amusé. (Vice-amiral)
19L’expression d’une fausse modestie ou d’une contradiction n’est plus à prendre à la lettre lorsqu’elle se répète au cours des entretiens. Son caractère systématique en fait en quelque sorte l’objet qui attire l’attention du chercheur et mérite son analyse. Or en regard de l’ensemble de notre population, la nomination à la direction du SIRPA peut être rapportée à trois déterminations, à trois ordres de légitimité. La première, apparemment la plus évidente, est la légitimité militaire. On l’a déjà mentionné, l’officier doit avoir fait ses preuves au sein de son arme. Condition nécessaire mais non suffisante : l’un des chefs du service a même été nommé à ce poste alors que son armée présentait un autre candidat.
20Une autre détermination de la nomination à la direction du SIRPA est la légitimité technique, à savoir l’expérience en matière d’information et de relations avec la presse. Certains évoquent en effet un intérêt personnel ou des circonstances fortuites qui les ont conduits à appréhender l’univers des médias, tout en ayant une forte propension à minimiser les véritables compétences dont ils pourraient se réclamer. Quatre de nos interviewés avaient ainsi auparavant exercé des fonctions au SIRPA central ou dans un SIRPA d’armée, un cinquième avait eu à gérer une crise médiatique depuis le cabinet du ministre. D’autres encore expliquent que les questions relatives à l’information ne leur étaient pas étrangères, notamment par le biais de cours ou de recherches en sciences humaines.
– J’ai été au SIRPA, pourquoi ? Parce que j’avais été professeur en sciences humaines à l’École supérieure de Guerre. […] Parce que, peut-être, on a ressenti cet intérêt que j’avais pour la communication. Parce que j’ai toujours pensé – à ces époques-là, j’ai pensé que c’était fondamental – que c’était la première tâche de l’armée. Vous savez, c’était vraiment très personnel. Au fond, j’étais très heureux de rentrer là-dedans mais voyez, ce sont des hasards qui ne sont pas des hasards. (Général de division)
– Quand il s’est agi de trouver quelqu’un, j’ai été pressenti très vite. […] Ce qui a milité, c’est sans doute que j’avais une expérience du SIRPA central. A l’École de Guerre, j’avais fait une thèse là-dessus. (Général de corps d’armée)
– J’avais été officier de relations publiques […], chef du SIRPA Mer pendant quatre ans et adjoint pour la communication auprès du chef d’état-major de la Marine. (Vice-amiral)
22Pour autant, rare est l’affirmation d’un véritable professionnalisme en communication. Et force est de constater que, parmi l’ensemble des officiers appelés à diriger le service, un seul avait fait le choix de se spécialiser en Relations publiques. Si sa nomination a pu être déterminée par son expérience des activités du service, elle a également été permise par une conjoncture de crise. Le poste de chef du service, rendu vacant par le départ politiquement précipité de son titulaire, impliquait en effet de trouver un remplaçant rapidement opérationnel.
– A l’époque, il y avait donc ce qu’on appelait un brevet technique Relations publiques. Et j’avais choisi, parce que déjà, quand j’étais capitaine, j’étais très intéressé par les problèmes de communication et de relations publiques, donc j’avais choisi cette voie. Nous étions deux officiers à faire cette filière […]. J’ai été le seul à intégrer directement le SIRPA. (Général de brigade)
24Il en est certes ainsi en vertu d’effets générationnels : les premiers chefs du SIRPA ne pouvaient être spécialisés en communication pour la simple raison que de telles formations n’existaient pour ainsi dire pas avant le début des années 80. L’argument ne vaut plus pour les vingt ans qui suivent et il devient alors évident qu’une compétence formelle en matière d’information et de communication ne représente pas une condition d’accès à la direction du SIRPA.
25Enfin, la nomination à la direction du SIRPA est également déterminée par le politique. Nombreux sont les chefs du SIRPA dont la nomination est directement initiée par la volonté du ministre de la Défense.
– Il se trouve que j’avais connu Léotard à un moment où il avait démissionné de presque tout, ce que j’avais trouvé courageux de la part d’un homme politique. A Toulon, on a déjeuné plusieurs fois ensemble. […] Léotard m’a demandé de venir au SIRPA, et je n’ai pas hésité. (Vice-amiral)
– Le chef d’état-major auprès duquel j’étais, il a fallu que je lui dise que j’étais pressenti directement par le cabinet du ministre, qui était Monsieur Hernu. (Général de corps d’armée)
– Monsieur Chevènement a demandé, à l’issue de cette gestion qui, finalement, s’était déroulée dans de bonnes conditions […], ça l’a conduit à me proposer de prendre la direction de ce SIRPA. (Général d’armée)
27Ces trois éléments constituent donc les ressources symboliques nécessaires à tout chef du SIRPA. Selon les cas de figure, elles sont inégalement réparties et surtout, elles n’ont pas le même statut ni ne confèrent la même reconnaissance. Parce qu’ils se connaissent, au moins par le grade sinon personnellement, les chefs du SIRPA savent qu’ils appartiennent à une élite militaire. Mais si le passage par la direction du SIRPA en constitue un signe et un symptôme, il ne saurait en être le moteur.
28Il s’agit bien d’une distinction : une distinction ambivalente puisque les chefs du SIRPA se refusent à la reconnaître explicitement comme telle, voire une distinction éprouvante lorsque certains d’entre eux ont le sentiment qu’elle s’est avérée pénalisante pour leur image et leur carrière au sein de l’institution militaire.
– Mais moi, ça m’a coûté ma cinquième étoile, le SIRPA. Parce que j’ai été trop fort dans toutes les idées novatrices dont on parle, qui se sont développées. Et les armées n’étaient pas encore assez mûres. (Général de corps d’armée)
– Si j’étais resté dans l’armée, ça aurait été plus négatif que positif. (Général de brigade)
30Ce caractère ambivalent trouve sa pleine expression au travers de deux grands thèmes qui traversent le discours des uns et des autres : leur conception de la communication et des médias; leur conception du champ et de l’activité politiques.
La communication, un champ professionnel à investir
31Pour nos interlocuteurs, améliorer la communication des armées apparaît comme une nécessité. Tous font état des manques de l’institution en la matière, de la forte réticence des militaires à s’adresser aux journalistes et plus généralement, des singularités et des ignorances qui maintiennent ces deux univers à distance.
– J’avais quelques idées en la matière pour donner un peu plus d’ouverture et surtout, essayer d’ouvrir le milieu militaire à la communication. […]
– Il faut bien voir que le militaire qui s’exprime, qui pourrait dire… Qui pourrait légèrement déraper peut se faire reprocher tout cela par sa hiérarchie ou par les hommes politiques. Il est bien clair que ça ne donne pas envie de s’exprimer à des gens qui sont en tenue, donc qui sont reconnus et qui exercent une tâche régalienne. (Général d’armée)
– Moi, je ne crois pas que ça ait changé. Les militaires n’aiment pas qu’on mette le nez dans leurs affaires. Ils ont tort. Et ils ont de plus en plus tort. […]Le SIRPA, il est là pour forcer les militaires à ouvrir les portes que les journalistes trouvent fermées. Enfin ça, c’est mon idée. (Vice-amiral)
33Les différents chefs du SIRPA apparaissent ainsi comme faisant preuve d’un « professionnalisme pragmatique » plutôt que « radical » [12]. Leur action est en effet guidée par des considérations qui ne sont pas strictement militaires, mais aussi politiques et sociales. Ils ont une conception séculière de l’institution et de ses membres.
34Concernant la question plus spécifique des relations avec les journalistes, les chefs du SIRPA n’en restent pas moins prudents. Ils sont exigeants, d’un point de vue à la fois professionnel et interpersonnel. Si les militaires sont décrits comme méconnaissant les journalistes, la masse des journalistes est généralement mésestimée car fortement suspectée de mal connaître le champ militaire, ses principes, son fonctionnement et son vocabulaire. L’ignorance apparaît comme le défaut majeur des journalistes. Les médias sont aussi considérés comme « avides d’information, voire de sensationnel », « cherchant toujours à trouver la difficulté ou la faille à exploiter ». A cet égard, le regard des chefs du SIRPA ne diffère pas fondamentalement de celui de tout corps spécifique sur les journalistes intervenant sur son secteur d’activités.
– Vous me parlez des journalistes, vous connaissez bien : tout ce qui est un peu intéressant, original, qui les distingue des autres… C’est auprès des conseillers qu’ils allaient chercher la pâture. (Général de division)
– La presse elle-même a plutôt tendance à venir chez nous quand il y a un problème. (Général d’armée)
36En dépit des nombreuses et anciennes opérations destinées à mieux faire connaître l’armée, souvent organisées en partenariat avec l’Association des Journalistes de Défense, émerge par ailleurs du discours des chefs du SIRPA la figure rémanente d’un journaliste hostile, avec lequel il faut s’attendre à l’affrontement.
– Il ne faut pas avoir peur de la confrontation avec la presse : c’est la base de la communication moderne. […] Moi je crois à la confrontation : amicale, parfois dure, mais c’est indispensable. (Général d’armée)
– Il y a la peur de se faire piéger par le journaliste. […] C’est vrai que c’est assez dur d’être confronté à un journaliste ou à plusieurs journalistes. (Général de brigade)
– Dans le rapport avec les journalistes, vous avez une prise de risque quotidienne. (Général de brigade)
38Concomitamment, les journalistes véritablement reconnus par les chefs du SIRPA – les « vrais journalistes de Défense » – sont peu nombreux et l’accréditation formellement délivrée par le ministère de la Défense est loin d’être un critère suffisant. Remarquables, certains journalistes le sont pour deux raisons. D’abord en vertu de leur professionnalisme : ils connaissent l’institution militaire et ne font ni erreurs, ni méprises. Ce sont ensuite des personnes en qui le chef du SIRPA estime qu’il peut « avoir confiance ». L’expression est récurrente et elle n’est pas uniquement relative aux compétences et aux connaissances du journaliste : elle caractérise la relation interpersonnelle établie avec le chef du SIRPA.
J’avais toujours des rapports d’homme à homme excessivement clairs, sous l’angle : voilà mes contraintes, voilà ce que je peux vous dire, ce que je ne peux pas vous dire… J’ai toujours joué le jeu et je n’ai jamais été trahi par un journaliste. (Général de brigade)
40Cette reconnaissance et cette estime, une fois établies, une collaboration et un partenariat entre certains journalistes et le chef du SIRPA peuvent s’engager.
41Sur le plan professionnel, les officiers que nous avons interrogés mentionnent ainsi l’usage d’une pratique journalistique aux frontières pourtant incertaines, le off [13]. La traduction française, d’usage moins fréquent, est « micro fermé ». Cette expression signifie que les informations délivrées ne doivent pas être utilisées telles quelles par le journaliste.
42C’est bien une véritable relation de connivence qui s’établit alors, d’autant plus impliquante pour un officier supérieur qu’elle se noue autour d’un symbole constitutif de la culture militaire : le secret. Le registre professionnel se double alors souvent d’un registre affectif : ces journalistes remarquables sont souvent désignés par leur prénom ou même explicitement comme des « amis ».
– J’ai entretenu des relations très fortes avec lui, on se voyait très régulièrement. (Général de brigade)
44Deux principes régulent en définitive les relations avec les journalistes : la méfiance déniée et la confiance. Le premier principe se manifeste par l’évocation d’opérations visant toujours les mêmes objectifs, lesquels apparaissent par là même difficiles à atteindre : améliorer la connaissance des armées chez les journalistes d’une part, et rendre les journalistes moins étranges aux militaires d’autre part. La confiance ne concerne qu’une petite minorité de la profession, laquelle a par ailleurs souvent des contacts étroits avec les représentants politiques du ministère de la Défense.
45Dans un cas comme dans l’autre, le SIRPA, par l’intermédiaire de son chef et des officiers de presse, est ainsi le dépositaire de liens assurés avec le champ journalistique. Il s’agit donc moins de le soumettre ou de chercher à le tromper que de le connaître – aux travers de ses usages professionnels, de ses faiblesses et de ses besoins – pour mieux le pratiquer. Ainsi la féminisation du champ journalistique apparaît-elle au détour d’un entretien comme ayant contribué à féminiser sinon l’armée elle-même, du moins son service central de communication.
– Avant même cette loi sur la parité […], j’ai fait venir beaucoup de femmes [au SIRPA ] : j’avais 40 % de femmes. Je savais que dans un certain nombre de fonctions, de liens avec la presse, il fallait des femmes. […] Il fallait négocier dans le monde des médias, où il y a beaucoup de femmes. (Général d’armée)
47Par ailleurs, nos interlocuteurs ont une vision très technologique de la communication. Selon les époques il leur paraît important que l’institution militaire soit au fait des différents modes de transmission et de diffusion de l’information.
– J’ai simplement jeté les premières armes d’une stratégie qui a fait qu’on exploite ce qu’on faisait, qu’on substitue la vidéo au film. (Général de corps d’armée)
– Par exemple, il y avait tout ce qui était retransmission numérique, à l’époque, auquel personne ne croyait. […] On avait à ce moment-là tout un système, avec des moyens très légers, pour transmettre par satellite de l’image de télévision, avec du matériel qui faisait 800 kilos; alors que la base technique qui servait à TF1 faisait 5 tonnes. (Général d’armée)
49L’importance accordée à la technologie relève en premier lieu de la nécessité classique, pour l’institution militaire, de contrôler les messages qu’elle délivre. Mais elle s’inscrit également dans une vision concurrentielle de l’information vis-à-vis des médias. C’est en égalant les médias – en particulier audiovisuels – sur le plan technique que l’armée parviendra à faire connaître et reconnaître son message.
– Le problème, c’est que sur le plan technologique, on est vite dépassé.
Alors est-ce qu’il faut être au top niveau ? Non, il faut être au niveau qui nous permette d’aller jusqu’au bout de notre raisonnement. En gros, il faudrait qu’on ait les moyens qui nous permettent de traiter de Greenpeace – C’est ce qu’on a fait. Il faut des moyens pour nous permettre de traiter du Kosovo. Il faut les moyens, demain, si on est en plein désert, d’aider les journalistes à traiter des problèmes que nous rencontrons. (Général d’armée)
51La relation armée-médias ne relève donc plus de la simple hostilité; il y a coopération. Elle est également bien loin d’atteindre une idéale confiance mutuelle. Au travers de ses acteurs comme de ses techniques, les médias constituent un champ professionnel dont on met au jour les règles de fonctionnement, les outils et les méthodes de travail. Il s’agit donc d’une forme rationalisée de régulation des relations entre armée et médias, celle-ci s’efforçant de mieux connaître ceux-là pour mieux les maîtriser, voire les investir. L’institution militaire entend ainsi contrôler ses messages et son discours, non plus selon un dispositif autoritaire de diffusion de l’information, mais selon un dispositif rationalisé, notamment grâce à la technique.
52On retrouve ici un phénomène identifiable au niveau de l’État central, caractéristique de l’institutionnalisation de l’information et de la communication gouvernementales : les médias constituent un univers qu’il apparaît plus pertinent, et plus efficace, de connaître et de comprendre que de contraindre et d’affronter (Ollivier-Yaniv, 2000).
La communication comme vocation inconcevable
53Mais du point de vue personnel des chefs du SIRPA que nous avons rencontrés, et rapporté à leur parcours professionnel, leur conception de la communication n’est pas celle d’un véritable métier, ou d’une activité nécessitant une véritable professionnalisation. Ils savent que la communication fait l’objet de formations universitaires [14], mais ils n’en considèrent pas moins qu’elle relève fondamentalement de qualités propres à un individu. Tout se passe comme si la communication était une forme de don, une capacité innée que possèdent – ou pas – les individus.
– Moi j’avais une personnalité qui me permettait d’avoir de l’influence.
(Général de brigade)
55Quand elle n’est pas un don, la communication apparaît encore comme relevant du bon sens [15] et comme une activité empirique : on apprend en pratiquant et en faisant preuve de bon sens.
– Dans la communication, j’ai tendance à dire qu’il y a 5 % de créativité et 95 % de logistique. (Général de brigade)
– On fait tous un peu de communication mais là, c’était intéressant. (Général d’armée)
– On n’entre pas dans la Marine pour faire de la communication. Les marins ne sont pas idiots, les terriens ne sont pas idiots : on trouve des gens capables de faire de la communication. (Vice-amiral)
– J’ai fait de la communication comme monsieur Jourdain fait de la prose.
Quand vous avez un poste, un peu de responsabilités, vous êtes forcément amené à communiquer. Vous faites ça, bon, plus ou moins à l’aise, mais bon, vous avez l’habitude de parler. […] C’était un peu une habitude de discuter avec les journalistes, mais je n’avais pas eu de formation spéciale pour la communication. (Contrôleur général des armées)
– De toute façon, dans les différentes thèses [sur la communication], les idées sont peu nouvelles. Parce que la communication n’est pas nouvelle elle-même : c’est quelque chose qui date et qui évolue dans le temps. […] Autrement, les idées fondamentales, les idées de base, vous les retrouvez. Elles sont, j’allais dire, normalement existantes. (Général d’armée)
57Par suite, à l’exception d’un seul d’entre eux, et quel que soit l’intérêt – généralement affirmé – qu’ils aient pu trouver à cette mission, la direction du SIRPA apparaît toujours comme une affectation temporaire, une parenthèse non dans leur carrière mais dans leur vrai métier.
– Le SIRPA, je ne le souhaitais pas parce que ce que j’aime, c’est naviguer et commander des bateaux. C’est mon métier. […] Moi, si on m’avait proposé de quitter l’armée pour faire de la communication, j’aurais sûrement dit non. (Vice-amiral)
– Je me voyais beaucoup plus commander la 11ème division de parachutistes que de faire de la communication. (Général de brigade)
– Ma vocation était essentiellement opérationnelle, comme vous le savez certainement. […] Je ne voulais pas être un communiquant pur. Mon objectif est militaire. […] Je disais que mon image était trop liée à tout ce qui était communication et que moi, je voulais commander. (Général d’armée)
– Je suis retourné dans les Alpins et j’ai commandé la division alpine. Cela dit, on m’a demandé une fois si je voulais rester ou pas. Moi je ne voulais pas rester. (Général de corps d’armée)
59Les officiers supérieurs que nous avons interrogés expriment ainsi une conception homogène de ce qui constitue leur métier, leur engagement et leur vocation : le commandement, l’opérationnel, l’action [16]. Lorsque nous avons directement demandé à l’un d’entre eux si le passage par le SIRPA pouvait résulter d’un choix – personnel, de carrière–, nous avons obtenu la réponse suivante : « D’officier ? Non, non. ».
Le rapport au politique, entre allégeance et incompréhension
60Le second point d’achoppement qui fait du passage par la direction du SIRPA une distinction éprouvante est la relation au politique. Celle-ci est inévitable, en droit et en fait, et aucun chef du SIRPA ne le met en doute. Inévitable en droit puisque le service dépend directement du ministre. Inévitable en fait à cause de l’organisation et de la division du travail : le chef du SIRPA doit toujours se préoccuper de savoir qui, du ministre, d’un membre de cabinet ou de lui-même, va s’adresser aux journalistes sur un sujet donné.
L’information la plus essentielle, (…) c’est le conseiller du ministre qui en prend la responsabilité. Le SIRPA est en dessous. (Général de division)
62Mais ce principe général de division du travail sous-tend également des tentatives répétées de différencier les activités du chef du SIRPA de celles imparties au cabinet du ministre en tant qu’homme politique. Lorsque les uns et les autres sont interrogés, de manière très ouverte, sur la définition de leurs missions essentielles, la contre-référence au politique apparaît spontanément, comme à un territoire piégé.
– Je pense qu’il y avait deux missions importantes à l’époque […]. La première, c’était de fournir la logistique aux relations presse du ministre. On ne faisait pas la communication du ministre [17] – au sens des messages – mais on fournissait la logistique. J’avais un service, qui s’appelait le COPID, il fournissait donc la logistique. C’est-à-dire qu’il préparait les dossiers de presse, etc, mais il ne faisait ni la stratégie de communication, ni les messages. (Général de brigade)
– Ce qui me semble le plus important, c’est d’expliquer aux Français à quoi sert leur Défense, et ce que font les militaires pour leur Défense : numéro un. Numéro deux : expliquer l’action du ministre de la Défense, en tant que ministre de la Défense. On pourrait mettre en numéro trois, promouvoir l’action du ministre en tant qu’homme politique : c’est pas mon truc mais enfin, je peux le mettre en numéro trois. Sûrement pas en numéro deux. (Vice-amiral)
– Voyez, la différence, c’est ça : l’homme politique; le ministre. C’est pas toujours évident. (Contrôleur général des armées)
64Le politique, dont l’appui et l’assentiment s’avèrent nécessaires au bon fonctionnement du SIRPA, apparaît donc problématique de manière générale.
– En plus, il [le général Forray] avait l’oreille de Messmer. C’est très important, au SIRPA, d’avoir l’oreille de quelqu’un, ça c’est clair. Moi au début, j’ai eu l’oreille d’Hernu. (Général de corps d’armée)
– Il faut d’abord qu’il [le chef du SIRPA ] ait la confiance de ses gens. Ensuite il faut qu’il ait le soutien de son ministre, parce que le SIRPA dépend du ministre bien sûr. (Général d’armée)
66Deux hypothèses peuvent être avancées comme explication de cet état de fait : la rivalité – classique – entre champ politique et champ militaire se traduisant par un mépris de celui-ci vis-à-vis de celui-là; le risque portant sur le déroulement de la carrière militaire.
67En effet, les propos que tiennent les officiers que nous avons interrogés sur les hommes politiques et l’univers politique sont souvent virulents et sévères.
– Chaque ministre, surtout chaque équipe ministérielle – vous savez, c’est le problème des entourages – ils ont envie, parce que le SIRPA a les moyens, quand même, et plus l’ECPA [18], ils ont envie que cet outil-là soit utilisé pour… j’allais dire la promotion du ministre. C’est humain. (Contrôleur général des armées)
– D’après moi, la relation est plus difficile avec le politique. […] Le politique, il commence à vous manipuler… Il vous aime un jour parce que vous servez ses intérêts et l’autre jour, il vous jette. Si vous voulez, il n’y a pas une relation interpersonnelle basée sur des valeurs humaines. (Général de brigade)
– Le problème, c’est la volonté politique, c’est ça la difficulté. (Général d’armée)
69Parmi les éléments les plus dépréciés du champ politique, on trouve de manière récurrente l’entourage du ministre, son cabinet, bien plus que le ministre lui-même. L’équipe ministérielle apparaît le plus souvent comme une cour illégitime et dont on accepte mal les décisions ou les ordres. De surcroît, l’histoire du service est marquée par le passage écourté de l’un de ses dirigeants. Bien qu’ayant été initialement désigné pour le poste par le ministre lui-même, l’officier a dû partir suite à des relations exécrables avec le cabinet. L’histoire a fait date dans la mémoire collective des chefs du SIRPA puisque même ses prédécesseurs en parlent spontanément. L’évocation reste discrète – et il nous a fallu attendre l’entretien avec le principal intéressé pour avoir plus de précisions – mais toujours, l’officier chef du SIRPA est présenté comme la victime d’un système politique inique. L’animosité et le mépris disparaissent au contraire dès lors qu’il est question non plus du système politique dans son ensemble, mais de certains ministres. Tous les chefs du SIRPA expriment ainsi leur respect, voire leur admiration envers tel ministre de la Défense.
– Le ministre que j’ai trouvé le meilleur comme ministre de la Défense, c’était Quilès. Je pense que Quilès aurait été bon, s’il en avait eu le temps. Probablement le meilleur ministre de la Défense qu’on ait eu depuis la guerre. Parce que c’était un type qui avait un vrai jugement, qui savait prendre des décisions, qui n’était pas manipulable, qui comprenait bien les problèmes, qui s’y intéressait, qui avait un engagement personnel. Moi, j’ai beaucoup aimé Quilès. Je pense qu’il était probablement bien supérieur à Giraud. Lui, il croyait tout savoir. (Général de brigade)
– Il se trouve que j’ai connu Léotard à un moment où il avait démissionné de presque tout, ce que j’avais trouvé courageux de la part d’un homme politique. (Vice-amiral)
– Monsieur Chevènement avait une règle de jeu qui était très honnête. […]
Il avait son point de vue, il l’a exprimé seul et, je crois, c’est son problème d’honnêteté vis-à-vis de lui-même, mais il m’a laissé toute liberté d’action pour cette communication. (Général d’armée)
– C’était du temps d’un ministre qui à mon avis, a marqué la Défense – c’était Michel Debré. (Général de corps d’armée)
– Nous, on avait un ministre qui menait la route. Et moi, je lui dois des choses importantes, en ce qui me concernait à l’époque. Il a fait en sorte que tout ce qui était fondateur de la Défense, c’est-à-dire que toute la stratégie de dissuasion ne soit pas mise à la casserole. […] Et en plus, Hernu était un type qui aimait la Défense. (Général de corps d’armée)
71Quelques noms sont récurrents mais les sujets d’estime varient quelque peu. On retrouve des constantes parmi les attributs explicitement appréciés et valorisés : le courage, l’honnêteté, la détermination et la capacité à avoir une vision fondée et à long terme. L’homme politique, produit d’un système globalement mésestimé, disparaît ici au profit de la figure du chef. Or comme l’ont montré des travaux sur l’organisation de la société militaire (M. Boulègue, 1999 : 261-288), celle-ci est articulée autour de deux modèles d’autorité et de pouvoir. Le modèle disciplinaire est le plus apparent : ainsi que l’a défini Michel Foucault (1975), il recouvre les procédés et les techniques visant au dressage des individus par le quadrillage de l’espace et du temps, le conditionnement des corps, la codification des gestes. L’autre modèle d’autorité et de pouvoir est fondé sur « l’ascendant du chef et l’adhésion affective du subordonné » (Boulègue, 1999) : c’est une autorité personnalisée et affective. C’est bien cette figure légitime d’un chef idéal, charismatique et éclairé que l’on retrouve dans l’évocation de certains ministres de la Défense par les responsables du SIRPA.
– Les ministres, eux, ont une continuité dans la pensée qui est très forte. Ils ont l’habitude de juger assez vite. Les équipes, c’est un peu différent parce que les objectifs qu’elles poursuivent ne sont pas toujours neutres. (Général d’armée)
– Je n’étais pas au service d’un homme politique. […] Mais ça n’était pas sans problèmes, vous l’imaginez bien, parce que le ministre, ou son équipe, voulaient bien sûr mettre en valeur le travail, mais voulait mettre en valeur son ministre. Du coup, il y avait des tensions fréquentes. (Général de corps d’armée)
73Parmi les difficultés constitutives de l’organisation de la communication des armées, la complexité des relations obligées avec le politique est donc essentielle. Les règles de fonctionnement du champ politique demeurent singulières, voire mises à distance. Elles ne deviennent fondamentalement acceptables que lorsqu’elles sont troquées contre des valeurs légitimes car transposées depuis l’institution militaire.
74Ce phénomène est d’autant plus éprouvant que la direction du SIRPA, mise en constantes relations avec le politique, peut être un véritable stigmate pour l’officier, vis-à-vis de ses pairs et de ses supérieurs.
– Du coup, les gens ont cru que j’étais l’homme du ministre. (Général de corps d’armée)
– Dans les armées, il s’est fait rayer alors qu’il avait vocation, s’il n’était pas resté au cabinet du ministre, probablement à être chef d’état-major. (Général de brigade)
– La difficulté, et on la retrouve peut-être encore plus marquée là [19], c’est que, en fait, on est toujours un peu sur le fil du rasoir. Parce que les armées considèrent que le chef du SIRPA, il est trop souvent le porte-parole du ministre et qu’il ne s’occupe pas suffisamment des armées. Et, puis côté cabinet, côté ministre, on dit : mais il faut que le chef du SIRPA soit le porte-parole du ministre. (Contrôleur général des armées)
– Les problèmes du chef du SIRPA, c’est ça : obligé de faire attention à conserver un équilibre entre son rôle, quand même, de faire passer la communication sur les réalisations et les actions du ministre et sur les réalisations des armées. (Contrôleur général des armées)
– [Le chef du SIRPA ] a besoin, pour un certain nombre de choses importantes, de la confiance du ministre et du soutien du cabinet. Et en même temps, il faut qu’il ne se coupe pas des armées. (Général d’armée)
– C’était toujours la difficulté avec les armées, elles trouvaient qu’on privilégiait trop le ministre ou le gouvernement ou les innovations. Et elles trouvaient qu’on ne parlait pas forcément assez de ce qu’elles faisaient. C’est l’éternel problème. (Général de corps d’armée)
76Parmi les éléments qui peuvent desservir la carrière d’un officier supérieur, on retrouve régulièrement le qualificatif « trop politique », sous-entendu : pour l’armée. L’officier supérieur dirigeant le SIRPA se voit obligé de concilier deux registres contradictoires et pourtant nécessaires à sa mission. Il est donc amené à éprouver l’antinomie constitutive des relations entre armée et politique. Au travers du discours des différents chefs du SIRPA, il s’agit bien à la fois d’une expérience et d’une épreuve.
– Moi, j’ai eu du mal avec les armées à la fin, et avec le ministre. A la fin c’était très difficile. (Général de corps d’armée)
Conclusion : conflits identitaires et négociation symbolique
– D’ailleurs c’est vrai que les patrons du SIRPA, quand je regarde en discutant, malheureusement, tous les gens n’ont pas fait de carrière, après… (Général de corps d’armée)
– C’est toujours pareil, dans l’armée : vous sélectionnez vraiment celui qui vous paraît le plus… Le plus brillant ou qui a le plus de punch et de combativité et qui réussit bien. Vous le mettez dans un poste, ça veut dire que vous voulez faire déboucher ce que vous avez mis sous ses ordres. (Général de division)
79L’institution militaire s’est incontestablement donnée les moyens matériels et humains de tenir son rang dans un espace de relations publiques généralisées, ou espace de « propagandes » selon le terme de J. Ellul [20]. Il est pourtant clair qu’il serait formel et réducteur d’en rester à une définition du poste de chef du SIRPA comme responsable de l’un des plus prestigieux services d’information d’État, chargé de la communication et des relations avec la presse des armées et du ministère de la Défense.
80Le discours des différents chefs du SIRPA nous en apprend sans doute autant de la représentation qu’ils se font de leur rôle que du contenu réel de leur mission. Au travers de ces entretiens, on a cherché à « extraire des expériences de ceux qui ont vécu une partie de leur vie au sein d’un objet social des informations et des descriptions qui, une fois analysées et assemblées, aident à en comprendre le fonctionnement et les dynamiques internes » (Bertaux, 1999).
81Ce faisant, le chef du SIRPA apparaît pris dans un jeu de relations dialectiques entre le politique, le militaire et le système médiatique. Interdépendants, ces trois champs le sont ici de manière évidente et nécessaire. Mais il apparaît que cette interdépendance n’existe qu’au prix de tensions, de conflits – d’intérêt et identitaires – ainsi que de négociations concrètes et symboliques dont nos enquêtés ont été les interprètes [21]. Ce sont ces multiples tiraillements identitaires qui font du passage par la direction du SIRPA une distinction éprouvante et en tant que telle, déniée à la fois comme promotion et comme épreuve.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
- BERTAUX Daniel (1999) – Les récits de vie. Paris, Nathan.
- BERTIN-MOUROT Bénédicte et Marc LAPOTRE (1999) – Les élites militaires de demain : systèmes de représentation et représentations du changement. CNRS, Étude de l’Observatoire des Dirigeants.
- BOENE Bernard (1999) – « La spécificité militaire conduit-elle à l’apolitisme ?», in Éric Duhamel, Olivier Forcade et Pierre Vial, Les militaires, le pouvoir et la vie politique en France, 1871-1962. Paris, Publications de la Sorbonne.
- — (A paraître) – « Sociologie militaire », in : Jean Klein et Thierry de Montbrial, Dictionnaire de stratégie. Paris, Presses universitaires de France.
- BRETON Philippe (1997) – La parole manipulée. Paris, La Découverte.
- BOULEGUE Jean (1999) – « De l’ordre militaire aux forces républicaines : deux siècles d’intégration de l’Armée dans la société française », in : André Thiéblemont (dir.) : 261-288.
- CORCUFF Philippe (1996) – Les nouvelles sociologies. Paris, Nathan.
- ELIAS Norbert (1993) – Qu’est-ce que la sociologie ? Paris, Pocket.
- ELLUL Jacques (1962) – Propagandes. Paris, Armand Colin.
- FOUCAULT Michel (1975) – Surveiller et punir. Paris, Gallimard.
- HEINICH Nathalie (1999) – L’épreuve de la grandeur – Prix littéraires et reconnaissance. Paris, La Découverte.
- LEGAVRE Jean-Baptiste (1992) – « Off the record – Mode d’emploi d’un instrument de coordination », Politix, n°19 : 135-157.
- OLLIVIER-YANIV Caroline (2000) – L’État communiquant. Paris, Presses universitaires de France.
- SFEZ Lucien (1988) – Critique de la communication. Paris, Le Seuil.
- THIÉBLEMONT André (dir.) (1999) – Cultures et logiques militaires. Paris, Presses universitaires de France.
Mots-clés éditeurs : Carrière, Récit de vie, SIRPA, Communication, Institution militaire, Champ politique, Entretien
Date de mise en ligne : 01/06/2008
https://doi.org/10.3917/ls.094.0075Notes
-
[1]
Autrement dit de l’ensemble des institutions publiques, des ministères aux communes en passant par les conseils généraux et régionaux, les établissements et entreprises publiques.
-
[2]
Comme le déclare d’ailleurs le général Pinatel, chef du SIRPA de juillet 1985 à septembre 1989, « le sigle SIRPA est très connu dans les milieux spécialisés où il est souvent comparé à une direction de communication de grande entreprise. ». Entretien publié dans Armées d’Aujourd’hui, n°141, juin 1989 : 18
-
[3]
Le SIRPA est un organisme interarmées, subordonné au ministre de la Défense.
-
[4]
Le SIRPA a connu 10 chefs de service successifs. 9 d’entre eux sont en vie : une de ces personnes n’a pu nous accorder d’entretien pour des raisons de santé, une autre enfin a refusé, ne souhaitant pas rouvrir « une page fermée avec [son] départ de l’Armée ». Nous avons donc rencontré 7 chefs du SIRPA, lesquels recouvrent la période allant de juillet 1977 à mars 1998.
-
[5]
Cf. infra l’article de Claire Oger, « De l’esprit de corps au corps du texte ».
-
[6]
« La loi pose le principe que les militaires, peuvent, en règle générale, s’exprimer librement sur les problèmes militaires. Dans le même temps, elle reconnaît que cette liberté ne peut s’exprimer que sous certaines conditions. […] La première condition que doit respecter l’exercice de la liberté d’expression résulte du devoir général de réserve qui s’impose à tout fonctionnaire civil ou militaire. »: instruction n°50475/DN/DC relative à l’exercice, dans les armées, du droit d’expression sur les problèmes militaires, 29 septembre 1972.
-
[7]
Cf. Lucien Sfez, 1988 et Philippe Breton, 1997.
-
[8]
Selon les termes de Bernard Miège, 1997 in La société conquise par la communication – II : La communication entre l’industrie et l’espace public. Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.
-
[9]
Le passage du SIRPA à la DICOD (selon le décret du 27 juillet 1998) mériterait à lui seul de plus amples analyses, et ce d’autant qu’il a été abordé à maintes reprises au cours des entretiens.
-
[10]
Du grade le moins élevé au grade le plus élevé.
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[11]
Sur la spécificité duquel nous reviendrons ultérieurement puisqu’il fait ici figure d’exception confirmant la règle.
-
[12]
Selon la distinction établie par Bernard Boene (1999), « Dimensions conceptuelles et types idéaux de stratégie de carrière officier », Textes de sociologie militaire, Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan.
-
[13]
Cf. J.-B. Legavre, 1992 : 135-157. L’auteur précise en effet que le off est une « règle à géométrie variable » : en aucun cas juridiquement ni même professionnellement définie, elle est relative et à chaque fois façonnée par la relation entre les acteurs en présence.
-
[14]
D’une part, le SIRPA fut un haut lieu de conscription pour un certain nombre d’étudiants de Science Po, du CELSA (Université Paris IV-Sorbonne) ou de l’Institut Français de Presse (Paris II-Assas). D’autre part, l’identité de l’enquêtrice est encore là pour le leur signifier !
-
[15]
Pour reprendre les termes explicites de l’un des interviewés : « J’ai toujours travaillé avec quelques principes simples. La plus grande qualité d’un communiquant, c’est le bon sens. Un bon sens mâtiné d’imagination bien sûr. »
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[16]
On retrouve ce faisant une tendance lourde dégagée par Bénédicte Bertin-Mourot et Marc Lapotre (1999) dans leur rapport sur Les élites militaires de demain, CNRS-Observatoire des Dirigeants : 28 : « Pour les officiers de l’armée de Terre et de la Marine, le métier d’officier ne se distingue pas des fonctions de commandement. Les autres aspects de l’activité ne sont jamais mis très en avant. Ils considèrent que ce sont des compétences connexes. »
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[17]
Par les mentions en italique dans le corps des citations, c’est nous qui soulignons.
-
[18]
Établissement Cinématographique et Photographique des Armées.
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[19]
L’interviewé fait référence aux difficultés accentuées dans le cadre de la direction du SIRPA.
-
[20]
Partant du constat qu’une institution, en l’occurrence l’État, est légitimement conduite à informer l’opinion des motifs de ses actes et de ses décisions, J. Ellul (1962) pose le problème de la visibilité et de l’efficacité de cette information face aux « grandes compagnies, aux groupes de pression défendant des intérêts privés ». Il y a donc bien ici compétition « pour la maîtrise par l’État ou par des groupes de l’ensemble des moyens techniques de formation de la pensée ».
-
[21]
Parfois les victimes ?