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Article de revue

Lectures

Pages 201 à 243

Sarah Bydlowski, Claire Squires (dir.), Un bébé pour soi ? Assistances à la procréation et mutations familiales, Paris, Campagne Première, 2019, 228 p., par Nicole Farges

1Cet ouvrage collectif réunit des médecins, biologistes, psychologues et psychanalystes, la pluridisciplinarité étant essentielle pour aborder les problématiques complexes de la procréation médicalement assistée (PMA). La procréation est désormais possible hors sexualité : cette disjonction est un fait majeur de notre modernité, qui ouvre la voie à des configurations familiales inédites. Ces questions de société qui font la une des médias sont-elles si « révolutionnaires » quant à notre champ, celui de la psychanalyse ? Il s’agit en fait des nouvelles façons de « faire des bébés » et de « faire famille ». Il s’agit de revisiter la scène primitive et les théories sexuelles infantiles avec l’éprouvette en toile de fond. Ce sont les fondements de la psychanalyse qui sont « à la question » dans ce contexte : la différence des sexes et des générations, le complexe d’œdipe, la bisexualité psychique, les théories sexuelles infantiles, la scène primitive et la question de notre origine.

2Cet ouvrage aborde ces points courageusement, dans un contexte social très idéologique. Le psychanalyste, souvent appelé en tant qu’expert, se doit d’écouter chaque histoire singulière et de questionner les effets psychiques des nouvelles procréations et des nouvelles configurations familiales sur les parents et sur les enfants issus de ces pratiques. C’est l’enjeu de ce recueil dont les articles privilégient la clinique, la subjectivité et les enjeux inconscients.

3Autour du don d’ovocyte, Christine Anzieu-Premmereur décrit ces enjeux pour la femme infertile et le couple : l’omnipotence de la médecine qui tente de dépasser les limites naturelles s’accompagne de culpabilité et de sentiment de transgression pour les patients. Sarah Bydlowski étudie, d’un point de vue analytique, les effets psychiques de ces techniques sur les liens précoces, rappelant l’ancrage inconscient du désir d’enfant. La présence d’un psychanalyste en amont du parcours permet d’ouvrir un champ de travail psychique préventif.

4L’histoire clinique de Madame S. nous rappelle les qualités de conteur de Sylvain Missonnier, qui, en évoquant le mandat transgénérationnel, rappele son optique complémentariste (Devereux) faisant travailler conjointement le somatique et le psychique. Une recherche effectuée dans le cadre du CECOS et de l’Hôpital Necker à Paris (Claire Squires et Hélène Ferrary) se préoccupe des effets sur le couple d’un don de gamètes, entre réparation narcissique, dénégation et évacuation de la question du tiers, nécessitant parfois un travail psychique autour de la filiation symbolique au-delà du biologique.

5La deuxième partie du recueil aborde le difficile dossier de la parentalité homosexuelle et transgenre. À partir de deux situations cliniques, Alain Ducousso-Lacaze démontre « la réactualisation des conflits œdipiens et pré– œdipiens pour chaque sujet et au sein du couple ». Ces nouvelles familles seraient des révélateurs des processus inconscients universels plutôt qu’une radicale nouveauté, ce qui nous incite à « une représentation nuancée et complexe des changements en cours ». La PMA est devenue l’une des figures paradigmatiques de l’évolution de la médecine, écrit Ouriel Rosenblum. La procréation se définit par un évitement de la sexualité, une temporalité discontinue, véritable éclatement spatial et temporel. Le « parental », vocable neutre ou bisexué, fonde les nouvelles familles pensées hors sexualité ou désexualisées. Nous assistons alors à un élargissement de la parenté sociale sans références aux liens biologiques mais avec une référence massive aux liens génétiques.

6La troisième partie de cet ouvrage traite de « la société en mutation » et donne la parole à des spécialistes non analystes. René Frydman, père du premier bébé éprouvette en France en 1982, nous rappelle l’histoire et le cadre juridique et médical de la PMA, tout en se positionnant clairement contre la gestation pour autrui (GPA), préférant mettre en avant la recherche sur les causes de l’infertilité en augmentation exponentielle, le développement de la prévention et les recherches à développer pour y remédier. Un rappel physiologique très bienvenu est apporté par Philippe Wolf. Il martèle, à juste titre, que l’âge de 35 ans est décisif concernant la fertilité féminine et qu’il est illusoire, voire malhonnête de proposer la congélation des ovocytes « trop âgés ».

7Monique Bydolwski propose un bel article sur GPA, pratique interdite en France mais permise dans de nombreux pays, qui fascine par sa dimension transgressive car elle fait de l’enfant et du corps de la mère porteuse les objets d’un contrat aux enjeux financiers. La contribution de Luc Roegiers termine cet ouvrage par une revue des études concernant les enfants issus de fécondation in vitro, les familles « sans père » et les effets psychiques du parcours de PMA sur le couple parental. Les résultats contrastés présentés ici, malgré un discours globalement rassurant, invitent à rester vigilant et à ne pas banaliser une pratique médicale maintenant très vulgarisée.

8La conclusion de cet ouvrage important permet de dégager les enjeux psychiques de ces questions qui concernent au plus haut point le psychanalyste : la PMA et les nouvelles familles génèrent des mouvements idéologiques massifs. Notre travail analytique en est impacté ; nous sommes pris dans ces discours, et les contre-attitudes défensives, le contre-transfert peuvent perturber notre écoute. La psychanalyste n’a pas pour vocation de dire ce qui est normal ou pas, mais nous avons à penser une créativité dans nos cadres thérapeutiques pour accueillir les patients en PMA, les futurs parents et leurs enfants, dans leur singularité, en prenant en compte leur histoire, le transgénérationnel, le désir d’enfant, la sexualité.

9L’accompagnement des parents permet d’offrir à l’enfant un espace pour se construire qui est un « espace d’imprévisibilité », ceci quel que soit son mode de conception. Tout dépend donc des positions parentales et non de la façon de faire les bébés. Ce travail difficile s’inscrit dans une démarche de prévention, en amont de la grossesse, mais aussi dans l’après-coup lors de thérapies parents-bébé. La pluridisciplinarité en est le support incontournable pour créer des liens entre le psychique et le somatique, entre analystes et médecins, liens que les patients intégreront en retour.

10La PMA et les nouvelles configurations familiales posent des questions fondamentales à la psychanalyse. Cette vieille dame peut-elle faire avec ces mouvements de fond ? Il ne s’agit ni de récuser la nouveauté ni de courir en avant. Cela suppose de ne pas avoir peur, comme nous disait Françoise Dolto, d’y aller, de créer, de travailler ensemble : nos repères restent précieux pour penser la confusion du présent.

Pierre Bayard, La Vérité sur « Dix petits nègres », Paris, Éditions de Minuit, 2018, 170 p., par Patrick Avrane

11Les livres de Pierre Bayard sont à l’image des films de Woody Allen : ils sortent à intervalles réguliers, leur style est reconnaissable entre tous. La signature de l’auteur ne fait aucun doute, et, en même temps, c’est de cela qu’ils traitent : la certitude du doute est au cœur de leur écriture. Réflexions sur le statut du créateur, sur la place du sujet dans le monde qui l’entoure, sur l’imprévisibilité ou la trop grande prévisibilité de l’histoire sont quelques-uns des thèmes abordés sur un mode toujours ironique.

12Parmi ces thèmes, il y en a un qui revient, chez l’écrivain comme chez le cinéaste : les aventures policières. Elles sont des plus remarquables. Meurtre mystérieux à Manhattan (1993), Le Sortilège du scorpion de jade (2001) ou Match point (2006) ponctuent la filmographie de Woody Allen ; quant à Pierre Bayard, il apparaît que, tous les dix ans, il se penche sur un roman policier classique. Après Qui a tué Roger Ackroyd ? (Minuit, 1998) et L’Affaire du chien des Baskerville (Minuit, 2008), voici La Vérité sur « Dix petits nègres », une relecture du célèbre roman d’Agatha Christie. Dans le premier, il mettait en doute la sincérité même d’Agatha Christie, dont il relevait les mystères de sa propre vie ; dans le deuxième, il critiquait les déductions de Sherlock Holmes, proposant une nouvelle solution à l’énigme rédigée par Arthur Conan Doyle.

13Avec sa nouvelle lecture de Dix petits nègres, Pierre Bayard fait un pas de plus – ou un pas de côté – en affirmant se retirer de l’écriture de son livre. En effet, utilisant un procédé semblable à celui de Woody Allen dans La Rose pourpre du Caire (1985), où le personnage d’un film sort de l’écran, Pierre Bayard demande que les héros de romans puissent bénéficier d’une pleine autonomie, et soient enfin reconnus comme des sujets aptes à fabriquer leur propre histoire. « J’aurai l’occasion dans ce livre de revenir plus longuement sur les raisons qui m’ont conduit(e) à m’échapper du roman d’Agatha Christie pour prendre moi-même la plume […]. Je me contenterai ici de dire à quel point il m’a toujours semblé étonnant et scandaleux que les personnages de fiction, alors même que chacun leur reconnaît une forme d’existence, ne soient jamais appelés à donner leur sentiment sur les textes dont ils sont l’objet » (p. 21-22), est-il écrit dans les premières pages de l’ouvrage, où la mise entre parenthèse de la marque du féminin ne relève pas de l’écriture inclusive, mais évite de dévoiler d’emblée le sexe de ce personnage-écrivain. Sur la couverture du livre, le nom de l’auteur est bien Pierre Bayard, mais à la fin du texte, c’est une autre signature qui y figure. L’auteur de l’essai s’est donc effacé derrière le personnage du roman qui est censé avoir pris la plume pour écrire l’authentique scénario des crimes.

14La Vérité sur « Dix petits nègres » est donc le démontage, puis le remontage d’une intrigue policière. Pierre Bayard connaît Agatha Christie sur le bout des doigts, et sait faire partager son savoir ; le lecteur n’est donc pas obligé d’avoir la même science. Le livre se comprend même si on n’a pas lu le roman policier, tout est, personnages comme déroulement des faits, suffisamment présenté pour que l’on suive sans difficulté la démonstration de l’auteur… ou, plus précisément, les explications du véritable meurtrier, puisqu’il est supposé rédiger l’ouvrage.

15Cependant, au-delà de la réécriture de l’enchaînement des crimes – il y a dix meurtres – et du mobile de ceux-ci, Pierre Bayard insiste sur l’invraisemblance du scénario original proposé par Agathe Christie, et sa démonstration peut emporter la conviction du lecteur. Mais, il insiste aussi sur le fait que les innombrables lecteurs de Dix petits nègres n’ont, jusqu’à ce jour, jamais mis en doute la solution de l’intrigue proposée par Agatha Christie. C’est donc ici que s’articule une question essentielle de l’essai de Bayard : comment se fait-il que personne avant lui n’a souligné l’erreur grossière du scénario original ? Il assure que trucs de prestidigitateur ou illusions d’optique ont été mis en œuvre par le personnage du roman pour assurer la croyance, et donc son impunité – et nous retrouvons là le Woody Allen de Scoop (2006) ou bien Ombres et brouillard (1991).

16Ainsi, à partir de plusieurs entrées – la fiction du personnage de roman écrivant son histoire, la fausse solution proposée par Agatha Christie –, La Vérité sur « Dix petits nègres » pose la question de la vérité de la réalité, c’est-à-dire celle de la réalité psychique. Mais, au-delà, ce livre ouvre à ce qui soutient la croyance, le lieu de l’Autre ; un Autre trompeur ?

Patrick Avrane, Les Faits divers. Une psychanalyse, Paris, Puf, 2018, 188 p., par Laura Dethiville

17Autrefois, les jeunes journalistes commençaient souvent leur carrière par ce qu’on appelait alors la rubrique « des chiens écrasés ». Ils n’en tiraient généralement pas gloire ; il s’agissait au départ de faits plus ou moins importants, se rapportant à des gens ordinaires et qu’ils devaient traiter en une dizaine de lignes. Auraient-ils lu le livre de Patrick Avrane que leur estime d’eux-mêmes s’en fût trouvée bien améliorée !

18Pour un grand nombre de personnes, ces faits divers alimentaient les conversations souvent bien plus que les événements concernant la politique mondiale. Une rencontre Trump/Kim Jong-Un intéresse bien moins que le fait que la voiture de Mme X se soit retrouvée en plein champ parce que la conductrice âgée avait confondu deux boutons ou que l’histoire du chevreuil qui, ayant mangé trop de bourdaine, une plante psychotrope, avait chargé deux promeneurs – bref, ce qui fait le quotidien des feuilles régionales et de quelques journaux nationaux.

19Il ne s’agit là que de petites anecdotes de vie qui sont presque des non-événements, mais sur lesquelles on pourra broder à l’infini, projetant ce que de soi on ne veut pas connaître. Parfois, hélas, la rubrique des faits divers n’est pas si anecdotique et raconte quelque chose de la sauvagerie pulsionnelle humaine : crime, enlèvement, disparition, violence, pédophilie. Simone de Beauvoir raconte, dans La Force de l’âge, comment Jean-Paul Sartre et elle lisaient les faits divers dans Détective. « On y retrouvait exagérées, épurées, dotées d’un saisissant relief, les attitudes et les passions des gens normaux. La monstruosité nous séduisait. » De même, Gisela Pankow était extrêmement friande de faits divers. Elle lisait avec assiduité les journaux parisiens qui en contenaient et engageait ses élèves à faire de même. C’est là, disait-elle, que vous trouverez l’humanité.

20Dans ce livre passionnant et souvent drôle, ce qui ajoute grandement à notre plaisir de lecteur, Patrick Avrane nous livre son analyse des faits divers en s’appuyant, comme il le fait dans ses essais, sur la littérature, le cinéma, l’histoire, la peinture et son expérience clinique de psychanalyste. « Le fait divers est un faux pas de la vie », écrit-il, une sorte d’acte manqué comme un hoquet de la vie, car il convoque l’étrangeté de ce qui le provoque et le retour du même. Mais, tout comme le rêve, rappelons que le fait divers n’existe que par le récit qu’on en fait.

21Ce n’est pas seulement une histoire que l’on colporte avec amusement ou avec tristesse, horreur parfois. « Il est à la limite du possible et de l’infaisable, du compréhensible et de l’invraisemblable. » Parfois, il devient un drame, un drame qui s’inscrit dans notre mémoire collective et deviendra un morceau d’histoire, tels l’incendie du Bazar de la Charité, l’affaire d’Outreau ou celle du petit Gregory, qui agite encore les consciences trente-quatre ans après. Beaucoup se souviennent de l’article de Marguerite Duras dans Libération, « Sublime, forcément sublime », article qui avait déchaîné des réactions violentes, tant le meurtre d’un enfant suscite de remous inconscient en chacun de nous. Car ce n’est pas seulement une curiosité, qu’on pourrait dire parfois malsaine, qui nous accroche aux faits divers : leur lecture convoque chez nous les désirs refoulés, les souvenirs oubliés, les pensées inconscientes.

22C’est en ce sens que le fait divers nous concerne. Il vient nous dire que la victime, ce n’est pas nous, et nous conforte dans l’idée que nous n’aurions pas pu être ce meurtrier, nous déchargeant aussi de notre sadisme inconscient. Nous pouvons bien sûr nous identifier de manière consciente à la victime, mais nous ne voulons pas savoir que le criminel est en nous.

23Bien des romanciers, bien des cinéastes ont utilisé les faits divers pour bâtir des récits qui nous fascinent. C’est ainsi qu’un accident ferroviaire à Roquebrune en 1886 va servir de matrice à Émile Zola pour La Bête humaine, qui inspirera ensuite l’inoubliable film de Jean Renoir. Ce n’est qu’un exemple parmi tous ceux cités dans ce livre dont je recommande vivement la lecture tant il est riche d’une recherche minutieuse. Car c’est un voyage auquel Patrick Avrane nous convie, un voyage du côté de l’inquiétante étrangeté, du banal terrifiant et imprévu, voyage où nous croisons de manière inattendue les toiles de Edward Hopper, univers suspendu en « attente de faits divers », nous dit l’auteur, en attente que quelque chose vienne faire irruption dans ce décor désespérément immobile.

24Mais laissons le dernier mot à Roland Barthes, qui soulignait que les faits divers renvoyaient « à l’homme, à son histoire, à son aliénation, à ses fantasmes, à ses rêves, à ses peurs ». Comme la psychanalyse, alors ?

Laurence Kahn, Ce que le nazisme a fait à la psychanalyse, Paris, Puf, 2018, 272 p., par Jean-François Solal

25Laurence Kahn, membre titulaire et formateur de l’Association psychanalytique de France (APF), écrit un second livre sur l’évolution délétère de la psychanalyse, essentiellement nord-américaine, depuis la guerre ; son livre précédent, Le Psychanalyste apathique et le patient post-moderne (Éditions de l’Olivier, 2014) connut un important succès éditorial. Elle y dénonçait trois dérives : le renoncement de certains psychanalystes à la métapsychologie, notamment la théorie pulsionnelle, un modèle jugé non scientifique ; la récusation de tout déterminisme psychique explicatif dont l’interprétation était le paradigme pour une compréhension herméneutique ; la promotion d’une narrativité co-construite à deux, qui conduit à une vérité relative.

26Dans le présent ouvrage, richement référencé, elle s’intéresse aux causes historiques de cette révision. Elle démontre que ce révisionnisme théorique et pratique prend sa source dans la lutte inégale que les psychanalystes juifs de la Mitteleuropa durent mener contre le nazisme. Les collègues et compagnons de Freud durent affronter un cruel paradoxe avant leur exil aux États-Unis : qu’Hitler et Freud s’étaient inspirés de la culture du romantisme allemand, différemment bien sûr, et avec des conséquences théoriques et pratiques radicalement opposées, mais avec les mêmes référents, la nature et la biologie. Comment se démarquer de la catastrophe annoncée quand, dans le lexique de Mein Kampf, on trouve abondamment Trieb et Instinkt, que dans L’Homme Moïse, on trouve plusieurs occurrences du chef, du Führer ? « Frère Hitler » est le titre d’un texte de Thomas Mann paru en 1938, rappelle Laurence Kahn.

27La langue du IIIe Reich a tordu le sens des mots, leur a donné un sens univoque, administratif : « L’organisation a transformé l’organique en politique. » La tentative de destruction de la langue est la blessure la plus profonde faite à la psychanalyse par les nazis, explique Laurence Kahn. « Il n’y a aucune différence entre la langue et la barbarie de l’esprit », écrivent Storz, Sterberger et Süskind en 1945. La langue maltraitée réduit à néant toute prétention subjective à échapper à la massification : la psychanalyse en sort ruinée.

28Heinz Hartmann, dès 1927, voyait dans « l’adaptation du moi à la réalité » – qui sera plus tard tant moqué par Lacan – la possibilité d’extraire le moi de son emprise pulsionnelle, de le dégager du risque régressif de destruction. Pourquoi l’appareil théorique de la métapsychologie devrait-il être ainsi sacrifié sur l’autel de la pratique clinique ? Laurence Kahn en revient à la Shoah, à la possibilité, ou pas, d’en témoigner – là, l’œuvre d’Imre Kertesz est convoquée –, à ses effets sur la génération suivante, et enfin aux difficultés à écouter les rescapés, quand les analystes exilés ont vu leur vie personnelle et familiale, affectée par les camps. Ils ont alors été pris entre deux tendances opposées et dommageables : Traiter la réalité comme un fantasme, l’esthétiser, la métaphoriser, ou en rester à la réalité des scènes vécues et négliger ses impacts subjectifs. L’auteure distingue l’horreur du trauma du survivant et la terreur de l’enfant de la seconde génération ; entre les deux termes, la différence réside entre le dehors et le dedans. L’enfant peut rêver l’expérience parentale ; le trauma ainsi « délégué » prend son sens analytique : il peut l’intégrer. C’est ce qui manque au rescapé, et a conduit les analystes à offrir empathie, construction et narration commune, à ouvrir la clinique sur des catégories nouvelles, les borderline – autant de tentatives pour restaurer un espace psychique fracassé. Mais ces aménagements de la cure analytique ont étendu ses indications bien au-delà des rescapés, et ont proposé une révision théorique, une adaptation de la méthode et un aménagement technique pour toute la psychanalyse.

29Laurence Kahn défend l’abstraction, la pensée spéculative de Freud, sans laquelle il n’y aurait pas de psychanalyse. La tendance pragmatique contemporaine privilégie la seule clinique aux dépends d’une théorie éclatée. Ce livre exigeant, à la lecture parfois difficile, d’autres fois lumineuse, offre de nombreuses pistes de réflexion : sur les sources des traumas historiques du xxe siècle, sur le risque de jeter le bébé avec l’eau du bain quand on aménage la cure pour y inclure les victimes des exactions de ce siècle, enfin sur les tendances postmodernes au relativisme de la vérité.

30La démonstration de la responsabilité du nazisme dans la tendance consensuelle de la psychanalyse américaine est très éclairante. Laurence Kahn attribue à cette causalité historique les tendances « empathiques » de la two-bodies psychology et le pragmatisme antithéorique en vogue aujourd’hui. L’évolution contemporaine d’une clinique appauvrie en symptômes névrotiques, enrichie des conduites agies, aurait-elle contribué à assouplir les indications de la cure et les conditions de sa direction ? Faudrait-il alors renoncer à la méthode pour inclure des sujets dont la violence des traumas subis empêcherait de bénéficier de la cure psychanalytique ? Ou, au contraire, faut-il tenir bon et croire suffisamment en la psychanalyse pour que la compassion n’exclue pas le travail de subjectivation ?

31Laurence Kahn pense que ces renoncements sont le fait d’un « assombrissement de la théorie » des analystes, plutôt que l’effet de nouvelles configurations cliniques. Ce nouveau livre alimente donc le débat, souvent passionné, que les psychanalystes entretiennent entre Classiques et Modernes. Le nouveau monde, laisse entendre Laurence Kahn, est parfois plus obsolète que l’ancien.

Élie Buzyn, J’avais 15 ans. Vivre, survivre, revivre, Paris, Alisio, 2018, 240 p., par François Lévy

32En 1940, Élie Buzyn avait 11 ans quand les nazis, à Lodz, après avoir vidé les appartements occupés par des Juifs, en ont froidement abattu trois, dont le frère de l’auteur âgé de 22 ans. Les autres essayèrent de survivre dans le ghetto jusqu’à ce que les nazis décident de transférer les quelques êtres encore vivants en Allemagne. La « solution finale » était en train d’être réalisée.

33D’Auschwitz (1944) à Buchenwald (1945), « [son] numéro tatoué en caractères énormes sur [son] bras d’enfant », Élie Buzyn connut les « marches de la mort », le froid, le gel et évita de justesse l’amputation de ses membres gelés. Le 11 avril 1945, les troupes américaines libérèrent les déportés.

34La suite décrit le parcours d’un adolescent qui se tourne vers la France avec le but d’émigrer en Palestine, ce qu’il fait en 1947. Il y reste sept ans en travaillant dans un kibboutz, puis il décide de revenir en France et de devenir médecin. L’étudiant qui avait « failli perdre ses pieds et sa vie » s’oriente, sans qu’on en soit surpris, vers la chirurgie orthopédique !

35Vivre, pour Élie Buzyn, c’est alors passer de survivre à revivre, verbe qui peut s’entendre de différentes manières, puisque bien des situations présentes peuvent amener l’auteur à connaître à nouveau des émotions anciennes. À chaque moment de sa vie, Élie Buzyn s’efforce de dépasser ses possibilités, ses limites, qu’il s’agisse de ses douleurs, de sa pratique médicale, de ses capacités physiques ou de ses activités humanitaires et associatives. Un seul lieu reste banni : Auschwitz où, dès leur arrivée et sous ses yeux, ses parents ont été dirigés vers les chambres à gaz et les fours crématoires.

36Mais une situation imprévue modifie le cours des choses. En 1993, son fils Gaël, âgé de 21 ans, déclare qu’il veut aller à Auschwitz, « voir le lieu où [ses] grands-parents paternels ont disparu ». « Je lui ai aussitôt répondu que si quelqu’un devait l’accompagner, c’était moi », écrit Élie Buzyn. « À ce jour, mes trois enfants et cinq de mes huit petits-enfants m’ont accompagné à Auschwitz. […] Quant aux autres, j’attends pour accomplir le pèlerinage qu’ils aient à leur tour 15 ans. L’âge que j’avais lorsque j’ai été déporté à Auschwitz », conclut-il.

37Des témoignages de proches complètent ce récit inouï d’une vie reconstruite sur les décombres d’une sombre époque. Quelques passages frappent plus particulièrement nos yeux et nos oreilles d’analystes. La postface d’Etty Buzyn, notre collègue, qui est ici l’épouse et la mère éclairant les enfants sur ce qui empêchait le père de dire et de continuer à vivre. Le grand rabbin de France, Haïm Korsia, qui écrit : « Il accomplit encore cette transmission qui nous a été prescrite : “Interroge ton père, il te l’apprendra ; tes anciens, ils te le raconteront” » (Deut. XXXII, 7). L’écriture sainte, on le voit, enjoint au fils d’interroger le père – c’est dans ce sens que s’effectue la transmission ! D’ailleurs le fils, Gaël Buzyn, ne s’y trompe pas. Il écrit : « J’ai compris que je deviendrais un homme le jour où j’ai ramené mon père à Auschwitz », phrase dans laquelle « le choix du verbe “ramener” peut paraître surprenant ». Enfin, Éric Martinent, vice-président de la Société française et francophone d’éthique médicale, oppose la « philosophie première » d’Élie Buzyn, attachée à « l’engagement pour l’autre sans réciprocité » tel qu’on la trouve chez Levinas, à l’ethos des nazis qui « alléguaient comme moyens de défense que la médecine est une activité sans “responsabilité individuelle” où tout médecin n’est qu’un “instrument” ou un soldat de la mise en œuvre de l’idéologie de “l’hygiène raciale” et de la “solution finale” ».

38On le voit : il est des livres dont chaque phrase, chaque ligne, chaque mot ont leur importance. Le livre d’Élie Buzyn en fait partie. Son auteur est l’un de ces survivants de la Shoah qui considéraient que « sur-vivre », c’est-à-dire vivre pleinement, faire de sa vie un accomplissement de la vie, représente le témoignage le plus criant de la victoire des forces de vie sur les forces de mort, aussi obscures et puissantes soient-elles.

Olivier de Marliave, Les Terres promises avant Israël. Du Suriname à l’Alaska, du Kenya à la Mandchourie…, Paris, Imago, 2017, 224 p., par Patrick Avrane

39« Vous voilà donc en Terre sainte, vous n’y êtes plus un invité, mais un homme qui revient chez lui, et j’espère que la vieille mère accueillera aimablement ses enfants » (lettre de Freud à Eitingon du 14 avril 1934, in Sigmund Freud, Max Eitigon, Correspondance, Hachette, 2009).

40Si Freud n’a pas adhéré au mouvement sioniste, Israël reste une Terre Promise ; plusieurs ouvrages publiés par Campagne Première en font, chacun à leur façon, état : Freud et l’homme juif d’Émile Malet, La Psychanalyse en Palestine et La Psychanalyse à l’épreuve du kibboutz de Guido Libermann. Mais ici, avec ce livre d’Olivier de Marliave, il s’agit moins de la Terre Promise que des lieux qui ont fait l’objet de promesses, depuis fort longtemps, pour abriter le peuple juif. Ils sont nombreux, parfois extravagants, souvent méconnus. L’auteur, fort d’une riche documentation, les présente, mais surtout fait état des souhaits qui en sont à l’origine, des tractations qui émaillent ces perspectives parfois réalisées, c’est-à-dire à chaque fois des hommes et de leurs désirs en jeu.

41Cela commence avec le Ghetto de Venise, dont on ne connaît pas la date d’origine, mais où, « pour la première fois, des Juifs ont été reconnus en tant que “nation” avec un droit de résidence » (p. 10). Car, si la question est devenue cruciale après la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle n’en est pas moins présente depuis des siècles ; c’est l’ensemble de la planète qui est prospectée. Ainsi, au Suriname (Guyane hollandaise), du xviie au début du xixe siècle, un petit État juif, Jodensavanne, est installé. Toujours en Amérique, à la fin du xixe siècle, c’est l’Argentine qui devient un Eldorado juif grâce à un homme, Maurice de Hirsch, qui fonde Moisés Ville où, notamment, Joseph Kessel voit le jour. En revanche, aux États-Unis, dans les années 1900, le plan Galveston (un port du Texas) ne rencontre guère de succès, et le projet en Alaska de 1939 reste dans les cartons. En Afrique, ce sont des propositions récurrentes à Madagascar, des explorations épiques au Kenya, en Ouganda, en Angola, en Cyrénaïque (le nord de la Libye), mais pas en Égypte : « Non merci, on y est déjà allés ! », répond Theodor Herzl à Chamberlain, ministre anglais des colonies. En Asie, c’est une expérience en Crimée qui se termine en génocide en 1941, puis le célèbre Birobidjan inventé par Staline, et un plan japonais en Mandchourie. Plus loin encore, Chritchley Parker meurt de faim en explorant la Tasmanie qu’il voit comme la terre idéale.

42Au-delà des surprenantes propositions de territoires (du bassin d’Arcachon à la Corse, des Philippines à la République dominicaine), ce sont des parcours d’hommes qui sont contés dans le livre d’Olivier de Marliave. Des utopistes (pas toujours juifs), des politiques (pas toujours bien intentionnés), des diplomates (souvent hésitants), des religieux et des laïques, quelques personnages douteux, d’autres naïfs, mais aussi de très grandes figures ont participé à ces projets.

43Cet ouvrage est passionnant par ce que nous découvrons pour la première fois, car aucun travail de ce type n’avait encore vu le jour, et nous mesurons l’ampleur de la tâche accomplie par l’auteur, mais aussi par ce qu’il nous conte de ces aventures humaines multiples et variées à la fois dans ce qui les motive et dans la façon dont elles se passent. Il y est question de l’espoir d’un accueil aimable par une vieille mère parfois émigrée, c’est-à-dire des étonnants chemins qu’empruntent les tentatives de réalisation d’un idéal : une histoire profondément humaine.

Carl Gustav Jung, Erich Neumann, Correspondance, Zurich–Tel-Aviv (1933-1959), Paris, Imago, 2018, 352 p., par Patrick Avrane

44Erich Neumann (1905-1960) est un disciple important de Jung. Juif né à Berlin, il ne peut terminer ses études de médecine à cause des lois raciales. Sioniste convaincu dont le père meurt des coups reçus pendant la Nuit de cristal, il quitte l’Allemagne en 1933 et, après un passage par Zurich où il rencontre Jung, il s’installe avec son épouse et leur fils en Palestine, à Tel-Aviv, en 1934. Il fait partie des fondateurs de l’Association internationale de psychologie analytique, et est un des principaux représentants de l’école jungienne en Israël.

45Cette correspondance comprend deux parties car, à cause de la guerre, elle est interrompue entre 1940 et 1945. L’ensemble de sa publication présente assurément un grand intérêt pour les adeptes du mouvement jungien, à la fois sur le plan théorique et historique. On y découvre un Erich Neumann écrivant de longues missives à Jung au sujet de ses recherches ou de ses relations avec les membres de l’Association de psychologie analytique, et un Jung répondant de temps à autre, s’excusant de longs silences. « Je n’ai malheureusement pas eu le temps d’entretenir notre correspondance, car j’ai eu beaucoup à faire » (21 décembre 1934). « Je vous remercie de tout cœur pour l’aimable lettre que vous m’avez envoyée au mois de juillet de l’année dernière et je m’excuse de ne pas y avoir répondu plus tôt » (4 avril 1938). « Je ne peux pas vous laisser attendre plus longtemps bien que je sois loin d’avoir terminé la lecture de tout ce que vous m’avez envoyé » (5 août 1946). On le voit, ce sont des relations de disciple à maître qui orientent cet échange. Il y est question, par exemple, des travaux de Neumann sur « les stades archétypiques du développement de la conscience [et] de la psychologie du mythe » (4 juin 1946), des remous que la publication de son livre L’Éthique provoque (10 décembre 1948), ou encore d’un différend au sujet de l’utilisation du terme de complexe de castration, refusé par Jung (8 juillet 1947).

46Ainsi, grâce à ces échanges épistolaires, nous pouvons approcher de façon vivante les conceptions qui supportent la psychologie analytique, et ce qui la distingue radicalement de la psychanalyse.

47La psychanalyse est toutefois directement concernée par cette correspondance, particulièrement dans sa première partie. Après en avoir été le coprésident depuis 1930, C. G. Jung devient, en 1934, après la démission de Kretschmer, président de l’IAÄGP, Société internationale de psychothérapie, dominée par la section allemande nationale-socialiste, précise Martin Liebscher qui, dans un texte documenté et fourni, présente cette correspondance. « Je ne discuterai pas […] si c’est un regard “goethéen” véritable qui voit dans le national-socialisme barbare et sanguinaire donnant le fouet à des humains un “phénomène puissant” de l’inconscient germanique. […] Je mettrai également de côté le fait que, dans votre séminaire, […] vous avez dit : “Un mouvement qui s’empare d’un peuple tout entier est également arrivé à maturation dans chaque individu.” […] Je ne comprends pas comment un homme comme vous ne verrait ce qui est pour tous d’une cruelle évidence : qu’un assourdissant nuage de fumée chargé de saleté, de sang et de puanteur s’élève dans l’âme germanique, tout comme dans l’âme slave » (sans date, p. 56-57), écrit alors Erich Neumann au cher Dr Jung. Cependant, la révolte n’entraîne pas la rupture. Dans la suite de la correspondance, le thème du Juif, de l’âme juive, et de ce qui distingue, à partir de là, l’approche de Jung de celle de Freud se poursuit tout au long des années, même si, après la guerre, il n’est plus central.

48Ainsi, cet ouvrage n’est pas à négliger, non seulement pour quiconque souhaite connaître la démarche jungienne dans le vif de son expérience, mais aussi éclairer un moment particulier de l’histoire de la psychanalyse, celui qui a conduit Freud à l’exil, et ses livres au bûcher.

Gloria Leff, L’Affaire Freud-Hirschfeld. Une valse-hésitation avec l’occulte, Paris, Epel, 2018, 190 p., traduit de l’espagnol (Mexique) par Annie Guillon-Levy, par Marie-Claude Thomas

49Avec L’affaire Freud-Hirschfeld, Gloria Leff réussit à nouer une clinique de Freud, sa métapsychologie, une part singulière du transfert – le contre-transfert qui, d’être posé tel, l’envase en transfert de pensées –, et enfin la manière, selon les procédés de dissimulation propres à la langue du rêve, qu’a eu Freud de rendre compte de ce devenu-cas. L’enquête passionnante de Gloria Leff, son mode d’exposition réactualisent le relief des difficultés et des achoppements de Freud, là où une narration unifiante du cas efface ses questions comme ses enjeux.

50C’est en 1994 que Ernst Falzeder publie dans le Psychoanalytic Quaterly (no 63) l’assemblage des textes de Freud provenant d’une même analyse – la malade y apparaît de façon anonyme, ou sous différentes initiales dans les correspondances –, textes qui montrent que Freud a dû inventer du nouveau à cette occasion. Ce que Gloria Leff déploie finement peut se résumer ainsi :

51– Des rituels de lavage d’Elfriede Hirschfeld (E. H.), Freud fera des formations réactionnelles contre « des motions érotiques anales et sadiques » nommées « organisation sadique anale » dans « La disposition à la névrose obsessionnelle » en 1913, l’un des articles où est exposé un morceau de la cure. Il ajoutera ce « montage théorique » à l’édition de 1915 des Trois essais sur la théorie sexuelle, dont Melanie Klein fera grand usage.

52– Le contre-transfert et sa mise en valeur ne peuvent qu’étonner quand on constate que le terme, sinon la notion, n’apparaissent strictement que dans les textes de Freud écrits durant la cure d’E. H., de 1908 à 1915. C’est sur cette pointe-là, localisée à ce cas, que s’est appuyé l’éventail, depuis largement ouvert, du contre-transfert. Pointe à laquelle Lacan redonne son piquant, Gloria Leff le rappelle : « C’est dans la référence au contre-transfert que l’implication de l’analyste dans le transfert est le mieux articulée. » D’où la juste équation du terme de contre-transfert à la part de l’analyste dans le transfert.

53– Enfin, ce que met en lumière, si l’on peut dire, l’affaire Freud-Hirschfeld n’est pas tout à fait nouveau parmi les questions de Freud, mais suffisamment insistant pour être de nouveau traité à partir de cette cure. Elle lui donne l’occasion de situer la psychanalyse par rapport aux phénomènes occultes, télépathie ou transfert de pensées, et de réinterroger ces faits étranges à propos d’une prédiction que lui confie sa patiente : elle aura deux enfants. On remarquera ici la torsion qui fait passer du « contre-transfert » au « transfert de pensée », torsion qui se trouve au cœur même de l’article de 1913. Lorsque la patiente apprend de son mari qu’il est stérile alors qu’elle souhaite, demande (Wunsch) des enfants, elle tombe malade et fait en sorte que son mari n’en devine pas la cause ; malgré cela, il comprend et est impuissant pour la première fois. C’est ici que Freud note le point de torsion : « Mais j’ai affirmé, non sans bonnes raisons, que chaque humain possède dans son propre inconscient un instrument avec lequel il est capable d’interpréter les manifestations de l’inconscient chez l’autre », l’analyste aussi bien qui utilise son contre-transfert. Voilà, semble-t-il, l’appui analytique à partir duquel Freud va aborder ce qu’on appelle transfert de pensée, et peut-être la raison pour laquelle la question du contre-transfert est restée en suspens.

54Cette proximité entre le contre-transfert, la part de l’analyste dans le transfert, et le transfert de pensée ou la télépathie, est à interroger : qu’est-ce qui fait que du transfert on vire, ou non, à la télépathie ? Le savoir-y-faire avec l’efficacité du signifiant y joue-t-il ? On encore, y a-t-il un sens du nouage de RSI qui serait indicatif de cela ? Lacan reprend ces questions, Gloria Leff avec lui, notamment dans le séminaire Les non-dupent errent : de cette attraction du « flot de boue » de l’occultisme – ce qui fait selon Lacan l’essence du langage, à savoir la dominance de la réalité sexuelle sur lui –, comment l’exercice analytique accueille-t-il les émanations ?

55– Le mode d’exposition que Gloria Leff a choisi tranche sur les travaux précédents concernant E. H. où elle est identifiée et, disons-le, recomposée. Ce n’est sans doute que dans l’après-coup de l’assemblage des morceaux qu’il lui a été possible d’interroger sérieusement le fait que Freud ait choisi une exploitation sélective, ponctuelle et éparse du matériel clinique. Pourquoi ce choix ? Pour Freud, cette technique de fragmentation a servi un but précis, il l’écrivait dans L’Interprétation du rêve : une dissimulation, une auto-dissimulation. L’interprétation d’un rêve répartie dans plusieurs endroits du livre laisse le rêveur soustrait au centre de l’attention du lecteur. Et pour l’analyse de E. H., à la question de Max Eitingon – pourquoi ne publiez-vous pas le « Rapport préliminaire » sur la transmission de pensées ? –, Freud apporte une réponse semblable : par discrétion.

56Or, Gloria Leff accomplit l’exercice de faire céder l’unité du cas construite par Falzeder au moyen d’une réactivation des deux procédés de Freud, celui de la multiplication et celui de la fragmentation, en les détournant. Multiplier des fragments, avec quelques variantes, dans les textes ou lettres de Freud, engendre des rythmes nouveaux pris dans des mouvements et des plans différents : transfert, névrose obsessionnelle, occultisme… Répéter ces fragments presque identiques suggère une insistance qui reste en suspens, une pensée obsédante, en tout cas rien qui puisse donner lieu à une description : l’analogue s’effondre, la psychologie aussi. Fragmenter, au-delà de la discrétion alléguée par Freud, impacte la force que Leo Steinberg dans Le Retour de Rodin trouve aux sculptures mutilées (Iris, La Terre, L’Homme qui marche, Figure volante) : elles ne « gardent du noyau anatomique que ce qu’il faut au geste pour s’accomplir ». Poser, donc, que Freud donne le vif de ses butées dans les courts fragments comme « Deux mensonges d’enfants » ou, plus percutant, la lettre à Ferenczi du 3 janvier 1911 sur la « prophétie », autant que dans les ajouts de « Psychanalyse et télépathie » (1921).

57C’est cette tension entre l’« ensemble du cas » et sa fragmentation originelle qu’il a été nécessaire de restaurer et de faire jouer : L’Affaire Freud-Hirschfeld devient une passionnante lecture à rebonds.

Renato Mezan, Ben alors… Tout ça pour ça ? ! Freud, Dora et l’hystérie, ou de l’intellect à l’émotion, Paris, Ithaque, 2019, 80 p., par François Lévy

58En reprenant, à son tour, le « Fragment d’une analyse d’hystérie » de Freud, Renato Mezan cherche à nous entretenir des « “motifs intimes” qui ont conduit Freud à rédiger si vite un texte tellement complexe, à en tirer autant de satisfaction (“le travail le plus subtil que je n’aie jamais écrit”, écrit-il à Fliess), puis à le laisser dans un coin durant quatre années » avant de le publier. On se souvient, en effet, à quel point Freud se retrouve surpris et perplexe lorsque, « ayant fait parade de tous ses pouvoirs intellectuels dans l’interprétation du second rêve », il ne reçoit de Dora qu’un dédaigneux : Was ist denn da viel herausgekommen ?, avant qu’elle ne lui annonce, dans la séance suivante, qu’elle ne reviendra plus. On se souvient aussi que c’est, dans sa « Conclusion », à « l’insuffisance de compréhension du transfert » que Freud attribue son échec. Mais on lit Mezan avec plaisir, parce qu’il se penche sur les raisons qui ont poussé Freud à remanier son texte pendant quatre ans avant de le rendre public. Mezan nous montre d’abord à quel point Freud sous-estime l’impact émotionnel de ses interprétations sur sa patiente âgée de 18 ans, comme si, étant en analyse avec le « maître », elle ne pouvait que partager son enthousiasme ! Il rappelle le temps qu’il a fallu à Freud pour comprendre que c’est le transfert (et non plus les transferts) qui structure la relation thérapeutique. Mais, surtout, il relève l’« agacement » de Freud devant le scepticisme de sa patiente, le ton « autoritaire voire agressif » avec lequel il effectue son « martèlement interprétatif », et le sentiment fréquent d’« être mis au défi » par la jeune fille. Il en résulte, écrit Mezan, « un dialogue de sourds » qui, par la suite, a enseigné des générations d’analystes. Nul doute, ajoute-t-il, que Freud s’est senti atteint « dans une zone que ses dons extraordinaires et son expérience ne lui permirent jamais d’atteindre », zone qu’il nomma plus tard « contre-transfert ». Mais Renato Mezan insiste aussi sur un aspect peu souligné du « cas Dora » : le traumatisme subi par la jeune fille afin que les adultes continuent de s’adonner aux plaisirs. On comprend mieux, alors, qu’elle ait utilisé « les moyens que l’hystérie mettait à sa disposition » pour mettre en scène sa vengeance.

Anne Boissière, Le Mouvement à l’œuvre. Entre jeu et art, Paris, Mimesis, 2018, 210 p., par Nicole Auffret

59La lecture de ce livre transporte, déplace, met en mouvement le psychanalyste. Anne Boissière interroge et réfléchit à partir de l’art. Elle n’approche pas l’art comme un fait de culture qu’elle étudierait en savante, elle étudie le mouvement de l’art. Ce mouvement crée de la forme, qui à son tour vient surprendre et toucher le spectateur. Ce mouvement en soi fait mouvement, émotion d’abord et, parfois, de cette émotion naît la pensée. « La rencontre avec l’œuvre d’art est d’abord surprise, saisissement, elle peut bouleverser notre vision du monde. Ce n’est pas un fait de culture. Dans une première approche, nous sommes comme un enfant », écrit Michel Artières dans son livre Cézanne ou l’inconscient maître d’œuvre.

60Anne Boissière, professeure enseignant l’esthétique et la philosophie de l’art à l’université de Lille, questionne ici « voir et sentir ». Dans la présentation du livre, il est écrit : « En ceci l’esthétique ne pense pas seulement l’art mais le sentir lui-même. En ceci elle est au cœur de toute philosophie. » En ce sens, sa recherche peut accompagner la recherche analytique.

61Elle interroge le « voir » qui n’est pas « voir » une image, une forme, mais un « voir/sentir », percevoir un mouvement. Or, c’est cette question qui s’impose au psychanalyste dont la clinique est celle de la psychose : quand « voir » est davantage que voir, quand « voir » est aussi « sentir ».

62L’étude du mouvement d’Anne Boissière part des écrits d’Erwin Straus, psychologue phénoménologue dont elle nous dit que son apport fut de penser repérer cet « espace directement en prise avec une affectivité qui s’exprime à même la motricité corporelle ». C’est lui qui a pensé relier « le mouvement présentiel au jeu ». Puis Anne Boissière réfléchit à la conception du jeu chez Winnicott. Elle accompagne sa lecture des conceptions de l’art de Maldiney, de son concept de « transpassabilité », et du mouvement dans l’œuvre de deux artistes d’Art brut : Augustin Lesage et Aloïse Corbaz. Son étude retrouve alors la notion de « Gestalt-ung », c’est-à-dire le mouvement de la forme se formant, ce qui l’amène, avec Maldiney, à cette affirmation : « Le mouvement dont il s’agit, avec la Gestalt-ung, est de part en part langagier. » Je ne puis que penser à la clinique et aux élaborations winnicottiennes.

63Alice Cherki, psychanalyste, auteur de La Frontière invisible (Éditions Elema, 2006), Frantz Fanon, portrait (Seuil, 2001), et Mémoire anachronique (Éditions de l’Aube, 2016), dit un jour lors d’un entretien radiophonique :

64« En constatant à travers les années l’évolution de la pratique psychanalytique, je pensais sous forme de boutade, qu’il y avait :

65– Les analysants freudiens : les enfants du sexuel. Comment se séparer du premier objet d’amour et de pulsions, comment faire avec l’objet perdu ?

66– Les analysants lacaniens : les enfants du langage. Comment faire avec l’entrée traumatique dans le langage, avec la métonymie et la métaphore ?

67Pour les uns et les autres la présence d’un tiers.

68– Et puis il y a les analysants de l’actuel, marqués de l’empêchement à la représentation psychique et de son lien avec une panne de la mémoire inconsciente et qui posent la question : “Qu’est-ce qui est arrivé à la métaphore, à une possible métaphorisation ? Qu’est-ce qui est arrivé à la langue ?” »

69Alice Cherki situe les questions qui arrivent dans le cabinet du psychanalyste actuellement. Mais ce sont aussi les questions qui ont été soulevées par la clinique de la psychose. Souvenons-nous de nos interrogations, nos recherches et des titres de nos colloques : « Cliniques actuelles » ou « Cliniques contemporaines ». Nous faisons tous l’expérience du surgissement de cette question dans l’accueil des demandes d’analyse actuelles : « Qu’est-ce qui est arrivé à la métaphore, à une possible métaphorisation ? Qu’est-ce qui est arrivé à la langue ? », ce qui pour moi est indissociable de cette autre formulation : « Qu’est que penser le corps analytiquement ? » Et pourtant, il ne s’agit pas de psychose.

70La pensée qu’Anne Boissière développe dans son livre réactualise et vivifie l’articulation art/psychanalyse : il ne s’agit plus d’interpréter ce que les artistes livreraient de l’inconscient mais, se laissant interroger en tant que psychanalyste, de découvrir ce que le mouvement de l’art nous permet d’élaborer dans notre cadre de pensée.

71Je termine en citant Anne Boissière : « L’espace du paysage, espace primitif en deçà de la perception, relève d’un ordre langagier, toutefois, a-linguistique. On commencera à se le représenter si on l’envisage comme un espace nocturne : non de lecture, mais d’écoute ; non d’écriture, mais de voix. Le mouvement qui appartient à la vie sensible primaire est, en raison de cette détermination langagière, incommensurable à l’ordre physique ou biologique des corps » (p. 151).

James Frame, Philosophie de la folie (1860), Paris, Epel, 2019, 176 p., par Christian Chaput

72Riche découverte que ces écrits de James Frame, ce menuisier écossais devenu agent immobilier, intitulés Philosophie de la folie. Datant de 1860, ils sont sous-titrés Réflexion biographique d’un mélancolique sur la folie et son traitement moral. C’est de sa vie, de ses deux hospitalisations, survenues à treize années de distance et dont il est sorti « guéri », que James Frame nous parle en 1860, avec semble-t-il une grande honnêteté – si l’on se réfère au remarquable travail de l’équipe de traduction, qui a effectué de surcroît de nombreuses recherches sur les manuscrits laissés par l’auteur et dont l’introduction liant leur travail et le livre de Frame est tout à fait « ouvrante ».

73Déjà mis en évidence par Frieda Fromm Reichmann (souvent évoquée par Gisela Pankow), qui a écrit un ouvrage très intéressant sur la psychothérapie des psychotiques (Principes de psychothérapie intensive, Érès, 1999), ce volume nous oriente dans trois directions au moins : le diagnostic de mélancolie, le rapport humain au fou et celui du fou à l’humain, exprimable ou non, et les conditions d’un traitement, de sa durée, et d’une évolution thérapeutique positive. Enfin, le rapport de la « maladie », du mal-être, avec l’expression créatrice ou la possibilité d’une création expressive par le langage : outre son propre rapport à l’écriture, James Frame évoque de nombreux poètes et leur fin souvent dramatique par suicide.

74Il y a d’autres moyens d’expression que les mots ; je pense à la peinture, aux formes, aux images. Je suis tombé par hasard sur un ouvrage de Charles Nodier consacré à Piranèse (Éditions Marguerite Waknine, 2017), plus particulièrement aux extraordinaires Prisons. L’impossibilité d’arrêter de monter sur les échelles, les escaliers, de trouver une issue même si l’on redescend, vient bien y donner une représentation de l’enfermement, lié à cette « faille » originaire répétitive et quelquefois impossible à « guérir » chez le mélancolique ; l’artiste, lui, peut la dépasser en y trouvant une source d’expression de soi, en auto-genèse, grâce à laquelle, au moins, il survit. On pourrait aussi évoquer les œuvres de M. C. Escher (1888-1972), ce peintre et dessinateur-graveur néerlandais chez qui l’espace s’ouvre toujours… vers une nouvelle ascension ou une sortie impossible, c’est-à-dire ne s’ouvre jamais vraiment. Le malade mélancolique ne peut pas faire un deuil, dépasser le traumatisme qui révèle la faille dans laquelle il s’engouffre, il tombe et risque de mourir, faute de traitement. On pourrait aussi évoquer la « pierre de la mélancolie » dans l’œuvre de Dürer (Melancholia I, 1514), et l’énigmatique reflet d’un visage qui semble en perdition.

75Au-delà des discussions diagnostiques actuelles, qui risqueraient d’être sans fin entre mélancolie, folie circulaire, psychose maniaco-dépressive, bipolarité, schizophrénie affective, manque biologique de tel ou tel enzyme, dysfonctionnement neuronal, etc., James Frame montre très bien comment ses accès de folie pouvaient mettre sa vie en danger, celle de certains membres de sa famille aussi ; il pouvait être agi par ses pensées délirantes. Il ne nie aucunement – bien au contraire – la nécessité de l’hospitalisation, de l’isolement, et de ce que l’on appellerait aujourd’hui les modalités de placement, qu’il soit lié a une demande personnelle, à la demande d’un tiers ou autoritaire. Ce qui nous interpelle vraiment, c’est la manière dont il montre que tout traitement, pour qu’il soit efficace, repose essentiellement sur la rencontre et le facteur humain, et ce, quel que soit le degré de régression, délirante ou pas, d’enfermement du patient. Hydrothérapie autoritaire, contention, médicaments imposés, tout peut soigner si l’indication est bonne et si elle est soutenue, même mieux, initiée par une parole du médecin et de l’équipe soignante, infirmiers, éducateurs, cuisinières. Il faut qu’il y ait de l’affect, ce qui n’est pas de l’amour ou de l’amitié. Tous les soignants sont des êtres humains dont la présence, le contact sont thérapeutiques. C’est une préfiguration incontestable de la psychothérapie institutionnelle, telle que nous avons pu la connaître, de la reconnaissance du « transfert dissocié » selon le terme de Jean Oury au sujet du schizophrène, et qui pour le mélancolique (non dissocié) pourrait se traduire par des « bouts d’affect » émis, volontairement ou non, par les soignants – et donc souvent inconscients –, qui un jour trouvent un écho chez le patient. Il répond enfin. Rôle donc de l’équipe pour redonner un cadre intégral (frame en anglais) et une contenance (mot souvent employé dans l’observation du malade par son médecin, comme critère d’évolution) ouvrant à la présence affectée puis à la rencontre et au désir.

76La rechute de Frame, treize ans après son premier accès, est bien intéressante aussi ; je vous laisse le soin d’en découvrir les causes, différentes, en apparence en tous cas, de celles de son premier accès. L’hospitalisation est plus courte, le traitement moins violent. Elle nous montre surtout que faute de « guérison totale », il faut permettre au patient de « sentir » les prémices de l’effondrement et lui donner ainsi la possibilité de re-demander de la protection et du soin. Nul n’est tout-puissant, la « toute-puissance des religieux », par exemple, étant vécue comme sadique et très persécutrice par Frame. Les statistiques qu’il fait des causes de la folie sont très intéressantes en soi, mais surtout par rapport à lui.

77Le thérapeute, donc, n’est pas tout-puissant. En reconnaissant les limites de sa « capacité à », c’est-à-dire d’abord en les sentant, au sens de pathein, et éventuellement en les verbalisant – à condition qu’il ait pu les repérer et en comprendre l’origine dans sa propre vie, dans sa propre psychanalyse, comme l’évoque Philippe Refabert dans Comme si de rien. Témoignage et psychanalyse (Campagne Première, 2018) –, il permet au patient de ressentir puis de comprendre les siennes, et donc d’accepter les conditions de sa vie et de sa capacité à exister.

León Grinberg, Qui a peur du (contre-)transfert ? Transfert, contre-transfert et contre-identification projective dans la technique analytique, Paris, Ithaque, 2018, 192 p., par François Lévy

78Au début de la longue préface qu’il rédige pour ce livre, Jean-Michel Assan, le traducteur des textes réunis sous ce titre, rapporte l’expérience d’un état dans lequel un petit patient le plongeait à chaque séance. « Je me livrais […] à une lutte douloureuse contre une somnolence puissante qui s’abattait sur moi sitôt que l’enfant entrait dans la pièce, puis se dissipait dès qu’il en ressortait. » Et ce jusqu’à ce que, raccompagnant en fin de séance l’enfant dans la salle d’attente où sa mère l’attendait, il remarque que celle-ci, de façon systématique, était plongée dans un profond sommeil. « C’est comme moi, elle dort… », se dit-il. Et au garçon : « Je me demande comment tu fais pour me faire dormir. […] Et là, il a levé les yeux vers moi ! » Ce fut le début d’une cure, qui se déroula sur une dizaine d’années et se conclut sur « une réussite thérapeutique ».

79L’auteur apprit bientôt qu’il s’agissait de ce que León Grinberg avait qualifié du terme de « contre-identification projective », un mécanisme qui désigne conjointement deux phénomènes : un état de hantise ou d’envoûtement dans lequel l’analyste peut se trouver pris à son insu par les objets de l’analysant ; et les réactions contre-transférentielles inaperçues que cet état peut déclencher chez l’analyste. En d’autres termes, le garçon évoqué ci-dessus avait sans doute développé une forme « magique » – Grinberg y insiste – de contrôle omnipotent lui permettant de projeter dans l’analyste ses éprouvés de détresse, d’impuissance et de sidération, gardant pour lui le sentiment de contrôler la situation.

80León Grinberg a développé cette notion à partir de ce qu’Otto Fenichel et, surtout, Heinrich Racker ont élaboré dans les années 1950 et 1960 à propos d’états contre-transférentiels insuffisamment étudiés. Cherchant à clarifier « l’ensemble des réponses de l’analyste au transfert de l’analysant », Racker a décrit en détail les mécanismes mis en jeu quand l’analyste introjecte les conflits internes du patient sous forme d’identifications partielles et transitoires.

81Mais l’expression de « contre-identification projective » contient, en elle-même, la notion proposée par Melanie Klein pour décrire comment, de façon fantasmatique, on peut cliver une partie précieuse de sa personnalité et la projeter dans un objet. L’apparition de cette notion obligea les analystes à se préoccuper de « ce que le patient me fait éprouver », et à différencier cet éprouvé de ce que d’habitude on appelle « contre-transfert », qui est, d’ailleurs, inconscient par nature.

82Mais c’est Wilfred R. Bion qui, dès 1956, a donné à ce terme un essor en s’appuyant sur le modèle de la communication entre le bébé et la mère. Il qualifie d’« identification projective normale » le mécanisme grâce auquel le nourrisson clive et projette dans sa mère ce qu’il ne peut pas accueillir en lui et que la mère transforme de manière telle que le bébé puisse enfin le mettre à l’intérieur. Ce processus, présent dans toute communication humaine, éclaire de façon novatrice, selon Bion, ce qui se joue, dans l’analyse, entre patient et analyste.

83Grinberg insiste sur le caractère positif et utile de la contre-identification projective. « Poussant, écrit Assan, sa découverte jusqu’à ses conséquences ultimes, il n’envisage plus celle-ci comme un problème à surmonter, […] mais comme l’instrument le plus précieux aux fins de l’analyse […]. L’analyste a maintenant pour objectif de se laisser envahir et guider par les identifications projectives de l’analysant […], et à les vivre avec lui pour ensuite pouvoir élaborer patiemment ces projections ; puis en restituer quelque chose de digeste et de créatif à l’analysant. Grinberg […] observe que l’analyste, s’il parvient à accueillir les identifications projectives de l’analysant sans les évacuer, se trouve confronté à des moments de micro-dépersonnalisation, des moments où il ne se reconnaît pas lui-même, des moments de trouble ou d’effacement de la pensée consciente, qui précèdent l’apparition de points de vue et de sens nouveaux. […] Ce sont des moments clés de l’analyse, conditions de la croissance psychique. »

84Les très nombreux exemples cliniques développés par Grinberg dérangent les analystes qui semblent avoir « fait un pacte inconscient avec l’analysant pour ne pas franchir certaines limites ». « Les interprétations, ajoute-t-il, ont souvent pour but de nier l’angoisse qui a surgi chez l’analyste, du fait que la situation lui est inconnue et qu’il la ressent ainsi comme dangereuse. »

85Au total, León Grinberg a publié plus de trois cents textes, parmi lesquels ceux qui traitent spécifiquement du contre-transfert et de la contre-identification projective sont au nombre d’une vingtaine. La parution récente de l’ouvrage de Grinberg s’est faite grâce à Jean-Michel Assan, le traducteur et préfacier, et à Ana de Staal, des Éditions d’Ithaque, qui, une fois encore, œuvre pour un renouvellement certain dans la psychanalyse.

Jean-Claude Stoloff, Psychanalyse et civilisation contemporaine. Quel avenir pour la psychanalyse ?, Paris, Puf, 2018, 270 p., par Jean-François Solal

86Jean-Claude Stoloff, membre formateur de la Société psychanalytique de recherche et de formation (SPRF), traite dans son dernier ouvrage du malaise actuel dans la civilisation, sur le fond duquel la psychanalyse a toujours dû compter pour s’exercer. Un de plus ? Certainement pas. Jean-Claude Stoloff ne tient pas pour acquis les écrits anthropologiques de Freud et en réactualise l’éclat à la lumière d’autres approches politiques, sociales, mais aussi économiques, ce qui n’est pas fréquent chez les psychanalystes. Il regrette ainsi que « les conditions socio-économiques dévastatrices » fassent défaut dans le Malaise dans la culture et il estime qu’une théorie psychanalytique devrait articuler « les forces agressives [intérieures] avec les conditions économiques qui à tout le moins les favorisent » (p. 58).

87Sa lecture de Marx avec Freud nous prouve aisément que le Kultur Arbeit présente une actualité que méconnaissait évidemment l’auteur du Manifeste communiste, publié en 1848. Selon Jean-Claude Stoloff, l’économie pulsionnelle freudienne vient infirmer la thèse marxiste de l’émancipation de l’homme par la maîtrise des moyens de production, et permet d’en comprendre les échecs. Pour Marx, libérer l’homme du poids du travail aurait dû lui permettre de s’épanouir dans les activités créatrices. Mais voilà que Freud déplace les enjeux : la recherche du bonheur ne se satisfait pas de la satisfaction des besoins, que la société proposerait à chacun selon l’idéal marxiste. L’homme libéré du travail se trouve aussi confronté à une autre nécessité : la poussée constante de la pulsion. Les lois économiques collectives chez Marx entrent en contradiction et en compétition avec une autre loi universelle, à expression individuelle, cette fois-ci, la pulsion sexuelle chez Freud, le « Sexual » de Laplanche, « qui n’en fait qu’à sa tête ». Alors, s’interroge l’auteur, d’où vient le progrès ? Dominer une nature externe comme le pense Marx ? Ou « dompter les pulsions » comme le pense Freud ? La société en conflit, classe contre classe, versus l’homme en conflit avec lui-même, le sujet divisé.

88Avec Hannah Arendt, Stoloff constate la dévaluation du travail dans une société occupée à créer des objets éphémères qui n’apportent plus aucune stabilité culturelle, la précarisation des conditions de travail, et, de manière générale, l’atomisation sociale qui laisse l’homme à sa solitude dans un monde désenchanté. Le malheur n’est pas que social, l’homme est abandonné à sa détresse, que Freud nomme Hilflösigkeit.

89Cette désagrégation des liens sociaux produit la réflexion de l’auteur sur la démocratie, son avenir et par conséquent, l’avenir de la psychanalyse. La fondation de la démocratie est aussi fragile que l’est la psychanalyse. Leur avenir peut être commun, imprévisible et incertain – titre de son chapitre v. L’auteur cite à l’appui une définition de Myriam Revault d’Allonnes : « La démocratie s’efforce d’institutionnaliser l’incertitude. » Une incertitude que la démocratie partage avec la psychanalyse : quelle issue au conflit entre pulsions et passions ? Entre leur sauvagerie et leur domptage, un travail du culturel ?

90Démocratie et psychanalyse ont un but commun, l’autonomie, qui doit toujours être gagnée sur l’hétéronomie. Avec Marcel Gauchet, il s’agit, depuis la « sortie de la religion », de survivre à l’indétermination et l’incertitude de l’autonomie. Une incertitude qui fonde le sujet en démocratie comme en psychanalyse (p. 97). Le sujet, et non le narcissisme dont nous voyons qu’il génère aussi la destruction des liens sociaux ; car si le narcissisme fonde la vie, ne mésestimons pas le narcissisme de mort. Avec Walter Benjamin maintenant, Jean-Claude Stoloff souscrit à cet aphorisme : « La barbarie est cachée dans le concept même de culture. »

91J’ai été particulièrement intéressé par la première moitié de l’ouvrage. L’auteur déploie ensuite un argumentaire très actuel sur le Malaise dans la culture face aux défis énergétiques et écologiques à l’appui des thèses de Jeremy Rifkin, économiste et lecteur de Freud. Je n’ai pas plus été convaincu que Stoloff par les espoirs mis sur l’empathie comme issue vers le progrès. C’est méconnaître, écrit l’auteur, l’appétit de pouvoir et de jouissance narcissique de l’homme (p. 121). C’est une illusion de promouvoir un sujet collectif, un nous, qui rendrait obsolète le je (p. 127). Je laisserai aux lecteurs l’avantage de lire sans guide les chapitres vii et viii pour m’intéresser aux deux derniers chapitres qui précisent les thèses déjà développées dans les premiers.

92Dans « L’avenir d’une conviction », Stoloff établit un distinguo subtil entre conviction et croyance : si l’hypnose prend appui sur la seconde grâce au pouvoir de l’hypnotiseur, la « construction dans l’analyse » prend appui sur la première. « À la véracité de son histoire […] s’ajoute maintenant, mais sans s’y substituer, une conviction quant à la vraisemblance psychique de ce passé, autrefois inaccessible, mais désormais reconstruit » (p. 217). J’ai écrit dans mon livre, Si la psychanalyse est une histoire vraie (Campagne Première, 2018), paru en même temps que celui de Stoloff, des propos analogues. Méfions-nous toutefois de cette « attente croyante » qui retournerait vers l’hétéronomie et entraînerait les cures infinies. Misons plutôt, écrit-il, sur « l’auto-découverte indéfinie et infinie, par le sujet lui-même, de sa propre histoire » (p. 218). C’est-à-dire, envisageons la fin de cure en laissant le sujet face aux aléas de son autonomie. Un propos courageux qui est, selon moi, insuffisamment tenu aujourd’hui par les psychanalystes.

93Dans le même chapitre, Jean-Claude Stoloff interroge avec justesse les méfaits d’une psychanalyse herméneutique qui ne porterait pas sur les changements inconscients, qui s’en tiendrait à la construction et à la co-narration, dans le hic et nunc de la cure, qui révoquerait la métapsychologie freudienne et avec elle l’inconscient.

94Quel avenir pour ce métier impossible ?, s’interroge l’auteur dans son chapitre conclusif. Comme il le fait tout au long de son ouvrage, Jean-Claude Stoloff s’engage auprès d’une psychanalyse qui « amènerait les hommes à dépasser leurs passions primaires pour accéder à une sociabilité » (p. 243). Il s’engage en un mot pour l’introjection, hasardeuse, feuilletée, précaire, conduisant à l’autonomie, contre une incorporation hétéronome qui a souvent conduit à la barbarie. Laissons ouvert avec lui « le fossé séparant théorie et pratique ». Gardons-nous de le combler en se débarrassant du réel.

95Voilà une conclusion qui sort la psychanalyse de quelques ornières régulièrement dénoncées dans ce livre, et qui ouvre sa possibilité de prétendre à un avenir… si la démocratie nous prête vie.

Nicole Yvert Coursilly, Accomplir la promesse de l’aube, Paris, Éditions des crépuscules, 2017, 125 p., par Estelle Porret

96Avec la force de l’expérience et l’engagement de l’espoir, Nicole Yvert Coursilly souligne l’actualité sociale et politique de la place de la psychanalyse des tout-petits, la fécondité de l’écoute analytique. La clinique qu’elle fait apparaître tient parfois d’un voyage au bout de la nuit, éclairé par le mystère des effets de la parole, leur potentiel de transformation. L’auteure décèle chez ces bébés traumatisés, nouveau-nés séparés dans des circonstances tragiques de leurs familles, « cette exigence d’un interlocuteur, qui doit entendre et dire les paroles dont ils ont besoin pour accéder à leur vie, à l’autre de la rencontre » (p. 21). La promesse d’une humanisation par la parole de ces drames de l’existence rend à un enfant la possibilité d’un récit de son origine, quelles que furent les conditions de sa venue au monde, et d’être écouté « dans le respect de sa double filiation » initiale (p. 28).

97Nicole Yvert Coursilly revisite aussi sa scène originaire. Native de 1945, le jour d’Hiroshima, elle se raconte enfant de la guerre : « Avoir reçu la vie au moment non seulement de la mort de mon grand-père – histoire intime –, mais aussi de la menace d’engloutissement dans l’oubli de populations entières – histoire du monde –, en résonnance avec la première catastrophe, la Grande Guerre. Mes parents, nos parents, avaient vécu les deux guerres européennes, 14-18 dans leur petite enfance, 39-45 dans leur jeunesse, j’avais, nous avions grandi dans les décombres des traumatismes, sur les ruines et les reconstructions, à l’ombre des mélancolies familiales. Le terreau de mon enfance, de nos enfances avait été nourri de la terre, de l’humus des cimetières et des charniers du xxe siècle » (p. 24). Un même humus qui développera dans le réel de 1940 la psychanalyse d’enfants : « C’est dans le contexte des catastrophes européennes – bombardements, rafles, STO, déportations des pères en oflags, stalags, des parents, des familles, en camp d’extermination – qui laissent les enfants abandonnés, orphelins, cachés, séparés, que la psychanalyse d’enfants s’est développée dans le champ social. Dans ce contexte extrême d’“assistance à personne en danger”, qui est plus que jamais d’actualité » (p. 25). Cette lucidité et, probablement, la force de son engagement auront permis à Nicole Yvert Coursilly d’établir des ponts solides entre sa pratique d’analyste et les missions de service public en charge de ces questions de protection de l’enfance.

98La détresse d’hier dans les manquements d’aujourd’hui : c’est l’intérêt de ce livre, sa portée. Son auteure n’ignore en rien le poids des traumatismes de l’histoire collective dans ces drames singuliers ; sa réflexion porte plus loin en articulant cette conscience à une éthique générale de l’analyse : « Le psychanalyste n’est pas là pour éduquer, donner des soins, mais il se soucie que d’aucuns le fassent, car il ne peut écouter un enfant qui ne serait pas entendu dans ses besoins fondamentaux. Son premier devoir est de faire en sorte que ses besoins vitaux soient satisfaits, d’en être le médiateur. L’écoute commence là » (p. 30). S’il y a, en effet, des conditions pour la parole, et des niveaux d’écoute différents, l’analyse avec des enfants convoque l’épineuse question du lien entre le soin, l’éducatif et le psychologique. Elle souligne qu’« il ne s’agit pas de les confondre, mais plutôt de reconnaître qu’ils vont main dans la main, à l’écart l’un de l’autre, mais en regard. Ils sont autres, proches mais autres » (p. 26).

99Quelle présence de l’analyste dès lors, avec ces enfants « plongés dès l’aube de leur vie dans un bain de solitude » (p. 79) ? Être ce témoin sensible capable de les accompagner jusqu’au trauma ? Nicole Yvert Coursilly témoigne avec courage de ce qu’il faut « au psychanalyste pour être passeur d’humanité auprès d’un bébé en souffrance » (p. 90-91). L’engagement du bébé n’est pas moindre, lui qui « ne cède pas sur son besoin, son désir de reconnaissance, il vous accroche, il vous assigne à en répondre, de l’humanité, la sienne et la vôtre, il vous attend là. Sinon, il préférera mourir, d’une mort physique ou psychique » (p. 39). On saisit l’enjeu, on la croit sur parole. Accomplir la promesse de l’aube fait surgir une lueur dans l’obscurité ambiante : celle d’un apaisement relatif du traumatique, au fil des créations vivantes qui peuvent en résulter. Ce qui suppose, observe l’auteure, d’accueillir le lien à l’entourage – soignants, proches aussi – pour accéder à la souffrance de l’enfant, s’il est en incapacité de parler, par immaturité encore, ou plus tard par opposition ou enfermement dans le silence : « Les mots agissent, et laissent une empreinte. Les mots, les silences, les gestes, le portage, sont enregistrés par le nourrisson. Tout cela s’appelle langage. Paroles et langage du corps. […] Lui qui n’a d’autre mémoire que celle du danger, de l’absence de sécurité qu’ont représenté le corps, la présence, le regard de la mère. Mais la souffrance de son auxiliaire nous met sur la piste du mal-être de l’enfant. C’est elle qui sait. Elle le sait par son corps qui ne trouve pas comment être présent pour lui. Cette souffrance fait diagnostic » (p. 94-95).

100Une souffrance de l’entourage qui ferait diagnostic ? La clinique nous l’enseigne, en effet. Le décalage ou l’impuissance de l’environnement à venir en aide à l’enfant, à s’accorder au mode de présence au monde de celui qui parle si peu encore, scelle une souffrance du lien. Nicole Yvert Coursilly accueille cette souffrance, interroge l’histoire qu’elle convoque, observe les signaux du bébé afin de nommer et reconnaître le trauma au plus près de lui. Elle en suit la trace sensible dans ces chemins creux où le silence résonne avec l’enfermement dans la solitude : « Faire de l’histoire, c’est prêter l’oreille à la palpitation du silence, c’est tenter de substituer à l’angoisse le respect triste et doux qu’inspire l’humaine condition » (p. 29). Observation délicate, si littérale, que ce respect triste et doux ! Avec le même bonheur de plume, l’auteure propose aux analystes « la fonction d’accordeur de musique, de cette musique du vivant et de l’existant qui sonne juste » (p. 96). Ce qui suppose de s’accorder, c’est bien ici le cas de le dire, sur le mode de présence de l’analyste. Pour cela, « il ne suffit pas de rester silencieux […] ce dont les patients souffrent le plus est bien souvent d’avoir été trop seuls » (p. 113). L’analyse s’engage dans un champ d’expérience : « Le voyage se fait à deux, se vit à deux. Dans le transfert on s’entretient », conclut-elle, mais c’est « un accrochage qui ouvre au monde » (p. 97, les italiques sont de moi)… et qui suppose pour la pratique de la psychanalyse « d’entre-tenir une capacité d’écart et de surgissement » (p. 118).

101Nicole Yvert Coursilly puisera une source d’altérité dans la langue chinoise, laquelle introduit une distinction entre langue graphique et langue parlée, ce qui pourrait rapprocher du paradigme des rapports entre langage du corps et parole. Elle rapportera aussi de son voyage en pensée chinoise un sens de l’origine et une capacité d’accueil. Son ouvrage sait offrir cet écart, ouvrir en éventail ces questions qui rencontrent les analystes au-delà de leurs différences de langue et d’origine. Là où fécondité et humanité sont les coordonnées d’une écoute qui accomplit l’indéfinissable promesse de l’aube…

Adélaïde Bon, La Petite Fille sur la banquise, Paris, Grasset, 2018, 252 p., par Catherine Griot

102Adélaïde Bon nous livre le récit du viol qu’elle a subi lorsqu’elle était enfant : l’histoire d’une lente détérioration de sa santé qu’elle ne cessera de vouloir comprendre. Sa quête durera jusqu’à la réappropriation post-traumatique des éléments dissociés la colonisant de l’intérieur.

103Elle veut savoir. C’était un dimanche de fête de l’école. Sur sa route un homme ordinaire qui demande de l’aide. Il est gentil, elle lui permet de rentrer dans l’immeuble, elle le croit même si elle sait qu’elle ne doit pas parler aux inconnus. Ce savoir répété, comment peut-il avoir pour elle un quelconque lien avec la réalité du viol qu’elle va subir ? Elle a neuf ans, « elle est morte. Personne ne semble s’en rendre compte » (p. 12). Un processus destructeur va désormais œuvrer en elle.

104D’abord, la nourriture qui n’aura plus la fonction de l’alimenter : « Manger, ce n’est plus se nourrir, c’est se calmer » (p. 17), puis les sensations de mort imminente formant les contours d’attaques de panique aussi fréquentes qu’inattendues. Auto-flagellations sexuelles laissant le goût d’une culpabilité telle qu’elle finit par s’agglutiner à tout ce qui la constitue.

105Ce calvaire de maladies post-traumatiques emportera toute sa jeunesse. Dans l’histoire de cette jeune femme, on retrouve la violence de l’effraction des éléments traumatiques : l’événement se produit dans le cours d’une journée qui ne laisse rien présager de tel. Freud l’écrit bien : « Un événement comme le trauma externe provoque à coup sûr une perturbation de grande envergure dans le fonctionnement énergétique de l’organisme » (Au-delà du principe de plaisir, OCF.P XV, p. 301). Conjointement à cette effraction du pare-stimuli et des échanges d’énergies trop fortes pour s’intégrer au reste de l’appareil psychique, il y a l’irruption d’éléments hétérogènes. C’est un point cardinal : « Le temps d’un viol, le monsieur de l’escalier s’est immiscé dans les replis de mon cerveau, il a laissé sa haine et sa perversité macérer dans l’antichambre de ma mémoire » (p. 134). C’est après des années de souffrance, de thérapies qui ont eu le mérite de la maintenir en vie, qu’elle commence à comprendre grâce à la psychiatre Muriel Salmona, spécialiste en psychotraumatologie, comment elle a pu être colonisée par les sentiments de son agresseur. Pour bien appréhender ce mécanisme, on se référera bien sûr au texte de Ferenczi « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant ». Son explication, issue d’une fine observation clinique, nous permet de rejoindre l’identification à l’agresseur des victimes, problématique bien souvent mal connue : « Les enfants se sentent physiquement et moralement sans défense. […] Cette peur, quand elle atteint son point culminant, les oblige à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur […] à s’identifier totalement à l’agresseur […] celui-ci disparaît en tant que réalité extérieure et devient intrapsychique » (Petite Bibliothèque Payot, 2004, p. 43-45). Ferenczi va ici plus loin que Freud et nous aide à approcher le vécu d’Adélaïde Bon, cet envahissement par les affects d’un autre, par cette violence qui ne lui appartenait pas.

106Plus de vingt ans après, l’agresseur est arrêté. Au poste de police, la jeune femme se trouve confrontée aux déclarations qu’elle avait faites lorsqu’elle avait neuf ans. Elle a oublié nombre des gestes du viol, les images sont comme floutées : dissociation, processus de défense habituels mis en place lors d’un traumatisme. Mais lorsqu’elle écrit : « Elle dit, Il m’a fait prendre son sexe avec ma main, il m’a fait faire des mouvements dessus. Le capitaine, Des caresses ? Non pas du tout, ce n’est pas cela les caresses. Mais il faut bien se résoudre à dévoyer ce mot faute d’un autre qui sache contenir toute la laideur du va-et-vient d’une petite main d’enfant sur le pénis raide d’un adulte » (p. 120), il s’agit d’autre chose encore, comme une dissymétrie fondamentale entre la sexualité adulte, ici perverse, de l’agresseur, et la dimension sexuelle infantile de l’enfant qui n’a rien de commun avec la première. Non, les caresses, ce n’est pas ça. Car comme le rappelle Jean Laplanche, si la sexualité infantile est constitutive de l’histoire de chaque enfant, elle est essentiellement pulsionnelle, hors temps, inconsciente, et se heurte dans le cas du viol d’un enfant à l’instinct sexuel adulte de l’agresseur, lui-même vraisemblablement en proie à des accès au conscient violents de sa propre sexualité infantile. Entre ces deux sexualités, à l’intérieur d’un même individu ou ici entre un adulte agresseur et une enfant, il y a « un grave problème de cohérence et de cohésion et, tout d’abord, de contenu » (Sexual, Puf, 2007, p. 101).

107Si dans ce récit nous n’avons pas les indices nécessaires pour en discuter, nous pouvons cependant supposer que les réminiscences du sexuel infantile de l’agresseur ont pu lui servir d’appui de connexion avec l’enfant afin de la piéger définitivement dans sa nasse perverse. Ce récit courageux, à l’image de la combattante qui le porte, nous éclaire d’abord sur l’effraction provoquée dans l’organisme par ces éléments de la sexualité malade d’un adulte agresseur. Éléments qui vont coloniser le corps, le psychisme de l’enfant et la précipiter dans l’abîme des maladies sans cause apparente. Tout cela dans une succession de dissociations et de perte des parties traumatiques qui continueront leur implacable destruction en elle.

108C’est aussi malheureusement l’occasion de constater à quel point les processus traumatiques sont le plus souvent ignorés à la fois par les professionnels de santé et par ceux de la justice. Pourtant, les victimes de violence qui sont prises correctement en charge guérissent, pour peu que ces actes puissent être identifiés dans leur histoire.

Georges Jovelet, Ces psychotiques qui vieillissent, Montrouge, John Libbey Eurotext, 2017, 190 p., par Augustin Givord-Bartoli

109Il semble que la tendance actuelle ne soit pas favorable aux sujets vulnérables – les migrants, les précaires, ou les personnes âgées. Si la situation difficile des Ehpad notamment s’invite dans le débat public, elle est loin d’être réglée. Or toutes les catégories de la population vieillissent, ce qui veut dire que les établissements sanitaires et médico-sociaux sont confrontés à des sujets représentant l’ensemble de notre société. Les conditions d’hébergement des sujets psychotiques vieillissants posent ainsi problème. En effet, non seulement la société peine à prendre suffisamment en charge les sujets souffrant de troubles psychiques, la psychiatrie étant le parent pauvre de la médecine, mais on assiste en plus à une forme d’abandon des handicapés psychiques au-delà d’un certain âge, lorsque leur manque d’autonomie s’aggrave. Il est grand temps de s’occuper de la chose, en faisant un état des lieux éclairé d’où peuvent émerger certaines préconisations. Justement : « Cette étude concerne une minorité sociale, somme d’individus plus que communauté, qui ne s’exprime pas, qui n’est pas sujette à la médiatisation » (p. xv).

110Le Docteur Georges Jovelet, ancien chef de pôle en psychiatrie du sujet âgé (Établissement public de santé mentale départemental de l’Aisne), présente avec son livre une perspective actuelle pleine de références (essentiellement à la psychiatrie, mais aussi à la philosophie, la psychanalyse, l’histoire et le droit), visant la juste considération de ces psychotiques qui vieillissent. L’ouvrage, très fourni au niveau statistique, synthétise les données théoriques sur ce thème, les agrémente de plusieurs exemples concrets, puis les interprète.

111Au sujet du rapport à l’institution, l’auteur s’intéresse à l’assignation langagière des lieux de vie du public abordé : « On peut s’étonner du relais du vocable “maison de retraite” par un acronyme, pur signifiant, qui contribue à rendre anonyme et à déshumaniser le lieu » (p. 51). C’est d’autant plus problématique que « loger les résidents sous la bannière “Ehpad”, c’est d’emblée les assigner à dépendance » (p. 52). Cela s’applique à tous les sujets âgés dépendants, il n’est même pas encore fait état de la « minorité sociale » précitée. Pour tous, d’ailleurs, « la dépendance, qui signifie d’être positionné à la merci de l’autre, est source d’hostilité et de passivité » (p. 108). Il est hélas utile de le rappeler : l’offre de soins est aujourd’hui souvent inadaptée, les membres improductifs de la société sont mis à l’écart dans une certaine indifférence.

112Paradoxalement, cet isolement touche encore plus les psychotiques vieillissants, fragiles parmi les fragiles : « La violence institutionnelle est renforcée par le non-dit, l’absence de parole signifiante qui accompagne la mise à l’écart de ces sujets dans des lieux qui condensent tout ce que l’on ne veut pas voir, ou savoir, de notre appartenance au statut d’être humain, la folie, le déclin, la vieillesse et la mort » (p. 76). On est bien loin de cette « bientraitance » protocolaire, accommodée à toutes les sauces de politiques dénuées de sens. Voilà l’un des effets d’une gestion normative, marquée par le clivage entre acteurs et décideurs. Cachez cette anomalie que je ne saurais voir : « L’écart entre des principes théoriques dogmatiques et la réalité clinique et institutionnelle est marquant. […] Ça freine des quatre fers, on pourrait dire aussi des quatre Ver de Freud, Verdrändgung, Verneinung, Verleugnung, Verwerfung, que nous résumerons par le mot de répression » (p. 64).

113Les équipes soignantes, à l’image de l’époque, souffrent d’un manque de connaissances lié au désinvestissement global de la santé mentale : « La question primordiale est : peut-on traiter sans bientraiter et bientraiter sans traiter ? […] L’expérience montre que les équipes se considèrent comme démunies et manquent d’une orientation théorique et pratique, un “savoir-faire” avec ces résidents » (p. 100). Elles font ce qu’elles peuvent, face à des organisations psychiques qui leur sont étrangères, et les inquiètent souvent. Le faible temps de consultation psychiatrique, de relais avec le secteur sanitaire spécialisé, ou de formation adaptée maintiennent un état d’instabilité autour de ces résidents, qui sont les premiers à en être impactés. Les aidants, les familles en subissent également les conséquences.

114Un autre effet pervers du système en place est une absence de prise en charge assumée, dans la mesure où tout le monde se renvoie la balle : le sanitaire, le médico-social, les praticiens libéraux, les familles… Ainsi, alors même qu’un partenariat dûment organisé soutiendrait le réseau de sens adapté à la situation des psychotiques âgés, les institutions relaient malgré elles la méfiance populaire à leur encontre : « La condition de la catégorie des malades mentaux âgés reste tributaire de leur déficit dans le lien social et des représentations négatives auxquelles ils restent associés » (p. 182). Sinistre constat ? Je penche plutôt pour du réalisme militant. Car avec cette étude rigoureuse, Georges Jovelet invite tous les acteurs concernés, pouvoirs publics en tête, à prendre la mesure de ce non-quantifiable si propre à notre condition humaine.

Revue Sigila, « La disparition », no 41, et « Métamorphoses », no 42, printemps-été 2018 ; automne-hiver 2018, par Patrick Avrane

115Le no 41 de la revue Sigila porte sur la disparition. « Notons d’abord que le terme même de disparition fait partie de ces mots qui indiquent tout à la fois une situation et un processus : la disparition, c’est l’absence ; mais c’est également […] le moment où l’on transite de l’avant à l’après. Synchronie, diachronie – le terme fonctionne sur les deux registres » (p. 14), remarque Michel Wieviorka dans la préface à ce volume.

116La disparition hante la littérature. Guy Samama (« à perte de traces ») en fait apparaître quelques occurrences, de Proust à Modiano, de Perec à Pontalis, quand Maxime Decout (« De quoi la lettre volée est-elle le nom ? à propos de La Disparition de Perec ») souligne le lien entre le livre de Perec, La Lettre volée de Poe et Le Motif dans le tapis de James. Nathalie Debrauwere-Miller (« Mémoires d’outre-tombe de Philippe Grimbert ») se penche sur un ouvrage plus récent qui rejoint le thème général de la revue : Un secret de Grimbert. Sortant du texte littéraire, Michel Cegarra (« à propos d’Audrey Martin, Dé-paysager le monde. L’effacement de l’image comme “dégât planétaire” ») nous fait découvrir une œuvre spectaculaire de l’artiste Audrey Martin : « Un tirage argentique en couleurs reproduisant l’alunissage du baron de Münchhausen est placé dans un caisson de verre et d’aluminium. Un flacon de chimie l’accompagne. Un mécanisme invisible […] est actionné : le liquide passe du flacon au caisson qu’il remplit progressivement en décolorant la photographie. Au bout de 37 minutes, le flacon est rempli d’un mélange coloré. L’image a été effacée » (p. 77).

117La disparition a son versant politique. Pierre Antoine-Fabre (« Les disparus ») fait état d’une remarquable règle imposée par le pape Urbain VII au début du xviie siècle : « Les futurs saints […] doivent tout d’abord faire preuve de leur oubli possible : cinquante années devront, soit confirmer la mémoire de ces héros passés, malgré l’interdiction de tout culte […], soit, au contraire, les laisser plonger dans l’oubli » (p. 59-60). Teresa de Sousa, dans « Mário Soares (1924-2017) : La politique en tant que liberté », rappelle la figure d’un grand homme, quand Houria Abdelouahed, dans « Al-bayt (La demeure). Dire la disparition (fragment) » se souvient « qu’il m’était interdit de parler de mon père et même d’y penser » (p. 87), disparu dans l’une des prisons du Maroc. Un article en langue espagnole de Julia Martin et Maria Alejandra Martin évoque, quant à lui, les disparitions en Argentine.

118La disparition fait partie de la vie, donc de la mort. Eliane Allouch (« Psyché et la disparition d’Éros ») souligne que « l’histoire de Psyché […] met en scène une de nos plus fortes angoisses archaïques, celle de disparaître en tant que sujet si l’Autre aimé (Éros, dieu de l’Amour) disparaît » (p. 107). Cela surgit sur un autre mode dans l’article de Yoann Moreau (« Catastrophes disparates, catastrophes disparues ? »). Il évoque une rencontre, au Japon : « Cette femme dont j’ai oublié le visage, mais dont je me souviens des mains […] est décédée quelques semaines après notre visite. La discrétion japonaise ne parle pas de suicide, mais cette même discrétion raconte – en creux – que c’en fut un » (p. 132). Enfin, un article très documenté de Vincent Courtillot (« Quand disparaissent en masse les espèces biologiques ») fait le point sur ces hantises. « L’événement le plus ancien […] a vu disparaître il y a 250 millions d’années 95 % de toutes les espèces qui peuplaient la Terre. Cela représente environ 99 % de tout ce qui vivait sur Terre, y compris un nombre important des individus des espèces qui ont survécu » (p. 116). Il rappelle qu’au cours des 550 derniers millions d’années, une dizaine d’extinctions de masse se sont produites, et il en apporte l’explication, aujourd’hui acceptée, liée aux phénomènes volcaniques.

119Si on ajoute les photos et gravures, les poèmes et textes littéraires de Y. Zabeylle, Camilla Maria Cederna et Antonio Vieira qui illustrent ce volume, nous sommes certains qu’il n’est pas près de disparaître de notre bibliothèque.

120Il en va de même pour le numéro suivant, le 42, qui traite des métamorphoses, riche en évocations littéraires et artistiques, de Gérard Garouste à Kafka, sans oublier un intéressant article de la psychanalyste Janine Filloux, ni la surprenante métamorphose en biologie dont le physicien Vincent Fleury nous explique que « la vraie surprise, en fait, c’est qu’il n’y a pas de surprise. Comme souvent, le vrai secret, c’est qu’il n’y a pas de secret » (p. 161) ; ou alors qu’il n’y en a plus après la lecture de cette livraison de Sigila.

121PS : Le no 43 de Sigila qui vient de sortir porte en titre : « L’anonyme ». De nouvelles lectures en perspective !

Franck Chaumon et Okba Natahi (dir.), Des solitudes, Toulouse, Érès, 2017, 168 p., par Dominique Bonnafé

122La solitude est plurielle et se décline en des modalités multiples : tel est le parti pris par les auteurs de ce livre collectif, C. Spielmann, B. Edward, G. Lérès, F. Chaumon, O. Natahi, I. Heyman, P. Hassoun, J. Desroses, K. Saada, M.-J. Corenton-Vignon, C. de Ferrières. Il n’y a pas une solitude, unique, implacable qui serait la condition inéluctable de l’homme moderne dans un monde capitaliste, récit d’une foule solitaire minée par le narcissisme comme le soutient le discours sociologique dominant, mais des solitudes.

123De même, la description freudienne de la détresse du nouveau-né (Hilflösigkeit) et de la solitude qui l’accompagne est loin d’épuiser les diverses facettes des solitudes : « Mettre l’accent sur la détresse et la solitude pourrait sembler ne pas tenir compte du choix du sujet. La psychanalyse montre au contraire que dès sa venue au monde, l’infans prend parti face à la condition qu’il rencontre. Il dit oui ou non à ce qui lui vient de l’Autre et il interprète ce qui lui est adressé […]. Les formes du symptôme varient, selon que le sujet redoute le sentiment de solitude (phobie), qu’il le démasque (mélancolie), ou qu’il le nie dans la crainte du retrait de Dieu (délire). »

124Dès lors les auteurs s’emploient à explorer les visages des solitudes, les multiples facettes que peuvent prendre les écarts mis en jeu pour faire avec cette solitude originelle. Lacan affirmait que « ce qui parle n’a à faire qu’avec la solitude ». Aussi les champs et les perspectives convoqués dans ce livre sont pluriels. Les auteurs s’emploient à déployer la multiplicité des approches et des énonciations qui étayent l’appréhension des solitudes dans leur singularité.

125Interroger les solitudes met en jeu les questions de l’altérité, du lien social, du discours, du politique. Les auteurs vont puiser aux sources de leur clinique tout autant que de l’écriture, de la littérature, de la poésie, de la philosophie politique ou de la peinture. « Être poète n’est pas mon ambition. C’est ma façon d’être seul », écrit Fernando Pessoa. La solitude est ainsi au fondement de la pensée et de la création : « Le blanc de la solitude refait son apparition à chaque panne de la pensée. […] Le désir est le pire ennemi de la solitude », écrit Claude Spielman, qui fait du dialogue avec la solitude l’indice d’un vivant supportable où la jouissance n’impose pas sa loi. Si l’écriture peut être un piège à jouissance, comme dans l’écriture des mystiques, elle est bien souvent l’exercice solitaire qui permet de tisser les mots qui rendent la vie possible, soutenable.

126Solitude de l’écriture mais aussi solitude de la lecture. Ainsi Marie-José Corentin-Vigon et Cécile de Ferrières nous donnent à lire, chacune, leur lecture du roman d’André Schwarz-Bart La Mulâtresse Solitude : « à chaque lecteur de créer peut-être un pont d’une lecture solitaire à l’autre. »

127Solitude dans la cure aussi, de l’analyste et de l’analysant, qui s’entend dire ce qu’il ne savait pas, l’inouï qui surgit dans sa parole et creuse le silence. Kathy Saada nous montre comment le fantasme permet de border un réel traumatique et la solitude qu’il engendre, mais aussi comment le fantasme peut être fabrique de solitude, de fixité, de silence.

128Solitude nécessaire à la séparation pour qu’elle ne soit pas vécue comme un abandon, nous propose Josiane Desroses.

129Toutes ces modalités de solitudes rendent, comme la poésie, le monde habitable et participent du lien social. Penser la solitude, c’est aussi penser ce qui fait lien pour les êtres parlants. Plusieurs auteurs nous ramènent, et c’est bienvenu, à la dimension radicalement politique de la psychanalyse et nous rappellent comment corps, parole, discours, jouissance et politique sont intimement noués. Et puis il y a d’autres solitudes, radicales, qui font des êtres qui semblent vivre dans un monde tout à fait déserté.

130Le recours aux thèses d’Hannah Arendt, qui distingue solitude, isolement et désolation, par Brigitte Edward est précieux : l’isolement est l’impossibilité d’agir en commun dans un régime d’oppression ; la désolation se caractérise par « la perte de confiance dans la parole. C’est la catastrophe du sujet. […] L’homme désolé est celui qui a perdu la garantie d’un lieu habitable dans l’Autre ».

131Nouvelle clinique de la désolation, menace d’effondrement psychique qui pèse sur des sujets devenus hors-la-loi sans crime (Gomez Mango), clinique de l’errance, à envisager non comme un symptôme à déchiffrer mais comme défaut d’inscription.

132Solitude des sujets soumis à l’esclavage, à l’errance, à la ségrégation et aux pires désordres du monde.

133Solitude de la folie : « folie est le nom que l’on donne à cette solitude radicale, à cet esseulement absolu » ; le sujet psychotique n’est pas dans le lien social bien qu’il soit dans le langage, nous rappelle Franck Chaumon.

134Dans « Ab-solitude de la mélancolie », article majeur de ce livre, Okba Natahi retrace les élaborations de Lacan sur la mélancolie et présente une lecture nouvelle de la mélancolie, comme ratage de la rencontre avec le désir de l’Autre et « échec d’une possibilité d’expérimenter cette solitude du “Je qui parle avec son corps” ». « Seule, mais de quoi parlez-vous ? », laisse échapper une femme mélancolique…

Jean-Pascal Assailly, Homo automobilis ou l’humanité routière, Paris, Imago, 2018, 190 p. Frédéric Monneyron et Joël Thomas, L’Automobile, un imaginaire contemporain, Paris, Imago, 2006, 162 p., par Patrick Avrane

135Si Jean-Pascal Assailly rappelle que les embouteillages ne datent pas d’hier et que « César avait déjà pris des mesures de régulation de la circulation : pas de charrettes avant 15 heures » (p. 8), il ne fait pas de doute que les dangers de la circulation ont pris une dimension considérable. Depuis le premier accident mortel en 1898, quand « le marquis de Montaignac […] doublé par monsieur de Montignol […], salue son ami pour le laisser passer, lâche son levier de direction, quitte la route, heurte un arbre et se tue » (p. 147), les accidents ne sont plus toujours liés à des règles de bienséance. Leur nombre a augmenté jusqu’à devenir un véritable problème de santé publique, la première cause de mortalité des jeunes, bien que les progrès soient réels. « De 200 enfants piétons morts par an, dans les années 70, nous sommes passés à 20 aujourd’hui : c’est le plus brillant résultat de sécurité routière » (p. 25), souligne l’auteur de Homo automobilis, psychologue, expert pour le Conseil national de sécurité routière. Faits divers, même plus relevés dans les journaux, sauf dans les feuilles locales ou en cas de catastrophe, ces accidents sont devenus banaux, traumas de la vie quotidienne. Quel analyste, dans sa clinique, n’a pas rencontré un patient dont un ami, un proche, un parent en a été victime ?

136« L’auto est […] une formidable machine à nous faire régresser, et nous ramène à la toute-puissance du bébé. […] Dans l’auto, nous sommes à nouveau un être prélangagier, les signaux doivent être les plus simples possibles pour être compris. L’embouteillage, c’est comme le sein de la mère qui n’arrive pas assez vite » (p. 31). Comme on le voit, Jean-Pascal Assailly utilise des concepts que les psychanalystes connaissent ; ailleurs, il s’appuie sur le principe de réalité opposé au principe de plaisir, il explique les fonctions du surmoi, du symbolique, il compare la voiture à un objet transitionnel. Il relève également, ce qui n’aurait pas étonné Freud, que « le sexe est de loin le facteur de variation le plus important sur la route. […] Aucun autre facteur n’est aussi prégnant que le sexe du conducteur pour expliquer la mortalité routière » (p. 74), les trois quarts des tués étant des hommes. Toutefois, la première automobile ayant circulé sur route, en 1875, s’appelait l’Obéissante, et celle qui la première a dépassé les 100 km/h, en 1899, se nommait la Jamais contente ; « on voit que le genre féminin de l’objet suscite toujours des appellations quelque peu sexistes » (p. 13), commente l’auteur.

137Cet ouvrage, rédigé par un spécialiste qui connaît parfaitement son sujet mais n’est jamais pédant, fait le tour de la question de l’homo automobilis, celui que nous sommes quasiment tous, conducteurs ou passagers d’une automobile. Ainsi peut-il nous faire découvrir les multiples faces de l’automobiliste. « Notre pare-brise […] est comme un écran de cinéma : des acteurs sont en train d’agir, il faut comprendre, deviner ce qu’ils font, anticiper les bêtises des autres, leurs erreurs, leurs infractions » (p. 38), et ici, chacun selon sa culture réagit différemment. Nous faisons le tour du monde des conducteurs. L’auteur révèle quelques surprises, par exemple que les Belges, longtemps exemptés de permis de conduire, n’étaient pas plus dangereux que les autres, mais aussi que, dans les années 1905, on infligeait à Paris cinq fois plus de contraventions par voiture qu’en 2000. Ces anecdotes ne peuvent résumer l’ouvrage. « La voiture comme utérus », ou « comme identité », « Le facteur de la croyance religieuse », « La confusion entre la loi et le danger », « Du bouchon et de la queue » ; ces quelques intertitres montrent la richesse de l’approche de Jean-Pascal Assailly ; une étude qui ne peut que nous concerner.

138La psychanalyse et l’automobile sont contemporaines. Les balbutiements à la fin du xixe siècle, l’affirmation avant la Première Guerre mondiale, le développement international dans les années 1925, la diffusion généralisée après la Seconde Guerre scandent leur histoire commune. Frédéric Monneyron et Joël Thomas, dans L’Automobile, un imaginaire contemporain, ne font pas une telle auto-analyse ; cependant, leur ouvrage décrypte la dimension fantasmatique de cet objet roulant qui peut apparaître « comme notre prolongement naturel, comme faisant partie de nous » (p. 8). Leur essai est sans doute un excellent accompagnement à l’ouvrage d’Assailly.

139Passager ou conducteur, analysant ou analyste, peut-être ne prendrons-nous pas le volant ou ne serons-nous pas transportés de la même façon après la lecture de ces ouvrages.

Christophe Chaperot, La Psychothérapie psychanalytique des psychoses, Paris, Campagne Première, 2019, 204 p., par Christian Chaput

140Cet ouvrage est écrit dans un moment où les re-nominations font fureur, où l’on ne nomme les pathologies psychiatriques que par le mot de « troubles » (bipolaires, obsessionnels-compulsifs, du spectre autistique, etc.), où la différence entre névrose et psychose n’est plus judicieuse, à une époque où le vécu d’un patient, sa santé, ne pourraient être améliorés que par les médicaments, les stimulations électriques, le comportementalo-cognitivisme ou la méditation de pleine conscience, dont on sait bien par expérience que lorsqu’ils fonctionnent, c’est justement parce qu’une forte relation entre le soignant et le soigné se met en place, même s’ils n’en ont pas immédiatement conscience. Est-ce si différent d’une relation transférentielle et contre-transférentielle ?

141Oui et non. Oui parce que rien n’est mis en mot dans le sens d’une interprétation ; non parce que, souvent, dans une relation analytique, c’est le vécu fantasmatique émergeant et partagé qui compte le plus. L’interprétation est très importante, certes, mais paradoxalement elle l’est moins que ce qui est partagé et dont souvent thérapeute et patient ne deviennent conscients que longtemps après que cet « événement » a eu lieu. La relation est moins explication, qu’ouverture à… comme dirait Henri Maldiney, permettre à l’événement d’advenir, de faire avènement à… Possibilité perdue ou jamais trouvée dans la psychose, dans laquelle le patient n’a pas accès à la « fonction symbolisante structurante », comme l’écrivait Gisela Pankow.

142Le livre de Christophe Chaperot montre très bien comment c’est d’abord cette relation humaine, cette rencontre aboutissant à l’existence enfin possible du patient hors de ses symptômes dramatiques, qui est primordiale et fondatrice de tout traitement. C’est à partir de cet exister que le patient pourra co-exister, rencontrer, partager, puis, au mieux, entrer dans le monde du désir, que l’on pourra analyser sur un « mode plus freudien ». Faisant se rencontrer certains concepts phénoménologiques avec les fondements de la psychanalyse, utilisant des références multiples (Searles, Winnicott), Christophe Chaperot prend appui principalement sur la manière de travailler de Gaetano Benedetti, pour les prises en charge individuelles, et sur celle de Jean Oury, pour ce qui est de l’institutionnel.

143Dans l’institution, Oury reconnaissait à chacun sa place, différenciant prise en charge et soin, positions de travail complémentaires et indispensables l’une à l’autre. L’identité profonde de chaque membre de l’équipe avait son importance et chaque réaction, chaque pensée pouvait être reprise et réfléchie tant dans la relation avec le malade, que dans son rôle dans le travail de l’équipe. Dans son ouvrage, Christophe Chaperot insiste sur ce positionnement fondamental qu’est la notion de « transfert dissocié », où chaque membre de l’équipe est porteur d’un « bout » de l’inconscient fracturé, des affects non reconnus et informulables du patient. Cette fracture peut se consolider grâce aux réunions non pas des « soi-niant soi-nié », mais grâce à de vraies synthèses d’équipe. C’est le mot important, « synthèse », de ces bouts contradictoires, de ces vides qui feront que l’équipe renverra au patient une image identitaire différente, et qu’elle-même évoluera par l’intermédiaire des conflits internes, des manipulations inconscientes, des fractures, des retrouvailles, des exclusions, temporaires ou quelquefois définitives.

144Christophe Chaperot montre très bien tout cela, d’abord grâce aux théorisations de Oury, puis en décrivant les applications pratiques de la psychothérapie institutionnelle. Il insiste aussi sur la nécessité de l’ouverture au monde extérieur quand il parle du club thérapeutique, ouverture certes, mais aussi persistance du contact et du lien non enfermant toujours en ouverture : partage de la parole, ouverture à la créativité… Nous avons en commun cette parole d’Antonio Machado : « Marcheur, ne cherche pas le chemin, le chemin se fait en marchant. » Le thérapeute accompagne, et, comme le soulignait Gisela Pankow, « il faut dire au patient des mots qu’il n’a jamais entendus ». Accepter d’avancer sans savoir à l’avance : « Toute rencontre se fait au péril de l’Ouvert », disait Maldiney.

145Dans la partie consacrée à Benedetti, Christophe Chaperot articule les théorisations de celui-ci, issues de son histoire personnelle, de sa pratique et de sa formation (positivation, images transformantes, sujet transitionnel, dualisation inconsciente, psychopathologie progressive) avec la manière dont elles soutiennent ses propres interventions thérapeutiques. Grâce aux exemples cliniques, nous sommes en contact direct avec ce positionnement très particulier qu’ont les psychanalystes-psychothérapeutes de patients psychotiques. Cette forme de traitement peut certes apparaître comme non « classique » : les interventions structurantes sont plus fréquentes que les interprétations, liées au refoulement, car dans la psychose il s’agit plus de rejet ou de lacunes. Comme le laissent entendre les dénominations données par Benedetti aux étapes de la prise en charge, le patient avance progressivement, il se sent exister, peut accéder à une dimension symbolisante grâce aux images transformantes surgies dans la relation thérapeutique. Progressivement, les rechutes diminuent en nombre et en intensité.

146La guérison ? Si l’on suit l’auteur, elle est loin d’être définitivement assurée. Il y a donc nécessité pour le thérapeute de rester accessible pour que le patient qui « officiellement » a terminé son traitement puisse le recontacter : quand le risque de rechute se profile, ou qu’un doute apparaît, retrouver ce contact, re-sentir le lien, le transfert peut permettre de dépasser la faille qu’on ne peut pas toujours arriver à combler.

147Au final, quand une pratique personnelle est exposée aussi clairement, humainement, en lien avec ses aspects théoriques, nous gagnons à la fois en connaissances utilisables et en capacité à reconnaître les « affects partageables », donc structurants, dans les thérapies. À lire absolument…


Date de mise en ligne : 07/01/2020

https://doi.org/10.3917/lspf.041.0201

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