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Article de revue

Minna, la femme d’à côté ?

Pages 101 à 116

Notes

  • [*]
    Cette contribution est issue de la journée d’études organisée par la SPF à Grenoble en mai 2016 intitulée « Freud en toutes lettres ? Des correspondances freudiennes en psychanalyse ».
  • [1]
    Sigmund Freud, Minna Bernays, Correspondance, 1882-1938, Paris, Seuil, 2015.
  • [2]
    Sigmund Freud, Correspondance (1873-1939), Paris, Gallimard, 1979.
  • [3]
    Sigmund Freud, « Notre cœur tend vers le Sud ». Correspondance de voyage, 1895-1923, Paris, Fayard, 2005.
  • [4]
    Sigmund Freud, Minna Bernays, Correspondance, op. cit., p. 56 (souligné par moi).
  • [5]
    Ibid., p. 59 (souligné par moi).
  • [6]
    Ibid., p. 61.
  • [7]
    Ce roman, fort influent, donnera vingt ans plus tard son titre à un chapitre, chez Stendhal, dans Le Rouge et le Noir.
  • [8]
    Ibid., p. 63.
  • [9]
    Ibid., p. 64 (souligné par moi).
  • [10]
    André Bolzinger traduit le même passage par « honnête, chaleureuse et sans équivoque », in Portrait de Sigmund Freud. Trésors d’une correspondance, Paris, Campagne Première, 2012. Dans une correspondance avec Ferenczi, Freud confiera plus tard, à son retour de la gare de Salzbourg où il a raccompagné sa fille Anna : « Au retour, j’ai constaté tout surpris que ma libido s’était assouvie auprès de cette créature aimable et ravissante. Nos adieux sur le quai de la gare ont assombri mon humeur, j’ai pensé qu’il me restait là-haut les deux vieilles (die zwei Alten) » (ibid., p. 46-47).
  • [11]
    Sigmund Freud, Minna Bernays, Correspondance, op. cit., p. 65.
  • [12]
    Ibid., p. 68.
  • [13]
    Ibid., p. 73.
  • [14]
    Ibid., p. 83
  • [15]
    Ibid. (souligné par moi).
  • [16]
    Ibid., p. 107.
  • [17]
    Ibid., p. 128.
  • [18]
    Ibid., p. 142-143 (souligné par moi).
  • [19]
    Ibid., lettre du 07/02/1886.
  • [20]
    Ibid., p. 231.
  • [21]
    Ibid., p. 158.
  • [22]
    Ibid., p. 194.
  • [23]
    Ibid., p. 195.
  • [24]
    Dont elles constitueront les figures. En témoigne cette remarque de Freud à sa fille Mathilde, qui s’inquiète sur sa beauté de femme ; le père (qui a pourtant insisté sur sa laideur à sa naissance !) la rassure ainsi : « Tu as hérité des qualités physiques de deux de tes tantes, à qui tu ressembles plus qu’à ta mère. Je préfèrerais que ton sort soit celui de tante Minna plutôt que de tante Rosa qui est veuve. » Lettre à Mathilde, 26 mars 1908, citée par André Bolzinger, Portrait de Sigmund Freud, op. cit., p. 266.
Mon cher Sigi, je sais fort bien qu’il aurait depuis longtemps déjà été de mon devoir de t’écrire mais j’ai trop clairement senti que l’époque de mes idées intelligentes avait pris fin avec ton départ et je me suis rebellée contre l’idée d’offrir du plus mauvais que ce à quoi tu t’étais habitué.
Lettre de Minna Bernays à Sigmund Freud, 6 janvier 1886

1Tâche surprenante, un travail sur les lettres de Freud à Minna Bernays, sa belle-sœur ? Sans doute. N’est-elle pas la correspondance freudienne la moins analytique ? Anecdotique, un rien « ollé ollé » au regard des commérages et des disputes qu’elle occasionne encore, sur Internet, entre historiens et contempteurs de la psychanalyse ? Pourquoi n’avoir pas préféré les échanges de Sigmund Freud avec Jung, Abraham, Pfister ? Ou même avec Martha Bernays, son épouse ? Parce que c’est celle où le fondateur de la psychanalyse est le moins astreint à atteindre un but qu’il s’est fixé, contraint par une cause à défendre ou à promouvoir, un intérêt à sauvegarder. Il y tient, à cette correspondance avec sa belle-sœur, il la maintient, l’entretient : il l’appelle et la nourrit. Pour y parler de l’existence, de sa vie, de ce qui s’y passe. Pour raconter, avec le plaisir d’une intimité partagée avec une femme, la petite sœur de celle qu’il aime. Lire ce lien privé fait apparaître un Freud attachant, mais trop attaché parfois, et avec lui le rapport passionné qu’il établit avec l’intime, l’étranger, l’altérité. Aussi ai-je pensé judicieux de commenter ces lettres, pour faire voir un tout autre Freud : loin de ses échanges avec Fliess, ce qui fut nommé son analyse originelle, et à distance des correspondances qui rejouent son auto-analyse, politiquement comme dans le feu du transfert – côté Rank ou Ferenczi. Voici un Freud privé, ni officiel, ni professionnel ; côté jardin par conséquent, et dans une réelle continuité de temps, puisque la correspondance avec Minna ne couvre pas moins de cinquante-six ans (1882-1938), et qu’elle a ceci de particulier qu’elle concerne deux personnes qui ont habité de longues années ensemble ! C’est ce Sigmund attentif, familial, qui se construit et prend corps, lettre après lettre ; avec ses élans, ses impatiences, sa présence vigilante et contradictoire auprès des siens. Moins chef d’école que de clan, chef de famille en puissance.

Allées et aléas de l’entre soi

2Les femmes que Sigmund rencontre dans sa vie adulte et qui deviendront ses familières sont ici au nombre de trois : Martha, la fiancée et épouse bientôt, Minna, la juvénile belle-sœur, sans oublier leur mère Emmeline, que Freud appelle Maman déjà. À partir des liens d’alliance avec ces trois femmes, de ce que « Sigi » en élabore comme de ce qu’ils rendent possible, se dessine au fil des pages, non pas une théorie du féminin, peu formulée chez Freud, mais une expérience plutôt empirique de ce champ : dans une proximité de vie avec Martha, certes, mais aussi dans le lien particulier qui s’impose à l’épistolier, dans la liberté de ton si remarquable avec Minna, la femme d’à côté. Plusieurs sources bibliographiques m’ont accompagné : Sigmund Freud, Minna Bernays, Correspondance, 1882-1938[1], les lettres de Freud à différents interlocuteurs, choisies par Ernst, son fils, et rééditées sous l’intitulé Correspondances (1873-1939)[2], et « Notre cœur tend vers le Sud » [3] enfin, regroupant cartes postales ou lettres de Freud en voyage ; avec Minna, par conséquent, très souvent. Cette documentation ressemblant à un massif de broussailles, il me fallut choisir entre trois jardinages, trois ordonnancements. Opter pour un jardin à la française, avec ses parterres, ses allées et terrasses, impliquait de regrouper chronologiquement ces lettres, par période ou par thèmes. Préférer des jardins à l’anglaise, privilégiant bosquets, formes irrégulières, chemins noueux, et invitant le promeneur à une flânerie rêveuse, organiserait les lettres de manière imperceptible autour d’une source, en permettant une composition inattendue, un paysage imprévu. Restait la possibilité d’un jardin à la japonaise, réduit à l’épure, mais qui devrait faire monde : cherchant à faire expérimenter, dans une saisissante économie d’espace et de moyens, l’énergie poétique et la vérité d’un lien épistolaire, en proie au temps qui le fait naître. Le jardin à l’anglaise m’a paru plus dialectique, l’invitation la plus vive au déplacement.

3L’espace qui s’offre à nos pas met en jeu six personnages : Freud, Martha et Minna, Emmeline, Eli, chef de famille depuis la mort de son père, et Schoenberg enfin, le fiancé de Minna. Quatre de ces six acteurs sont unis par des liens de sang, seuls s’en distinguent Schoenberg, le fiancé de Minna, et Freud, promis seulement encore à Martha qu’il vient de rencontrer. L’âge des protagonistes ? 26 ans pour Sigi, cinq de moins pour sa future, et 17 jeunes années pour Minna ; Emmeline en compte 52, Eli a 22 ans et Schoenberg tout autant. Freud est le plus âgé, belle-mère mise à part. La position sociale des deux familles ? Sigmund est le premier fils du troisième mariage de son père et l’aîné de sa fratrie composée de cinq sœurs et d’un frère. L’une de ses sœurs, Anna, est fiancée à Eli Bernays, le frère de Martha et Minna. Freud a obtenu en 1881 son diplôme de médecine ; il travaille encore comme physiologiste à l’institut de Brücke, est recruté comme assistant-chirurgien à l’hôpital général de Vienne, où il officiera deux mois, avant de se destiner à la carrière de médecin praticien. C’est là où nous le retrouvons en ce début d’année 1882. Il vient de faire la connaissance de Martha Bernays, issue d’une famille commerçante juive. Le père de Martha et de Minna a connu des difficultés financières, fait de la prison pour banqueroute frauduleuse, puis repris ses affaires avec un égal insuccès ; il décède en 1879. À sa mort, Eli, Martha et Minna ont respectivement 19, 18, et 14 ans. La tuberculose ayant emporté Isaak, leur frère aîné, sept ans plus tôt, la famille Bernays reste donc dirigée par Emmeline et par Eli, seul fils vivant. Il veillera sur les affaires financières de ses sœurs, leur dot, vis-à-vis de laquelle elles sont en position de mineures sociales.

4Le souci d’argent apparaît constant dans les consciences de chaque famille, même si la condition sociale et intellectuelle des Bernays semble supérieure à celle des Freud. Les préoccupations financières s’exacerbent tant par rapport au mariage avec Martha que Sigi conditionne à l’ouverture de son cabinet, que dans la gestion des biens des sœurs par Eli. Les relations entre Freud et sa belle-famille présentent ainsi une discrète allure endogamique, puisque Sigmund se trouve à deux titres différents beau-frère d’Eli : en 1882, ce dernier est en effet fiancé à une sœur de Freud, tandis que Sigi est le promis d’une sœur d’Eli. L’entre-soi redouble, Sigmund n’ayant aucun personnage paternel en face de lui dans la famille Bernays. La réputation du défunt n’étant pas sans tache, Freud se trouve en rapport avec une mère un peu dépassée et un fils plus jeune que lui, bombardé chef de famille. Ce frère si estimé de Martha ne jouit d’aucune considération auprès de Sigmund quant à sa probité ; incontournable, il constitue un obstacle pour Freud, et parfois un mal.

La diagonale des fiancés

5Commençons la promenade ; voici le premier bosquet de ce jardin anglais. Il organise quatre buissons en carré, assemblés autour d’une ligne qui apparaît en oblique. Ce premier espace s’intitulera « la diagonale des fiancés ». Il ouvre l’épaisse correspondance entre Sigi et Minna, il l’inaugure même de façon théâtrale. À l’italienne, ou avec une mise en scène qui n’aurait déplu ni à Molière ni à Marivaux. Voici une lettre secrète, un billet camouflé sous une enveloppe plus acceptable mais qui concerne des destinataires cachés. Cette missive ne doit pas tomber en des mains étrangères, comme peut l’exiger une correspondance amoureuse. De quoi, de qui s’agit-il, en ce 22 août 1882 ? D’une lettre que Rosa, une sœur de Freud, adresse à Minna Bernays. Sous ce trompe-l’œil respectable s’ouvre un tiroir secret, une lettre dans la lettre. Elle émane de Sigmund cette fois-ci et s’adresse à Minna ; elle vise un soutien, et à faire pression. Sur qui ? Sur Martha, mais par l’entremise de Minna, et cela en contrecarrant les intentions d’Eli. C’est une tentative secrète d’intervention occulte pour abréger l’éloignement géographique de Martha – alors à Wandsbek avec Eli, à près d’un millier de kilomètres de Vienne – et la faire revenir dans la capitale autrichienne ; le risque étant qu’Eli s’attarde à Wandsbek avec sa sœur, éventualité déplaisante à contrecarrer, avec les faibles moyens dont Sigi dispose : une bonne entente avec Minna, et le recours à une conspiration. Car même le fiancé de Martha ne peut s’ouvrir à Eli de son impatience. En proie à cette absence trop longue, il choisit Minna comme interlocutrice de sa plainte : à sa solitude « s’ajoute le fait que Martha, qui est d’ores et déjà constamment agitée et contrôlée si bien qu’elle écrit des lettres avec une triste fugitivité, ne pourra manifestement pas du tout écrire pendant la présence d’Eli ». Il ajoute :

6

Je vais de nouveau devoir arrêter mes lettres quotidiennes […]. C’est manifestement pur égoïsme si je tente de m’éviter un moment aussi désagréable, car Martha trouvera sûrement la coexistence avec Eli à Wandsbek en soi et pour soi agréable ; mais pareil égoïsme fait tout de même partie de l’amour ! Mais pourquoi m’adressé-je à vous, c’est parce que vous m’êtes, à tout point de vue, la plus proche. […] Enfin ce que je veux ? Que vous me disiez s’il existe une perspective d’éventer le projet, par exemple que [votre mère] insiste pour voir sa maisonnée enfin réunie pour le début septembre. […] Répondez-moi gentiment sous le même masque et d’une manière générale, ayez moins peur de moi, nous dépendrons peut-être l’un de l’autre pendant les quinze jours où Martha et Schoenberg seront absents, et devrions-nous peut-être parvenir à une relation supportable ? Non ?
Votre Sigmund
PS : Enfin, vous devez forcément être flattée que je vous croie capable d’exercer pareille influence. N’oubliez pas d’ajouter quelques mots sur la manière dont vous vous portez [4].

7Le ton est donné… Qui n’aimerait connaître la réponse de Minna à cette missive en tenue d’Arlequin ? On n’en dispose pas. L’essentiel est ailleurs : cette lettre établit un mode de relation entre Sigmund et Minna sur une base de complicité, non seulement autour du lien amoureux de Sigi avec Martha, mais également de Minna avec Schoenberg – ami de Freud certes, mais fiancé de la jeune fille surtout. Cette complicité qu’appelle Sigi fait déjà de Martha un objet de discours dont on parle à la troisième personne, ce qui n’est pas un mince événement narratif. Si sa fiancée est déclarée par lui « constamment agitée et contrôlée », rédigeant ses lettres « avec une triste fugitivité », autrement dit de façon un peu inhabitée, Freud n’hésite guère à demander à sa belle-sœur d’interrompre le plaisir de compagnie que Martha peut ressentir avec son frère ; et de le faire pour son seul intérêt à lui. La proximité de fait que Sigmund développe avec Minna rend envisageable ce qui peut paraître aujourd’hui exorbitant, malsain à tout le moins. On ignore ce que Minna répondit. Un petit événement va suivre, puisque six jours après cet envoi cachottier, Freud se prend dans un autre dispositif de camouflage auquel il avait participé et ouvre par mégarde une missive dont il n’était pas le réel destinataire, mais qui lui était cependant adressée. Une convention avait été établie préalablement qui permettait à Schoenberg d’écrire à Minna en faisant figurer sur l’enveloppe le nom de Freud, dont le rôle se limitait à celui d’un facteur transmettant discrètement à la jeune fille une missive amoureuse ; celle-ci était clairement identifiable par le fait que le timbre figurant sur l’enveloppe serait placé à l’envers. Patatras ! Le dispositif ingénieux est oublié par Freud. Il s’en excuse aussitôt auprès de Minna :

8

Ma main malheureuse ! La blessure ne peut se dissimuler, je dois tenter de l’excuser. Je n’attendais pas de lettre pour vous, j’en attendais pour moi ; j’étais de cette humeur que l’on peut aussi bien qualifier de réfléchie que d’irréfléchie. J’ai ouvert l’enveloppe, en ai extrait une grosse lettre et un petit morceau de papier, et ne me suis pas encore étonné en voyant qu’un petit morceau de papier était aussi accroché à ma dernière lettre. J’ai regardé fixement pendant un moment le petit morceau de papier et je n’ai rien lu d’autre qu’« épargner », puis est arrivé un nom avec lequel tout est devenu clair pour moi et, saisi par un frisson sacré, j’ai repoussé la lettre et le morceau de papier dans les entrailles de l’enveloppe. Voici ma confession, puisse-t-on y prêter foi. Je ne me rendrai plus coupable de pareille faute. J’informe moi-même Schoenberg de cet événement indésirable [5].

9Cette erreur, en forme d’acte manqué avant l’heure, fait sourire. Sigmund s’excuse de ce qu’il nomme une faute, mais dont la dimension inconsciente peut être envisagée : comme résultante du mensonge social qui pèse sur des correspondances entre fiancés honnêtes d’abord, mais aussi par le fait que Sigmund est sous le coup des turbulences que l’annonce de ses fiançailles a produites sur un ex-amoureux de Martha, fort mécontent de cette nouvelle et auteur d’un incident que Freud mentionne dans sa lettre à Minna. Cette colère d’un « ex » dont Freud était lui-même fort jaloux explique-t-elle l’humeur de Sigmund qu’il veut « aussi bien qualifier de réfléchie que d’irréfléchie » ? On ne le saura jamais. La lettre suivante sera double, émanant conjointement mais successivement de Minna puis de Martha. La belle-sœur vient d’adresser à Freud une photo de Martha mais ajoute : « Petite Martha et moi-même nous réjouissons d’être ensemble et profitons l’une de l’autre, vous n’êtes quand même pas jaloux ? Je la trouve du reste devenue un peu plus énergique, mais pas beaucoup. Maintenant vous allez dire ou penser : elle est revenue exactement aussi mauvaise qu’à son départ. Oui, elle est incorrigible, [signé] la Minna [6]. » à cette conclusion où l’on ne sait qui serait la plus incorrigible des deux sœurs s’ajoute un post-scriptum de Martha : « Je ne voulais pas du tout que Minna te donne cette petite photo idiote, mais elle y tient et pense que cela te fera plaisir de m’avoir ainsi openhearted et avec une expression aussi énergique. » Le duo est devenu trio – Sigmund, Minna, Martha – sur fond du quatuor des fiancés Freud/Martha et Minna/Schoenberg. De cet autre promis, jusqu’à présent discret, il va être régulièrement question, puisque Freud occupe toujours la fonction d’entremetteur.

10Avant de l’évoquer, je soulignerai en arrière-plan dans les consciences d’au moins trois de nos quatre fiancés – tous grands lecteurs – la présence d’un livre dont il n’est jamais explicitement fait mention, mais qui connut un fort retentissement en Europe au début du xixe siècle [7] : Les Wahlverwandtschaften – en français, Les Affinités électives –, écrit par Goethe en 1809. Son sujet ? Une approche scientifique des relations amoureuses, où la chimie en sa combinatoire permet de déchiffrer la complexité humaine. Soit deux couples, que nous nommerons AB et CD, ou encore Freud/Martha et Schoenberg/Minna ; il est possible, sous certaines conditions qu’examine Goethe, que se bâtisse une nouvelle construction amoureuse qui s’écrirait AD et BC. Martha et Schoenberg, alors ? Ce serait absurde, nul n’y songe. Mais Freud et Minna ? C’est bien la question, et le buzz sur Internet serine la rumeur de cette affinité élective. Notons que chez Goethe, cette redistribution en un couple nouveau s’impose aux personnages, malgré leur volonté. On pourrait donc supposer que Freud et Minna, les plus actifs lecteurs du quatuor, aient lu cet ouvrage, célèbre en 1882 ; aucun ne semble en faire mention. Honni soit qui mal y pense ?

11Retour au jardin anglais. La réponse de Freud à la double lettre de Minna et Martha ne se fait guère attendre, puisqu’elle est rédigée le jour même. On y badine, on y jabote, sur la photo de Martha envoyée par Minna : « Chère Minna, ma chère petite Marthe, je suis un collectionneur notoire de photographies d’une espèce très particulière et je dois, en tant que tel, dire que ma dernière acquisition est le clou de mon trésor. Tous mes remerciements à la donatrice et ma colère à la méchante petite fille qui voulait me priver de cette charmante enfant. […] J’adresse mes pensées affectueuses à l’une et plus, plus qu’il n’y a de place, à l’autre. » Signé – bien œcuméniquement – « Votre Sigmund [8] »…

12Cet échange de lettres sonne comme un diapason : il donne le la, en établissant une disposition pour ces trois personnages : un couple fondateur – Sigmund, dit Sigi, et Martha, même s’il est chronologiquement postérieur à celui de Minna –, et une petite main, celle d’une sœur et belle-sœur, tour à tour admiratrice, collaboratrice, alliée indéfectible à la cause amoureuse de ses aînés. Cependant, la petite sœur se montre plus fantaisiste et moins destinée à ce rôle de suivante qu’on pourrait le croire. Elle le manifeste à Freud, au début de l’année 1883, lorsqu’elle se trouve en Sicile pour se remettre d’une atteinte tuberculeuse. Le quatuor des fiancés est certes évoqué en fond de tableau, dans un hymne à l’amour : « Nous avons encore tant d’hivers devant nous, ô tellement, et si chacun de nous apporte un couple heureux de plus comme cela s’est passé jusqu’à présent, alors la vie deviendra encore plus splendide et l’île d’amour sera complet. » Mais sur cette tapisserie galante apparaît, en contraste, ce troublant paragraphe : « Il est en réalité tout à fait intéressant de noter que quelques-uns d’entre eux ne se dissolvent pas encore dans l’amour, comme nous deux, mon cher Sigi. Vous ne croyez – ou plutôt formulé comme cela ça paraît vraiment grotesque –, tu ne crois tout de même pas qu’il y a quelque chose de sérieux derrière cela [9] ? » Ce tutoiement interrogateur et légèrement ironique, c’est la petite musique de Minna, la liberté de ton et la discrète incrédulité dont elle est capable. Juvénile impertinence, privilège de ses 18 ans seulement ? Freud lui répond sérieusement, échafaudant assez méthodiquement l’univers familial ; il bâtit, il bétonne un peu :

13

Chère Minna, cela me fait vraiment du bien de pouvoir commencer une lettre en m’adressant à toi sous cet intitulé et de ne plus avoir à craindre de troubler notre relation par une négligence involontaire, par une maladresse dans le style et dans le ton. Nous voilà enfin soudés nous aussi, les derniers certes de la série, et j’espère que tu seras pleinement convaincue que je peux être un ami plein d’empathie et fidèle, et que je veux l’être. […] Et maintenant que la maison est sûre, on peut penser aux choses qui constitueront l’ornementation de ses pièces, et je compte dans cette catégorie une amitié honnête, chaleureuse, et sans ambiguïté avec toi [10]. Pas seulement parce que tu es l’unique sœur, aimée avec ferveur, de Martha, sœur que je pourrais contourner sans me porter tort à moi-même […]. Mais tu me feras certainement grâce de la justification suivante, permets-moi de te parler d’autres personnes et d’autres choses qui nous tiennent à cœur, à toi comme à moi [11].

14On restera sur sa faim quant à la seconde justification annoncée puis pudiquement évitée. Contentons-nous de la définition très explicite du lien entre Freud et Minna, tel que Sigmund le chantourne : une amitié honnête, chaleureuse et sans ambiguïté avec toi. Pas d’équivoque, de sous-entendus, d’attente embarrassante ; point de malhonnêteté ni d’emballement. La chaleur d’une amitié, seulement, sur laquelle chacun peut compter, et, au propre comme au figuré, se reposer. Cette formalisation du lien avec Minna s’accompagne, dans la même enveloppe, d’un billet de Martha à sa jeune sœur qu’elle appelle ici « mon cher petit Schnickchen ». Martha commente avec admiration les propos de son fiancé : « Je ne sais plus rien ajouter de logique au récit épuisant de mon chéri ; pareille lettre d’un homme est tout de même autre chose qu’un billet adressé par “nous autres” [12]. » Nous autres ? Qui peut relever de cette énigmatique appellation ? Les Bernays ? Les sœurs Bernays ? S’agit-il d’une comparaison entre les femmes et les hommes, d’une admiration pour leur force d’expression ? Nous voilà en tout cas dans le champ de la conversation amoureuse… Il y a plus intéressant : quand Martha prend la parole dans ce post-scriptum, elle le fait avec un sens de l’à-propos étonnant, en une toute petite phrase résumant ce que son fiancé vient de dire ; voici les premiers mots de Martha à sa sœur : « Puisque nous parlons “d’affinité”, je joins mes salutations à cette lettre, ma chère enfant. » Affinité, chère Martha, vous avez bien dit affinité, pour condenser en ce mot que Freud n’utilise pas la complexité de ce qu’il cherche à formaliser avec Minna ? Oui, cher lecteur, et j’ai même mis des guillemets à ce mot dans cette lettre, ce qui prouve que je le cite… On l’aura compris voici une allusion subliminale à Goethe et aux dérangeantes Affinités électives, laquelle arrive, de façon assez inattendue, par la bouche de Martha. C’est elle, et elle seulement, qui fait cette citation subtile à propos de Freud et Minna, après un moment de querelle sur fond de jalousie. On ne sait rien de la réaction de Minna à ce double envoi.

15Le lien épistolaire se maintient sur la nouvelle base indiquée. Il va alors être beaucoup question de Schoenberg, dans la diagonale des fiancés, à l’occasion d’une querelle que ce dernier avait eue avec Emmeline, qui l’avait informé d’un projet d’installation à Hambourg. Sigmund exprima Minna des remontrances quant au lien de Schoenberg avec la belle-mère : « [Ton fiancé] émet des exigences à son égard […]. Je crois que c’est un peu de ta faute ; tu les as trop laissés se rapprocher tous les deux. Une harmonie telle que la réclame Schoenberg ne peut être obtenue que par la dépossession de soi entre deux personnes, pas entre trois, elle est en outre totalement superflue pour ce chiffre-là. Je crois que tu devrais être un peu plus jalouse de lui, comment peut-il laisser son rapport avec toi être troublé par ses relations avec une tierce personne [13]. » Pas d’harmonie à trois, voilà qui, sous la plume de Sigmund écrivant à sa belle-sœur, ne manque pas de sel ! Le ton entre Freud et Minna a évolué : Sigi parle avec la fermeté de l’autorité. Avec possessivité ?

16C’est l’opinion de Martha. Elle regimbe contre l’humeur de Sigmund à propos du contenu des lettres qu’elle lui adresse et qu’il juge superficiel, et contre le rythme de correspondance qu’il voudrait fixer. Aussi l’égratigne-t-elle, dans un petit codicille à la lettre de Minna, qu’elle formule comme « juste, un petit ajout à l’intention de mon insupportable mari ». Martha n’y va pas par quatre chemins : « Tu ne m’as tout de même pas bien compris, chéri. […] Pour rester tout à fait objective aujourd’hui, je veux seulement te dire que ta proposition, à propos de la lettre, m’est restée un peu incompréhensible, ne voulons-nous pas aménager cela de la sorte que je t’écrive quand j’en ressens le besoin ? Mais ne va pas te dire, ô mari méfiant, elle ne le ressent pas assez souvent, fais-moi seulement confiance, si je te disais sur le papier autant que je pourrais t’en dire, premièrement toute ma monnaie en serait engloutie […] et deuxièmement je te deviendrais très vite inconvenante [14]. » Le fiancé se voit remis au pas ; ce qui ne l’empêche pas de reprendre position, côté belle-sœur. D’abord comme pôle local de surveillance : « Chère petite sœur, […] il faut que tu m’informes de la santé de Martha, je ne peux pas attendre d’elle beaucoup de détails et je me fais d’une manière générale d’assez grands soucis à propos d’un rien. S’il devait lui venir à l’idée de s’imposer des restrictions dans sa nourriture, veuille je te prie la gronder avec moi, pour l’amour de moi. » Mais Sigmund va plus loin, n’hésitant pas à critiquer le comportement et surtout l’opinion de sa belle-sœur, à propos d’une famille chez qui elle a résidé : « […] je suis vraiment un peu surpris que tu te sois aussi vite acclimatée chez les Philip, tu n’auras sans doute pas abaissé ton niveau d’exigence ni modifié ton jugement, tu te contentes probablement de réprimer l’expression de ton malaise, selon un principe qui agit puissamment dans votre famille : on n’a rien le droit de dire qui soit désagréable – prétendument pour que l’autre ne sois pas vexé. Ce “prétendument” ne t’est pas destiné ; je sais que quand tu fais la même chose, tu peux faire abstraction du désagrément que tu passes sous silence. Je me suis rappelé les réflexions de Maman, pour lesquelles j’éprouve de plus en plus de haine maintenant que je ne vois pas sa personne [15]. » C’est un affect fort, étonnant sous la plume de Freud. Sa critique s’adresse à Minna qui ne s’affranchirait pas suffisamment du discours maternel ; mais il s’élargit à la famille Bernays, qui pratiquerait un évitement de la parole, et concerne donc possiblement Martha.

17Une année va passer, et les liens s’affiner entre Freud et Minna ; Sigmund sera celui qui aimerait dicter les modalités du lien familial, Minna celle qui en joue, en déjoue parfois le bel ordonnancement : « Je sais à présent – écrit Sigi – que tu ne m’en veux pas du tout, et, n’est-ce pas, tu n’en as aucun motif, et tu es convaincue que nous ne sommes pas seulement deux plus deux, mais que nous sommes tous de nouveau gentiment solidaires les uns des autres [16]. » Vive l’unité familiale ! Mais Minna s’autorise une étonnante malice, un jour où elle accompagne Martha : « Mon cher Sigi, Mademoiselle ta Promise t’adresse ses pensées affectueuses, elle fait travailler aujourd’hui à son enjolivement et n’a pour toi que des pensées, mais pas de mots. J’espère que tu ne t’en offusques pas, cher beau-frère, prépare-toi à ce que les choses ne soient pas différentes par la suite. Le supporteras-tu avec beaucoup de contenance, comme on peut l’attendre de la douceur de ton humeur [17] ? » Pas beaucoup de mots, vraiment ? Plaisanterie ou impertinence ? Minna annoncerait-elle un avenir conjugal parfois décevant ? En cet été 1885, le ton entre le beau-frère et la belle-sœur change, se charge d’une gravité intime. La santé de Schoenberg a décliné. La tuberculose est très avancée, le malade n’a plus beaucoup de forces, et encore moins à consacrer à sa fiancée. Freud est appelé pour convaincre Minna de renoncer :

18

Tu sais que la vie de Schoenberg est en danger […]. Pour se tranquilliser, il réclame ton renoncement à son amour ; il est très malheureux et très amer à ton égard, parce que tu le lui refuses. Tout cela me concerne de trop près pour que je ne veuille rien en dire du tout. […] En l’état actuel des choses, ce n’est pas une joie pour lui, mais un tourment permanent de savoir que tu t’accroches à lui. […] Une transformation essentielle ne pourrait intervenir que si tu décidais de le rayer de tes pensées. […] Que tu lui écrives des lettres tendres, ou amicales, ou pas de lettres du tout, qu’est-ce que cela change ? Tu continueras à apprendre comment il se porte et, s’il surmonte la maladie, il viendra tout de même te chercher. S’il y succombe, tu lui seras tout de même restée fidèle jusqu’au bout ; qui pourrait t’en empêcher ? Je voulais, en tant que frère aîné – et le seul dont tu puisses faire usage – te donner un conseil […] [18].

19Minna se range difficilement aux raisons de Freud, mais renoncera à poursuivre une correspondance avec son fiancé. Un semestre plus tard, Freud aborde de nouveau cette question, à l’annonce du décès de Schoenberg :

20

Ma chère Minna, […] ton pauvre roman est arrivé à son terme et quand je réfléchis à tout cela, je n’arrive pas à trouver défavorable le fait que la nouvelle de la mort de Schoenberg t’atteigne, après une si longue période de refroidissement et de désaccoutumance. Reconnaissons-lui le mérite de s’être lui-même efforcé, et de manière efficace, de t’épargner la douleur que cause la mort de l’aimé, même si ce n’est guère sa volonté, mais sa faiblesse morale qui l’a fait agir ainsi ces dernières années. Tu auras bientôt oublié les plaintes que tu peux opposer à sa mémoire, et tu te diras alors que tu as perdu, sans que ni lui ni toi n’en soyez responsables, un homme bon, noble et chaleureux. […] mais tu as beaucoup souffert, cette relation t’a valu peu de joie, beaucoup d’agitation, et pour finir beaucoup de douleur. À peine sortie de tes souliers d’enfant, tu t’es soumise aux tâches que la vie, d’ordinaire, n’impose qu’aux adultes. Désormais tout cela est passé, je dois te demander une chose, pense à regagner la jeunesse perdue, celle où l’on ne fait que grandir et profiter, accorde un long repos à tes sensations et vis pour un moment sans prétention avec nous deux, qui sommes à présent les plus proches de toi [19].

21Le lecteur d’aujourd’hui reste abasourdi par les paroles de Sigmund ; c’est une lettre forte, bien intentionnée, mais ne bouscule-t-elle pas le cours du temps ? À cette jeune veuve qui n’en est pas une, Freud s’adresse sur un mode réaliste. Il s’attache, dans le même courrier, à décourager sa demande d’un souvenir du défunt à la famille : « J’aimerais te conseiller […] de ne plus rien faire de tel. Ce n’est plus lui, mais uniquement sa famille que nous avons devant nous, et telle que nous la connaissons, le mieux est de rompre toutes les relations. Prépare-toi seulement à ce que d’ici quelques semaines ou quelques mois toute la famille dise ou croie que c’est ou bien ton affection, ou bien mon traitement médical, ou bien les rapports qu’avait [ta] Maman avec lui qui ont été la cause de sa maladie. Les gens sont tellement heureux lorsqu’ils peuvent trouver une raison à ce qui était inéluctable, une raison qui ne soit pas trop impersonnelle et à laquelle ils puissent rattacher une passion, quelle qu’elle soit. » Voici Freud, en chef de famille maintenant.

22Le mariage de Sigmund et de Martha est célébré en septembre 1886. Sigi s’inquiète d’un refroidissement de ce qu’il appelle « notre correspondance privée » ; il la réinitie au printemps 1887, car les Freud aimeraient que la jeune femme vienne habiter chez eux : « Je la reprends aujourd’hui et d’autant plus volontiers qu’entre les lignes de tes dernières lettres, on discerne toute sorte de mauvaise humeur donc je n’aimerais pas être responsable, fût-ce partiellement. Nous espérons que tu viens de bon cœur chez nous, même si ce ne pourra pas être pour toi la période la plus tranquille et même si tu auras plus à apporter qu’à recevoir. […] Avec Martha, nous nous disons souvent, lorsque nous sommes assis ensemble, le soir “Comme Minna s’amuserait ici !” et pour tout te dire, nous avons la ferme intention de te garder chez nous jusqu’à ce que tu fondes ta propre maison, ou bien jusqu’à ce que, conformément à notre accord antérieur, tu commences tes études à 30 ans [20]. »

23Laissons Minna à cette complexe proposition pour revenir du côté de Freud, deux ans plus tôt, dans une situation difficile : sa précarité financière, d’abord, qui l’amène à retarder encore ses fiançailles, jusqu’à ce qu’il puisse ouvrir son cabinet médical. Sigmund redoute l’ambivalence d’Emmeline face à son union : « Chère maman ! Même si je ne suis pas un aussi bon parti que M. Lichtheim, j’espère tout de même que tu m’abandonneras Martha avec moins de peine au cœur. En contrepartie, nous nous connaissons déjà depuis autant d’années qu’eux de mois. Avec mes meilleurs vœux pour ta santé, ton fils fidèle Sigmund [21]. » Le problème devenu brûlant concerne les finances du couple, mais du côté des avoirs de Martha, cette fois-ci. C’est le second massif dans ce jardin anglais. Il met maintenant Freud et Minna aux prises avec Eli, le troisième personnage majeur de la famille Bernays.

Eli, l’indélicatesse et l’argent

24Eli Bernays est une vieille connaissance de Sigmund, un adversaire coriace. Il figure très tôt dans les motifs de mécontentement de Freud. À l’origine de cette inimitié élective, des circonstances atténuantes s’imposent, que Freud est obligé d’admettre, un peu contre lui-même : « Nous avons commis une grande injustice envers Eli. Je n’ai jamais confessé tant d’injustice avec une telle joie. Dans toutes les petites choses, mesquin jusqu’à l’absurdité, il fait preuve, sur tout ce qui est de quelque importance, d’un esprit noble et raisonnable. Prendre pour épouse une jeune fille choisie parmi mes sœurs n’est vraiment pas un petit sacrifice, non pas à cause d’elle-même, mais de la situation de notre famille et de la charge inéluctable que cela fera peser dans une période ultérieure, lorsqu’on commence à attendre, d’un labeur acharné, plus que le pain quotidien. Moi-même, je me demande souvent si Martha sait précisément ce qu’elle a choisi et vers quel destin elle marche, riche de soucis et de maigres récompenses. Elle dit qu’elle le sait, je le crois et je l’admire pour cela. »

25Les choses vont se dégrader, car Freud est bientôt informé du fait qu’Eli utiliserait l’argent de ses sœurs – leur dot – pour payer ses dettes et renflouer ses mauvaises affaires. Dans une famille où le père avait connu la prison pour faillite frauduleuse, et deux fois la ruine, ces questions d’argent paraissaient très sensibles. Freud veut faire intervenir Minna, sur le mode secret d’autrefois, en faisant appel à sa « belle » intelligence ; il s’agit des méfaits supposés d’Eli, qui poussent Freud à accélérer la date de son mariage, ce qu’il expose sans détour à sa future belle-sœur :

26

[…] j’aimerais te demander de réfléchir à la manière dont les choses pourraient prendre un autre cours, quand un garçon immature, bête, démesurément infatué et paresseux, au lieu de prendre chaque jour sa volée de bois vert, est présenté à toute force comme un grand homme et autorisé à tyranniser sa famille. On est grandement tenté de penser que, dans une telle situation, il aura tôt fait de commettre un acte susceptible de le mettre en infraction pénale, par exemple en soustrayant à ses sœurs leur petit patrimoine […]. […] si je t’écris à ce sujet, c’est […] que je n’ai personne d’autre que toi. Je dois épargner Martha, […] et elle ne s’est en réalité jamais départie de son sentiment pour Eli. Elle ne me croirait tout simplement pas. De toi, je suis sûr du premier point et j’attends le deuxième. C’est la réalité littérale, et ce n’est probablement pas encore toute la vérité [22].

27La réponse ne se fait pas attendre. Elle révèle la liberté de ton d’une Minna qui, refusant le secret, n’hésite pas à donner une leçon à Freud, une petite castration symbolique même, si l’on ne craint pas l’anachronisme :

28

Sigi aimé ! […] Tant qu’Eli n’a pas expliqué que l’argent de Martha n’est plus là, nous n’avons aucun droit de faire vis-à-vis de lui l’hypothèse d’une dégradation de sa situation, parce que, jusqu’à cette date, il a satisfait au jour près à ses obligations. […] Et s’il trouve la force d’avouer, […] alors cher Sigi, il ne te reste pas d’autre solution que celle que Martha et moi avons déjà adoptée : faire une croix […] en renonçant à toute idée de récupérer, ne serait-ce qu’une fraction de la somme. Car enfin, sois raisonnable ! […] Où Eli irait-il chercher l’argent, si ce n’est de nouveau par des voies malhonnêtes. […] Je pense que tu ne me suspectes pas de partialité en faveur d’Eli, mais puisque tu as réclamé mon avis, eh bien je te le donne, […] nous ne pouvons pas procéder par la force contre notre frère […], et tu peux tout aussi peu le faire contre le mari de ta sœur – aurais-tu réellement le courage de porter ce scandale à la connaissance du public [23] ?

29Freud recevra la leçon. Un froid s’ensuit, qui s’estompe avec l’expérience et le récit des déplacements de Freud. C’est le lien que l’on connaît le plus entre ce dernier et Minna, celui-là même qui fait jaser encore. Freud voyageait avec sa belle-sœur, car Martha sa femme, y trouvait moins d’intérêt, et que – division sociale et sexuelle oblige – elle restait en charge de l’éducation des enfants. Ce sera donc le lot de Minna ; et plus tard celui d’Anna, la fille de Sigmund et de Martha.

30Étonnant jardin anglais que cette correspondance entre un beau-frère célèbre et sa juvénile belle-sœur ! Il taille un Freud déterminé, excessif et un peu calculateur, aux prises avec différentes figures intimes de l’altérité. La correspondance chantourne Sigmund à l’épreuve de ces questions, là où son auto-analyse, comme expérience si particulière pour ses héritiers, montre les limites de son avantage : si elle lui a permis de découvrir la vie psychique en travail et les formations de l’inconscient, elle aura manqué cruellement de l’incarnation nécessaire d’un(e) analyste, distinct(e) de l’analysant, avec qui le pulsionnel peut se mettre en jeu. On a le sentiment que ce sont les personnages de cette correspondance qui incarnent cette dimension manquante, tout particulièrement Martha et Minna, en cet étonnant rapport de parole qu’il bâtit simultanément avec l’une et l’autre. Si son amour pour la première ne fait pas de doute, comment ne pas remarquer la façon dont Sigmund entoure sa fiancée d’une cloison de silence, empêchant qu’elle apprenne ceci ou découvre cela, alors qu’il se réserve le droit de parler sans réserve ni détour à sa belle-sœur ? Comme si l’altérité de l’une protégeait de celle de l’autre… Épargner Martha, certes, mais au fond, pour pouvoir dire quoi à Minna ? La correspondance manifeste cet étonnant dispositif de parole, fait de détournement et d’adresse à deux femmes qui constituent son intimité psychique avec le champ du féminin [24]. Celles-ci sont d’ailleurs plus liées qu’il ne le croit, et ne peuvent se trahir par un secret qui resterait caché à l’autre. Comment ne pas être étonné, au fil des lettres, de la variété des places que Freud assigne à Minna ? La voici confidente, complice, amie ; mais aussi sœur, enfant du couple qu’il forme avec Martha, et enfin enfant tout court… La fantaisie de Minna, l’absence d’homme dans sa vie et son éternelle jeunesse en feront une figure idéale pour ces déplacements qui aident Sigmund à vivre le reste de l’existence. Freud y apprend un compagnonnage sans possessivité, une façon d’aimer désexualisée, une liberté de parler qu’il ne trouve pas à Vienne. C’est en ce sens que Minna Bernays n’est pas le personnage du film de Truffaut La Femme d’à côté. Seulement apparaît-elle comme une proche de Freud, de plain-pied avec ce qu’il découvre tout au long de sa vie, et toujours présente dans son existence, jusqu’à Londres. Comme une femme à côté de lui, familière, intime mais distincte : sans jamais avoir été psychanalyste, et mieux encore, une de ses analysantes.

31Anna Freud, elle, ne pourra en dire autant.

Notes

  • [*]
    Cette contribution est issue de la journée d’études organisée par la SPF à Grenoble en mai 2016 intitulée « Freud en toutes lettres ? Des correspondances freudiennes en psychanalyse ».
  • [1]
    Sigmund Freud, Minna Bernays, Correspondance, 1882-1938, Paris, Seuil, 2015.
  • [2]
    Sigmund Freud, Correspondance (1873-1939), Paris, Gallimard, 1979.
  • [3]
    Sigmund Freud, « Notre cœur tend vers le Sud ». Correspondance de voyage, 1895-1923, Paris, Fayard, 2005.
  • [4]
    Sigmund Freud, Minna Bernays, Correspondance, op. cit., p. 56 (souligné par moi).
  • [5]
    Ibid., p. 59 (souligné par moi).
  • [6]
    Ibid., p. 61.
  • [7]
    Ce roman, fort influent, donnera vingt ans plus tard son titre à un chapitre, chez Stendhal, dans Le Rouge et le Noir.
  • [8]
    Ibid., p. 63.
  • [9]
    Ibid., p. 64 (souligné par moi).
  • [10]
    André Bolzinger traduit le même passage par « honnête, chaleureuse et sans équivoque », in Portrait de Sigmund Freud. Trésors d’une correspondance, Paris, Campagne Première, 2012. Dans une correspondance avec Ferenczi, Freud confiera plus tard, à son retour de la gare de Salzbourg où il a raccompagné sa fille Anna : « Au retour, j’ai constaté tout surpris que ma libido s’était assouvie auprès de cette créature aimable et ravissante. Nos adieux sur le quai de la gare ont assombri mon humeur, j’ai pensé qu’il me restait là-haut les deux vieilles (die zwei Alten) » (ibid., p. 46-47).
  • [11]
    Sigmund Freud, Minna Bernays, Correspondance, op. cit., p. 65.
  • [12]
    Ibid., p. 68.
  • [13]
    Ibid., p. 73.
  • [14]
    Ibid., p. 83
  • [15]
    Ibid. (souligné par moi).
  • [16]
    Ibid., p. 107.
  • [17]
    Ibid., p. 128.
  • [18]
    Ibid., p. 142-143 (souligné par moi).
  • [19]
    Ibid., lettre du 07/02/1886.
  • [20]
    Ibid., p. 231.
  • [21]
    Ibid., p. 158.
  • [22]
    Ibid., p. 194.
  • [23]
    Ibid., p. 195.
  • [24]
    Dont elles constitueront les figures. En témoigne cette remarque de Freud à sa fille Mathilde, qui s’inquiète sur sa beauté de femme ; le père (qui a pourtant insisté sur sa laideur à sa naissance !) la rassure ainsi : « Tu as hérité des qualités physiques de deux de tes tantes, à qui tu ressembles plus qu’à ta mère. Je préfèrerais que ton sort soit celui de tante Minna plutôt que de tante Rosa qui est veuve. » Lettre à Mathilde, 26 mars 1908, citée par André Bolzinger, Portrait de Sigmund Freud, op. cit., p. 266.
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