Notes
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Pour plus de détails sur ce sujet, on peut lire François Lévy, « Les identifications animales des enfants à la lumière des nouvelles animalières de Kafka », Le Coq-Héron, n° 215, L’homme et les autres animaux, 2013/4, p. 108-116.
Jacques Robinet, La Nuit réconciliée. Préface de Gérard Bochelier, gravures de Renaud Allirand, Paris, La Tête à l’envers, 2018, 116 p., par Suzanne Ginestet-Delbreil
1Comment rendre compte d’un livre de poèmes qui, entre « parole et silence » ne disent pas le souvenir, mais cet espace entre-deux où ont été éprouvés le bruissement des arbres, l’odeur des fleurs, le chant d’un oiseau, l’amour d’un proche. C’est un livre qui devrait être lu à haute voix, à la veillée au coin d’un feu, pour que la voix, comme lors de sa présentation à la librairie La Terrasse de Gutemberg, donne corps, donne chair, et appelle à retrouver en soi ces premières fois où l’on s’est éveillé à la beauté du monde.
3« Ce qui demeure » commence ce long poème, où la lumière vient ouvrir une faille dans la nuit et où il suffit d’un chant d’oiseau, d’une note de musique pour que la nuit soit réconciliée. Il se poursuit dans la « poussière des mots » et les « passerelles brisées » qu’illustrent les très belles toiles de Renaud Allirand. Il va se terminer « quand l’ange défaille », mais aussi quand :
5Certains poèmes sont dédiés à des êtres aimés, quelques-uns disparus, à sa mère pour le plus long. Ils sont tous chargés de nostalgie, mais s’y laisse toujours entendre cet espace ou ce temps, on ne sait, de la rencontre d’amour.
6Éros ne peut se dire que voilé.
Eliane Allouch, Psychoses infantiles et autismes, Paris, Campagne Première, 2017, 240 p., par Philippe Porret
7Un livre entraînant ? Oui, peut-être. Il entraîne, c’est sûr, et loin, en deçà autant qu’au-delà, vers un espace imprévisible : à défricher, à déchiffrer aussi, « là où le sens des mots, mais aussi bien les pouvoirs sensoriels et gestuels du corps, s’effondrent » (p. 11). C’est l’appel, l’élan, l’expérience de cette auteure que ce livre raconte. Cet ouvrage est son ouvrage, il le dit modestement et le livre méthodiquement. La clinique s’y fonde de l’écoute analytique, en n’ayant pas peur de s’aventurer, en invitant ses lecteurs à la suivre dans l’arrière-pays. Les jeunes patients psychotiques ou autistes qui s’y rencontrent font résonner les coupes du monde, les failles d’un archipel langagier où « quelques îlots signifiants » subsistent, permettant à ces enfants ou adolescents de survivre. Savoir trouver et lire cette « langue originaire » sans jamais oublier ce dont le corps est ce pont dense, mène à une poétique qu’Eliane Allouch fait le ponant de sa réflexion, de son engagement clinique. De l’éthique qui la soutient, chemin faisant.
8Alors, ces médiations corporelles, qu’envisagent-elles ? L’esprit des mouvements, leur vibrance humaine, des « sources et objets d’imaginaire, comme vecteurs spécifiques d’objets symboliques » (p. 44). Une pratique s’en induit : « Pour un sujet perdu dans son fantasme, qui ne connaît pas son corps indéfini, et peut-être illimité, comme étant lui-même, des sensations et des mouvements précis et répétés constitueront un premier rapport au monde. […] Les techniques du corps, en particulier, permettent de conduire une seconde fois le patient à travers des expériences archaïques qui ont inscrit en lui des représentations-choses qu’il s’agit de réactiver » (p. 48). Des récits de cas viennent faire entendre l’aventure analytique, ses criques et ses passes.
9Eliane Allouch propose une intéressante distinction entre toucher et contact qu’elle mène avec foi : « le toucher est phénoménal, le contact psychique. Il peut y avoir toucher sans effet de contact et contact sans toucher : un regard, une senteur, peuvent déterminer un contact. Il n’en est pas moins que toucher, être touché, sont des sensations génératrices d’affects primaires à valence soit positive, soit négative : la caresse comporte le toucher, tout comme l’agression violente. L’identification primaire, premier lien affectif émergeant des effets de contact archaïques, s’étaye largement sur la sensation d’être touché, alors que l’échec à psychiser cette sensation ou, au contraire, la fixation en ce temps sont respectivement des voies d’entrée dans des états d’autisme » (p. 190).
10On referme ce livre d’expérience sur l’acte magique qui crée une illusion de réalité dont l’auteure fait l’essence du poétique. S’y confie à cette occasion une position désirante qu’on estimera, au-delà de ces ambassadeurs que peuvent constituer les techniques du corps : « générer l’illusion magique, antagoniste du retrait psychotique ou autistique » (p. 233). Psychoses infantiles et autismes n’en manque pas le rendez-vous.
J.-B. Pontalis, Jean Laplanche, Piera Aulagnier, Joyce McDougall, André Green, Fernando Urribarri (entretiens et introduction), Après Lacan : le retour à la clinique, Ithaque, 2017, 227 p., par Patrick Avrane
11Fernando Urribarri, psychanalyste argentin, a réalisé, pour la revue Zona erogena qu’il a dirigée, des entretiens avec les psychanalystes français J.-B. Pontalis, André Green, Joyce McDougall et Jean Laplanche. À ces dialogues, réalisés entre 1992 et 2011, il a ajouté celui que Luis Hornstein eut à Buenos Aires en 1987 avec Piera Aulagnier. C’est cet ensemble qui est aujourd’hui publié. C’est un témoignage important sur un morceau de l’histoire de la psychanalyse en France, mais aussi sur l’engagement de ces psychanalystes de premier plan. « Ces cinq auteurs sont à mes yeux les plus représentatifs de ce que j’appelle le mouvement post-lacanien » (p. 9, n. 1), précise Urribarri. Pour lui, ils sont reliés par un pacte fraternel contre le dogmatisme lacanien et la figure charismatique du maître. « Le retour à la clinique est […] une des clés de la révolte post-lacanienne, comme de son immense fécondité » (p. 15) : cet argument, qui donne son titre au livre, est décliné de diverses façons selon les auteurs.
12« Lacan s’intéressait beaucoup à un inconscient calculateur, méchant et astucieux, démoniaque et intelligent » (p. 28), souligne J.-B. Pontalis. Dans deux entretiens, en 1992 et en 2011, nous suivons son parcours, notamment comme analysant de Lacan, dont il dénonce « la manipulation du pouvoir transférentiel » (p. 48) : la séance se passait moins dans son cabinet qu’à son séminaire, où il faisait venir la plupart de ses analysants. Pour Urribarri, la Nouvelle Revue de psychanalyse est venue poser l’après-Lacan. Si les entretiens qu’il mène ne sont pas des articles où sont développés des points de vue théoriques ou cliniques, ceux-ci n’en sont pas absents pour autant. Bien au contraire, quelques phrases pertinentes suffisent à donner un éclairage. Ainsi, Pontalis évoque le repérage clinique de la pulsion de mort : « Du côté du patient, c’est quand on le voit emporté par un aplatissement massif de son discours. […] Du côté de l’analyste, on éprouve quelque chose de mortifère qui nous empêche de penser » (p. 59). Ailleurs, au sujet de Winnicott, il remarque que, chez lui, il n’y a « pas de femme, pas de sexuel chez la mère ! » (p. 62).
13« Lorsqu’on était psychanalyste et qu’on retournait à son cabinet pour écouter ses patients, on pouvait se demander quel rapport il y avait entre ce que Lacan disait et la pratique. […] Finalement, ma vision est que Lacan s’est cassé les dents sur la clinique » (p. 78). L’opinion d’André Green – qui décrit ses relations avec Lacan en trois temps : rapprochement, collaboration active, prise de distance – est tranchée. Il s’appuie sur la clinique pour remarquer que Lacan n’est pas arrivé à reconnaître les cas limites présents dans la clinique contemporaine, équivalents de ce qu’a été l’hystérie pour Freud, ou encore pour assurer que la notion freudienne de castration se dissout chez Lacan dans la notion philosophique de manque.
14« Mes désaccords avec Lacan concernent plutôt la réduction de la symbolisation au langage. Il dit : “Au début était le verbe” […] ; moi je dis : “Non. Au début, il y a la voix” » (p. 136). L’entretien de Joyce McDougall est sans doute le plus ancré dans la clinique, là encore en s’appuyant sur ceux qu’elle nomme borderlines. C’est une clinique vivante : « L’essentiel est de se dire qu’il s’agit de tableaux cliniques et non pas de “structures” » (p. 130), soutient-elle, et dans son dialogue avec Fernando Urribarri, nous entendons toute l’inventivité d’une psychanalyste.
15« Clinique lacanienne ? Je ne vois pas là grand-chose. Que je sache, Lacan n’a jamais exposé de cas clinique… » (p. 209), constate Jean Laplanche. Mais, en même temps, il se défie de la clinique : « Mon travail est plus en rapport avec ce que je désignerais par le terme de “pratique” qu’avec ce qu’on a coutume d’appeler la “clinique”. La clinique se définit par des récits de cas. […] Je me suis toujours méfié des récits de cas » (p. 199). Aussi le dialogue entre Jean Laplanche et Fernando Urribarri est celui qui est le plus centré sur la théorie, moins d’ailleurs dans une opposition à Lacan que sur les avancées apportées par Laplanche, par exemple en ce qui concerne l’étayage ou la pulsion sexuelle de mort.
16« Ma différence avec Lacan est que, pour moi, le Je n’est pas condamné à la méconnaissance et n’est pas une instance passive. […] Le Je est aussi une instance identifiante et non pas le produit passif du discours de l’autre » (p. 220). Avec le dialogue entre Piera Aulagnier et Luis Hornstein en 1987, c’est une autre distance avec Lacan que nous percevons. « J’ai toujours été loin du structuralisme. […] Je ne crois pas que le structuralisme ait apporté grand-chose à la pensée psychanalytique » (p. 225), explique-t-elle, en se félicitant que la fascination pour la théorie commence en France à s’estomper au profit de la clinique.
17On l’a compris, ce livre est engagé, contre Lacan ou contre un certain lacanisme. Cependant, l’intérêt de cet ouvrage est multiple. D’une part, il rassemble les points de vue de plusieurs psychanalystes français sur leurs divergences avec Lacan, et le moment où chacun d’entre eux a quitté son enseignement. En ce sens, c’est un document historique, dans la mesure où la forme de l’entretien pour une revue argentine permet une certaine liberté de parole. D’autre part, chaque analyste fait état ses propres recherches, sans que le dialogue ne devienne un cours universitaire. Le lecteur peut ainsi aborder aisément les avancées cliniques de chacun.
18Cinq voies pour la psychanalyse, ici présentées, mais surtout cinq voix de psychanalystes à entendre.
Marion Oliner, Histoire personnelle et trauma. La réalité psychique et son contexte, Paris, Campagne-Première, 2017, 216 p., par Yves Lugrin
19Cet ouvrage d’une éminente analyste américaine, membre titulaire de l’IPA, retient l’intérêt du lecteur par son ambition affichée : une exploration psychanalytique originale du trauma. Il mobilise aussi l’attention par une construction qui laisse deviner ce qu’a été la trajectoire analytique de l’auteur et fait entendre la voix d’une analyste au désir décidé. L’investigation se cristallise sur le statut de la « réalité externe », dans son opposition à la « réalité interne », la « réalité psychique » chère à Freud et aux freudiens. Mais, remarque Marion Oliner, l’expérience du trauma et ses destins, dans la vie comme dans la cure, ne cessent d’interroger cette opposition classique, dont elle montre les insuffisances et les dangers. Aussi estime-t-elle qu’il manque à la psychanalyse « une théorisation plus cohérente du rôle de la réalité extérieure dans la réalité psychique » (p. 22). Sa conviction est faite : « L’accent sur le fantasme inconscient a ainsi pu donner l’impression que Freud et ses disciples considèrent la nature réelle des événements comme non pertinente. C’est inacceptable et contraire à la réalité » (p. 68).
20Dans un premier prologue du livre, l’auteur noue aux avatars de ses trois tranches d’analyse son embarras avec la conception classique du trauma pensé par Freud comme « effraction du pare-excitation » sous l’afflux d’un excès d’énergie pulsionnelle. En 1982, dans son cercle de recherche, certains analystes jugent que « ne jamais aborder les événements historiques » relèverait d’une coupable « conspiration du silence », quand d’autres s’opposent à l’idée « qu’un événement soit le sujet central d’une recherche psychanalytique » (p. 30). Effectivement, Marion Oliner ne peut s’en tenir à la thèse freudienne, cela d’autant plus qu’à ses yeux, « le concept d’excitations ingérables », l’excès pulsionnel, échoue à expliquer « le trauma cumulatif qui est pourtant le plus courant » (p. 31). Son embarras avec la position freudienne la questionne. Elle est « curieuse de savoir si l’échec provenait de mes propres points aveugles, ou de mon auto-disqualification du fait que j’avais été moi-même traumatisée » (ibid.). Les différents chapitres du livre rendent compte du long temps de maturation qui fut nécessaire à Marion Oliner pour trancher.
21L’expérience intérieure qui bouleversera Marion Oliner est celle d’une singulière et décisive prise de parole. En 2007, elle fait une intervention lors d’un congrès de l’IPA consacré au thème « Répéter, se souvenir et assumer », thème qui la concernait profondément, comme analyste et plus encore comme sujet, ce congrès se tenant à Berlin, haut lieu de l’histoire de Marion Oliner et de sa parenté comme de la grande Histoire et de celle de la psychanalyse. Elle évoque les deux temps de cette expérience : une intervention dont le ton la surprend, et les effets d’après-coup que suscite en elle la réception réservée à son propos. Cette communication, intitulée « Excusez-moi d’être née : le destin d’une Juive allemande pendant la Seconde Guerre mondiale » (p. 41), fait l’objet du second prologue du livre. Le plus bouleversant pour notre collègue est moins dans le temps de la soutenance de son propos que dans l’accueil inouï qui lui est réservé.
22« La réception bouleversante du public, nombreux, m’amena à une réflexion […] où j’interroge après-coup les raisons pour lesquelles mon exposé avait été un succès au-delà de mes plus folles espérances » (p. 31). Le message inversé qui lui revient du public prend alors valeur résolutive, peut-être « traumatolytique ». « L’expérience de Berlin, ses débuts et ses conséquences m’ont laissée perplexe et m’ont permis de mettre noir sur blanc le contraste entre la réception que j’avais reçue et le fait que je ne me retrouvais jamais moi-même dans la littérature psychanalytique » (p. 31-32). Le propos est saisissant : à son insu, un analyste averti peut ne pas habiter pleinement la langue analytique dans laquelle il excelle. Plus précisément, il ne peut l’habiter sans une secrète boiterie.
23Ouvrant ce livre, la multiplicité des références à des analystes américains « inconnus » m’a d’abord encombré, m’empêchant de pressentir le vif de ce que Marion Oliner semblait prendre soin d’annoncer quant au contexte de sa reconsidération du poids de la réalité externe dans la vie psychique inconsciente. Le constat de l’absence totale de Ferenczi dans les nombreux interlocuteurs que convoque Marion Oliner m’a stupéfait avant de me plonger dans une vraie perplexité. Cet effacement du nom de Ferenczi est d’autant plus surprenant que la thèse ultime à laquelle parvient Marion Oliner, thèse qui s’ajoute et complète celle de Freud, est, à mes yeux, spécifiquement ferenczienne : « Une meilleure formulation du trauma […] impose que le prototype des situations traumatiques soit essentiellement structuré par les exigences de la réalité extérieure, éliminant de la conscience l’opération du principe de plaisir et le fantasme inconscient, soit temporairement, soit pour la plus grande partie de la vie » (p. 33).
24Marion Oliner précise ce qu’elle avait à transmettre, moins à ses analysants ou ses élèves, qu’à la communauté réunie à Berlin en 2007 : « Cela se rapproche de la plupart des situations dans lesquelles les victimes de perte traumatique ont à leur disposition des défenses qui leur permettent de rester conscientes de leur environnement, bien qu’à un niveau très restreint de fonctionnement : diminuées à certains égards et augmentées par ailleurs. » Ferenczi a consacré les dernières années de sa vie à ces questions fondamentales. Or, Marion Oliner insiste : « C’est cette pensée qui a influencé mon intervention et manifestement ému le public. » (p. 33). Alors, la puissance des effets de l’intervention de Marion Oliner à Berlin devrait-elle quelque chose au paradoxal retour, sous couvert d’anonymat, de Ferenczi sur la scène internationale de la psychanalyse ?
25Marion Oliner aurait-elle, sans le savoir, refait, comme à son insu, le chemin de Ferenczi, celui qui lui permet de se retrouver enfin « elle-même » dans la littérature analytique de son temps ? Ces questions font un des intérêts majeurs de ce livre.
François Pommier (sous la direction de), La Folie ordinaire, Paris, Campagne Première, 2018, 252 p., par François Lévy
26« La folie est un concept qui semble avoir traversé les époques et les sociétés, comme si elle avait toujours existé », écrit Sylvain Tousseul, l’un des auteurs qui ont contribué au succès du colloque organisé sur ce thème peu « ordinaire » par notre collègue François Pommier. « Elle est tantôt associée à une maladie, tantôt à des pouvoirs surnaturels, souvent perçue comme dangereuse pour autrui et pour la société, parfois considérée comme une déficience mentale ou organique » (p. 57), mais elle a toujours été présente, surtout sous sa forme « ordinaire » – c’est là le point le plus constant de cet état. Et c’est sans doute sa constance que les contributeurs ont cherché à montrer, car aucune époque ni aucune société n’en ont été exempts, quelle qu’en ait été la forme.
27La notion de « folie ordinaire » ne désigne toutefois pas toujours la même réalité. Certains comportements ou idées sont considérés comme des folies à certaines époques et ne le sont plus à d’autres. Certaines folies proviennent de certains individus, d’autres de la société dans laquelle ils vivent, comme c’est le cas des voix divines et des miracles authentifiés par l’Église. Ces voix, le DSM-5 qui a cours de nos jours en psychiatrie les recense comme des pathologies mentales, de même qu’il consacre une centaine d’entrées rien que pour les pratiques sexuelles !
28De nos jours, également, comme le développe Christophe Dejours, provient la mise en évidence des pathologies mentales spécifiques au travail, quand le « risque de décompensation psychopathologique », bien qu’évalué par les spécialistes, cède la place à la normalité… et se traduit par des taux croissants de suicides au travail. On chuchote alors quelques réflexions sur la « folie de la norme ».
29C’est donc la notion de « limite » – notion chère à François Pommier – que cette clinique ordinaire interroge. L’instigateur de ce colloque questionne la « folie du psychanalyste », quand celui-ci est « censé figurer une sorte d’arbitre de la normalité » (p. 73) – assertion avec laquelle on n’est pas forcé d’être d’accord. Comment, en effet, est-on passé de la « neutralité » de l’analyste à sa « normalité » ? On lira là-dessus des développements inattendus, quand l’autre, l’inconnu, le patient, l’étranger, mais d’abord l’autre en soi, nous exposent à une altérité dont nous ne connaissons que des bribes. La notion, en tout cas, est actuelle dans le contexte transculturel dans lequel un certain nombre de nos collègues interviennent, ainsi que le décrit Sara Skandrani, qui s’inspire des expériences relatées par Georges Devereux et, plus près de nous, par Marie-Rose Moro. Elle est utile aussi dans l’expérience de la « transgression des frontières chez l’artiste », lui conférant un rôle individuel et collectif (Marta Rezende-Cardoso et Gisele de Araujo Abrantes, de l’Université fédérale de Rio de Janeiro). Elle est indispensable dans notre clinique « ordinaire », quand, chez le patient, comme le décrit Jean-Malo Dupuis, « la cohérence du discours peut être magistralement convaincante » jusqu’à ce qu’« un délire manifeste se révèle » après être passé longtemps inaperçu (p. 185). Dupuis s’interroge, dans de tels cas, sur ce qui a pu provoquer, chez l’analyste, une « anesthésie de la pensée » (p. 187). Quant à Bruno Secchi, il expose à quel point, chez certains, « l’hallucination peut tenir fonction de prothèse […] nécessaire au maintien de l’agencement psychique actuel du sujet » (p. 190).
30J’émets cependant, bien que de façon nuancée, une réserve à propos de ce qu’auraient d’« ordinaires » les traumatismes vécus par les enfants juifs cachés entre 1940 et 1945, tels que les présente Marion Feldman. Certes, il y a eu, de tout temps, des exclusions de groupes humains hors de l’humanité, mais l’anéantissement industriel et machinique d’un groupe d’humains (p. 35) dépasse ce que le qualificatif d’ordinaire peut supporter. C’est le sens de la différenciation entre extermination et holocauste.
31On s’amusera, en tout cas, à lire la nouvelle version de l’intéressant article que Monique David-Ménard consacre à « l’affaire Kant-Swedenborg », situation qui a vu Emmanuel Kant, le célèbre philosophe rationaliste du xviiie siècle, être fasciné, au point de frôler la folie, par le délire d’Emmanuel Swedenborg, un non moins célèbre savant fou « pris chaque nuit d’éblouissements, de visions » et de « tentations » (p. 23) l’attirant vers la luxure, la richesse et la vanité.
32Et que dire de l’amour ? questionne Jacqueline Schaeffer. Deux choses sont sûres à ce sujet : 1) nous ne savons toujours pas s’il s’agit d’une « folie ordinaire ou extraordinaire » – ce que je me garderai bien de dévoiler ; 2) « il existe une maladie plus grave qui est : l’incapacité d’aimer, de se lier, d’accepter l’altérité » (p. 103).
33Mais il y a, également, des « folies ordinaires » nouvelles, liées aux changements des mentalités relatives à la mort et au « prix de la vie ». Un exemple est décrit par Élisabeth Chaillou qui partage avec des parents ce qu’il peut y avoir de folie dans les soins assurés au cours des premiers temps consécutifs à la naissance d’un enfant en difficulté. La perte possible d’un nouveau- né installe une « potentialité toxique majeure » pour le psychisme des parents et pour l’avenir du bébé, écrit-elle (p. 137). Idem chez Nathalie de Kernier, confrontée au risque suicidaire chez des adolescents qui « portent la mission de réparer les blessures parentales » (p. 147). Il en va de même, encore, quand on se penche, comme Freud l’avait fait, sur « le caractère faussement évident et impensé de la différence des sexes », ainsi qu’en parle Jean- Baptiste Marchand, affirmant que c’est « ce qui reste fou en chaque individu » (p. 216) alors même qu’on le tient désormais pour acquis.
34Le livre, d’ailleurs, se clôt sur un constat angoissant exposé par Laurie Laufer : la modernité, soutient-elle, en tant qu’elle est une « entreprise d’individualisation », est, de ce fait même, une « entreprise de désubjectivation » (p. 225). Cette folie-là sera-t-elle toujours ordinaire ?
Sigila n° 40, « Passages », automne-hiver 2017, Paris, Association Gris-France, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 232 p., par Patrick Avrane
35Peut-être est-ce parce que la revue Sigila, revue transdisciplinaire franco- portugaise sur le secret, passe le cap des vingt ans que le thème de son dernier numéro porte sur les passages. Il y est donc question de passages secrets ou de secrets de passage dans une série d’articles variés et toujours riches.
36Les passages de frontières géographiques et les passeurs sont présents dans l’actualité avec l’interview de Hubert Jourdan, qui aide les migrants à la frontière franco-italienne, comme dans le passé avec Victor Pereira, qui rappelle que, dans les années 1960, la frontière portugaise était fermée. La moitié d’une photo déchirée remise au passeur à l’arrivée et retournée à la famille au Portugal permettait de vérifier que le passage avait réussi. Mais les frontières sont aussi sociales, « Portrait du transclasse en passager clandestin » de Diane Luttway le souligne : « Les rites de l’adolescence […] ne disent […] ni le sang menstruel ni l’émission de sperme : tabous sexuels véhiculés notamment par l’hébreu biblique erva qui signifie “nu” en un sens assez particulier ; est erva ce qui s’écoule, ce qui fuit du dedans vers l’extérieur, est donc nu le passage de l’intime vers l’extérieur, et ce qui est nu doit être recouvert pudiquement. La honte sexuelle pourra ainsi être mise en parallèle avec la honte sociale » (p. 43).
37Les passages peuvent exiger des passeports, des rituels. Delphine Bouit relie les mots de passe actuels et le schibboleth biblique ; Colette Hugo évoque son initiation. Mais ce sont aussi les passages entre les langues. Un dialogue avec Anne Lima et Michel Chandeigne, qui dirigent la librairie franco- portugaise à Paris et les éditions Chandeigne, en fait part, ainsi qu’un article de Mathieu Dosse, traducteur de João Guimarães Rosa. En mettant en parallèle les diverses traductions (française, italienne, anglaise, slovaque, etc.) d’une même phrase d’apparence anodine, celui-ci montre combien le sens change en fonction des traducteurs.
38La psychanalyse passe par le Brésil, Elisa dos Mares Guia-Menéndez en fait le récit. Mais il est aussi beaucoup question dans ce numéro des passages religieux. Nathan Wachtel, dans l’avant-propos, cite les Marrannes ; Hugues Didier décrit les allers-retours entre l’état religieux et celui de marchand des Jésuites en Asie ; Martin Nogueira Ramos raconte les baptêmes des chrétiens cachés au Japon entre le xviie et le xixe siècle. Deux articles sont écrits en portugais : Adma Muhana rapporte les polémiques au sujet d’objets de dévotion au Brésil du xvie au xviiie siècle, et José Alberto Rodrigues da Silva Tavim évoque le destin des Juifs dans l’empire portugais en Orient.
39Enfin, trois textes illustrent trois passages distincts, certains essentiels, voire inévitables. Christophe Loyer, à partir d’Élie Faure, décrit « cette vaste fugue dans laquelle les voies de l’architecture, de la peinture et de la sculpture se suivent et se chevauchent » (p. 169), quand Daphné Le Roux s’interroge : « Le mariage est-il encore un passage ? », et que Jean-Michel Hirt, à partir de saint Paul, questionne : « La mort, l’ultime passage ? »
40Comme on le voit, les approches du sujet sont très variées dans ce numéro de Sigila qui, comme toujours, est illustré de photographies et de poèmes. Une revue, donc, à ne pas laisser passer.
Daniel Oppenheim, Des adolescences au cœur de la Shoah. À travers Appelfeld, Kertész, Wiesel…, Éditions Au bord de l’eau, 2016, 190 p., par Angélique Gozlan et Tamara Guénoun
41Daniel Oppenheim, dans Des adolescences au cœur de la Shoah, propose un regard de psychanalyste sur l’expérience de déportés adolescents. Il y étudie les effets d’une telle expérience sur leurs choix de vie (écrivains, historiens, universitaires, psychiatres d’adolescents) et les possibilités de s’en déprendre. Il s’appuie sur neuf auteurs, qui furent enfants ou adolescents dans les ghettos et les camps nazis : Kertész, Kulka, Becker, Orlev, Hilsenrath, Klüger, Tomkiewicz et Appelfeld. En annexe, il regroupe et analyse les éléments significatifs de centaines de témoignages d’enfants et d’adolescents recueillis par C. Coquio et A. Kalisky.
42Daniel Oppenheim rend compte de la liaison créative entre l’auteur, son écrit et le travail psychique inhérent à l’écriture qui suit un événement traumatique. L’écriture est un véritable travail – de mémoire, de transmission, de catharsis, mais aussi de transformation de l’écrivain et du monde qui l’entoure. Il ne cherche pas à psychopathologiser ces récits et témoignages, mais à comprendre comment un adolescent ayant vécu une telle expérience peut ensuite se reconstruire. Toute entreprise de destruction de leur humanité a des conséquences persistantes chez les survivants. Outre la culpabilité d’avoir survécu, la déportation a fait perdre la confiance en soi et en l’autre, a dépossédé du sentiment d’être soi, en sa vie, parmi les autres. Chez ceux qui ont subi, enfants ou adolescents, la Shoah, l’expérience traumatique reste présente, et chaque événement, même minime, peut faire rejaillir des souvenirs enkystés. Ainsi, un bruit, une odeur, un visage suffisent à faire replonger dans l’expérience d’alors, si difficilement transmissible aux autres. Le livre met en lumière comment chacun des auteurs a vécu cette expérience-limite pris dans l’ambivalence des sentiments, la culpabilité, l’effroi, la peur, l’incompréhension, mais aussi la révolte et la combativité, et a cherché à en dépasser le traumatisme. Le style théorique épuré et la pensée subtile, appuyée sur la clinique, aident à prendre la mesure de la complexité des enjeux psychiques propres à ces histoires de vie, toujours singulières.
43Daniel Oppenheim se demande pourquoi ces auteurs ont écrit sur leur expérience de la Shoah. Pour mettre en sens ? Pour préserver l’enfant en soi ? Pour se reconstruire au travers d’une quête de sa langue, comme une quête des origines ? Pour ne pas devenir fou ? Pour ouvrir un dialogue avec son père mort ? Se déploie tout au long de l’ouvrage une réflexion sur l’écriture comme processus transformationnel en écho avec ce moment adolescent contraint – voire arrêté – par la Shoah, bouleversant les codes humains, relationnels, générationnels, familiaux, sociétaux. Le lecteur est amené à saisir comment l’écriture vient à un moment donné de la vie de l’écrivain se constituer comme une nécessité pour s’approprier et symboliser cet impensable, donner sens à l’insensé. Elle apparaît, certes, comme un effort de compréhension de l’événement, mais aussi de soi-même, comme une mise en mouvement dans la réalité d’une psyché effractée, afin de reconstruire son identité à la lumière d’un présent éclairé par le passé. « L’expérience de la barbarie », en annexe, livre les témoignages d’enfants ayant été internés dans des camps et des ghettos. Elle met en perspective la force du travail d’écriture chez les auteurs cités en montrant qu’il ne s’agit pas chez eux de témoignages dans l’abrupt du vécu, mais d’un véritable processus créateur, tant par la mise en mots que la mise en forme qu’opèrent ces récits de l’expérience de la barbarie.
44La réflexion sur la nécessité psychique d’écrire recouvre l’analyse – centrale dans ce livre – de la complexité du processus adolescent chez chacun des écrivains. Chaque cas amène à penser les aléas de la construction identitaire et de la traversée de l’adolescence lorsque la destructivité survient sur la scène du réel. La situation de catastrophe met à mal le processus de filiation déjà ébranlé par le processus adolescent. Car loin d’abroger l’adolescence, la ghettoïsation et la déportation viennent redoubler des points de préoccupation adolescents : la lâcheté des adultes en qui l’adolescent croyait, le sentiment d’invincibilité, le refus de filiation, mais aussi la grande détresse, voire la culpabilité ou la honte face à ces mouvements transgressifs. L’ouvrage pointe comment chacun des écrivains étudiés s’est confronté à une adolescence catastrophée : Ruth Klüger en continuant à penser tout au long de sa déportation, en refusant de donner le prénom de son père à son premier fils ou d’attribuer à la seule déportation les causes de sa détresse ; Stanislaw Tomkiewicz, qui écrivit tardivement, mais pour qui le travail de psychiatre d’adolescents fut un élément organisateur de sa volonté de se reconstruire, de retrouver son adolescence volée par la Shoah.
45Ainsi, Des adolescences au cœur de la Shoah incite à une réflexion riche sur les effets du traumatisme à l’adolescence et la reconstruction du sujet à l’âge adulte. Il conduit le lecteur à une interrogation sans concession sur la barbarie et ses traces indélébiles. Cette analyse du moment adolescent dans le contexte de la Shoah permet d’entendre les processus psychiques sous-jacents à la fois au traumatisme, mais aussi à la remise en mouvement de la psyché. Une perspective y est ouverte pour penser l’adolescence contemporaine, à la lumière non plus d’un tel événement – il existe depuis d’autres barbaries –, mais d’un contexte socioéconomique conduisant à une perte des repères, de filiation, d’idéalité.
Florian Houssier, Freud adolescent, postface de Philippe Gutton, Paris, Campagne Première, 2018, 204 p., par Jean-François Solal
46Notre collègue, Florian Houssier, professeur à l’université Paris-13, préside actuellement le Collège international de l’adolescence (CILA). Il s’intéresse ici à l’adolescence méconnue et peu renseignée de Freud, probablement parce que ce dernier ne souhaitait pas qu’on en sache trop. C’est donc le livre d’un explorateur de contrées volontairement brouillées. Florian Houssier livre un Freud entre deux âges, entre l’enfance de Sigismund et l’adolescence de Sigmund ; Freud viendra y puiser les souvenirs initiatiques qui parsèment ses écrits, sans qu’il se les attribue. C’est une des qualités de ce livre que de nous les restituer et d’établir un pont entre des éléments biographiques méconnus et les issues théoriques qu’elles ont engendrées.
47On a supputé qu’il se soit relégué, seul dans sa chambre, en insatiable bibliophile. Mais le jeune Freud a une grande fratrie ; ses parents rencontrent des amis qui ont aussi des enfants et tous se retrouvent en vacances. Il reste toutefois un adolescent torturé, « neurasthénique » comme il se qualifie. L’auteur nous apprend que Freud a bel et bien connu une adolescence durement inhibée – plutôt qu’asexuelle, comme l’écrivit Roudinesco. Freud résume ainsi cruellement cette période juvénile : « Dans ma jeunesse, je n’ai jamais été jeune […]. Je me suis toujours contraint » (p. 186).
48Gardons-nous d’anachronisme : les valeurs éducatives et morales de la bourgeoisie à la fin du xixe siècle ne sont pas libérales ; la contrainte la plus dure y était transmise. La pensée créative de Freud eut pour prix le renoncement aux jeux de séduction et à la fréquentation des jeunes filles, qu’il laissait à ses amis. Il réprouvait autant qu’il enviait les penchants séducteurs d’Eduard Silberstein : les flirts de son ami l’éloignaient de leurs idéaux communs et de leur correspondance intellectuelle.
49Sans ces renoncements, Freud aurait-il été cet inventeur brillant, ce découvreur de l’inconscient ? Comme l’écrit Florian Houssier, « l’adolescence de Freud est marquée par l’empreinte d’une position d’attente, celle d’un destin grandiose qui viendrait se réaliser en écho à la croyance maternelle » (p. 65). La lecture et l’écriture jalonneront son destin et marqueront ses exigences. Parce qu’il se voit en « styliste allemand », sa première correspondance et son journal intime ne trouvent pas grâce à ses yeux : il avoue à Martha un « autodafé » de ces premiers écrits, « coup de grâce » à ses futurs biographes (p. 84). Hélas ! Une exigence qui le situe « dans la lignée d’Hannibal, conquérant par tempérament », écrit-il à Silberstein (p. 77). L’auteur nous rappelle que cette expression revient beaucoup plus tard dans une lettre à Ferenczi : « La figure du capitaine sémite grandit encore à mes yeux. Hannibal et Rome symbolisaient pour l’adolescent que j’étais l’opposition entre la ténacité du judaïsme et l’esprit d’organisation de l’Église » (p. 71). Cette ténacité le mène bien souvent à la rupture de ses amitiés masculines, toujours décevantes.
50Florian Houssier titre « Une inquiétante altérité » ses relations rares et inabouties avec les jeunes filles. Les deux familles, Freud et Fluss, se reçoivent et passent des vacances ensemble. Gisella Fluss a 12 ans, Sigmund en a 16, il tombe amoureux transi et secret. Il sera habité par cet amour pendant trois ans, jusqu’à l’obtention de sa Matura. Après Gisella, on ne lui connaît aucun lien amoureux pendant sept ans, avant Martha qui deviendra sa femme. Il écrit à Silberstein : « Non pas qu’une autre ait pris sa place, mais la place peut rester vide » (p. 126). Pas d’espace pour Freud entre l’amour courtois qu’il a connu avec Gisella et la conformité bourgeoise, « la logique de la soupe et les arguments des quenelles » (Observations sur l’amour de transfert). Ainsi écrit-il encore à Silberstein cette mise en garde effrayante de désenchantement : « Ne te permets qu’un coup d’œil furtif sur l’éblouissante vierge, qui lors s’unit à l’homme pour devenir ménagère » (p. 131).
51Freud utilise ses difficultés personnelles comme terreau clinique pour construire sa théorie. Comme l’écrit Philippe Gutton dans sa postface : « Une adolescence refusée dans sa difficulté put, en son temps, devenir une source privilégiée de la métapsychologie et de ses corollaires techniques » (p. 197).
52Il manquait un livre qui mette en lumière ces difficultés pour mieux comprendre le chemin intellectuel de l’inventeur de la psychanalyse. C’est chose faite.
Élisabeth Roudinesco, Dictionnaire amoureux de la psychanalyse, Paris, Plon et Seuil, 2017, 592 p., par Patrick Avrane
53La collection des Dictionnaires amoureux, initiée par les éditions Plon, comprend désormais près de cent titres. Ces dictionnaires sont amoureux parce que leurs auteurs y traitent de ce qu’ils aiment ; ce sont des amoureux de leur sujet. On y trouve aussi bien Alain Ducasse parlant de la cuisine, et Alain Baraton, le jardinier en chef de Versailles pour un volume sur les jardins, Claude Hagège, amoureux des langues, et Alain Rey rédigeant un dictionnaire des dictionnaires, ou encore Jack Lang pour un dictionnaire amoureux de François Mitterrand et Jean Tulard pour celui sur Napoléon. Il y manquait un Dictionnaire amoureux de la psychanalyse, celui-ci ne pouvait être fait que par Élisabeth Roudinesco. Le voici donc, publié en collaboration par les éditions du Seuil et Plon.
54L’auteur, avec Michel Plon, d’un sérieux Dictionnaire de la psychanalyse (Fayard), ouvrage de référence essentiel, est – je ne pense pas qu’elle m’en veuille de dire cela – une amoureuse de la psychanalyse, qu’elle sait défendre avec fougue, y compris parfois contre les psychanalystes eux-mêmes. Une savoureuse entrée « Injures, outrances & calomnies » l’exprime. Élisabeth Roudinesco y cite un certain nombre de ces attaques, parfois sur fond d’antisémitisme, contre la psychanalyse, mais aussi parfois contre elle-même, souvent désespérantes à lire. Céline, Gary, Houellebecq ou Huxley y côtoient Melman, Jacques-Alain Miller, Winter… et Lacan. « Notre pratique est une escroquerie » (cité p. 293), énonce ce dernier en 1977. Toutefois, Élisabeth Roudinesco nous montre tout au long de son livre que cela n’implique pas que le psychanalyste soit un escroc si l’amour de la psychanalyse le soutient. Et « l’amour est […], dans sa puissance première, et quel qu’en soit l’objet, un acte sans condition, un acte de liberté » (p. 30), explique-t-elle dans la première notice du livre : « Amour ».
55Un tel ouvrage ne se lit pas d’une seule traite du début à la fin, de A comme « Amour » à Z comme « Zurich ». Il se parcourt, il se déguste, en fonction des recherches, de l’humeur, des désirs de chaque lecteur. « Une psychanalyste française m’a un jour reproché d’avoir écrit une “histoire hollywoodienne de la psychanalyse”, convaincue par ailleurs que cette sacro-sainte discipline aurait la particularité d’échapper à toute forme de récit historique. Rien ne pouvait me faire plus plaisir que d’être ainsi renvoyée au cœur d’une des plus belles aventures du xxe siècle » (p. 253), rapporte Élisabeth Roudinesco. Intrigué par l’entrée « Hollywood », j’y lis un merveilleux texte sur le cinéma, cette invention contemporaine et proche de la psychanalyse, même si « Freud ne comprenait rien à la modernité littéraire et […] ignora le cinéma » (p. 255). Dans cet article, il y est question de Godard, Chaplin, Hitchcock et John Ford, de Los Angeles « horizontale comme un divan » (p. 256), de L’Homme qui tua Liberty Valance et de l’Unheimlich. Comme la notice « Holmes » suit celle consacrée à Hollywood, je la lis et je retrouve « la similitude entre Freud et Holmes, deux grands génies du dépistage des signes » (p. 264) que j’avais décrite dans Sherlock Holmes & Cie, détectives de l’inconscient (Campagne Première, 2012), mais je découvre aussi un parallèle inaperçu entre Arthur Conan Doyle et Joseph Babinski. C’est un des intérêts majeurs de cet ouvrage : le psychanalyste, en fonction de ses propres intérêts, est en familiarité et, en même temps, grâce à la grande liberté de ton, ne manque pas de faire des découvertes, des liens pour lui jusque-là inconnus.
56L’article « Jésuites » en témoigne : « Après tout, la fameuse Compagnie de Jésus, d’où était exclue l’idée même d’une possible branche féminine, n’était guère différente de la première Société viennoise de psychanalyse, celle des hommes du mercredi réunis autour d’un banquet platonicien. N’étaient-ils pas, les uns et les autres, les adeptes d’un nouveau messianisme, serviteurs d’une grande cause fondée sur le culte des élites ? » (p. 301-302) C’est dans l’École freudienne de Paris que plusieurs jésuites, dont Louis Beirnaert et Michel de Certeau, présentés ici par Élisabeth Roudinesco, purent travailler. Et, puisque l’école de Lacan est à Paris, allons à la page « Paris ». Nous y retrouvons la religion. La France est le pays le plus freudien d’Europe, cela tient notamment au principe de la séparation de l’Église et de l’État : « Il y a un lien entre la définition française de la laïcité et la conception freudienne de la psychanalyse dite “profane” » (p. 391).
57Comme on le voit, ce livre n’est pas seulement un ouvrage, c’est mille ouvrages, ceux que l’on construit par nos lectures, nos associations, tout ce vers quoi la centaine d’articles nous entraîne. Élisabeth Roudinesco ne nous fait pas uniquement, dans ce dictionnaire, partager son amour de la psychanalyse, elle nous offre de découvrir de nouvelles faces à cet objet d’amour.
Gregorio Kohon, Des tanières et des terriers. Les refuges de la psyché chez Louise Bourgeois et Franz Kafka, Paris, Ithaque, 2016, 85 p., par François Lévy
58Certains psychanalystes, confrontés à des cures de patients difficiles (psychotiques, névrosés comme « états-limites »), désignent par le terme de « refuge psychique » (psychic retreat) des « espaces psychiques sécurisés dans lesquels un sujet se retire pour se protéger de tout contact émotionnel, éviter l’angoisse et la souffrance » (p. 5-6). À l’opposé de toute traduction hâtive, retreat ne désigne pas un mouvement de retrait mais un lieu, donc un espace, qui, dans les fantasmes et les rêves, apparaît sous la figure d’une maison, d’une caverne, d’une forteresse, etc., qui rendent difficile, voire impossible, d’entrer en contact avec le patient. Pour cette raison, ces systèmes défensifs apparaissent à certains collègues comme de véritables organisations pathologiques de la personnalité qui, par leur raideur, le déni et la terreur, compromettent toute chance d’effectuer un travail bénéfique.
59« Nous autres, psychanalystes, avons toujours joui du privilège de pouvoir compter sur les artistes, les écrivains et les poètes pour nous aider à comprendre les phénomènes psychiques complexes », écrit Gregorio Kohon (p. 7). C’est auprès de Louise Bourgeois et de Franz Kafka – et de quelques autres (Borges, Munõz) – que l’auteur a étudié ce phénomène, non pour en montrer l’aspect pathologique, mais pour rendre acceptable à notre pensée ce recours obligé. Car tout sujet a besoin de préserver un espace privé où se réfugier. C’est ce que clame Louise Bourgeois : par le dessin, la peinture, puis la sculpture – la tridimensionnalité offrant plus de « volume » que le cadre trop rigide de la feuille ou de la toile –, elle sculpte ou bâtit des espaces protégés (Interiors, Lairs [Tanières]) qui, sans que jamais leur sécurité ne soit totalement garantie, restent encore bien souvent suffocants et semblables à des pièges (voir Articulated Lair [Cellule-Tanière], 1986).
60Ces œuvres évoquent toutes « l’embarras douloureux qu’engendre l’impossibilité de trouver un refuge adéquat et suffisamment sûr contre les angoisses et les terreurs intérieures » (p. 22), que Gregorio Kohon met en rapport avec des empiétements parentaux dans l’intimité de l’enfant et avec le Fort/Da décrit par Freud pour désigner l’ambiguïté de l’absence et de la présence de l’Autre/autre.
61Face à ces œuvres, le spectateur, saisi par « l’étrange familier » qui s’en dégage, est renvoyé à un échange avec soi-même, en ce sens que, ainsi que l’écrit Kohon, « la “vérité” sur un objet d’art n’appartient pas à son créateur […] ; l’art advient grâce au spectateur » (p. 32). « Les créations de Bourgeois, ajoute l’auteur, seraient comme l’expression et la confirmation des idées de Winnicott sur la nécessité de respecter un noyau silencieux au cœur de notre être, noyau qui crée et nourrit un espace privé en nous » (p. 33).
62En parallèle, Kohon étudie chez Kafka, parmi ses contes animaliers [1], une nouvelle, Le Terrier (1931), dans laquelle une créature rêve de construire une forteresse inexpugnable contre les menaces du dehors, bien qu’elle n’arrive jamais, comme Louise Bourgeois, à être convaincue qu’une telle protection puisse exister. Et, comme il en va de la protection contre ce qui peut venir de l’intérieur, tout sentiment de sécurité finit par devenir illusoire.
63On se rend bien compte, à travers Louise Bourgeois, Franz Kafka et d’autres, qu’il a manqué à ces auteurs l’environnement grâce auquel ils eussent pu constituer un « Soi intime » à partir duquel ils eussent pu développer un sentiment interne de protection et de sécurité. Faute d’avoir bénéficié d’un climat non intrusif offrant une possibilité de se séparer de l’Autre/autre, de se sentir exister et d’éprouver sa propre réalité, ils s’évertuent à construire des refuges psychiques (jamais suffisamment sûrs) qui ressortissent du « domaine esthétique », car il est impossible, comme l’écrit Bion cité par Kohon, d’« étayer scientifiquement » ce genre de conviction. On doit reconnaître qu’en cas de traumatisme, les « refuges psychiques » apparaissent comme des organisations défensives « normales », protégeant le sujet contre des régressions plus importantes et des angoisses d’anéantissement comparables à ce que Kafka décrit dans Le Chasseur Gracchus, un récit inachevé mettant en scène « un mort, même si “d’une certaine façon” il est vivant » (p. 59). Il erre dans sa barque funèbre, que le nautonier a mal orientée, incapable de trouver un lieu où vivre, ou bien mourir. Et, comme il a perdu « toute possibilité de donner un sens à la mort, il a perdu le sens et le prix de la vie » (p. 60). Il y a chez lui un véritable sentiment de dépersonnalisation. Son propre Soi lui est étranger. Personne, pas même lui, ne sait qui il est. Les mots ne permettent pas de rendre compte de ce qu’il vit, son voyage se situe hors langage et les événements qui ont lieu se déroulent en dehors de tout contrôle humain, comme dans une répétition traumatique, « dans la nature infinie du très singulier », écrit Kohon (p. 75).
64Selon Thomas Ogden, analyste post-bionien cité ici, « le contraire du bon rêve n’est pas le cauchemar, mais le rêve qui ne peut être rêvé ». Kohon nous rappelle que nous avons affaire à des patients ayant subi des carences premières, et qui s’efforcent, comme Louise Bourgeois et Franz Kafka, de se soigner de la « seule histoire » qu’ils connaissent. « La psychanalyse et l’esthétique partagent l’engagement et la tâche de donner une représentation de l’irreprésentable », conclut-il (p. 84).
65Analystes, à vos lectures !
Pierre Bayard, L’Énigme Tolstoïevski, Paris, Éditions de Minuit, 2017, 166 p., par Patrick Avrane
66« Les Russes et les disciples des Russes ont démontré jusqu’à la nausée que rien n’est impossible : suicide par excès de bonheur, assassinats par charité, personnes qui s’adorent au point de se séparer pour toujours, traîtres par amour ou par humilité… », en mettant en exergue à son dernier livre cette phrase de Borges (issue de la préface à L’Invention de Morel), Pierre Bayard se situe dans une filiation : ses écrits sont bien dans la continuité de ceux de Borges. Leurs travaux littéraires ouvrent à des abîmes de réflexion.
67Bayard, dans son goût du jeu littéraire, pousse à l’extrême la proposition de Borges. Chez lui, les Russes ne sont qu’un seul auteur : Tolstoïevski. À aucun moment, dans son ouvrage, il ne cite Tolstoï et Dostoïevski, comme si ces deux patronymes étaient tabous. Il souligne même que « les tentatives, humoristiques ou non, de scinder en deux la vie et l’œuvre de Tolstoïevski, comme l’ont fait certains critiques, se heurtent aux limites et aux impasses de toute théorie du double, qui se révèle inévitablement réductrice pour analyser en profondeur la pluralité – irréductible au chiffre deux – de tous ces Moi qui nous habitent et entre lesquels nous tentons à longueur de journée, en luttant contre une angoisse de morcellement, d’édifier d’improbables synthèses » (p. 67). Car son propos est fondamentalement une étude des multiplicités du moi en chacun : « Qui mieux que cette personnalité multiple, auteur de romans aussi différents qu’Anne Karénine et Crime et châtiment, ou Les Frères Karamazov et Guerre et paix, peut nous aider […] à résoudre la question principale de toute réflexion sur le psychisme : pourquoi suis-je plusieurs ? » (quatrième de couverture).
68Trois grands thèmes scandent l’ouvrage. C’est tout d’abord une étude de la passion amoureuse telle qu’on la lit chez Tolstoïevski, avec le coup de foudre, la fin de l’amour, l’amour multiple et, mieux que l’ambivalence, la plurivalence. Ensuite, nous découvrons la façon dont cet auteur traite l’agressivité, celle du passage à l’acte, du meurtre, de l’auto-agression et de la culpabilité. Et enfin, c’est ce que Pierre Bayard intitule, à la russe, la réconciliation, où il est d’abord question du suicide, avant un chapitre « où il est montré que la croyance en Dieu peut aider à réconcilier nos habitants intérieurs » (p. 126) qui précède celui sur l’empathie, car « il est avisé, quand on est soi-même plusieurs, de s’intéresser aux autres » (p. 135), avant de conclure sur une proposition politique d’accorder plusieurs droits de vote aux personnalités multiples !
69Parfois, le procédé peut apparaître un peu facile, dire que le célèbre article de Freud « Tolstoïevski et le parricide » (« Dostoïevski et la mise à mort du père » dans la traduction des Œuvres complètes aux Puf) ne prend pas en compte Anna Karénine et Guerre est paix n’est guère concluant. Toutefois, nous pouvons suivre Pierre Bayard dans sa démarche paradoxale quand il soutient que « c’est largement de personnes fictives dont nous parlons en réalité, comme ce Léonard de Vinci imaginaire qui a permis à Freud, sur la base d’une illusion fondatrice, d’élaborer sa théorie de la sublimation. […] Il peut y avoir une fécondité de l’erreur et […] les détours créatifs qu’elle incite à emprunter nous font parfois accéder à une vision originale » (p. 19-20, souligné dans le texte).
70Cette vision originale ne manque pas d’être présente dans cette dernière énigme – L’Énigme Tolstoïevski, celle des personnalités multiples – soulevée, toujours avec ironie et brio, par Pierre Bayard.
Catherine Bergeret-Amselek (sous la direction de), Et si Alzheimer(s) et autisme(s) avaient un lien ? Enjeux et perspectives, Toulouse, Érès, 2018, 405 p., par Philippe Porret
71« Notons que l’autiste a besoin de sentir les bords de certains objets ou de parois pour percevoir ses limites corporelles et recherche un contenant capable de le tenir serré, tandis que l’Alzheimer recherche lui aussi, au cours de l’évolution de sa maladie, le contact à d’autres en se collant à eux, ou bien un contact buccal avec certains objets, en léchant leur surface par exemple. Les deux déambulent parfois pour éviter de tomber dans le vide, ont des moments où ils se caressent, les deux sont apaisés par le fait de se balancer d’avant en arrière rythmiquement. Ce sont dans les deux cas des techniques de survie pour pallier des angoisses d’anéantissement de type agonies primitives, très bien décrites par Winnicott. » Les deux ? La passerelle clinique que Catherine Bergeret-Amselek lance entre ces deux rives parfois éloignées conclut un colloque, en 2017, dont elle fut à l’origine ; cet ouvrage en est aujourd’hui l’expression vivante. Et si Alzheimer(s) et autisme(s) avaient un lien ? Enjeux et perspectives, en son élan fondateur, mérite une lecture attentive. La modestie du questionnement de départ s’enrichit rapidement par la diversité des intervenants et l’engagement qui est le leur dans ces deux champs si éprouvants, de témoignages, d’expériences ou de récits instructifs qui offrent un réel espace de discussion, audible encore malgré leur passage à l’encre.
72Le propos se révèle moins innocent qu’il n’y paraît cependant. Rapprocher deux pathologies à l’histoire et aux cultures soignantes si différentes suppose de s’exposer, de s’ouvrir, de collaborer ; ou de supporter sans trop subir d’autres discours, d’éventuels discords. Le lecteur, dès la préface de Bernard Golse, prend la mesure d’un positionnement pas si fréquent aujourd’hui encore. RealKlinik comme il existe en diplomatie une RealPolitik ou lucidité précieuse, le la est donné sans altération aucune : « Les acquis de la psychopathologie (notamment psychanalytique) et les avancées spectaculaires des neurosciences ne sont en rien incompatibles. » Il ne s’agit pas de liens accidentels entre les deux approches, mais d’un fondement intellectuel. Comme le rappelle le préfacier, « mettre en dialectique ces deux domaines de la pathologie ne les superpose pas et ne se réduit pas à l’organisation d’un dialogue entre psychopathologie et psychanalyse d’un côté, et neurosciences de l’autre, mais permet sans doute d’inscrire ce dialogue au cœur même de la réflexion dans chacun de ces deux domaines. L’intérêt du concept de “neuropsychanalyse” tel que nous essayons, avec Lisa Ouss, de le promouvoir en France, peut être utile à susciter une curiosité épistémologique réciproque entre psychopathologues et neuroscientifiques travaillant soit dans le champ de l’autisme, soit dans celui de la maladie d’Alzheimer, et c’est ce que nous appelons bien sûr de nos vœux. Ce à quoi j’ai envie d’ajouter que la psychopathologie n’est pas que psychanalytique, tant s’en faut, même si c’est celle-ci qui est probablement la plus ancienne dans l’histoire des idées. »
73Plusieurs contributions mettent en lumière les possibilités de ce dialogue trouvé parfois à la sueur de son front, dans l’exigence d’une écoute qui ne fasse pas l’économie d’un sujet qui s’absente ou n’advient guère. Chantal Lheureux-Davidse sait faire entendre « l’apport de la clinique de l’autisme pour mieux comprendre et rencontrer des personnes avec une maladie d’Alzheimer ». Hélène Oppenheim-Gluckmann, de son côté, situe la place de « la psychanalyse face aux patients avec une cognition lésée ». D’autres approches (haptonomie, théâtre, musique, médiation par l’animal) sont exposées, amenant à promouvoir, comme l’explique Danielle Rapoport, la notion d’« approches bien-traitantes ».
74Le questionnement ne se limite pas au thérapeutique : « Nos catégories diagnostiques correspondent-elles à des entités pathologiques naturelles ou sont-elles de simples constructions sociales ? », interroge pertinemment Christian Desrouesné. Pierre Delion insère, quant à lui, les conditions de ce lien entre autisme et maladie d’Alzheimer dans une perspective plus structurale : « Pour ma part, j’y vois le grand intérêt de rapprocher deux pathologies radicalement différentes mais pouvant devenir les modèles d’une déshumanisation de la médecine. En effet, entre 1997 et aujourd’hui, dans le domaine que je connais le moins mal, celui de l’autisme et plus généralement de la pédopsychiatrie, c’est bien le problème qui se pose avec une acuité de plus en plus grande : appliquer à la pédopsychiatrie les règles de la seule médecine scientifique sans plus accorder aucune importance à ses déterminants relationnels, supprimer la psychanalyse et la psychothérapie institutionnelle dans le champ de l’autisme, mettre de plus en plus d’enfants sous psychotropes, fonder l’approche de la pédagogie sur les seuls résultats des neurosciences. Et en ce qui concerne les personnes âgées, les informations récentes à propos des cadences infernales dans les maisons de retraite ne sont pas là pour nous rassurer. Bref, ces deux maladies posent de façon éclatante le problème de l’humanité des soins. »
75L’humanité des soins, précisément, se manifeste au fil des pages, dans des contextes peu connus encore (thérapie à médiation robotique) ou plus inattendus, comme dans la contribution très sensible d’Alain Amselek, « Le pari du sujet, les interactions animales en situation psychanalytique ». « Ne devrait-on pas distinguer en fait deux naissances, interroge-t-il : la naissance à la vie et la naissance au monde ? Certains naissent en même temps à la vie et au monde : leur soi est d’emblée relationnel. D’autres naissent à la vie avant de naître au monde. N’est-ce pas là le problème des “autistes” […] ? Et ne peut-on pas penser que les patients Alzheimer font le chemin inverse : ils meurent au monde, en restant “nés à la vie” ? »
76On laissera le mot de la fin à Pierre Delion. Il souligne dans ce rapprochement fécond entre maladie d’Alzheimer et autisme les enjeux éthiques et politiques qu’ils expriment, l’engagement qu’ils supposent : « Intellectuels, citoyens et professionnels de la relation humaine, levons-nous pour revenir à des dispositifs dignes des humains que nous sommes, même quand nous sommes autistes et malades très tôt dans notre vie, ou déments plus tard dans notre existence. Les signes de souffrance que nous produisons alors ne sont pas des excréments recueillis dans des couches destinées à la poubelle, ce sont des tentatives pénibles et douloureuses de communiquer déjà ou encore avec nos proches, avec ceux que nous aimons, aimerons ou avons aimé. Faire de tels signes éminemment humains les objets de protocoles standard est purement et simplement inadmissible pour notre pensée d’hommes debout. » Espérons que le quatrième Plan Autisme, en cours de préparation, saura en retenir sinon la leçon, du moins l’intention. La mission, somme toute…
Patrick Laupin, L’Alphabet des oubliés, La Blanche Autarcie des douleurs, Qui voudrait m’écouter ?, avec Yanis Benhissen, Le Livre de Yanis, Sainte-Colombe-sur-Gand, La Rumeur Libre, 2017, par Patrick Avrane
77Quatre livres, plutôt petits formats, plus ou moins épais, belle couverture, brochage soigné, papier agréable, illustrations bien faites ; des objets agréables à manipuler. Quand on traite d’écriture, autant prendre soin du lecteur, c’est la première réussite de ces ouvrages.
78« Ce livre raconte, sur une période d’une trentaine d’années, mes rencontres, dans des lieux d’ateliers d’écriture, avec des enfants du primaire et des élèves de collège et de lycée. […] Dans des lieux de soins. […] Dans des maisons d’éducation spécialisée. Dans des hôpitaux de jour avec des enfants qu’on dit autistes » (L’Alphabet des oubliés, p. 23). Patrick Laupin, écrivain, poète, auteur de nombreux ouvrages, a une passion de l’écriture. Il la partage dans ces ateliers ; ce ne sont pas des lieux psychothérapeutiques, mais il n’est pas innocent en ce qui concerne la psychiatrie et la psychanalyse.
79« On a perdu cette parcelle d’amorphe inconnue que connurent naguère les aliénistes comme Lucien Bonnafé ou Tony Lainé. Avec ça on pouvait descendre, au fond, là-bas, tout en bas » (ibid., p. 47). C’est de cela dont nous parle ce praticien de l’écriture : il apprend à ceux qui écrivent à devenir lecteurs d’eux-mêmes. Il s’agit donc de rencontres ; celles-ci ne se font pas sans inventions. Pour les petits, « ce que j’ai trouvé c’est l’oiseau dans la main. […] Il imagine, il regarde et il voit l’oiseau » (ibid., p. 75) ; ailleurs : « Quand on n’arrive pas à écrire on écrit l’état dans lequel on est quand on arrive pas à écrire. Ça a l’air bête mais c’est un coup qui peut rapporter gros » (ibid. p. 85) ; ou encore : « On est assis dans la caillasse. Je tente un coup. Je lui demande, s’il veut bien, de tracer des lettres sur le sol, avec un morceau de tuile » (ibid., p. 142).
80« Je finis par me dire qu’on peut aller chercher la phrase comme on irait chercher une personne qui s’égare ou qui craint de perdre son chemin » (ibid., p. 172). Patrick Laupin le précise : son livre n’est pas un livre sur les ateliers d’écriture, mais un livre de rencontre dans les écritures, des écritures qui ne sont pas forcées, qui ne sonnent pas faux. Parfois, on a l’impression de lire des haïkus. « Quand la pluie tombe, l’ami pleure, et quand l’ami pleure, c’est lui qui fait tomber la pluie » (ibid., p. 49), écrit un enfant de CM1. « J’adore le silence pour lire/ Quand je le croise, je le prends/ Quand il n’ai pas la, je l’attends/ Quand il est la, je le garde tout le temps » (ibid., p. 227, sic.), découvrons-nous sur une page de cahier portant une écriture enfantine – car certains textes sont reproduits tels quels.
81Les trois autres livres édités par Patrick Laupin exposent son expérience. La Blanche Autarcie des douleurs est le journal d’une année d’un groupe d’écriture dans un hôpital. « J’appelle ça de “L’exdicible”. C’est l’énigme du dedans qui vient parler en plein dehors » (p. 11), explique-t-il dans une splendide formule au sujet des paroles qui semblent folles. Qui voudrait m’écouter ? a été réalisé avec les enfants d’une institution, un recueil de poésie illustré de leurs dessins. « Mon cœur/ Amour à l’envers/ Mais j’aime qui ?/ Qui voudrait m’écouter ?/ Orange toit rose peinture/ J’ai écrit mon prénom/ Je vais faire un cœur/ Je vais écrire à quelqu’un/ Quelqu’un mais tu sais pas/ Quelqu’un qui est dans le foyer », écrit Liamine (p. 27). Enfin, Le Livre de Yanis, signé de son auteur, Yanis Benhissen, est fait de la reproduction d’écritures colorées et de pastels, l’épopée féérique rédigée par cet enfant que Patrick Laupin rencontre dans un hôpital de jour pendant une année.
82Le matériau du psychanalyste, ce sont les mots entendus, parfois, avec les enfants, ce sont des dessins, des écrits. Patrick Laupin ne se réclame pas de la psychanalyse. Cependant, parce qu’il a un amour poétique de l’écriture qu’il fait partager, il permet aux sujets qu’il rencontre de se rencontrer eux-mêmes. C’est cela que nous pouvons lire dans ces ouvrages où la poésie ne cesse d’être présente.
Bernard Lahire, L’Interprétation sociologique des rêves, Paris, La Découverte, 2018, 487 p., par Patrick Avrane
83La lecture de ce pavé est décevante. Je m’attendais à trouver un abord sociologique des rêves, le poids du monde social dans leur fabrication, à la mesure des travaux de Charlotte Beradt dans Rêver sous le IIIe Reich (Payot, 2004). J’y découvre pour l’essentiel une critique des positions de Freud à partir d’une étonnante méconnaissance de, sinon des textes les plus anciens de Freud, la pratique psychanalytique, son évolution, sans parler de l’absence complète de Lacan, ignoré dans ce livre. Breuer, Allendy, Rank, Fromm, Adler apparaissent plus souvent que tout psychanalyste contemporain.
84Un des problèmes que pose l’auteur est celui du statut de la psychanalyse « dont l’image scientifique n’a jamais été aussi brouillée » (p. 113), Freud n’ayant pas réussi « à choisir clairement entre deux conceptions de l’individu : celle d’un individu socialisé, dont l’activité psychique […] est entièrement déterminée par les relations intrafamiliales précoces, et celle d’un individu biologique très largement dominé par une libido et des instincts naturels, parfois même par des héritages archaïques » (p. 114-115), comme si toute la dynamique de la psychanalyse ne relevait pas de cette intrication. L’auteur en vient à regretter l’attention flottante, la durée relativement courte des séances, l’absence d’enregistrement de celles-ci, alors que le sociologue « est devant le récit de rêve comme il serait devant un texte écrit dans une langue inconnue […]. Au fur et à mesure des discussions, des explications-précisions et des associations, la langue onirique s’éclaircit […]. Mais tout cela reste plus ou moins longtemps incertain, et le travail se révèle particulièrement harassant » (p. 414).
85La question de fond est l’impossibilité pour l’auteur de concevoir un sujet divisé. Ainsi, l’ambition d’une interprétation sociologique du rêve est de retrouver dans le rêve une « communication de soi à soi » (p. 13), délivrée de toute censure. Le rêve est « l’une des formes les plus pures d’expression de son expérience pour soi-même, de soi à soi » (p. 112, souligné dans le texte), ou encore, en s’appuyant sur Bourdieu : « le plus franc des marchés francs : celui du dialogue de soi avec soi » (p. 224).
86Dans cette perspective, « l’inconscient est le passé incorporé des individus » (p. 189). Il n’est pas refoulé ; la censure freudienne – considérée ici comme une censure morale ne se rapportant qu’au sexuel – est une erreur. Pour l’auteur, il semble que le psychanalyste n’interprète les rêves qu’à partir d’une symbolique toute faite ne portant que sur la sexualité ; agressivité, rapports de domination ou de pouvoir seraient absents. En revanche, puisque certains rêves comportent des scènes explicitement sexuelles, cela démontre que « le sens à découvrir n’a pas grand-chose à voir avec une entreprise de contournement d’une censure bien lointaine » (p. 233). Une telle lecture de la psychanalyse est bien réductrice. L’interprétation sociologique du rêve, permettant de déceler ce qui est incorporé du passé chez chaque individu, n’est, quant à elle, guère développée. Toutefois, un second tome annoncé doit présenter le corpus des rêves.
87La lecture des quelques rêves rapportés dans le livre nous laisse un peu sur notre faim. Ainsi, une jeune femme célibataire souffrant d’anxiété rapporte ce rêve : « Un éléphant me poursuivait. Il courait jusqu’à la maison mais la porte était fermée et je ne pouvais rentrer » (p. 305). La rêveuse a peur des éléphants depuis que son père l’a amenée au cirque, enfant ; elle se rappelle son haleine et comprend, adulte, qu’il était ivre ; elle avait peur de lui et voulait rentrer, retrouver sa mère qui la protégeait de ce père violent. Plus tard, sa mère cessera de veiller sur elle. L’auteur, qui montre ici le processus d’analogie dans le rêve, se contente d’expliquer que l’éléphant est l’analogon du père (gros avec un grand nez), la poursuite est analogue aux situations de l’enfance et la porte fermée l’analogon de la fermeture de la mère. Certes, et je me garderais de toute analyse sauvage (ça trompe !), mais le psychanalyste sait que si l’on veut comprendre la névrose d’angoisse de la jeune femme, il est nécessaire d’aller vers l’inconscient refoulé du rêve.
88La psychanalyse n’est pas la sociologie et la sociologie n’est pas la psychanalyse. Leurs regards sur le rêve n’ont pas la même intention – ne rentrons pas dans le faux débat sur la scientificité –, donc leurs lectures divergent, pour autant elles n’ont pas à s’opposer. L’usage que chacun fait du langage, sa manière de mouvoir son corps, son style de rapport aux autres est aussi déterminé sociologiquement ; on peut penser que les rêves le sont tout autant. Les rêves actuels ne sont pas ceux du temps de Freud, les rapports sociaux ont changé ; et qu’en est-il des rêves d’enfant aujourd’hui, quand le savoir sur la sexualité n’est plus interdit ?
89Espérons que nous en apprendrons un peu plus dans le second volume, car les psychanalystes ont toujours intérêt à confronter leur domaine à celui d’autres approches, dans la mesure aussi où l’on respecte le leur, celui de la praxis analytique.
Jacques de La Rocheterie, La Symbologie des rêves t. I, Le Corps humain, et t. II, La Nature, Paris, Imago, 2018, 302 p. et 316 p., par Patrick Avrane
90Après L’Interprétation sociologique des rêves de Bernard Lahire (La Découverte, 2018, voir supra), voici un nouvel ouvrage concernant les rêves ; sa distance à l’égard de la pratique psychanalytique est diamétralement opposée à celle de l’étude sociologique. Le premier ignore la dynamique inconsciente, celui de Jacques de La Rocherie la met au centre, même si ce n’est pas dans une perspective freudienne. En effet, cet auteur est jungien, ce qui n’est pas le moindre intérêt de son travail. Il précise d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un dictionnaire des symboles et que « l’auto-analyse à l’aide de cet ouvrage […] serait équivalent à vouloir soigner une maladie physique à l’aide d’un dictionnaire médical ! » (p. 8).
91Dans le premier volume de sa Symbologie, consacrée au corps humain, Jacques de La Rocherie présente la psychologie analytique de Carl G. Jung. Il existe un ensemble qui englobe le moi, le conscient et l’inconscient : le Soi, expression la plus complète de l’individu, dont la recherche se fait à travers les religions. D’autre part, chez Jung, inconscient personnel et inconscient collectif s’inscrivent dans deux zones ; le second est porteur de l’expérience ancestrale, des archétypes. « Les archétypes ne sont pas exactement des représentations, mais plutôt des possibilités de représentations héritées qui préexistent au fond de l’inconscient » (p. 14). Par ailleurs, « la Personna est à la fois l’image idéale que je me fais de moi-même et l’image de moi que je veux donner aux autres » (p. 16). Dans le monde intérieur, se trouve l’Ombre, la partie inférieure de la personnalité, qualifiée de néfaste, démoniaque, satanique. Comme on le voit, le sujet divisé reste essentiel dans la dynamique jungienne. On le retrouve dans une distinction entre l’anima, la sphère inconsciente de l’homme, et l’animus, celle de la femme, présentes en chacun.
92Pour Jacques de La Rocherie, « la méthode freudienne est avant tout causale, la méthode adlérienne avant tout finaliste ; la méthode jungienne, à la fois causale et finaliste » (p. 25, souligné dans le texte). Dans cette perspective, l’interprétation du rêve se fait au moyen d’associations d’idées dirigées, et de ce qu’il nomme « l’amplification faite par l’analyste ». Le rêve est le rêveur lui-même, il demande à être compris au niveau du sujet et de son objet. « Au moment où le conscient suspend, par le sommeil, le vacarme assourdissant de ses cogitations intellectuelles et de ses ruminations mentales, les activités de l’inconscient deviennent perceptibles » (p. 26). Ces pages de présentation, rédigées dans un style clair qui permet de suivre sans difficulté les propositions de Jung, sont tout à fait bienvenues. Elles mettent en évidence ce qui distingue la pratique psychanalytique de celle de la psychologie analytique – un rapport très différent à la laïcité –, mais ouvrent aussi à la question de la transmission des expériences ancestrales. Celles-ci forment une grande partie du corpus des deux tomes de La Symbologie des rêves.
93Même si ceux-ci, comme le précise l’auteur, ne se veulent pas des dictionnaires, ils sont néanmoins constitués de rubriques, de « Ablution du corps » à « Vampire » pour le tome sur Le Corps humain, de « Abeille » à « Vigne » pour celui sur La Nature. Ce ne sont pas des lexiques, dans la mesure où chaque entrée ne donne pas une définition, mais introduit à l’histoire du terme, à sa symbolique à travers les siècles, grâce à la grande érudition de Jacques de La Rocherie.
94Pour avoir, avec « Le poil freudien », participé à une Histoire du poil (Belin, 2011 ; réédition en format poche, 2017), je me suis penché sur les articles pileux de La Symbologie. La barbe y représente avant tout la puissance virile, la force vitale, et nous apprenons que les Romains conservaient avec soin leur première barbe. Elle peut également être considérée comme « quelque chose d’involontaire qui croît autour de la bouche. Elle évoque les […] mots qui jaillissent de celle-ci, sans réflexion » (p. 47). Aux cheveux est associée l’idée de beauté et de dignité, mais ils « peuvent aussi être l’expression des pensées et des fantasmes parce qu’ils jaillissent de la tête » (p. 67) ; et se coiffer peut signifier : démêler ce qui est dans sa tête. Raser est une castration : c’est imposer une soumission ; mais se raser est un geste qui régénère, celui de la consécration des prêtres d’Isis. Chez la femme, la chevelure est arme de séduction. Blonde, elle est céleste ou solaire, brune, elle est sensuelle, rousse, démoniaque, et blanche, signe de sagesse. Le système pileux rappelle la toison animale. Dans le rêve, il concerne notre composante primitive instinctive.
95Bien entendu, dans cette approche, je ne retrouve pas l’adage freudien concernant la barbe dans le rêve : le haut à la place du bas, le visage à la place du pubis. Mais la force vitale, à la mesure de celle de Moïse et de celles des barbus de l’époque freudienne, comme le lien entre rasage et castration symbolique se retrouvent dans l’abord psychanalytique. Quant au jaillissement involontaire du poil et des mots, ou se coiffer pour démêler ses idées, cela relève d’une même écoute.
96Les deux volumes de La Symbologie des rêves font part d’un savoir sur les mythes, sur l’Histoire, qui dépasse les clivages des pratiques et sont profitables à chacun. La clarté des textes de Jacques de La Rocherie nous permet d’entrer, sans discours idéologique, dans la démarche clinique jungienne, de comprendre ce qui la rapproche comme ce qui la distingue radicalement de la psychanalyse. Voici au moins deux raisons qui rendent ces livres extrêmement utiles.
Bernard Sergent, Notre grec de tous les jours. Petit dictionnaire pour un usage quotidien, Paris, Imago, 2017, 381 p., par Patrick Avrane
97« Je vais parler ici du grec pour rappeler la place colossale qu’il occupe dans le français. Non seulement dans la langue savante, ce qu’à peu près tout le monde sait, mais aussi dans la langue populaire, ce que tout le monde ne voit pas » (p. 7). Bernard Sergent, docteur en histoire ancienne et archéologie, chercheur au CNRS, auteur de nombreux livres traitant de l’odyssée de notre civilisation nous propose avec ce dictionnaire de nous montrer ce que nous ne voyons pas : l’origine grecque de nombreux mots de la langue française que nous imaginons essentiellement latine. Mais, en même temps, il nous entraîne dans un voyage dont les mots sont le véhicule.
98L’introduction que l’auteur rédige à son ouvrage est une œuvre en elle-même ; elle est tout à fait didactique. « S’il y a une composante grecque dans le français, cela relève d’abord de l’histoire des contacts entre le latin et le grec dans la période antérieure à la naissance du français » (p. 16). Ainsi, nous apprenons que notre mot olive vient du latin oliva, ce qui semble évident, mais le terme latin a été emprunté à un mot grec d’époque mycénienne, elaiwa qui deviendra plus tard élaion. Or les latins, dans un emprunt plus tardif, feront de cet élaion l’oleum qui deviendra notre huile. « De la sorte, nos deux mots olive et huile, si distincts en français, sont pourtant de même origine, car ils représentent deux emprunts anciens, mais séparés par plusieurs siècles, du latin au grec » (p. 17). Dans une perspective similaire, que l’on trouve dans le corps du dictionnaire, j’aime à découvrir que plage et plagiaire ont la même origine. Plage provient du latin médiéval plagia (pente) qui provient du grec plagios (oblique), tandis que plagiaire est issu du latin plagiarus (celui qui débauche les esclaves d’autrui), lui aussi issu du grec plagios (qui signifie également : fourbe).
99Bernard Sergent ne le nie pas, bien au contraire : notre langue est avant tout latine. Cependant, « une langue qui est antérieure à une autre dans une région donnée, et qui a été submergée par elle, mais y a laissé des traces, s’appelle un substrat : le celtique est un substrat, par rapport au latin, dans le français ; une langue qui s’est répandue dans une région, qui n’a pas supplanté la langue qui y était antérieurement parlée, mais l’a enrichie de vocabulaire, de grammaire, ou de phonétisme…, s’appelle un adstrat : le germanique est, dans le français, un adstrat » (p. 24). Mais il n’y a pas de mot pour définir le grec car il est à la fois un substrat, parlé dans le sud de la France avant le latin, et un adstrat, puisqu’il continue de fournir de nouveaux mots au français. Voici, parmi d’autres, un des points que Bernard Sergent explicite de façon claire.
100Les mots sont l’outil de travail principal des psychanalystes ; à parcourir Notre grec de tous les jours, nous découvrons combien les associations qui les forgent peuvent être précieuses à connaître. On y voit que la grue (la machine) et la grue (l’oiseau) se croisent grâce au théâtre ; que les hangars viennent des courriers des rois de Perse ; que la mirabelle est moins belle que mûre. C’est toujours une délectation de savourer les mots d’une langue, alors, prenons à la lettre le sous-titre de ce livre : faisons un usage quotidien de ce petit dictionnaire ; cette pratique (du grec praktikos) ne serait pas abracadabrante (du grec abraxas).
Franco de Masi, Leçons de psychanalyse. Psychopathologie et psychanalyse clinique pour l’analyste en formation, Paris, Ithaque, 2018, 176 p., par Patrick Avrane
101Franco de Masi, psychanalyste italien, membre de l’IPA, a rédigé cet ouvrage à partir de cours donnés aux élèves de la section milanaise de la Société psychanalytique italienne. Par sa volonté didactique, par son alliance de présentations de cas cliniques, de références à différentes conceptions psychanalytiques et de prises de positions personnelles, ce livre n’est pas sans rappeler La Conception psychanalytique des névroses d’Otto Fenichel (Puf, 1987) qui, un temps, occupa une place essentielle dans la formation de certains psychanalystes. Posons le d’emblée : ce livre est important par ce qu’il contient et aussi par ce qu’il ne contient pas.
102« Il me semble important d’évoquer en parallèle […] ce que les neurosciences nous disent des phénomènes que les psychanalystes étudient par ailleurs […]. Contrairement à la tendance actuelle […], je suis convaincu que l’imagination et les fantasmes de l’analyste ne peuvent constituer l’essentiel du travail psychanalytique » (p. 8, souligné dans le texte), énonce Franco de Masi dans son introduction.
103Les premières leçons concernent la reconnaissance de la psychanalyse, sa spécificité, sa légitimité, l’impossibilité d’une validation standardisée. En l’absence de son dispositif, celui des séances, « le psychanalyste se trouverait dans les conditions d’un physicien souhaitant étudier les particules atomiques sans disposer d’un accélérateur de particules » (p. 14). Il s’agit pour le psychanalyste d’avoir l’intuition de la complexité du monde interne du sujet, de comprendre son histoire clinique à partir des modèles psychanalytiques. Ceux-ci, pour Franco de Masi, sont essentiellement le modèle psychosexuel freudien, le modèle kleinien des relations d’objet et le modèle bionien qui lui succède. Il y ajoute un modèle intersubjectif contemporain qui privilégie le rapport entre patient et analyste aux dépens de l’histoire clinique.
104« Le caractère illusoire du transfert a été longtemps débattu » (p. 46), souligne l’auteur, qui insiste sur l’attitude neutre de l’analyste. Elle induit une double vision, illusoire et réelle, qui permet l’interprétation et évite l’impasse (terme qu’il préfère à « réaction thérapeutique négative »), celle-ci pouvant également être un effet du contre-transfert. « L’analyse du contre- transfert est fondamentale pour garder ouverte la potentialité thérapeutique, mais elle ne constitue pas un élément thérapeutique en soi. À mes yeux, le contre-transfert est moins important que le monde interne du patient » (p.61). Certes, mais on voit comment cette réification de la distinction entre transfert et contre-transfert influe sur la cure. Ici comme ailleurs, l’ouvrage de Franco de Masi ignore les travaux de Lacan – il n’y a qu’un seul transfert – ; c’est ce qu’il ne contient pas, et cela fait partie de son intérêt.
105Un certain nombre de concepts cliniques : régression, angoisse, traumatisme, narcissisme sont présentés à partir des différentes théories, principalement celles de Freud et de Melanie Klein. Au sujet de la régression, Franco de Masi, connu pour ses travaux sur le traitement psychanalytique des psychoses (Vulnérabilité à la psychose, Travailler avec les patients difficiles, Ithaque, 2012 et 2015) démontre, à partir d’un cas relaté par Masud Khan, « le plus fidèle élève de Winnicott » (p. 67), combien la régression d’un patient psychotique au cours de la thérapie peut conduire à l’échec. À propos de l’angoisse, il remarque que « l’une des différences entre Klein et Freud réside dans l’usage qu’ils font du concept de pulsion de mort » (p. 74, souligné dans le texte). Freud ne l’utilise pas dans la clinique tandis que Klein en fait une clé de compréhension. C’est notamment au sujet du traumatisme que de Franco de Masi s’appuie sur les neurosciences : « à cause de la fonction de l’amygdale, les souvenirs de la peur sont gravés dans la mémoire » (p. 97). Ailleurs, il propose une présentation clinique du narcissisme tout à fait parlante : de Masi distingue le narcissisme bénin, où domine l’immaturité, mis en évidence par Balint et Winnicott, du narcissisme malin ou destructeur, plus grave, étudié par Abraham, Melanie Klein, ou Rosenfeld.
106D’autres chapitres sont consacrés à l’abord de la symptomatologie. L’approche clinique de la phobie et des crises de panique se réfère en partie aux neurosciences : « Je pense que la crise de panique a une origine psychique qui ne manifeste par une réponse neurobiologique spécifique et automatique » (p. 82). Les psychopathologies de l’identité, les dépersonnalisations, sont étudiées en lien avec la peau psychique (le lecteur pourra ajouter une référence au Moi-Peau d’Anzieu). Un chapitre consacré au refuge psychique fait part d’une forme de retrait de plus en plus répandue : la dépendance à Internet. Enfin, à partir de deux études remarquables de cas cliniques, et de la présentation du dialogue entre Freud et Abraham à propos de cette question, la différence entre dépression mélancolique et dépression non mélancolique est mise en évidence. Dans un cas, « la perte [de l’objet] est vécue par la personne comme une blessure narcissique insupportable, éveillant chez elle des sentiments de haine et de colère », dans l’autre, « ce n’est pas tant l’objet qui a été perdu que son propre Soi » (p.130). En formateur éclairé, Franco de Masi insiste : « lors de la prise en charge des patients, il est important d’obtenir le plus grand nombre d’informations, afin de reconstituer leur histoire ; dans le cas de cette patiente [mélancolique], il nous faut pouvoir établir à quel parent elle s’est identifiée » (p.131).
107« La véritable créativité de l’analyste réside […] dans sa capacité d’enquêter sur les modes de fonctionnement mystérieux de la psyché et sur leurs raisons » (p. 156), conclut Franco de Masi. Nul doute que ce livre suscite cette créativité, c’est la première des Leçons de psychanalyse.
Notes
-
[1]
Pour plus de détails sur ce sujet, on peut lire François Lévy, « Les identifications animales des enfants à la lumière des nouvelles animalières de Kafka », Le Coq-Héron, n° 215, L’homme et les autres animaux, 2013/4, p. 108-116.