1« En psychanalyse, à quoi tient-on ? Bouleversements de l’Histoire, fragmentation sociale, pression des subjectivités, tout pousserait aujourd’hui la psychanalyse à céder sur ses fondements ; pourtant, parmi ceux-ci, quel est celui en particulier auquel chaque analyste tient, dans la cure, sans transiger ? Quelle serait la limite au-delà de laquelle ce qui pourrait être imposé par le monde contemporain affecterait les fondements de la pratique analytique ? » Par leur argument en forme de quiz, Angélique Christaki et Philippe Porret nous posent deux questions. Ils nous demandent de choisir un des fondements de la psychanalyse, un seul sur lequel reposerait notre identité d’analyste, auquel nous tiendrions « sans transiger ». Puis ils interrogent la limite au-delà de laquelle cette identité serait affectée par un impact émanant du monde contemporain, limite sur laquelle il conviendrait de ne pas céder.
2Ils nous invitent à définir notre propre schibboleth, cette épreuve de démarcation basée, dans la parabole biblique du Jourdain, sur un trait du corps, un zozotement. Cette épreuve ne se contente pas de différencier et de choisir, elle convoque le meurtre. Se dessine une limite, le Jourdain, une marque identitaire, un zézaiement, et une conséquence cruelle : une mise à mort par égorgement. À la place d’un trait du corps ou d’un cheveu sur la langue, les organisateurs de cette table ronde placent un trait de caractère, une intransigeance du psychanalyste, c’est-à-dire, aussi, son rapport au meurtre, au service de l’élimination ou de la mentalisation. Tel est le dilemme dans lequel se situe tout choix.
3À la première question, celui du choix, ma réponse est évidente et lapidaire : je choisis de tout emporter sur l’île déserte ou quelque autre ailleurs. Nous le savons, nous l’éprouvons, la psychanalyse n’est ni un système, ni une vision du monde ; en choisir une part contre une autre, ce serait la réduire à une idéologie, avec l’entrée en scène de la conviction. Nous renoncerions alors à des pans entiers de notre psychisme. Tout ce que produisent les humains nous concerne. La seule synthèse dont nous disposions, c’est la capacité de la psychanalyse à supporter et penser les contradictions et les incompatibilités, non pour les réduire systématiquement, mais pour reconnaître l’existence d’irréductibilités au sein de la réalité du psychisme – réalité conçue comme plurielle, éclatée, instable, et imprévisible, puisque sa détermination est diffractée dans le « en-deux-temps » de l’après-coup. Ce qu’une psyché appréhende aujourd’hui comme étant la réalité sera complété dans un second temps par une autre réalité qui viendra éclairer la précédente, en modifier le sens et la valeur sans la renier.
4La seconde question, la limite au-delà de laquelle l’identité d’analyste serait affectée par un impact émanant du monde contemporain, limite sur laquelle il conviendrait de ne pas céder, contient une question théorique essentielle – et redoutable. L’origine du risque de céder sur notre engagement psychanalytique est attribuée à un extérieur qui viendrait bouleverser notre façon de penser le fonctionnement mental et la réalisation de la méthode favorable à son déploiement. On se souvient de Freud : céder sur les mots mènerait à céder sur les choses ; de Lacan : ne pas céder sur son désir. Ces plaidoyers n’interrogent néanmoins pas suffisamment les aspirations à céder. L’implication d’un extérieur en tant que cause évoque la logique phobique, une peur d’être analyste dans le monde contemporain, au nom de quelque désir inconscient maintenu refoulé par la transposition de sa valence angoissante sur un élément externe ; une angoisse mutée en peur.
5Mais, plus subtils, les auteurs interrogent aussi les « retours du dehors » liés à nos dénis de réalité, que nous ne pouvons, par définition, reconnaître que dans l’après-coup des effets de leur rupture. Ce sont ces retours du dehors qui peuvent nous faire perdre pied et provoquer une désorganisation nous contraignant à ne pas rester analyste, à ne plus soutenir une métapsychologie digne de la complexité de la pensée humaine, à nous ravaler et nous conformer aux attendus de la mentalité d’une époque censée nous gratifier de quelques subsides sonnants et trébuchants, de quelques honneurs éphémères, en lieu et place de réalisations plus personnelles affectées des renoncements qui les fondent. Les réponses collectives à la psychanalyse évoluent. Après une première période de refus offusqué, elle fut portée aux nues au nom d’aspirations à une liberté sans frein. Actuellement, elle est ravalée au rang de psychothérapie ; une parmi d’autres, équivalente aux autres quand elle n’est pas ignorée. Les psychanalystes doivent faire face aux attaques et à la haine ; actuellement, c’est le désinvestissement qui constitue leur nouvelle épreuve. S’ensuit un discours de disparition imminente.
6Avec la fuite phobique, avec la crainte d’un ébranlement traumatique, avec cette réminiscence d’être délaissé, nous retrouvons ce que mettait en acte la proposition de faire un choix : l’existence de tendances latentes aspirant à réduire la psychanalyse et à l’infléchir vers une conception soumise au seul principe de plaisir, c’est-à-dire à l’évitement du déplaisir. Ces tendances à l’effacement, à l’extinction et au disparaître, nous les écoutons dans nos cabinets, nous les éprouvons et les reconnaissons dans le malaise par lequel elles se manifestent. Elles sollicitent nos réponses contre-transférentielles : notre participation à de telles réductions, ne serait-ce que notre refus de les reconnaître, ou notre combat pour les ignorer. Elles fondent des séméiologies spécifiques qui ne sont plus gérées par les dynamiques névrotiques conservatrices. Le démoniaque funeste l’emporte à l’orée des négativisme et nihilisme.
7Dans l’actualité contemporaine, nous retrouvons ces tendances à l’œuvre, selon une modalité particulièrement exacerbée, dénommée « mauvaise foi » selon une expression à tonalité morale. En ce début du xxie siècle est apparu le terme de « post-vérité », élu mot de l’année 2016 par le dictionnaire d’Oxford, figure de proue d’autres notions comme « faits alternatifs », « fake news », « hoaks », etc. Pour nous autres cliniciens, il s’agit d’une séméiologie de l’éveil, de la limite entre onirisme et objectalité, composée de l’illusion, de la falsification, du déni, du recours au quantitatif, à l’idéalisation de la partie contre le tout. Ces solutions ont toutes pour but de produire, comme dans le rêve, une saturation de notre conscience afin de tenir écarté tout ressenti de manque. Dans le rêve n’existe qu’une seule réalité ; cette réduction des différences est obtenue par la fabrique d’équivalences. Tout ce qui est produit par les êtres humains est déclaré équivalent : rêve = savoir = croyance. Les frontières classiques entre les réalités diverses sont totalement émoussées. Tel est le premier temps d’une stratégie en deux temps, le second étant d’imposer une réalité comme étant la réalité, seule et unique.
8Pour le théoricien, il s’agit de la mise en cause d’une procédure complexe, celle qui a lieu à notre insu à chaque réveil, l’épreuve de réalité, dont nous avons une vague intuition et qui n’attire notre attention que lors de ses achoppements, ou bien à bas bruit, par le banal « Ce n’est qu’un rêve ! ». Freud a remis en cause tous les critères successifs sur lesquels il a fait reposer ladite épreuve de réalité et le sentiment de réalité effective qui en découle. S’ensuit une série de dilemmes majeurs, entre amour de la vérité et reconnaissance de la réalité, entre mensonge et illusion – la réalisation hallucinatoire de désir –, entre certitude et conviction. Tous les critères sur lesquels Freud a tenté d’assurer une certitude à cette épreuve se sont avérés insuffisants : la perception, la motricité, la remémoration, l’interprétation, l’énonciation. L’hallucinatoire et la réalisation de désir, mais aussi nos dénis et nos constructions infiltrent toutes nos productions psychiques. L’un des derniers bastions de Freud de l’épreuve de réalité, les pensées secondarisées, finit par chuter : « À l’occasion d’un surinvestissement du penser, les pensées sont perçues effectivement – comme de l’extérieur – et de ce fait tenues pour vraies » (Le Moi et le ça, 1923).
9Par la règle fondamentale, la méthode psychanalytique favorise un tel surinvestissement des paroles en séance. Mais elle participe aussi à la mise en équivalence des associations : l’écoute analytique est censée accorder la même valeur à tout ce qui s’énonce en séance. La cure suscite ainsi la croyance selon laquelle les mots émis sont le vrai, le seul vrai. En fait, c’est de la stratégie martiale de la cure qu’il s’agit ici, qui réduit les différences manifestes afin de mieux faire éprouver d’autres différences, en particulier celle émanant des tendances réductrices.
10Avec les notions d’inconscient, d’interprétation – « Interpréter, quel vilain mot ! », s’exclame Freud dans L’Analyse profane (1926), percevant que l’interprétation n’est plus un gage de certitude –, et de déni de réalité, c’est toute l’épreuve de réalité positiviste qui est remise en cause et qui laisse les analystes eux-mêmes en désarroi. Une brèche que la psychanalyse a ouverte au profit des tentations de céder aux tendances réductrices, avec la contre-tentation de faire de l’analyse une post-éducation, une méthode adaptative.
11La méthode psychanalytique s’appuie sur un pari : que sa préoccupation, l’émergence et la culture de la réalité psychique, débouche sur l’éprouvé de l’existence d’autres réalités. Que par cette précession, qui alimente dans un premier temps des dénis de réalité, advienne, dans un second temps, une épreuve convoquant le plus grand renoncement auquel nous devons nous confronter : admettre que nous ne sommes pas les auteurs de la réalité du monde, pas plus que ceux des processus psychiques, mais surtout accepter notre radicale impuissance à faire disparaître les tendances à la disparition qui nous hantent. Heureusement, nous disposons également de précieuses capacités d’inscription et de réalisation. Soutenir la vie psychique à l’affirmatif, ne pas se défausser face à ce qui s’y oppose mais intégrer tout ce qui la compose, tel est le devoir, l’éthique de la psychanalyse.