Couverture de LSPF_039

Article de revue

Une certaine folie de pensée

Pages 15 à 18

Notes

  • [1]
    Piera Aulagnier, « Désir, demande, souffrance », in Un interprète en quête de sens, Paris, Payot, « Petite Bibiothèque », 1991, p. 193.

1Quelles que soient les pressions qu’exercent sur ma pratique les innombrables mutations du monde qui nous entoure, quels que soient les prises en compte et les ajustements qui me sont de ce fait imposés, à quel fondement analytique me serait-il impossible de renoncer ? Ainsi interpellée, plutôt qu’à donner une réponse tout aussi impossible, je préfère percevoir dans cette question une invitation à réfléchir sur ma façon de me penser, d’être et de tenter de demeurer psychanalyste dans la situation contemporaine actuelle marquée par une perte de sens généralisée. Nous assistons impuissants au déploiement de toutes les formes de violence ; aux bouleversements opérés par un libéralisme qui s’accorde plus que jamais avec l’air du temps ; à l’impératif de jouissance immédiate ; au franchissement de toutes les limites touchant les domaines les plus divers, faisant presque oublier ce que transgressif veut dire, puisque tout semble dicible, montrable, licite et toléré… Plus proches de nos préoccupations quotidiennes, que dire des difficultés de plus en plus grandes que nous rencontrons dans l’exercice de notre difficile métier, qu’il s’agisse, pour les plus repérables d’entre elles, de la raréfaction des demandes d’analyse ou de l’éviction programmée de la psychanalyse des établissements de soin ? Mais la question qui est posée aux témoins que nous sommes ne revient-elle pas aussi à interroger les transformations psychiques des individus dans leur relation à eux-mêmes et aux autres dans un contexte culturel où les pires événements se banalisent et où se perd le sentiment du tragique ?

2À moins d’être totalement sourds aux bruits du monde, nous partageons tous ces motifs d’inquiétude et les mêmes interrogations – que ce soit pour notre propre compte ou au sein de nos sociétés d’analystes. Ainsi en est-il de certaines modifications du cadre analytique, qui peu à peu, sous la pression extérieure, se généralisent et font régulièrement l’objet de réexamen, notamment durant nos grand-messes institutionnelles. Je donnerai comme exemple un débat récent au sujet de la cure-type qui a donné lieu à des échanges passionnés au sein du Quatrième Groupe – échanges qui ont fait apparaître des positions radicalement divergentes que l’on pourrait résumer très schématiquement ainsi : parce que le paysage sociétal a changé, parce que de nouvelles modalités de structuration psychique sont apparues, devrions-nous considérer pour autant que le modèle de la cure-type à trois séances par semaine est un dispositif méthodologique fétichisé et désormais périmé ? Devrions-nous désormais trouver normal que le destin de la cure soit celui où l’offre d’analyse est étroitement tributaire de la demande, ou, en d’autres termes, que le psychanalyste soit « celui qui pourrait toujours colmater la brèche de l’objet manquant, refermer le circuit ouvert de la demande comme du projet [1] » ? Ou, au contraire, devrions-nous estimer que ce n’est pas le nombre de séances – qui n’a jamais été codifié – qui rend compte à lui seul de la capacité d’ouverture à l’inconscient d’un analysant, qui fait rompre avec la compulsion de répétition, ou qui permet d’éviter l’épreuve de castration ?

3L’expérience montre au Quatrième Groupe, comme sans doute dans d’autres institutions, que l’unanimité sur de telles questions cruciales ne se rencontre jamais : ce qui est nécessaire et inéluctable évolution pour les uns représente un dévoiement inacceptable pour les autres, et il n’est pas exceptionnel que les oppositions, les rivalités et les désaccords aillent jusqu’à éclater en conflits ouverts. C’est dire le quantum de passion et d’affects engagés dans de telles controverses, dès lors que les convictions intimes, les transferts, les filiations ou les alliances s’y trouvent intriqués et s’y entrechoquent ! Le plus inquiétant n’est peut-être pas tant ce qui se joue au travers de tels clivages pour l’avenir de la psychanalyse, mais plutôt un flou souvent partagé. Où se situent les limites entre ce qui est analytique et ce qui ne l’est pas, ou ce qui ne l’est plus ? Où commencent le dessaisissement de la rigueur analytique, l’éloignement de l’éthique de la psychanalyse avec, à l’horizon, sa dilution dans l’informe ou le chaos ?

4À ce tableau des transformations apportées par la modernité viennent s’ajouter, comme nouveaux objets-symptômes à interpréter, l’hyper-appareillage et la connexion généralisée des individus au cyberespace, qui, avec l’usage proliférant des réseaux sociaux, contribue à l’effacement progressif de l’intime et au dévoilement plus ou moins consenti du secret. Quoi de plus antinomique avec ce qu’offre la psychanalyse : un lieu à la fois réel et psychique, comparable à nul autre, où peuvent se confier tant de paroles, de rêves, de mouvements d’amour, de haine et de désir dont l’analyste est autant l’unique dépositaire que le garant ! L’apparition puis l’utilisation généralisée des technologies de l’information et de la communication contraignent l’analyste à se construire sa propre théorie assurant une cohérence entre l’acquis et l’avancée, entre l’orthodoxie et le transgressif à propos du cadre. C’est ainsi qu’on peut se demander si le recours à Skype pour la pratique de l’analyse et pour la formation d’un analyste ne serait qu’une énième modification imposée au cadre, ou bien s’il s’agit d’un cadre radicalement autre, destiné, dans certaines circonstances, à rendre analysable à distance le matériel inconscient qui circule entre les deux partenaires de la relation analytique. C’est un débat important que nous avons eu au Quatrième Groupe, grâce au travail approfondi de notre collègue Geneviève Lombard, qui s’inquiétait de constater que l’usage de Skype s’était propagé dans toutes les sociétés analytiques sans qu’il ait donné lieu à un examen critique, voire à des mises en garde. De ce travail, il ressort que, par bien des aspects, l’outil en question est antinomique de tout ce qui conditionne l’engagement dans un processus analytique. Aussi nous sommes-nous prononcés majoritairement, par un vote, pour l’exclusion au Quatrième Groupe de l’usage régulier de Skype dans la cure et dans la formation du psychanalyste.

5Tous ces débats montrent bien que la tentation d’une certitude clôturante est toujours là qui voudrait, par l’instauration de nouveaux shibboleths, séparer le bon grain de l’ivraie, dire le vrai de ce qui est analytique ou ce qui ne l’est pas. Clos ou encore ouverts, ces débats et ces controverses ont le mérite de renvoyer chacun à sa propre réflexion et à la responsabilité des décisions qu’il prend dans le secret de sa pratique clinique. Pour ma part, toute question impliquant un changement problématique dans la cure ne peut se réduire dans une solution procédurale, une manière de faire imposée de l’extérieur. Elle me renvoie chaque fois à ma relation à la psychanalyse, à la foi que j’ai en elle, mais aussi – venant s’ajouter à la pression sociale – à ce qui résiste parfois en moi à la mettre en œuvre.

6En ce qui concerne ma pratique de la cure, je dirais, bravant l’évidence, qu’elle est éminemment singulière. Elle est singulière parce qu’elle est issue du regard que je porte sur les choses. Mon regard est indissociable de la constellation psychique qui m’est propre et de l’expérience de la théorie de l’inconscient que j’ai éprouvée sur le divan d’un autre, une expérience intime qui m’a convaincue que la découverte freudienne et l’œuvre qui la soutient ont été et restent pour moi à jamais fécondes. Elles constituent le socle de croyance – oui, de croyance – et de savoir de mon cadre de pensée : un cadre interne dans lequel je me sens libre de circuler, qui n’est ni rigide, ni sacré, ni bardé de certitudes, mais vivant parce que toujours ouvert et questionnable. Un cadre interne structurant, mais non suffisant. Mon transfert à l’œuvre freudienne ne s’est pas voulu exclusif : d’autres apports théoriques et cliniques sont venus s’y ajouter, s’y confronter, l’enrichir ou le soumettre à la critique. Ce dernier point est très important à mes yeux, car dans ma position d’analyste et dans ma pratique clinique, je revendique d’être tenue au moins autant par mon adhésion globale à l’invention freudienne que par la nécessité de ne jamais perdre de vue la fécondité du doute. Je veux dire par là que, dans les aléas d’une cure, je me sens autant tenue de laisser se construire la liberté psychique de l’analysant qui s’est confié à moi que, le cas échéant, de procéder à la réinterprétation critique du savoir engrangé lors de la rencontre avec l’énigmatique et l’insensé comme avec celle de l’absolument hétérogène. « En psychanalyse, à quoi tient-on ? » Au fond, ne s’agit-il pas de nous saisir au plus près de ce qui nous définit comme psychanalyste ?

7Pour conclure, je tiens essentiellement à ce que la psychanalyse en tant que pensée, en tant que méthode et en tant que pratique sache demeurer une discipline en mouvement, vivante et solide sur ses fondements. Mais je plaide aussi pour qu’elle se soutienne, sans jamais perdre de vue les schibboleths liés à la découverte de l’inconscient freudien, d’une certaine folie de pensée, qui est pour moi l’autre nom de la confiance mise dans l’intuition, l’audace, et la capacité de questionner le savoir.


Date de mise en ligne : 06/01/2020

https://doi.org/10.3917/lspf.039.0015

Notes

  • [1]
    Piera Aulagnier, « Désir, demande, souffrance », in Un interprète en quête de sens, Paris, Payot, « Petite Bibiothèque », 1991, p. 193.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.81

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions