Couverture de LSPF_038

Article de revue

Médée magicienne

Pages 72 à 84

Notes

  • [1]
    Michèle Dancourt, Prénom : Médée, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 2010.
  • [2]
    Maria Patera, « Les rites d’extraction des plantes dans l’Antiquité. Magie, botanique et religion. L’exemple de la mandragore », in Revue des archéologues et des historiens d’art de Louvain, XXVII, 1994, p. 21-34.
  • [3]
    La symbolique de la boîte étant celle de la sexualité féminine.
  • [4]
    Jacqueline Vons, « Dieux, femmes et “pharmacie” dans la mythologie grecque », in Revue d’histoire de la pharmacie, 89e année, n° 332, 2001. Laure de Chantal, « Le pharmakon chez Apollodore », in Charles Delattre, Objets sacrés, objets magiques de l’Antiquité au Moyen Age, Paris, Picard, 2007. Despoina Nikiforaki, La Médée d’Apollonios de Rhodes versus la Médée d’Euripide : l’héroïne polypharmakos et sa face amoureuse, in Folia Electronica Classica, tome 24, juillet-décembre 2012.
  • [5]
    « En se soumettant à sa propre souffrance dominée par sa propre ardeur, Médée a donc visé la souffrance de Jason et l’a atteint en stoppant son plaisir, forçant ainsi son destin auquel il ne peut plus échapper. La jouissance est poussée dans le réel jusqu’à détruire le produit de leur lit -λεχος, ce que Jason a bafoué n’existe plus désormais que comme supplice et malheur à vivre. L’arbitraire Tuchè qu’il avait provoquée s’est retournée son cynisme. S’opère alors une coupure séparant Médée de la couche avec laquelle elle était confondue en tant qu’épouse. On l’a vu, la couche et l’épouse se désignent dans ce paradigme symbolique de ce même mot λεχος. Mais plus que ça, l’acte opère en tant que processus de subjectivation, délivrant sa part de sujet-femme forclose au sein de la langue grecque. De répudiée et hors nomination, Médée se retrouve à exister avec ce « meurtre de chose » qui l’introduit à plus que le manque, au vide, au trou, ne craignant plus le néant. Là est le tour de force poétique d’Euripide lacanien avant l’heure qui sert pour qualifier l’acte de Madeleine, la femme de Gide, laquelle a brûlé le bien le plus précieux de l’écrivain, soit les lettres qu’il lui a adressées, « [un acte] de vraie femme, dans son entièreté de femme » ». Patricia Rossi, « Médée et la Tuché », in Les Lettres de la SPF, n° 31, L’affirmation du masculin. 2014.
  • [6]
    Antoinette Fouque, Gravidanza et Génésique, Des femmes-Antoinette Fouque, 2012.
  • [7]
    Magali Ravit, « L’ombre de l’enfant mort. Clinique de l’infanticide », in Topique, n° 117, 2011/4.
  • [8]
    Michaël Martin, « “Que la Colchidienne fasse bouillir le chaudron d’airain” : rôles et fonctions du chaudron de Médée », in Gaia, n° 16, 2013.
  • [9]
    Antoinette Fouque, Il y a 2 sexes, Paris, Gallimard, 2005.
  • [10]
    Musée du Vatican. Figure dans Michaël Martin, déjà cité.
  • [11]
    Le thème a fait l’objet d’une tragédie aujourd’hui perdue d’Euripide
  • [12]
    Notamment celle de Louis Séchan sur La légende de Médée datant de 1927. Charles Dugas, « Le premier crime de Médée ». Communication faite à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, octobre 1943. Michaël Martin citant Edouard Will, 1955.
  • [13]
    Apollonios de Rhodes, Les Argonautiques, épopée en quatre chants. Texte établi et commenté par Francis Vian, traduit par Emile Delage et Francis Vian, Paris, Les Belles Lettres, 1981.
  • [14]
    Monique Schneider, Généalogie du masculin, Paris, Aubier, 2006.
  • [15]
    Christophe Cusset, « Le Jason d’Apollonios de Rhodes : un personnage romanesque ? », in Collection de la Maison de l’Orient méditerranéen ancien. Série littéraire et philosophique, Année 2001, vol. 29, n° 1.
  • [16]
    Freud en avait une statuette. On connaît l’anecdote rapportée par Hilda Doolittle : c’était sa préférée et elle avait perdu sa lance.
  • [17]
    Erika Simon, « Héra en Béotie et en Thessalie », in Juliette de la Grenière, Héra, images, espaces, cultes, collection du centre Jean Bérard, 1997.
  • [18]
    On nomme aujourd’hui cette mer enclavée, mer Noire.
  • [19]
    Bénédicte Daniel-Muller, « La Médée d’Euripide et le livre III des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes », in Bulletin de l’Association Guillaume Budé, vol.1, n° 2, 2008.
  • [20]
    Patricia Rossi, déjà cité.
  • [21]
    André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Minuit, 2007.
  • [22]
    Bibliothèque historique de Diodore de Sicile traduite du grec par André-François Miot, document en ligne.

Médée, les pouvoirs d’un nom

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1Le nom de Médée prend racine dans la langue grecque à la croisée de deux étymons qui donnent μηδομαι, « celle qui invente, médite, pense » et μεδέω, « celle qui prend soin, protège ». Il n’échappera pas que ce que la langue vient signifier renvoie à une fonction éthique quand celle-ci est de sollicitude auprès d’un autre en dépendance car démuni et dont le prototype serait la néoténie du nourrisson. Nous savons aussi que le proche Nebenmench peut aussi être le menaçant. Ce à quoi la figure de Médée n’échappe pas, bien au contraire, nourrissant même une fantasmatique inépuisable au point que dès l’Antiquité les mythographes lui consacrent des chapitres conséquents de leur bibliothèque. Il est par ailleurs remarquable qu’elle soit autant source de fascination et d’inspiration pour bon nombre d’écrivains, compositeurs, peintres…

2Faisant ainsi l’objet d’une centaine d’œuvres depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours sans compter tous les écrits qu’elle a occasionnés, entre autres dans le milieu psychanalytique. Pour en avoir une idée, je renvoie à l’ouvrage de Michèle Dancourt Prénom : Médée[1], qui répertorie et analyse toutes les variations du mythe dont elle a fait l’objet. Chez Hésiode déjà, elle est présentée à la suite d’Héraclès et Dionysos, place non négligeable en tant que divinité féminine et bienfaisante ! Apollodore, quelques siècles plus tard, rassemble les épisodes épars et lui réserve un cycle des plus longs, compte tenu de la complexité de la figure polysémique et « féconde », devenue par le cumul serial killer impressionnante de sang-froid. Il y a avec Médée comme un mouvement compulsif à non seulement lui inventer des forfaits pour lesquels elle use de sortilèges et de philtres ou manie l’arme blanche, mais aussi à en ajouter par une surenchère d’aventures avec une énième cruauté. Ses pouvoirs font d’elle un pharmakon à savoir un objet à double face qui peut tout autant être potion curative que poison destructeur dont il faut manier l’usage avec précaution. Et comme à tout pharmakon, il lui sera attribué une fonction de bouc émissaire. Peut-on penser que ce qui se supplémente d’une répétition sous le nom de Médée, serait l’inaccessible d’un trauma initial dont l’onde de résonance se manifeste en jouissance ?

3Médée est d’abord magicienne, petite fille du Soleil et nièce de Circé, elle-même magicienne connue pour ses célèbres métamorphoses. Toutes deux sont prêtresses de celle à qui revient l’invention de la sorcellerie et qui préside à la magie, Hécate. Hécate descend des divinités primordiales que Zeus a combattues avant d’installer son règne sur l’Olympe, et, bien qu’elle soit fille de Titan, elle n’en est pas moins respectée par lui qui lui laisse son indépendance. Déesse des carrefours, elle éclaire de sa torche les mortels sur la voie de leur destin. Hécate bienfaisante amène la Prospérité, mais est aussi très redoutée. Car en tant que divinité lunaire, elle veille chtonienne sur le monde des Ombres, conduisant dans le Sommeil le travail du rêve avec l’inquiétant. Les cauchemars, terreurs et fantômes sont son domaine, celui où règne la pulsion de mort.

4Médée qui, comme elle, officie sous la Lune lui adresse ses incantations. Elle a le secret des fascinantes racines de mandragore à forme humaine, mortelles pour qui ne sait ni les cueillir, ni en faire usage. Elle sait les utiliser à des fins de rajeunissement [2]. Elle est dépeinte sur son char ailé parcourant les contrées depuis la Colchide jusqu’en Thessalie, terre de magie et de sorcellerie, avec sa boîte dans laquelle elle insère ses cueillettes qu’elle pratique selon un certain rite [3]. Suffisamment d’écrits sont consacrés à la description de cette cueillette, pour que cet aspect de la magicienne ait retenu mon attention et me fasse explorer sur cette piste [4]. Et cela d’autant plus que l’intertextualité révèle une fécondité des sources auxquelles Apollonios, Apollodore, Ovide, Sénèque… ont puisé, et qui se trouvent chez leurs prédécesseurs. En effet, de précieux fragments que l’on doit à deux pièces de Sophocle, Les Colchidiennes et Les Rhizotomoi – soit Les Coupeuses de racines – mettent en scène Médée et ses compagnes. Le thème fait aussi partie d’un cycle disparu qu’Euripide lui-même a repris bien avant la Médée que nous lui connaissons et qui se rapporte au rajeunissement de Pélias. Cet épisode, qui variera au fil du temps en subissant un glissement au détriment du personnage de Médée pour en faire sa meurtrière, est un élément clé du périple de l’Argo.

5La renommée de Médée en tant que magicienne bienfaisante est donc attestée dès son apparition dans le mythe des Argonautes chez Hésiode, mais reste méconnue, si ce n’est refoulée, au profit d’un potentiel maléfique qui va noircir son personnage. Dans les plus anciennes versions du mythe, elle permet à Jason la traversée initiatique d’une expédition réussie qui consiste à restituer aux Grecs un talisman royal consigné en Colchide pour accéder au trône sans pour cela qu’il y ait de meurtre. Nous pouvons suivre le retournement en son contraire d’une figure première de protection en celle de destructivité et comment celle-ci est restée figée dans le pire en tant que mère infanticide, l’invention du crime étant due à Euripide en 431 avant notre ère. Depuis son nom métaphorise une certaine jouissance, celle de l’hainamoration. Cependant son acte de vengeance contre Jason, l’époux parjure, a pour arme non pas – comme on le lit souvent – son pouvoir maternel, mais son pouvoir génésique. La nuance est de taille, car elle nous oblige à la considérer dans sa potentialité sexuée d’abord en tant que femme plutôt qu’en tant que mère. Si, dans un premier texte, je m’étais intéressée à ce versant métaphorique que nous apporte la tragédie d’Euripide [5], c’est sur le versant métonymique que m’a conduite son pouvoir génésique et que se sont poursuivies mes dernières investigations pour continuer à dégager ce que recèle son nom.

6Car prenant la partie pour le tout, son nom reste négativement associé aux pouvoirs de vie et de mort conscients ou inconscients de la femme procréatrice, gestatrice ou mère lorsqu’il est question d’hospitalité charnelle rejetée, refusée ou néantisée et d’une chair pensante[6] perturbée dans sa sensibilité jusqu’à devenir meurtrière. L’œuvre de la pulsion de mort qui conduit la déliaison psychique la plus destructrice de la psychose peut engendrer chez certaines des passages à l’acte infanticides qui défraient la chronique et déroutent les tribunaux. « Au meurtre de l’enfant, semble correspondre la mise à mort d’un état de détresse en même temps que vient s’incarner et se vivre dans une douleur lancinante la terrible sensation d’une position subjective construite et perdue pour l’éternité », écrit Magali Ravit qui témoigne de sa clinique avec des femmes incarcérées [7].

7Il est toutefois fort intéressant de découvrir que ce nom de Médée, lorsqu’il est évoqué dans la Grèce ancienne d’avant la chute de Troie, représente un principe de vitalité dans ce monde protohistorique matriarcal, ordonné sous l’égide des Déesses primitives. Ce monde disparu, on lui a « [fait] payer cher son statut d’une des “hypostases déchues de la Terre Mère” [8] ». Elle incarne alors cette fonction matricielle qui fait signe vers ce qui de l’originaire a été refoulé, négativé ou forclos, et qui a rapport au corps de la mère. Ce corps de la mère en tant que premier environnement à l’origine d’un sujet, mais aussi d’une civilisation et qui va nourrir sa maturation.

Fonction matricielle

8Si une femme fait l’expérience de cette mise en abîme à l’infini d’avoir été engendrée par une femme qui a elle-même été engendrée par une femme et qui à son tour peut potentiellement engendrer une femme, elle le doit à son anatomie qui la fait détentrice d’un utérus, ce que l’homme ne possède pas. Le regret de Jason, dans la Médée d’Euripide, illustre sa blessure : « Ah ! il aurait fallu que les hommes puissent faire des enfants par un autre moyen, sans qu’il existât la race des femmes : ainsi les hommes ne connaîtraient plus le malheur ! » Cette blessure qu’Antoinette Fouque appelle vexation génésique[9] est celle de ne pas pouvoir donner la vie.

9La Médée d’Euripide use de son pouvoir sur les enfants pour casser l’arrogance de Jason qui ne vise, lui, que le pouvoir royal en la répudiant. La fureur de Médée est à la hauteur de l’ingratitude de Jason qui, sans elle, ne serait rien ou ne serait plus. Le tragédien connaît ce que les études philologiques et iconographiques ont révélé au sujet de ses rites pratiqués, selon qu’ils se soient déroulés en Colchide ou à Iôlcos. Ainsi trouve-t-on une représentation de Jason régurgité par le dragon gardien de la Toison d’or. Sur une coupe datée des alentours de 480, le dragon est sur la partie gauche et Médée se tient à droite, alors que Jason, tel un nouveau-né se dégageant du sexe de la femme, plonge les bras en avant vers ses pieds [10].

10Plus répandue dans l’imagerie populaire est la représentation de Médée faisant bouillir son chaudron. Soit elle utilise ses mixtures en transfusions avant l’heure que reçoit Aeson, le père de Jason, soit elle y plonge l’intéressé toujours de sexe masculin à des fins de rajeunissement, pour remédier à sa vieillesse – Pélias ou Aeson – ou pour une simple régénération – Jason. Dans son chaudron est notamment aussi plongé le bélier qui en ressort transformé en agneau. Cette séquence, qui vient d’une version plus tardive, nous est connue pour avoir été pratiquée devant les Péliades, filles de Pélias, afin de les convaincre du bienfait si elles confient le sort de leur père à Médée, mais cela ne s’avérera n’être qu’une supercherie pour se débarrasser de lui [11].

11Il est attesté d’ailleurs que Pélias, roi de Iôlcos despote et illégitime, soit mort de sa belle mort et que des funérailles glorieuses furent célébrées avec des jeux funèbres plusieurs fois commentés. Des recherches déjà anciennes de philologues sur ce thème attestent que le meurtre de Pélias serait dû à une bifurcation du mythe installant Jason et Médée en fugitifs, pour maintenir la logique d’une vengeance d’Héra contre Pélias sur laquelle nous reviendrons. L’hypothèse de ce procédé littéraire serait alors le prétexte de nouveaux épisodes en renversant la fonction de Médée bienfaisante en néfaste magicienne. Créophylos, qui en serait l’auteur, lui fait alors commettre deux meurtres : celui de son frère Absyrtos et celui de Pélias. Euripide n’aurait fait que prolonger cette voie en rajoutant l’infanticide [12].

12Figure de femme à l’aube de la civilisation occidentale, elle évolue dans un monde encore marqué par le culte de la Grande Déesse, force vitale qui représente le vivant et qui perpétue l’espèce. Nous verrons qu’avec Les Argonautiques[13], épopée du poète alexandrin Apollonios de Rhodes écrite au iiie siècle avant notre ère, et qui préfigure la tragédie d’Euripide, la fonction de magicienne auprès de Jason ne sera pas encore celle de lui donner une descendance, mais celle d’assurer sa survie, en lui donnant son enveloppe narcissique. Car Jason, fils de Polymédée « la toute inventive » et « celle qui prend beaucoup soin », ne peut rien pour lui-même. On remarque bien sûr que le nom de Médée était déjà contenu dans celui de sa mère. La potentialité de Médée étant de puiser les pulsions de vie conduira Jason à une régression pour en revenir régénéré et fortifié. Jason ne tuera pas son père, ne couchera avec sa mère, mais reviendra dans la matrice.

Souveraineté cruelle et non-choix du démuni

13Pélias est un roi illégitime qui a usurpé le trône. Il est haineux à l’esprit vengeur et sans pitié. Il n’a pas craint d’offenser Héra en tuant dans son temple la femme qu’il poursuivait et qui venait s’y réfugier. Cette femme était la marâtre maltraitante de sa mère qui, violée par Poséidon, avait mis au monde Pélias et son frère jumeau. Elle avait été maintenue recluse et, avec eux, cachée subissant les mauvais traitements de la marâtre jusqu’au jour où le roi de Iôlcos l’épousera et adoptera ses enfants. Mais ceux-ci n’étaient pas destinés à régner car de cette union un héritier était né, Aeson. Quand viendra le temps de la succession, Pélias l’évincera ainsi que son jumeau. Aeson et sa femme Polymédée soustrairont leur enfant à la menace d’infanticide et partiront pour le mont Pélion confier le petit Jason au centaure Chiron précepteur sage et magicien. Adolescent, son ascendance royale révélée, Jason revient à Iôlcos réclamer à son oncle le trône dont il est l’héritier légitime. En route, il a aidé une vieille dame sans avoir su qu’il s’agissait de la déesse Héra. Celle-ci est venue à lui pour en faire son protégé et surtout son instrument pour le malheur de Pélias, l’assassin sacrilège de l’épouse d’un de ses adorateurs. Héra ne plaisante pas avec cela.

14Pélias, qui avait consulté l’oracle, reconnaît sa prédiction lorsque le jeune homme arrive chaussé d’une seule sandale : il est celui qui est venu prendre la place qui lui revient. Il ne voit que deux solutions : soit il le supprime sur le champ, soit en promesse du trône, il l’éloigne en l’expédiant au fin fond du monde grec chercher la Toison d’or qu’il sait inatteignable et dont il espère le non-retour. Pour Jason, c’est un « ou… ou… » qui n’est pas un vrai choix et l’amène à troquer la simple peau de panthère, dont il est accoutré quand il arrive devant le roi, contre la quête d’un talisman royal pour laquelle il va risquer sa vie afin de légitimer son pouvoir. Son destin d’anti-héros, à la différence d’un Héraclès, ne va pas reposer sur des qualités viriles [14]. Jason « le guérisseur », comme le dit son nom, et qui a reçu de sa mère ce don que l’enseignement de Chiron a développé, ne peut rien pour lui-même avec son seul savoir de mortel. Il n’a ni la trempe d’un guerrier, ni celle d’un puissant, seulement celle du démuni. Un équipage se constituera de héros célèbres venant de toute la Grèce qui savent que, sans être protégés des Dieux, l’entreprise échouera et qu’ils périront. Ce ne sont pas des Dieux, mais des Déesses qui veilleront sur eux. Jason partira malgré tout sans vaillance, à regret et par force et ne livrera aucun combat. Son état psychique est celui de l’amechania[15], cette angoisse paralysante qui caractérise sa faiblesse psychologique, son impuissance et son abattement si bien rendu par Apollonios.

15L’aventure de Jason va se concevoir comme une perpétuelle exposition à la mort due à l’injonction perverse de son oncle cruel. Pour y parvenir, des transgressions seront commises qui feront côtoyer à l’équipage de l’Argo les forces obscures de la régression. Ils seront aidés par les divinités. Héra, instigatrice de l’entreprise, est la déesse tutélaire qui veut le mort de Pélias. Elle fait appel à Athéna, l’indispensable conseillère des héros qui possède le potentiel bien nécessaire à Jason, pour traverser les épreuves à venir. Déesse de la Guerre et de la Pensée, elle le protégera avec ses compagnons par sa Sagesse et les guidera en présidant à la construction de l’Argo, qu’elle équipe d’une proue parlante taillée dans une poutre venant d’un bois sacré d’oracle et en suivant sa navigation.

16Rappelons la naissance d’Athéna. Métis, première amante de Zeus, est à la fois Sagesse et Prudence ou bien son envers Ruse. Zeus avait avalé son amante alors qu’elle était enceinte d’une fille, craignant qu’après cette première naissance elle ne mette au monde un fils, qui le délogerait comme lui-même avait délogé son père, Cronos. L’enfant sortit armée du crâne de son père qu’Héphaïstos fendit. Ainsi le fils présumé fut sacrifié avant d’exister, en supprimant sa gestatrice potentielle. À la génération précédente, Cronos, menacé dans sa souveraineté par la génération nouvelle, avait dévoré tous ses enfants, sauf le plus jeune, Zeus, que Rhéa avait sauvé par ruse en le substituant par une pierre. Par la violence symbolique que représente l’élimination de Métis, Zeus instaure une forclusion sur son pouvoir génésique pour s’assurer une souveraineté perpétuelle. Ainsi Athéna, en ne naissant pas de la femme qui l’a portée, sera la fille qui rend Zeus indétrônable et qui annonce le statut de dominé – voire castré – des fils à venir [16].

17Tel un corps collectif, l’Argo franchira les épreuves en puisant dans l’ingéniosité que recèle l’intelligence consciente des individus la constituant, mais aussi inconsciente avec le pouvoir de leurs songes. Des invocations seront aussi faites aux déesses primitives. Apollonios ne se prive pas d’accentuer un retour vers l’originaire. Du début à la fin de son épopée, Apollonios place le périple de l’Argo sous la tutelle des divinités archaïques, rattachées au culte de la Grande Déesse. Le poète, dans son premier chant, surnomme Héra, Pelasgis, en référence à l’Héra primitive qu’honoraient les Éoliens – ancêtres des Thessaliens ; un autre poète la nomme « la glorieuse déesse éolienne, génératrice de toutes choses [17] », la définissant alors comme une Grande Déesse Mère protohistorique. « Génératrice de toutes choses », Héra Pelasgis serait dans le langage freudien une Urheberin ! Nous avons vu, dans le précédent travail, que Médée, après avoir tué ses enfants, invoque une Héra primitive, sous le nom d’Héra Akraia, dont le sanctuaire est au-dessus de Corinthe. Avant de retourner à Iôlcos, la dernière étape de l’aventure conduira l’équipage vers la Crête, ce puissant royaume de la civilisation minoenne. Jason souhaitera y accoster pour bâtir un sanctuaire en gratitude à l’Athéna minoenne.

18Il y aura le passage du stade occidental au stade oriental, à entendre comme passage d’un temps dit civilisé à un temps archaïque, où les forces premières et non domptées rencontrent les forces de vie, celles génésiques. Le récit nous porte vers le Pont-Euxin et le détroit de l’Hellespont, nous sommes alors conviés à suivre, avec suspens, une prouesse de l’Argo et une première transgression. Jusque-là, aucune embarcation ne s’était aventurée au-delà au risque d’être engloutie par les tumultueuses et fracassantes Symplégades, ces roches flottantes renommées comme infranchissables, car pouvant enserrer les navires dans ses récifs se rapprochant. Et j’entends : « Tu ne réintégreras pas ton produit. » Il est intéressant de voir la cartographie qui rend les territoires – et surtout les mers – très corporéisés jusqu’au matriciel amniotique. Passer les Symplégades, serait-ce pénétrer le Dark Continent[18] ? L’équipage est face à la terreur de l’engloutissement avec une angoisse anéantissante qui s’empare des hommes, l’Hilflosigkeit. Mais sans céder à la panique par un simple stratagème de sa proue parlante, la nef portera l’embarcation au-delà du danger vers des eaux calmes, en laissant un bout arrière de sa coque dans cette zone où Hellé, une petite fille a péri. Hellé auquel ce détroit vaudra son nom, Hellespont, chuta du Bélier à toison d’or et ailé qui la portait avec son frère Phrixos vers l’Orient. Elle se noya. Le bélier avait été envoyé par leur mère répudiée pour sauver son fils qui allait être sacrifié par le père, sous l’influence de sa nouvelle épouse. Phrixos parviendra jusqu’en Colchide. Aiétès, roi cruel et fils d’Hélios, l’accueille à condition de sacrifier le bélier pour le culte d’Arès. Ainsi la monture arrivée en Colchide, amputée de la part fille qu’elle transportait, était devenue ce fétiche royal, La Toison d’or, qui devrait un jour être restituée au peuple grec. C’est pour cette gageure que Jason est missionné et dont Pélias espère l’échec. Cependant, Aiétès, qui n’est pas du tout disposé à se faire déposséder de la Toison d’or, soumettra Jason à des travaux.

19Dès l’arrivée en Colchide, Héra et Athéna inopérantes auront recours à Aphrodite afin de déclencher l’état amoureux de Médée, la fille d’Aiétès qu’elles comptent utiliser. Aphrodite va convaincre son fils Éros d’atteindre la jeune femme de sa flèche. Elle deviendra cette force obscure, mais puissante, dont il sera dépendant en lui délivrant les drogues dont il aura besoin pour réussir sa mission.

Retour à la matrice

20La fonction de la jeune fille sera celle d’adjuvant en tant qu’Helpen maiden, la jeune fille qui vient en aide au héros, telles Nausicaa pour Ulysse ou Ariane pour Thésée. Son tempérament conduit par l’Oulos eros, l’amour tragique, lui réserve un autre destin que celui de la jeune fille séduite et abandonnée[19]. Prêtresse d’Hécate, elle cueille ses plantes sous la Lune. Petite fille d’Hélios, elle est lumière. Le chant III des Argonautiques qui lui est consacré préfigure son apparition dans la tragédie d’Euripide. C’est avec une grande acuité qu’Apollonios saisit son état psychique au moment de la rencontre et l’évolution de sa passion funeste.

21Dès son premier regard pour Jason, Médée sent son destin basculer sous l’emprise ravageuse de l’amour destructeur qui la conduit déjà à sa perte avec les trahisons à venir, d’abord la sienne vis-à-vis des siens, puis celle de Jason vis-à-vis d’elle. Médée et la tuché[20]… Magie et amour seront intriqués, comme le sont les destins des pulsions de vie et pulsions de mort jusqu’à la désintrication. Apollonios centre son récit sur les effets du coup de foudre nécessaire à l’intrigue, effets qui provoquent l’ébranlement affectif de la jeune femme. Le choc amoureux, loin de la rendre heureuse, provoque un cataclysme. Ce par quoi elle est pénétrée qui va la faire haïr Jason en même temps que sa force d’attraction s’exerce, la fait œuvrer vers un sacrifice d’elle-même, marque d’une jouissance bien au-delà du principe de plaisir. Le poète rend alors compte d’une bascule narcissique vers un narcissisme de mort [21], avant qu’elle ne mette ses pouvoirs au service de Jason. Désespérée, elle envisage même le suicide pour échapper à ce destin, sa boîte contient les ingrédients pour concocter une potion fatale. Mais la volonté d’Héra, qui tient les ficelles, la fait se ressaisir. Elle aidera Jason.

22C’est en précaire suppliant que Jason la retrouve dans le temple d’Hécate, pour obtenir d’elle les potions dont il a besoin. Il ne craint pas de la corrompre pour parvenir à ses fins. Mais cœur d’artichaut, il succombe lui-même au sentiment amoureux, alors qu’elle est ravagée par ses tourments.

23Aucun mortel ne peut accomplir les travaux auxquels Aïétès soumet Jason. Ils se dérouleront sur la plaine d’Arès et consisteront à dompter des taureaux d’une férocité sans nom pour en faire des bœufs de labour. Dans les sillons, des dents de dragon semées ont engendré des guerriers qu’il va combattre. Médée lui a préparé des drogues, dont un onguent, qui le métamorphosent en vaillant et invincible guerrier. Il accomplit le rite particulier destiné à Hécate que la magicienne lui a enseigné, afin que les puissances telluriques l’assurent d’une fureur sans limite pour un seul jour. Il sort vainqueur du combat, mais Aiétès, qui ne tient pas sa parole, ne lui rend pas la Toison d’or. Médée devra encore intervenir. La nuit venue, elle usera d’incantations et de potions pour décrocher secrètement le précieux talisman suspendu à l’arbre sacré et gardé par le dragon toujours éveillé qu’elle endort. Jason, couvert de la peau d’or qui va légitimer son pouvoir royal devant Pélias, embarquera sur l’Argo avec celle qui ne peut désormais que s’exiler et qui devient épouse aigrie aux pouvoirs maléfiques.

24Apollonios consacre plusieurs vers à l’onguent dont Jason a enduit son corps, ainsi que sa lance et son bouclier avec des précisions sur l’origine de sa substance et le lieu de la cueillette.

25L’onguent contient une mandragore spéciale, le « prométhéion ». Médée l’a cueillie au pied du Caucase qui surplombe la Colchide, où Prométhée est enchaîné. Le « prométhéion » a poussé, nourri du sang s’écoulant du foie meurtri du Titan perpétuellement dévoré par l’aigle, supplice que lui a infligé Zeus. Lorsque la magicienne a arraché la plante à la terre, est-il dit, celle-ci a gémi de douleur. Cette référence à Prométhée par Apollonios, déjà présente dans Les Colchidiennes de Sophocle, associe le Titan et Médée : tous les deux ont commis une transgression au service de mortels : Prométhée vis-à-vis de Zeus, Médée vis-à-vis de son père.

26Pour Apollonios, Prométhée était un sage qui a enseigné la philosophie aux hommes, le don du feu qu’il leur accorde en serait la métaphore. Il mentionne dans une scholie que le nom de foie ou de mamelles était donné à une terre fertile en fruits [22]. Zeus, menacé dans sa puissance par ce don aux mortels, décidera de son cruel supplice. En suppliciant Prométhée, n’est-ce pas la mère-placentaire, que supplicie Zeus, celle qui en nourrissant l’enfant dans la matrice menace le statut du père dans son temps générationnel ? On comprend alors ce que recèle symboliquement l’enveloppe protectrice que constitue l’onguent concocté par Médée. Sa substance, qui donne à Jason la vitalité face à la puissance destructrice, vient de l’audace de Prométhée face à la souveraineté de Zeus, sollicitude envers les mortels.

27Si la Médée d’Euripide représente ce pouvoir absolu d’une femme sur la vie et la mort de ses enfants, celle d’Apollonios en amène une préfiguration de l’hainamoration qui ira jusqu’au meurtre de ses enfants et qui se révélera chez elle par un narcissisme de mort, alors que les travaux accomplis par Jason régénéré lui donneront une unité existentielle qui lui fera quitter l’état l’améchania.

28Les anciennes versions littéraires ainsi que les figures iconographiques racontent qu’à leur retour à Iôlcos, elle procède au rajeunissement de Pélias et d’Aeson. Par cette opération, Médée viendrait-elle remédier à la blessure que suscite la maturité d’un fils auquel il faut céder la place ? Apaiserait-elle les pulsions cruelles d’un père-chef destitué par sa descendance ? Le chaudron de Médée serait-il un retour à ce temps antérieur au refoulement du corps de la mère qui ramènerait vers ce lieu de transformation du vivant, en évitant autant l’écueil de l’infanticide que celui du parricide à l’instar de la légende d’Œdipe ? Permettrait-il de réactualiser la difficulté que représente ce temps de passage pour toute civilisation patriarcale que représente la génération nouvelle ?


Mots-clés éditeurs : pouvoir génésique, narcissisme de vie et narcissisme de mort, pharmakon, vexation génésique, variations du mythe, matriciel, infanticide

Date de mise en ligne : 06/01/2020

https://doi.org/10.3917/lspf.038.0072

Notes

  • [1]
    Michèle Dancourt, Prénom : Médée, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 2010.
  • [2]
    Maria Patera, « Les rites d’extraction des plantes dans l’Antiquité. Magie, botanique et religion. L’exemple de la mandragore », in Revue des archéologues et des historiens d’art de Louvain, XXVII, 1994, p. 21-34.
  • [3]
    La symbolique de la boîte étant celle de la sexualité féminine.
  • [4]
    Jacqueline Vons, « Dieux, femmes et “pharmacie” dans la mythologie grecque », in Revue d’histoire de la pharmacie, 89e année, n° 332, 2001. Laure de Chantal, « Le pharmakon chez Apollodore », in Charles Delattre, Objets sacrés, objets magiques de l’Antiquité au Moyen Age, Paris, Picard, 2007. Despoina Nikiforaki, La Médée d’Apollonios de Rhodes versus la Médée d’Euripide : l’héroïne polypharmakos et sa face amoureuse, in Folia Electronica Classica, tome 24, juillet-décembre 2012.
  • [5]
    « En se soumettant à sa propre souffrance dominée par sa propre ardeur, Médée a donc visé la souffrance de Jason et l’a atteint en stoppant son plaisir, forçant ainsi son destin auquel il ne peut plus échapper. La jouissance est poussée dans le réel jusqu’à détruire le produit de leur lit -λεχος, ce que Jason a bafoué n’existe plus désormais que comme supplice et malheur à vivre. L’arbitraire Tuchè qu’il avait provoquée s’est retournée son cynisme. S’opère alors une coupure séparant Médée de la couche avec laquelle elle était confondue en tant qu’épouse. On l’a vu, la couche et l’épouse se désignent dans ce paradigme symbolique de ce même mot λεχος. Mais plus que ça, l’acte opère en tant que processus de subjectivation, délivrant sa part de sujet-femme forclose au sein de la langue grecque. De répudiée et hors nomination, Médée se retrouve à exister avec ce « meurtre de chose » qui l’introduit à plus que le manque, au vide, au trou, ne craignant plus le néant. Là est le tour de force poétique d’Euripide lacanien avant l’heure qui sert pour qualifier l’acte de Madeleine, la femme de Gide, laquelle a brûlé le bien le plus précieux de l’écrivain, soit les lettres qu’il lui a adressées, « [un acte] de vraie femme, dans son entièreté de femme » ». Patricia Rossi, « Médée et la Tuché », in Les Lettres de la SPF, n° 31, L’affirmation du masculin. 2014.
  • [6]
    Antoinette Fouque, Gravidanza et Génésique, Des femmes-Antoinette Fouque, 2012.
  • [7]
    Magali Ravit, « L’ombre de l’enfant mort. Clinique de l’infanticide », in Topique, n° 117, 2011/4.
  • [8]
    Michaël Martin, « “Que la Colchidienne fasse bouillir le chaudron d’airain” : rôles et fonctions du chaudron de Médée », in Gaia, n° 16, 2013.
  • [9]
    Antoinette Fouque, Il y a 2 sexes, Paris, Gallimard, 2005.
  • [10]
    Musée du Vatican. Figure dans Michaël Martin, déjà cité.
  • [11]
    Le thème a fait l’objet d’une tragédie aujourd’hui perdue d’Euripide
  • [12]
    Notamment celle de Louis Séchan sur La légende de Médée datant de 1927. Charles Dugas, « Le premier crime de Médée ». Communication faite à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, octobre 1943. Michaël Martin citant Edouard Will, 1955.
  • [13]
    Apollonios de Rhodes, Les Argonautiques, épopée en quatre chants. Texte établi et commenté par Francis Vian, traduit par Emile Delage et Francis Vian, Paris, Les Belles Lettres, 1981.
  • [14]
    Monique Schneider, Généalogie du masculin, Paris, Aubier, 2006.
  • [15]
    Christophe Cusset, « Le Jason d’Apollonios de Rhodes : un personnage romanesque ? », in Collection de la Maison de l’Orient méditerranéen ancien. Série littéraire et philosophique, Année 2001, vol. 29, n° 1.
  • [16]
    Freud en avait une statuette. On connaît l’anecdote rapportée par Hilda Doolittle : c’était sa préférée et elle avait perdu sa lance.
  • [17]
    Erika Simon, « Héra en Béotie et en Thessalie », in Juliette de la Grenière, Héra, images, espaces, cultes, collection du centre Jean Bérard, 1997.
  • [18]
    On nomme aujourd’hui cette mer enclavée, mer Noire.
  • [19]
    Bénédicte Daniel-Muller, « La Médée d’Euripide et le livre III des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes », in Bulletin de l’Association Guillaume Budé, vol.1, n° 2, 2008.
  • [20]
    Patricia Rossi, déjà cité.
  • [21]
    André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Minuit, 2007.
  • [22]
    Bibliothèque historique de Diodore de Sicile traduite du grec par André-François Miot, document en ligne.

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