Notes
-
[1]
Jorge Luis Borges, Les Conjurés (1981), trad. C. Esteban, Paris, Gallimard, 1988, p. 124.
-
[2]
Référence à la période de la dictature en Argentine (1976-1983), quand les arrestations arbitraires ordonnées par la junte militaire au pouvoir conduisirent à la disparition et à la mort de dizaines de milliers de personnes (Ndr).
-
[3]
Giuseppe Civitarese, La Violenza delle emozioni. Bion e la psicoanalisi post-bioniana, Milan, Raffaello Cortina, 2011.
-
[4]
Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve (1900), trad. J. P. Lefebvre, Paris, Seuil, 2010.
-
[5]
Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve (1900), op. cit., p. 344.
-
[6]
Sigmund Freud, « Constructions dans l’analyse » (1937), trad. E. Ribeiro Hawelka et al., in Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, p. 269-281.
-
[7]
Jacques Dubois, Francis Edeline, Jean-Marie Klinkenberg et al., Rhétorique générale, Paris, Larousse, 1970.
-
[8]
Joseph Wilder, « Dream analysis within dreams » (1956), in Psychoanalytic Review, n° 43, p. 42-56.
-
[9]
Alexander Grinstein, « The dramatic device : A play within a play » (1956), in Journal of the American Psychoanalytic Association, n° 4-1, 1983, p. 49-52.
-
[10]
Fred Lipschitz, « The dream within a dream - proflection vs. reflection », in Contemporary Psychoanalysis, n° 26, 1990, p. 716-731.
-
[11]
Ibid., p. 718.
-
[12]
Ibid., p. 727.
-
[13]
Jacques Dubois, Francis Edeline, Jean-Marie Klinkenberg et al., Rhétorique générale, op. cit.
-
[14]
« Talking-as-dreaming » est une notion de Thomas Ogden pour décrire une forme de conversation entre l’analysant et l’analyste dans laquelle on parle « de livres, de poèmes, de films, de règles de grammaire, d’étymologie, de la vitesse de la lumière, du goût du chocolat, etc. » Ces éléments, de prime abord « non analytiques », permettent toutefois au couple analytique de commencer à rêver ensemble. Loin de la conversation ordinaire et proche de l’association libre, « le parler-rêver relève principalement du processus de pensée primaire revêtant la forme d’un non sequitur (du point de vue de la pensée secondaire). » Thomas H. Ogden, « Parler-rêver » (2007), trad. D. Goldstein, in Année psychanalytique internationale, n° 6, 2008, p. 117-118 (Ndr).
-
[15]
Thomas H. Ogden, Rediscovering Psychoanalysis.Thinking and Dreaming, Learning and Forgetting, New York, Routledge, 2009, p. 3.
-
[16]
Pour Ogden : « […] Le “contenant” dans la théorie bionienne du contenant/contenu n’est pas une chose mais un processus : c’est le travail onirique inconscient opérant de concert avec la pensée préconsciente proche du rêve (rêverie) et avec la pensée secondaire consciente. » Dans le champ analytique, mais aussi dans la vie, les relations contenant/contenu sont toujours multiples – virtuellement infinies si nous prenons en considération jusqu’aux interactions les plus minimes – et réciproques. L’enfant, en même temps qu’il est tenu dans les bras de sa mère, contient dans sa bouche le mamelon, qui contient le lait… Les deux se trouvent dans des contextes plus vastes qui les supportent et les soutiennent. Thomas H. Ogden, Rediscovering Psychoanalysis, op. cit., p. 102.
-
[17]
« Nous pouvons admettre que par leur caractère répétitif ils se mettent à la disposition d’une autre tâche qui doit être accomplie avant que la domination du principe de plaisir puisse commencer. Ces rêves ont pour but la maîtrise rétroactive de l’excitation sans développer de l’angoisse, cette angoisse dont l’omission a été la cause de la névrose traumatique. Ils nous ouvrent ainsi une perspective sur une fonction de l’appareil psychique qui sans contredire le principe de plaisir est pourtant indépendant de lui et semble plus originaire que la recherche du gain de plaisir et l’évitement du déplaisir. Ce serait donc ici le moment de convenir d’une exception à la proposition : le rêve est un accomplissement de désir. » Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir » (1920) », trad. J. Laplanche & J.-B. Pontalis, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, p. 74-75 ; c’est moi qui souligne.
-
[18]
Vincenzo Bonaminio, « L’installarsi della psiche nel corpo : stati di integrazione, non-integrazione e l’identificazione primaria », in F. Bisagni (dir.), Dialoghi d’infanzia. Voci dall’Inter-School Forum on Child Analysis 2008-2009, Turin, Antigone.
-
[19]
À la naissance, « nos propres cris confèrent son caractère à l’objet […] », Sigmund Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique » (1895), trad. A. Berman, in La Naissance de la psychanalyse. Lettres à Wilhelm Fliess. Notes et plans, Paris, PUF, p. 377 ; c’est moi qui souligne.
-
[20]
Thomas H. Ogden, Les Sujets de l’analyse (1994), trad. A. de Staal, Paris, Ithaque, 2014, p. 119-120.
-
[21]
Ibid., p. 24 sq.
-
[22]
Giuseppe Civitarese, « La Griglia e la pulsione di verità », in Rivista di Psicoanalisi, n° 58, p. 335-360.
-
[23]
Thomas H. Ogden, Rediscovering Psychoanalysis, op. cit.
-
[24]
Maurizio Collovà, « Per una psicoanalisi sostenibile », in A. Ferro et al., Sognare l’analisi. Sviluppi del pensiero di Wilfred R. Bion, Turin, Bollati Boringhieri, 2007.
-
[25]
José Bleger, Symbiose et ambiguïté : étude psychanalytique (1967), trad. A. Morvan, Paris, PUF, 1981.
-
[26]
« […] On m’objectera à bon endroit qu’une telle organisation qui est entièrement soumise au principe de plaisir et qui néglige la réalité du monde extérieur ne pourrait pas se maintenir en vie, ne fût-ce qu’un instant, de sorte qu’elle n’aurait absolument pas pu apparaître. Mais l’utilisation d’une fiction de ce genre se justifie quand on remarque que le nourrisson, à condition d’y ajouter les soins maternels, est bien près de réaliser un tel système psychique […]. » Sigmund Freud, « Formulation sur les deux principes du cours des événements psychiques » (1911), in Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1984, p. 136-137 (Ndr.).
Enfermé dans un cauchemar
1Un homme raconte avoir fait un cauchemar dont il ne se rappelle rien, excepté qu’il y avait un jardin. Au milieu du cauchemar, il est réveillé par son unique ennemi venu le tuer. En guise de dernière volonté, il demande à prendre avec lui un volume des œuvres d’Emerson, qu’il sort de sa bibliothèque. Sous la lumière de la lune, ils voyagent dans un coupé tiré par des chevaux vers le lieu choisi. L’air est immobile, les rues désertes, le silence absolu. En chemin, l’homme se rend compte que l’horloge de la tour n’a ni chiffres ni aiguilles. Une fois arrivé à destination, il se voit ordonner de s’étendre par terre ; au-dessus de lui pendent les feuilles d’un cyprès. Quand il a déjà devant les yeux l’éclat de l’acier, il se réveille et sa main reconnaît au toucher le mur de sa chambre. Le texte dit alors : « Quel étrange cauchemar, pensai-je, et je ne tardai pas à m’enfoncer dans le sommeil. » Le jour suivant – mais ici le verbe « se réveiller » n’apparaît pas – l’homme remarque que le livre d’Emerson n’est plus là. Dix jours après, il apprend que son ennemi, sorti de chez lui un soir, n’est jamais revenu. « Enfermé dans mon cauchemar, en déduit-il, il continuera de découvrir avec terreur, sous la lune que je n’avais pas vue, la ville aux horloges aveugles, les faux arbres qui ne peuvent grandir et je ne sais quoi d’autre encore. »
2Ainsi se termine le récit de Jorge Luis Borges intitulé « Les Feuilles du cyprès » qu’on peut lire dans Les Conjurés, son dernier recueil de poésies [1]. La disparition du livre d’Emerson est l’indice qui montre que, dans sa seconde partie, ce court texte rend compte d’un rêve dans le rêve. S’il fallait lui donner une explication logique, on pourrait dire que le livre n’est pas à sa place parce que le héros ne s’est pas encore réveillé ou, mieux, parce qu’il s’est réveillé dans le rêve mais pas du rêve. À l’instar de son ennemi (un autre lui-même ?), il est lui aussi enfermé dans son cauchemar.
3Dans ce récit, nous aurions donc un premier rêve (R1), dont nous ne savons rien excepté qu’il s’agit d’un rêve angoissant dont l’homme se réveille (fictivement) pour entrer dans un deuxième rêve (R2). Ce rêve (en fait, un autre cauchemar : la scène du cyprès) n’est pas présenté comme tel, sauf au moment du deuxième réveil (dans sa chambre) qui, lui, se donne pour réel. Juste après, l’homme se rendort et nous devons présumer qu’il fait un troisième rêve (R3), dont il se réveille le matin suivant. Toutefois, ce qu’il nous est dit du lendemain et des jours suivants nous fait comprendre que le personnage est encore de plain-pied dans un rêve ou dans un cauchemar (R4). Le détail permettant de faire cette hypothèse (qu’il ne s’est pas encore réveillé) est justement l’espace vide sur l’étagère, là où prenait place le livre d’Emerson. En réalité, ce n’est que dans un rêve qu’on peut perdre un objet parce qu’on l’a déjà perdu dans un rêve.
4La structure du rêve change selon l’interprétation que l’on donne au deuxième réveil. Si l’on tient celui-ci pour réel, nous aurons d’abord un rêve dans le rêve, puis le schéma se répétera avec le retour du sommeil (et probablement du rêve ou du cauchemar) dont l’homme ne se réveillera que fictivement (R1→R2 // R3→R4). Si, au contraire, l’on tient pour fictif le réveil de l’exécution, convaincu que l’auteur répète un schéma (introduire un réveil qui pourrait être vrai ou fictif entre deux réveils vraisemblablement fictifs), un rêve servira de cadre (le cauchemar du jardin) pour trois rêves successifs dans le rêve, chacun introduit par un réveil : l’un provoqué par l’ennemi, un autre réel/fictif lorsqu’il se retrouve dans sa chambre et enfin celui du sommeil de la nuit, avant qu’il ne découvre la disparition du livre. Le schéma deviendra alors (mettons entre parenthèses les rêves-cauchemars dont on ignore le contenu) :
6Mais c’est plus compliqué encore. Selon que le rêveur raconte qu’il a fait un rêve R1 puis, dans le cadre de ce dernier, un rêve R2 (R1 → R2) ou, à l’inverse, qu’il explique s’être (fictivement) réveillé d’un rêve R3 pour se retrouver dans un rêve R4 (R3 // R4), le rêvé du rêve, en accord avec la séquence logique des scènes, sera le R2 dans le premier cas, tandis qu’il sera le R3 dans le second. Les rêves-cadres seront, au contraire, R1 et R4. En d’autres termes, ce qu’importe ici, c’est le sens de la flèche exprimant la transition rêve/veille. Il n’est pas moins intéressant de négliger cet aspect et de n’envisager que la succession dans laquelle sont racontées les différentes scènes oniriques. En ce cas, R2 et R4 sont des rêves emboîtés, R1 et R3 des rêves-cadres ; le rêve dans le rêve sera toujours ce qui est raconté en dernier, et l’on valorisera la signification fonctionnelle de commutateur de scène exprimée par le verbe « rêver » ou « se réveiller », plutôt que la direction indiquée.
7C’est à partir de ce postulat que j’ai examiné le récit de Borges. Mais, selon toute logique, on pourrait estimer que c’est le premier cauchemar qui se trouve emboîté, ou plutôt, puisque nous ne savons pas grand-chose d’elle, la scène de l’exécution. Le rêve-cadre deviendrait alors le dernier de la série. Dans cette perspective, le texte de Borges présenterait, comme nous l’avons vu, une succession en cascade de type :
9Cela dit, comme nous ne savons rien du rêve initial dont il feint de se réveiller ni du sommeil qui précède la découverte du livre, ce schéma pourrait être simplifié jusqu’à la seule présentation de deux rêves, l’un emboîté dans l’autre. Borges fait ainsi alterner un cauchemar sans souvenir et un cauchemar dont on connaît le contenu ; puis un rêve dont on ne sait rien et ce qui semble être un autre cauchemar, même s’il est présenté comme un état de veille. À la fin, le destin de l’auteur, du héros-narrateur (un de ses personnages) et de son ennemi (le personnage du rêve du héros) convergent vers le même point.
10Si l’on a pu en donner une lecture différente, par exemple politique, y voyant une allusion à la tragédie des desaparecidos [2], « Les Feuilles du cyprès » semble être une variation sur le thème baroque de la vie comme rêve ou, plutôt, comme rêve d’angoisse. Son architecture compliquée, en outre, illustre bien – et c’est pourquoi je m’intéresse ici à ce récit – la difficulté qu’il y a à repérer les passages du rêve à l’état de veille et à parvenir à une idée précise de la structure des rêves racontés dans l’analyse. Comme nous l’avons vu, ce n’est pas la même chose si un patient raconte avoir rêvé dans le rêve ou s’il déclare s’être réveillé dans un rêve. Quel serait alors le rêve faisant office de cadre ?
11Si ce conte est extraordinaire, c’est aussi parce qu’en introduisant opportunément quelques illogismes et autres ambiguïtés, Borges réussit à immerger le lecteur dans une atmosphère onirique raréfiée, comme suspendue entre l’angoisse et le mystère ; dans un texte aussi bref, il parvient, par la multiplicité des perspectives inextricables, à créer un sentiment de vertige, tout en jouant à peine avec la description des états de rêve et de veille du héros et avec les transitions relatives entre ces deux dimensions de l’expérience. En fait, plus l’écriture est précise, plus elle fait faire au lecteur cette expérience d’une vision trouble, mais néanmoins obscurément lumineuse, qui est le propre de la conscience dans le rêve. Si les contenus symboliques du rêve sont riches et signifiants, la valeur du texte ne réside pas tant, ou uniquement, dans ses décodages possibles, que dans le jeu interprétatif virtuellement infini auquel le lecteur est convié, et dans la tension, tour à tour éveillée puis apaisée, de l’effort pour trouver le véritable cadre rêve/veille dans lequel il faudrait disposer les faits de l’histoire pour pouvoir les comprendre. Autrement dit, il s’agit de retrouver les règles du jeu de la narration, lesquelles, du reste, sont celles du jeu de la conscience, du sens et de la vie elle-même. De ce point de vue, on peut lire le récit de Borges comme une réflexion implicite sur la façon dont le cadre de l’expérience (mais on pourrait aussi voir dans ce « cadre » celui de l’analyse) concourt à en structurer la signification. En effet, avant qu’il ne puisse y avoir du sens, des marges doivent circonscrire un espace psychique, un Moi susceptible de rêver le rêve, de contenir les pensées oniriques ; pour que la psyché puisse prendre note de l’expérience – et je pense à la belle métaphore freudienne du « bloc magique » –, les feuillets psychiques doivent d’abord pouvoir se différencier [3].
Le rêvé du rêve
12Du point de vue de la théorie du rêve et d’une théorie générale de la connaissance, la structure du rêve dans le rêve – extraordinaire sans pour autant être rarissime – est intrigante. Dans L’Interprétation du rêve [4], le cas de figure est peu fréquent mais ce peu a son importance. Freud en a fait un paragraphe constitué de deux ajouts au texte, le premier en 1911 et le second (les deux dernières phrases) en 1919. Rien que cela a de quoi étonner. L’insertion deux fois renouvelée, une par décennie, d’un texte dans le texte crée un effet performatif intéressant au vu de leur propre contenu ; elle exécute l’action même qu’elle décrit. Cette insistance à revenir sur le même point a tout l’air d’être le symptôme d’un retour du refoulé, un retour de quelque chose qui pour Freud – faisons l’hypothèse – pourrait avoir posé problème, puisque c’était si compliqué de l’accueillir dans sa théorie du rêve. Écoutons-le : « Ce qui dans le rêve est “rêvé” est censé de nouveau être dévalué, dépouillé de sa réalité. Ce qui, après le réveil du “rêve dans le rêve”, continue à être rêvé, le désir du rêve veut le mettre à la place de la réalité effacée. On peut donc admettre que ce qui “est rêvé” contient la figuration de la réalité, le souvenir effectif, tandis qu’au contraire le rêve qui continue contient la figuration de ce qui est simplement désiré par le rêveur ; l’inclusion d’un certain contenu dans “un rêve dans le rêve” doit donc être posée comme identique au désir que ce qui est ainsi désigné comme rêve n’aurait jamais dû se produire. [Ici se termine la première note ajoutée.] En d’autres termes : quand un épisode déterminé est mis par le travail onirique lui-même dans un rêve, cela signifie la confirmation la plus résolue de la réalité de cet épisode, la plus forte approbation de celui-ci. Le travail du rêve utilise le fait de rêver lui-même comme une forme de refus, et atteste par là du bien-fondé de l’idée que le rêve est la satisfaction d’un désir [5]. »
13Si nous appliquons ce schéma au texte de Borges, le dernier rêve du conte (le rêvé du rêve, à savoir l’ennemi enfermé dans son cauchemar) exprimerait l’événement de réalité effacée, le premier (le rêve-cadre, à savoir l’exécution ratée et le réveil) le désir du rêveur. Peut-être s’agirait-il respectivement : (a) de la représentation d’un événement qui traduit pour l’homme le sentiment d’être emprisonné (un aspect ennemi de soi qui peuple ses rêves) dans un cauchemar (sa propre vie ? la cécité qui l’envahit ?) dans lequel, à chaque fois, le persécuteur interne vient le mettre, comme cela se passe dans le rêve-cadre, et (b) du désir de se réveiller ? Ce n’est qu’une hypothèse parmi d’autres.
14Pour Freud, comme nous le voyons, le contenu du rêve est alors victime d’une double censure, il est deux fois dévalué. C’est un contenu au statut spécial : d’autant plus réel que plus déréalisé. D’un côté, le travail du rêve renie cette réalité à l’aide de la célèbre formule défensive – en l’occurrence carrément hyperbolique – « Ce n’est qu’un rêve » ; d’un autre côté, comme pour ces rêves comptant l’analyste lui-même au nombre de leurs personnages, il en fait l’objet d’une intense curiosité. À l’instar des souvenirs traumatiques dont Freud souligne la qualité hyperlumineuse (überdeutlich), ces rêves-là répandent une clarté spéciale et leur simple impact esthétique est fort significatif [6]. Mais il ne devrait pas en être obligatoirement ainsi. Si nous y pensons un instant, pourquoi ne se trouverait-il jamais, parmi les contenus des rêves, d’autres rêves qui auraient autant leur place dans la vie psychique de chacun ? Le fait est que le rêve est intrinsèquement perturbant. C’est une nekyia, c’est le contact avec le monde des ombres, comme aime à le souligner Borges chaque fois que l’un de ses poèmes traite d’un rêve. Il se peut que, avec un rêve dans le rêve, l’immersion dans un climat onirique encore plus inquiétant que d’habitude nous désoriente : la chose paraît inouïe, presque impensable.
15Freud invite implicitement à regarder de tels phénomènes psychiques avec suspicion, à la façon d’un détective qui s’arrêterait sur un indice de prime abord insignifiant mais qui promet de se révéler essentiel et de venir s’ajuster dans un tableau cohérent. Le rêve dans le rêve met en jeu une rhétorique qui mérite attention. Le rêvé du rêve est ce que l’on veut éliminer, un événement négatif, vraisemblablement traumatique, figuré de manière réaliste, tel qu’il est. Ce qu’il y a de plus évanescent, de plus irréel, c’est-à-dire l’univers du rêve en tant que tel, est représenté avec un maximum de réalité, même si rien ne dit qu’il doit s’agir d’une réalité « objective ». Quant à la déformation onirique, elle reste dépendante de la forme expressive, celle que les spécialistes du langage appellent « la forme du contenu [7] ». Quoi qu’il en soit, même les images du rêve emboîté sont parfois rendues énigmatiques par le travail du rêve et demandent à être clarifiées et interprétées par les associations du rêveur.
16Sur le plan structurel, la différence de degré de réalité entre le rêve emboîté et le rêve-cadre reproduit la dichotomie latent/manifeste. Par rapport à celui de premier ordre, le texte placé au niveau maximal de fiction renvoie à la réalité du texte latent du rêve. Un déni de type différent connote, d’après Freud, le rêve de premier ordre, celui qui sert de cadre, qui représente au contraire le désir, l’événement que l’on voudrait substituer à l’autre. Ce « rêve contenant » obéit ainsi au principe classique de la satisfaction hallucinatoire du désir ; il est par définition un texte trompeur en tant qu’il est sujet à la censure du rêve. Il ne peut être véritablement compris comme tel que si l’on défait le travail du rêve et déchire le voile qui recouvre le texte latent.
17Entre un rêve-cadre et un rêve emboîté (celui dont on rêve dans le rêve ou celui dont on se réveille dans le rêve) se reproduit donc la dialectique des différents principes des événements psychiques, principe de réalité et principe de plaisir, monde externe et interne, conscience et inconscient. C’est comme si, en représentant une réalité irreprésentable dans le rêvé du rêve, on suspendait temporairement la logique de satisfaction du désir infantile, la clé ultime de l’explication du rêve selon Freud, pour laisser plutôt intervenir la logique propre au rêve d’angoisse, celui dans lequel la tentative de satisfaction du désir a échoué. Au bout de son chemin, le rêveur qui rêve de rêver retrouve la réalité, et cette réalité est négative ; ne réussissant pas à en venir à bout, le rêve de premier ordre s’en débarrasse en affirmant qu’il ne s’agit que d’un « rêve ».
18La dichotomie sommeil/veille n’est pas, dans l’absolu, aussi importante : elle peut se reproduire à l’intérieur du rêve même (de même qu’un rêve peut poindre dans un état de veille). Ce qui compte le plus, en revanche, c’est le cadre, le monde intermédiaire qui sépare ces deux univers qu’au fond nous gagnerions désormais à penser en termes d’univers multiples. Le rêve et la veille ne peuvent se définir que comme des processus dialectiques rendus possibles par le bon fonctionnement de la frontière réglant le passage réversible rêve veille. Le rêve dans le rêve démontre que la conscience affaiblie mais non annihilée qui préside au rêve peut « se réveiller » dans une moindre mesure, et sans une restauration pleine et entière de la conscience vigile. Après tout, pourquoi ne pas faire l’hypothèse de différents degrés d’immersion dans le rêve, tout comme nous reconnaissons l’existence de niveaux variables de conscience et d’attention dans l’état de veille ?
19[…].
Le problème de la réalité
20La littérature sur le rêve dans le rêve n’est pas très étendue et, mis à part quelques exceptions, elle tend à confirmer le point de vue de Freud. Joseph Wilder se méfie de ce genre de rêves, les trouve mystificateurs [8] ; s’il pense qu’ils sont influencés par le processus analytique, il estime toutefois qu’ils sont utiles pour l’analyse de la résistance et du transfert. Alexander Grinstein, lui, compare le rêve dans le rêve au procédé dramaturgique du théâtre dans le théâtre [9]. Dans la pièce emboîtée, il peut y avoir, selon Freud, non seulement la représentation d’un événement dont on aurait voulu qu’il n’ait jamais eu lieu (pensons à la fameuse scène des acteurs dans Hamlet), mais aussi la préfiguration d’une chose dont l’avènement futur est redouté. Ce serait également un moyen de préparer émotionnellement les spectateurs à d’ultérieurs développements dramatiques. Grinstein ne va pas si loin, mais nous pourrions nous demander si, même sur ce point, le rêve dans le rêve ne pourrait être considéré comme du théâtre dans le théâtre. On comprendrait alors pourquoi c’est précisément cette représentation qui émerge à un moment déterminé de la relation analytique et pas à un autre ; cela aurait à voir avec la réactualisation transférentielle de quelque chose qui est arrivé dans la réalité et qui voudrait s’annuler.
21[…]
22La contribution la plus intéressante de toutes est peut-être celle de Fred Lipschitz [10]. De son point de vue, le rêve dans le rêve est trop abstrait, sophistiqué et complexe pour entrer dans les paramètres traditionnels. Il en souligne l’aspect créatif et expressif, et déplore que personne ne l’ait étudié du point de vue intersubjectif. Selon lui, il faudrait se demander ce qu’exprime ce type de rêve, chez un patient, au sujet de sa relation avec son analyste. Le rêve dans le rêve se chargerait de pallier une absence de l’autre comme interlocuteur réel en construisant en lui-même une structure dyadique de réflexion (comme dans un miroir) ou d’interlocution contenant/contenu (« Je tiens le rêve pour un substitut réparateur d’une relation qui n’existe pas ou a échoué [11] »). Sur un plan moins sophistiqué, le cadre même de l’analyse devient le rêve contenant par rapport au rêve de deuxième niveau, de la même manière qu’au cinéma chaque scène de rêve reflète inévitablement cette structure d’encastrement. Quand la conscience du rêve se dit que « ce n’est qu’un rêve », c’est comme si, à cet endroit, à la frontière entre premier et deuxième rêve, naissait un sentiment de soi comme agent. Ainsi, avec Lipschitz [12], le rêve dans le rêve finit par prendre la signification d’un « état transitionnel entre l’isolement du rêveur, inactif et immergé dans son expérience, et la personne, éveillée, agissante et maître d’elle-même. Le rêve le plus interne est un exemple de conception créative entre rêver et interpréter le rêve. C’est une activité dans laquelle sont engagées deux personnes et qui tend à être partagée par le rêveur externe autant que par l’analyste, pour qui les deux rêves ont été rêvés ». Le rêve-cadre fonctionnerait en tant que substitut d’un analyste pas suffisamment disponible ; le patient se construirait son propre analyste-contenant et le rêve externe interpréterait le rêve interne. Lipschitz rejette ainsi au second plan la théorie freudienne du contenu refoulé du rêve dans le rêve et en amplifie l’aspect créatif.
Spielraum
23L’analyste qui écoute le récit d’un rêve enchâssé dans un autre s’identifie avec le rêveur du rêve-cadre et, pris dans un mélange de curiosité et d’inquiétude, se prédispose à contempler la scène encore plus obscure du rêvé du rêve. Cette scène exhibe une artificialité maximale, alors que le rêve de premier ordre paraît plus réel. Un vertigineux jeu de miroirs se met en place, dans une dialectique rendue possible par le cadre, point de conjonction des deux tableaux. Dans le récit, le flag verbal d’un des termes du couple rêver/se réveiller signale et, en même temps, pose la commutation de l’état de conscience. La vision ne se supporte que si on tolère le vertige de l’ambiguïté. Il se crée un espace d’illusion dans lequel rien n’est vrai ou faux ou plus ou moins faux, mais seulement plus ou moins vrai par rapport à un point de référence qui n’est jamais le même.
24Selon Freud, le théâtre baroque onirique du rêve dans le rêve sert à représenter des contenus irreprésentables par les scénographies normales et les stratagèmes habituels. Si le rêve a toujours été vu à travers les lentilles de la divination et de l’apparition du numineux, ici l’effet est paroxystique. Dans un second temps, par (auto)réflexion, c’est un théâtre au carré. Au premier plan, il y a la double théâtralisation : structurelle – comme dans le « théâtre dans le théâtre » où, tandis que l’on éclaire la scène onirique, celle-ci est immédiatement voilée par une seconde fiction narrative –, et la spécularité du texte dans le texte comme « forme du contenu [13] ».
25Cette scène impose un mouvement de double tension en apparence contradictoire. D’un côté, elle atteint l’acmé, l’explicitation de la structure fictionnelle du dispositif du cadre, la conscience de sa théâtralisation ; de l’autre, selon Freud, le contenu ultime véhicule par voie directe un je-ne-sais-quoi de réel. Toutefois, plus que la réalité du rêve emboîté, la double structure du rêve dans le rêve s’interprète mieux comme un second facteur de fictionnalité, à l’instar de la structure narrative par emboîtements.
26Le spéculaire est la figure spécifique de ce type de rêve, comme est par définition « virtuelle » l’image reflétée. Sa fonction est de prolonger le dédoublement du dispositif narratif initial du cadre. Ce qui ne peut se représenter ni au degré zéro de la scène de l’analyse (là où se fait sentir la force de gravité du sens commun de la réalité) ni au deuxième niveau du rêve revient, grâce à un surcroît de fiction, au troisième niveau du rêve dans le rêve. Un certain contenu est placé à une distance de sécurité, assigné à être « autre » et dévalué, pendant que sur l’écran du rêve sont éclairées les diffractions constitutives de l’identité et, avec elles, les plus subtiles lignes de fracture à partir desquelles émerge la souffrance psychique.
27Du point de vue de la narratologique transformationnelle, ou de champ, ces rêves sont importants avant tout parce qu’ils mettent en évidence la fonction fictionnelle du cadre analytique, des histoires qui s’y racontent, des images qui se projettent sur son écran. Ils tirent de là leur potentialité thérapeutique. La cure se situe dans la possibilité de s’essayer au jeu qui démasque l’illusion référentielle ; c’est-à-dire de vivre dans un contexte de sécurité suffisante cette crise de la présence de l’autre (l’absence) sur laquelle se fonde la représentation.
28La virtualité transformative des rêves de rêves ne réside pas tant dans le quid que Freud appelle le « souvenir effectif » – soit comme fait réel du passé, soit comme fantasme du monde interne du patient : niveau important mais, au fond, secondaire ou de l’ordre de l’épiphénomène – que dans le jeu de miroir engageant le patient et l’analyste. La croissance psychique dépend moins de l’explication rationnelle ou de l’intelligence de l’inconscient de l’autre que de la dialectique de la recognition et de la syntonie émotionnelle mutuelles.
29Privilégier la signification dans l’ici et maintenant d’un rêve dans le rêve, comme incite à le faire Lipschitz, revient à être plus proche du lieu où la signification se crée, dans le tiers intersubjectif, dans la dialectique soi-autre, dans la lutte et dans l’effort pour la recognition réciproque. On travaille avec plus de finesse au niveau où les troubles psychiques se produisent, qui est celui du passage du corporel des émotions au psychique des images oniriques, du rêve propre et vrai.
30Si nous nous en tenons à l’équivalence cadre = salle-de-cinéma = rêve-cadre, les rêves de rêves ont valeur de modèle sur le fonctionnement de l’analyse. Ils nous disent que nous ne vivons pas dans un univers mais plutôt dans un « pluri-univers », dans plusieurs mondes se définissant chacun dialectiquement par rapport aux autres. Les rêves de rêves représentent efficacement les articulations spatiales et les vertigineux carrefours entre dedans/dehors, interne/externe, réalité psychique/réalité matérielle, textuel/extratextuel, et l’incessant va-et-vient du Moi de l’un à l’autre. Chacun de ces transits évoque les passages externe → interne et, à rebours, interne → externe dans le conflit esthétique. Chaque passage aux frontières des mondes mime le fort da, l’alternance œdipienne du maternel et du paternel, la disparition et la réapparition de l’objet. Si la douane (rêve) n’est pas fermée, l’économie du Moi bénéficie de ces possibilités de mouvement. En conséquence, il est plus important de jouer que de démasquer le jeu, de « parler-rêver [14] » que de rester silencieux, de parler du « parler-rêver » que d’« intervenir » ou d’« interpréter » [15].
31[…]
32Au fond, le rêvé et le rêve raconté seraient plus révélateurs par la rhétorique qu’ils exhibent que par les contenus qu’ils transmettent. Il serait erroné cependant de penser que cette fonction de holding ou de contenance primitive soit séparée du contenu, non seulement parce qu’entre le cadre et le tableau s’instaure un jeu de fond/figure mais aussi parce qu’à l’intérieur du tableau, dans une régression infinie, on trouve toujours d’autres cadres.
La fonction d’irréalité
33Si nous nous penchons maintenant sur la théorie du rêve, nous pouvons distinguer au moins deux courants. D’abord, un courant plus traditionnel renvoyant surtout à l’intrapsychique et aux contenus – en l’occurrence, pour le texte de Borges : Que veut dire le cyprès ? Qui est l’ennemi ? Pourquoi Emerson ? Que signifie la citation de Virgile ? Et que signifient les autres personnages du récit dont je n’ai pas parlé dans mon résumé : pourquoi la louve romaine, le chat Beppo, le tigre en céramique ?… Puis un courant plus moderne, d’inspiration intersubjective, que je me plais à imaginer comme une carte plus récente et mise à jour, plus soucieuse de rendre compte de l’interpsychique et du contenant psychique [16], et davantage prête à s’occuper de ces plans-là.
34En fait, l’approche classique du rêve tient pour acquis un Moi déjà constitué et en état de marche ; partant, en termes winnicottiens, elle se préoccupe avant tout des besoins du Ça (Id-needs) et de l’expression des pulsions. Au fond, on retrouve ici la thèse de Freud, selon laquelle – nous l’avons vu – le rêve dans le rêve met en scène un contenu particulier, une réalité doublement niée et pour cela même effective, mais que l’on voudrait non advenue. La perspective plus relationnelle, au contraire, envisage le rêve en considérant les besoins du Moi (Ego-needs) [17] et la nécessité que les cadres de l’expérience en viennent à s’articuler de manière fonctionnelle ; elle accentue ainsi le holding et la rêverie, propices à la formation et à la « manutention » du Moi – en plus d’être deux fonctions essentielles à une première intégration psychosomatique (l’installation de la psyché dans le soma, l’in-dwelling de Winnicott [18] –, puis toutes les remises en état successives de ce niveau de base de l’identité personnelle. Il nous faut cependant reconnaître à Freud l’intuition de ce chemin lorsque, en parlant des rêves d’angoisse, il leur assigne une tâche pour ainsi dire située en deçà du principe de plaisir.
35Le rêve dans le rêve est paradigmatique de la seconde perspective citée. S’y trouvent illustrés de manière exemplaire, et le travail de préparation de la scène où aura ensuite lieu la représentation, et les vicissitudes affrontées dans la dialectique de la recognition qui l’instaure. Le jeu des cadres assuré par la mère-environnement (et non par l’objet-mère) – laquelle par la force des choses se forme à la naissance à partir du sensoriel [19] et garde partiellement cette caractéristique tout au long de la vie, comme le suggère le concept de « position autistique-contiguë » de Thomas Ogden [20] – offre certes l’occasion de moments de partage émotionnel, mais surtout ce jeu dresse de manière discrète la toile de fond de la représentation.
36[…]
37Revenons une dernière fois au rêve dans le rêve. Il y a d’autres vertex depuis lesquels regarder ce produit particulier de la psyché. Par exemple, on pourrait penser que la double mise en scène sert à mettre en évidence un certain détail, comme au théâtre la lumière pointée sur un acteur le soustrait à la pénombre, ou bien, comme dans certaines peintures, le jeu des perspectives se focalise sur un élément clé de la scène entière. C’est la fonction que prennent les miroirs dans The Servant de Joseph Losey (1963) et dans beaucoup d’œuvres de peintres, de Vélasquez à Vermeer et de Memling à Escher.
38Comme dans ces tableaux, le rêve dans le rêve représente l’essence de la conscience réflexive, qui est justement de pouvoir s’affranchir d’une adhésion directe à la réalité pour s’orienter sur le Moi et sur son propre monde interne. Si, comme l’a soutenu Ogden [21], la conscience de soi naît de la dialectique soi-autre, de ce mouvement d’implication/réflexion réciproque ou d’élévation/négation, le rêve se calquerait exactement sur la structure dynamique du processus de définition réciproque qui préside à la formation de la subjectivité. Jamais, même pendant la veille, nous ne nous réveillons complètement du rêve. Le rêve dans le rêve nous dit donc que nous vivons dans plusieurs mondes et que la veille et le rêve s’y mélangent continuellement en différentes proportions ; ce seraient alors différents mondes du rêve dans le rêve, du rêve de premier degré, de la veille, de la rêverie, de la transformation en hallucinose, du flash onirique de la veille, de l’hallucination : en somme, toute la gamme d’états psychiques que Bion a représentée dans la colonne de gauche de la Grille [22].
39Si, donc, nous identifions la santé avec la pleine conscience de soi, avec la maturité, avec la capacité de se rêver dans l’existence, et si nous retenons que la conscience de soi naît de la recognition réciproque, voilà que chaque mouvement dialectique soi-autre revêt le même caractère de passeur entre des mondes, c’est-à-dire construit un espace potentiel. Le jeu de reflets que le rêve dans le rêve représente si bien (et qui a de la valeur parce qu’il met en lumière un aspect qui de manière moins apparente est intrinsèque à n’importe quel type de rêve) est le chantier toujours ouvert dans lequel se construit le Moi, l’espace où l’individu acquiert une théorie de l’esprit et avec elle la capacité de s’attribuer et d’attribuer aux autres des états mentaux subjectifs – en un mot, de mentaliser.
40Voilà le renversement de perspective par rapport à Freud. Selon Freud, une fois traduit, le rêve donne accès à l’inconscient ; pour Bion, il le crée. Pour Freud, le rêve reste tout compte fait un produit illégitime ; pour Bion, c’est la forme de pensée la plus profonde, celle avec laquelle nous réussissons à saisir la réalité de plusieurs points de vue simultanés, un travail psychique inconscient grâce auquel nous pouvons donner un sens à l’expérience émotionnelle, que l’on soit endormis ou réveillés. Chez Ogden [23], qui pousse à l’extrême la théorie bionienne du rêve, interpréter le rêve dans le but de traduire l’inconscient dans le conscient revient à parler (de manière autoréflexive) sur le parler-rêver de la conversation qu’il vient d’avoir avec son patient. À la limite, lorsque les conditions sont réunies, le jeu de l’interprétation peut être joué de manière traditionnelle, mais en tenant compte de l’aptitude du patient à le soutenir, et en considérant ce type d’interprétation comme un genre narratif parmi d’autres possibles. Être attentif à ce que le patient réussit émotionnellement à soutenir en séance évite que l’interprétation se calcifie dans l’extraction mortifère d’un sens ou qu’elle tienne lieu d’effraction du cadre psychique du patient [24]. Les effractions non tolérables produisent des souffrances inutiles et des réactions thérapeutiques négatives parce qu’elles gomment les contours à l’intérieur desquels le sujet donne sens à sa vie : le cadre de l’expérience a valeur d’institution et, comme toute institution, il s’appuie sur un pacte intersubjectif ; il fait partie des strates les plus profondes de l’identité, ce que José Bleger appelle le « méta-moi [25] ». Du coup, respecter les « institutions » psychiques ne renverrait plus tant à l’explicitation des contenus latents qu’à la construction narrative-esthétique d’un sens qui passe par des états de rêverie et des moments de syntonisation émotionnelle. Repenser au fonctionnement des actions thérapeutiques nous impose de cultiver tout ce qui peut permettre un lien entre proto-émotions, proto-sensations et représentations, afin de favoriser le développement de la capacité de penser. Plutôt que de privilégier le contenu des rêves et de risquer ainsi […] une rafale de projectiles de signification ou encore l’introduction d’éléments de perturbation, désorganisant les rythmes qui donnent le sentiment de continuité de l’existence, il s’agirait de prêter davantage d’attention à l’acte de rêver comme fonction proprement psychanalytique du psychisme.
41Je conclus avec une interrogation : la dimension intersubjective de la psyché en général, et la signification intersubjective créée dans l’hic et nunc du rêve raconté durant la séance en particulier, sont-elles ce que Freud « refoule » ou laisse dans l’ombre ? Du coup, ces éléments-là ne surgissent-ils ou ne font-ils pas retour comme symptôme dans sa théorie des rêves, et dans l’étonnante structure de son paragraphe sur le rêvé du rêve formé – en miroir avec le contenu – de textes dans le texte ajoutés à deux reprises dans L’Interprétation du rêve ? N’y font-ils pas retour comme quelque chose de non transformé (voire de non transformable) dans l’image d’une réalité effective qui se voudrait non advenue ? En d’autres termes, ce paragraphe de L’Interprétation… ne révélerait-il pas la conflictuelle mise à l’écart par Freud de ce qu’il avait lui-même indiqué dans une autre célèbre note de 1911 [26] : à savoir la possibilité de maintenir la fiction d’un enfant esclave du principe de plaisir et sans égard pour le monde externe du moment qu’une telle organisation psychique ne survivrait pas un instant, exceptée dans un pacte incluant les soins maternels ? Enfin, pouvons-nous encore aujourd’hui maintenir une telle fiction ?
Mots-clés éditeurs : dispositif narratif du cadre, rêve-cadre, rêve dans le rêve, formation de la subjectivité, intersubjectivité, contenu-contenant, rêvé du rêve, théorie freudienne du rêve, réalité psychique
Date de mise en ligne : 06/01/2020.
https://doi.org/10.3917/lspf.033.0095Notes
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[1]
Jorge Luis Borges, Les Conjurés (1981), trad. C. Esteban, Paris, Gallimard, 1988, p. 124.
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[2]
Référence à la période de la dictature en Argentine (1976-1983), quand les arrestations arbitraires ordonnées par la junte militaire au pouvoir conduisirent à la disparition et à la mort de dizaines de milliers de personnes (Ndr).
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[3]
Giuseppe Civitarese, La Violenza delle emozioni. Bion e la psicoanalisi post-bioniana, Milan, Raffaello Cortina, 2011.
-
[4]
Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve (1900), trad. J. P. Lefebvre, Paris, Seuil, 2010.
-
[5]
Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve (1900), op. cit., p. 344.
-
[6]
Sigmund Freud, « Constructions dans l’analyse » (1937), trad. E. Ribeiro Hawelka et al., in Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, p. 269-281.
-
[7]
Jacques Dubois, Francis Edeline, Jean-Marie Klinkenberg et al., Rhétorique générale, Paris, Larousse, 1970.
-
[8]
Joseph Wilder, « Dream analysis within dreams » (1956), in Psychoanalytic Review, n° 43, p. 42-56.
-
[9]
Alexander Grinstein, « The dramatic device : A play within a play » (1956), in Journal of the American Psychoanalytic Association, n° 4-1, 1983, p. 49-52.
-
[10]
Fred Lipschitz, « The dream within a dream - proflection vs. reflection », in Contemporary Psychoanalysis, n° 26, 1990, p. 716-731.
-
[11]
Ibid., p. 718.
-
[12]
Ibid., p. 727.
-
[13]
Jacques Dubois, Francis Edeline, Jean-Marie Klinkenberg et al., Rhétorique générale, op. cit.
-
[14]
« Talking-as-dreaming » est une notion de Thomas Ogden pour décrire une forme de conversation entre l’analysant et l’analyste dans laquelle on parle « de livres, de poèmes, de films, de règles de grammaire, d’étymologie, de la vitesse de la lumière, du goût du chocolat, etc. » Ces éléments, de prime abord « non analytiques », permettent toutefois au couple analytique de commencer à rêver ensemble. Loin de la conversation ordinaire et proche de l’association libre, « le parler-rêver relève principalement du processus de pensée primaire revêtant la forme d’un non sequitur (du point de vue de la pensée secondaire). » Thomas H. Ogden, « Parler-rêver » (2007), trad. D. Goldstein, in Année psychanalytique internationale, n° 6, 2008, p. 117-118 (Ndr).
-
[15]
Thomas H. Ogden, Rediscovering Psychoanalysis.Thinking and Dreaming, Learning and Forgetting, New York, Routledge, 2009, p. 3.
-
[16]
Pour Ogden : « […] Le “contenant” dans la théorie bionienne du contenant/contenu n’est pas une chose mais un processus : c’est le travail onirique inconscient opérant de concert avec la pensée préconsciente proche du rêve (rêverie) et avec la pensée secondaire consciente. » Dans le champ analytique, mais aussi dans la vie, les relations contenant/contenu sont toujours multiples – virtuellement infinies si nous prenons en considération jusqu’aux interactions les plus minimes – et réciproques. L’enfant, en même temps qu’il est tenu dans les bras de sa mère, contient dans sa bouche le mamelon, qui contient le lait… Les deux se trouvent dans des contextes plus vastes qui les supportent et les soutiennent. Thomas H. Ogden, Rediscovering Psychoanalysis, op. cit., p. 102.
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[17]
« Nous pouvons admettre que par leur caractère répétitif ils se mettent à la disposition d’une autre tâche qui doit être accomplie avant que la domination du principe de plaisir puisse commencer. Ces rêves ont pour but la maîtrise rétroactive de l’excitation sans développer de l’angoisse, cette angoisse dont l’omission a été la cause de la névrose traumatique. Ils nous ouvrent ainsi une perspective sur une fonction de l’appareil psychique qui sans contredire le principe de plaisir est pourtant indépendant de lui et semble plus originaire que la recherche du gain de plaisir et l’évitement du déplaisir. Ce serait donc ici le moment de convenir d’une exception à la proposition : le rêve est un accomplissement de désir. » Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir » (1920) », trad. J. Laplanche & J.-B. Pontalis, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, p. 74-75 ; c’est moi qui souligne.
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[18]
Vincenzo Bonaminio, « L’installarsi della psiche nel corpo : stati di integrazione, non-integrazione e l’identificazione primaria », in F. Bisagni (dir.), Dialoghi d’infanzia. Voci dall’Inter-School Forum on Child Analysis 2008-2009, Turin, Antigone.
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[19]
À la naissance, « nos propres cris confèrent son caractère à l’objet […] », Sigmund Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique » (1895), trad. A. Berman, in La Naissance de la psychanalyse. Lettres à Wilhelm Fliess. Notes et plans, Paris, PUF, p. 377 ; c’est moi qui souligne.
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[20]
Thomas H. Ogden, Les Sujets de l’analyse (1994), trad. A. de Staal, Paris, Ithaque, 2014, p. 119-120.
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[21]
Ibid., p. 24 sq.
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[22]
Giuseppe Civitarese, « La Griglia e la pulsione di verità », in Rivista di Psicoanalisi, n° 58, p. 335-360.
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[23]
Thomas H. Ogden, Rediscovering Psychoanalysis, op. cit.
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[24]
Maurizio Collovà, « Per una psicoanalisi sostenibile », in A. Ferro et al., Sognare l’analisi. Sviluppi del pensiero di Wilfred R. Bion, Turin, Bollati Boringhieri, 2007.
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[25]
José Bleger, Symbiose et ambiguïté : étude psychanalytique (1967), trad. A. Morvan, Paris, PUF, 1981.
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[26]
« […] On m’objectera à bon endroit qu’une telle organisation qui est entièrement soumise au principe de plaisir et qui néglige la réalité du monde extérieur ne pourrait pas se maintenir en vie, ne fût-ce qu’un instant, de sorte qu’elle n’aurait absolument pas pu apparaître. Mais l’utilisation d’une fiction de ce genre se justifie quand on remarque que le nourrisson, à condition d’y ajouter les soins maternels, est bien près de réaliser un tel système psychique […]. » Sigmund Freud, « Formulation sur les deux principes du cours des événements psychiques » (1911), in Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1984, p. 136-137 (Ndr.).