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Article de revue

« Comment parler clinique ? »

Pages 133 à 142

Notes

  • [1]
    Ce texte reprend l’intervention présentée en introdution, à la journée clinique d’octobre 2013 de la SPF, sur le thème, « comment parler clinique ? ».
  • [2]
    Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister, Paris, Gallimard, p. 73.
  • [3]
    Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister, Paris, Gallimard, p. 73.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister, Paris, Gallimard, p. 73.
  • [7]
    Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister, Paris, Gallimard, p. 73.
  • [8]
    Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil.
  • [9]
    Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister, op. cit.
  • [10]
    Sigmund Freud, Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1984, p. 129.
  • [11]
    Elysabeth Young-Bruehl, Anna Freud, Paris, Payot, 1991, p. 278.
  • [12]
    Sigmund Freud, La Technique analytique, Paris, PUF, 1953, p. 54.
  • [13]
    Jean Oury, Onze heures du soir à La Borde, Paris, Galilée, 1980, p. 824.

1Je commencerai par une petite remarque préliminaire : comment parler ?

2Au commencement était le Verbe. Puis il fallut y ajouter le sujet, l’objet, le complément… Au commencement était le malentendu.

3Nous sommes traversés par tant de projections, fantasmes, clivages, représentations imaginaires, que nous éprouvons souvent des difficultés à saisir qui est l’interlocuteur auquel nous nous adressons. Un décalage permanent infiltre nos discours et nous ne pouvons en faire l’économie, grâce ou à cause de la psychanalyse.

Comment parler clinique ?

4Comment traduire la subjectivité, le déroulement d’une cure, ses effets conscients et inconscients, la dynamique psychique en jeu, en s’exposant dans la part qu’on y engage ? Faire séparation entre exposer et s’exposer.

5Comment entendre l’indication de Freud que nous avons reprise dans l’argument de cette journée.

6« La discrétion est incompatible avec un bon exposé d’analyse, il faut dire sans scrupule, s’exposer, se trahir, se conduire comme un artiste qui achète les couleurs avec l’argent du ménage, brûle les meubles pour chauffer son modèle. Sans quelques-unes de ces actions criminelles, on ne peut rien accomplir correctement. Faute de cette indiscrétion le lecteur ne reçoit pas d’impression, il ne peut se mettre au diapason de son inconscient et, partant, critiquer vraiment [2]. »

7De quoi et de quel lieu s’agit-il ?

8Nous percevons qu’il est question de pulsion, d’exigence, d’urgence et je dirais même d’engagement. Freud répond dans ce courrier à une lettre envoyée par le pasteur Pfister concernant un texte sur la haine et la réconciliation. Avant ce paragraphe, il écrit : « L’analyse souffre du mal héréditaire de la vertu – il s’adresse à un pasteur ! –, elle est l’œuvre d’un homme trop comme il faut » – et là il parle de lui ! « Or ces choses ne sont compréhensibles que si elles sont relativement complètes et détaillées, tout comme l’analyse elle-même ne marche que, si le patient descend des abstractions substitutives jusqu’aux petits détails, il en résulte que la discrétion est incompatible avec un bon exposé d’analyse […] [3]. »

9Dans cette même lettre, Freud aborde plus loin le problème « de l’épineux transfert, qui est une véritable croix où les règles ne nous sont plus d’aucun secours, on se voit obligé de s’adapter à ce que le malade offre de particulier. User d’une technique sévère de ses résistances [4] ». À une première lecture, nous pourrions entendre un paradoxe. Comment la discrétion serait-elle incompatible avec un exposé d’analyse, tout en conservant le devoir de réserve inhérent à notre pratique et à notre éthique ? Quelles sont ces « actions criminelles » nécessaires à l’acte analytique ?

10Freud écrit à Pfister : « On peut convenir qu’en certaines occasions, le lieu et le public vous ont parfois imposé l’obligation de taire ou de censurer beaucoup de choses. Cela fait toujours souffrir l’auteur et le lecteur averti. Le censeur taille dans la chair vive [5]. »

11Freud a découvert les mystères, les tréfonds de l’âme humaine en « pasteur d’âme laïc » comme il se présente à Pfister et il insiste sur le fait que le désir de respectabilité, de se faire reconnaître et aimer n’est pas compatible avec le travail analytique. L’analysant, au début, doit dépasser la bonne image qu’il souhaite donner à son analyste qui, lui, doit s’engager totalement sans compromis ni scrupule, faute de quoi il n’y pas d’impression. Pas de tentative ou de tentation d’être le bon objet, ni de l’un ni de l’autre. En d’autres termes, il me semble que Freud indique ici les conditions nécessaires au surgissement des effets de vérité.

12Remarquons qu’il utilise la forme pronominale « s’exposer, se trahir, se conduire. » Il s’adresse à l’analyste qui s’expose et brûle les meubles pour chauffer le modèle. C’est donc soi-même que l’on expose dangereusement parfois dans un exposé d’analyse.

13On peut dès lors s’interroger sur le sens que Freud accorde au terme de discrétion, dans ce contexte.

La correspondance de Freud avec le pasteur Pfister

14La correspondance avec le pasteur Pfister a duré de 1909 à 1939. Freud nous fait découvrir, dans ces lettres, une façon inédite et originale de parler clinique. Pourquoi inédite ? Nous avons beaucoup de témoignages sur les avancées, les divergences et convergences liées à la création de la théorie analytique entre Freud et ses collègues, les premiers pionniers de la psychanalyse. Dans la correspondance avec Pfister, il est question d’un échange entre deux hommes issus de champs différents. Les deux hommes se rencontrent pour la première fois le 25 avril 1908. Freud a dépassé 50 ans, Pfister a 36 ans et il est pasteur à Zurich.

15L’esprit rationnel et l’athéisme de Freud s’opposent aux convictions chrétiennes de Pfister. La découverte de la psychanalyse va profondément modifier sa pratique de pasteur, mais il restera fidèle au message évangélique dont il a fait profession. Entre les deux hommes se tissera une véritable relation d’amitié et de travail.

16Durant ces années d’échanges épistolaires, il sera question de la psychanalyse et de sa méthode, des concepts nouveaux, de points d’opposition, voire de conflits. Le ton est incisif, Freud défend avec fermeté ses positions éthiques. De rudes débats porteront sur la mission du « pasteur d’âme thérapeutique », et sur le rôle de l’éducation au regard du rôle du psychanalyste. Freud est intransigeant pour éviter toute confusion. La foi en l’inconscient et en l’analyse doit être pour lui complètement séparée de la religion. La fonction du psychanalyste est spécifique. Quand il publiera L’Avenir d’une illusion, Pfister répondra par l’ouvrage intitulé L’Illusion d’un avenir : amical débat avec le Pr Freud par le Dr Oskar Pfister, pasteur. « Je fais cela surtout dans l’espoir que votre rejet de la croyance religieuse se concilie avec l’analyse, dans la mesure où celle-ci est constituée par une méthode et une somme de données cliniques fondée sur une expérience scientifique. Ainsi, j’entends écrire non, contre vous, mais pour vous [6]. »

17Pfister a bien entendu l’incitation de Freud et, avec ce texte, il y répond. Il ose s’exposer et aussi s’opposer à Freud. Freud réagit par une lettre : « La psychanalyse n’est pas plus religieuse qu’irreligieuse, c’est un instrument sans parti, dont peuvent user religieux et laïcs pourvu que ce soit uniquement au service de la délivrance d’êtres souffrants [7]. »

18Freud ne cherche pas à convertir Pfister à ses idées, mais à lui faire saisir les exigences de la recherche et le risque d’un recours à des explications extra-psychologiques. La psychanalyse est pour lui un choix déterminant l’existence, il ne peut y avoir ni compromis, ni concession ou scrupule. Même l’amitié, si elle résiste, est à ce prix. En effet, après vingt ans d’élaborations cliniques, les divergences, même si elles se manifestent au grand jour, s’expriment sans menacer leur lien solide.

19Ils ne se font pas de cadeaux mais dans cet échange acéré, pertinent, percutant et vivant, s’exprime ce qu’il y a de plus précieux, la confiance. Dans ce dialogue clinique, à aucun moment, l’un ne tente de détruire ou convaincre, c’est-à-dire de vaincre l’autre. Ces propos ne sont pas menaçants ni destructeurs, seule compte la construction, la cause analytique, au-delà du « narcissisme des petites différences ». Chacun définit la place qu’il occupe dans l’exercice de sa pratique et analyse les effets produits dans son existence. Tout cela dans un climat de confiance et de respect mutuel. Freud sera reconnaissant envers Pfister d’être resté fidèle à sa doctrine après la rupture avec Jung.

20Pfister sera un écrivain fécond et un propagateur pertinent de la psychanalyse, parvenant à concilier la foi chrétienne et l’adhésion active à la théorie analytique. La correspondance constitue un témoignage de l’ouverture d’esprit des deux hommes que tout paraissait opposer et qui vont néanmoins au fil des ans s’enrichir l’un l’autre par leurs discussions et leurs élaborations théoriques.

21Pourquoi ai-je commencé mon exposé en évoquant cet échange ? Il m’a semblé que cette correspondance fournit un matériel précieux de travail et de réflexion à notre question : comment parler clinique ?

22Freud et Pfister expriment clairement leurs positions et oppositions ; ils acceptent de mettre en péril leur relation, au nom de ce à quoi chacun tient et croit, rester en permanence au « diapason de son inconscient1 ». Au-delà des controverses, il s’est toujours agi, pour eux deux, de soutenir des points essentiels : le refus de tout endoctrinement, de toute idéologie, le maintien de la liberté de pensée, une ascèse personnelle et la question de la croyance compatible ou pas avec la psychanalyse. Cette incitation de Freud d’où nous sommes partis est, me semble-t-il, incarnée ici au plus près. Ne pourrait-on entendre par ce terme de « discrétion », une audace, une détermination pour un analyste, à ne rien « céder sur son désir [8] » ?

23Rappelons que c’est à Anna Freud que Pfister légua cette correspondance. Elle souligne qu’il lui donna l’autorisation « d’utiliser toute matière pouvant me convenir à la seule condition que rien de ce qui pourrait blesser un être vivant ne parvint au public [9] ». Londres 1962.

Discrétion/tact/éthique ?

24Comment parler clinique, alors que nous savons que la clinique n’aborde que l’intime.

25Dans Résultat, idées, problèmes II, Freud écrit : « La psychanalyse a enterré la fiction de l’enfance asexuelle. L’adulte a trépigné de rage lorsque la psychanalyse a voulu lever le voile d’amnésie de ses années d’enfance. Les fortes résistances à la psychanalyse n’étaient donc pas de nature intellectuelle mais affective. Ce qui explique leur caractère passionné [10]. »

26Ce caractère passionné, on le saisit aussi dans les termes « brûler les meubles, actions criminelles ». La psychanalyse au-delà du symptôme écoute le sexuel ; le lieu où l’on s’est inscrit femme ou homme, qui porte les lois de l’humain, l’interdit de l’inceste, la jouissance infantile, la chaîne des générations. Nous entendons les aménagements singuliers que chaque sujet trouve pour tenter de faire sa place dans le monde, ce dont il souffre et ce à quoi il tient si fort, souvent malgré tout, ou malgré lui. La question du secret dans la cure est donc fondamentale pour que se déploie la parole du sujet.

27Anna Freud, dans une lettre à Heinz Hartmann de 1947, écrit sur son père : « Je l’ai souvent entendu dire qu’il pensait avoir révélé assez de choses au monde et que le reste lui appartenait », puis plus loin : « En tout cas, nous devrions éviter de distraire le lecteur du développement de la réflexion par des éléments sensationnels. L’incroyable c’est que la perversion est encore considérée comme une chose sensationnelle [11]. » Effectivement, à mon avis, distraire le lecteur, l’auditeur, avec des événements sensationnels, ne lui fait pas saisir le processus analytique et, au contraire, empêche de l’appréhender. La sexualité des sujets, au sens de sa description est réservée à l’intimité de la séance. Le sexuel, c’est autre chose, seule l’analyse qui en est élaborée peut faire avancer la cure.

Parler entre la clinique

28J’ai longtemps hésité et résisté à parler en public de patients. Je m’en étais fait un point d’éthique. Ne pas exposer le patient. Comment, dès lors, partager, discuter, témoigner du travail de l’analyse avec les collègues, en prenant en compte cette position ? Ce point que je considère comme touchant à l’éthique a suscité en moi de nombreux dilemmes et interrogations :

29Parler clinique, est-ce parler d’un cas ? Comment ne pas confondre secret et discrétion, sachant que l’étymologie du mot discrétion vient de discerner et que discerner signifie séparer. Comment séparer ? Comment ne pas objectiver le cas et s’extraire du récit ? et, surtout, comment parler du sexuel à l’œuvre sans jouissance, sans confusion avec la vie sexuelle du sujet ?

30J’ai donc tenté un déplacement, parler autour, à l’écart de la clinique. Ne pas parler d’un cas, mais à côté d’un sujet sans l’exposer. Effectuer un retournement qui consiste à s’exposer soi-même dans son travail avec un analysant, et que la présentation du cas – comme on dit – ne soit que le support du témoignage du travail de l’analyse, alors ouvert à la confrontation.

31Parler-entre-la clinique. Parler de sa clinique, c’est s’exposer comme analyste, dans ses mouvements de transfert. Faire part des moments d’impasses, des chocs de sidération, des effets de surprise, d’embarras, d’« erreurs et errements » comme le disait Ferenczi, des points d’élaboration et des trouvailles aussi. Aller chercher de là où l’on parle, d’où ça parle pour nous, et des lieux vers lesquels nos patients nous conduisent à nous déplacer, avec et à l’écart des identifications. Travailler sur le nouage du transfert et surtout sur les résistances, les nôtres et celles de l’analysant, résistances dont Freud dit dans La Technique analytique : « Pour aborder le transfert, il faut attendre que le transfert se soit mué en résistance et que l’intensité du transfert soit utilisé contre les résistances [12]. »

32Comment tenter de rester au plus près du désir de l’analyste et de ses éprouvés, de la dynamique subjective à l’œuvre, entre les apports théoriques et l’expérience clinique, et se centrer essentiellement sur l’élaboration de chaque nouvelle cure et de sa théorisation singulière ? Porter insistance au processus analytique en cours, plutôt qu’à l’histoire individuelle. N’est-ce pas au prix d’un engagement total et, en prenant aussi le risque de s’y brûler, que peut s’ouvrir un espace inédit d’élaboration ? Les effets de cette ouverture se manifestent dans l’après-coup et il devient ainsi possible d’inventer et de transmettre ce qui fait le vif de l’acte analytique.

Expérience clinique

33Ces questions ont été cruciales dans ma pratique et, pour vous faire entendre pourquoi, je vais rapidement témoigner ce qui en a constitué le point de départ. Au début de ma pratique professionnelle, il m’a été demandé de recevoir, en institution, une femme qui avait commis un infanticide. J’avais proposé un mois de réflexion avant de m’engager. Je venais juste d’avoir un enfant et j’étais consciente, probablement ou pas, qu’il serait question d’un véritable engagement. La suite des années l’a confirmé. Il fallait aussi se dire, pressentir sans le réaliser véritablement, qu’il me faudrait en passer par l’effroi, le réel, l’impossible. Il me fallait un temps.

34À l’issue d’une année, l’institution en difficulté avec cette patiente a organisé une synthèse pour « faire le point ». Faire le point, mais lequel, un point d’interrogation plutôt. Les soignants étaient en grande souffrance. Le fond de cette demande était donc tout à fait légitime, mais la forme qu’a revêtue cette réunion a produit en moi des effets qui ont orienté toute ma clinique.

35J’avais refusé d’intervenir en tant que la thérapeute de la patiente, mais je devais être présente. Il m’est apparu de façon saisissante, à l’issue de cette réunion, que la jouissance produite par l’acte empêchait toute possibilité de réflexion. On pouvait comprendre que cette patiente laissait les soignants devant l’énigme radicale de tout acte criminel, et du sien en particulier, et que cela en soi était susceptible de bloquer la possibilité de penser. D’autant que la patiente ne présentait pas de signes de psychose, ni de comportement, de souffrance apparente, de détresse ou de culpabilité, attitudes qui auraient fourni quelques points de repère familiers aux soignants. C’était nous qui souffrions visiblement le plus.

36Nous étions dans l’étrangeté, l’altérité absolue. Foucault a dit qu’il faut renoncer « au confort de la vérité ultime ». Certes, mais comment traiter ce réel et entendre que, probablement pour la patiente aussi, l’interdit de penser avait fonctionné depuis longtemps ? Les objets de fascination empêchent le déroulement de la pensée, ils s’opposent à toute rencontre. Le langage peut être pris dans la fascination et fonctionner comme masque, il ne produit alors que du semblant.

37La complicité inconsciente de chacun peut y participer. Les images cachent les mots parfois, mais pas seulement l’image produite, les mots eux-mêmes peuvent aussi cacher les mots/les maux, empêcher de saisir dans quel fantasme on est capté et quel est l’enjeu véritable pour le sujet. Comment dépasser l’anecdotique, aussi dramatique soit-il ? Comment surmonter la réalité ? Le secret professionnel ne consiste-t-il pas à refuser de livrer en pâture à une curiosité, aussi bienveillante soit-elle, les petits ou grands secrets de chacun ? Quelle est la limite entre discrétion, pudeur, et clinique ? Le franchissement de certaines limites ne peut-il produire l’inverse de l’effet recherché et déraper sur le versant exhibitionniste, immobiliser ainsi la structure et favoriser l’infantile que nous tentons d’analyser et de dépasser ? Où se situe notre responsabilité ?

38Ces vingt dernières années, j’ai évoqué ce travail à quelques reprises, et à chaque fois différemment je l’espère, de là où mes questionnements et élaborations nouvelles me conduisaient. Mais j’ai toujours pris garde, pris soin de ne pas produire de jouissance, de ne donner aucun détail de l’acte, de ne pas exposer l’intimité, de séparer le sexuel de la sexualité. Pris garde, car on n’est jamais trop vigilant à ses propres dérapages potentiels. Après avoir pensé au contenu de ce que je souhaitais proposer à la discussion, j’ai travaillé au plus près, au mot à mot, la forme de mon exposé, pour trancher et couper les éléments du sensationnel. Je me suis centrée exclusivement sur ce qui a pu conduire la patiente à cet extrême et sur les effets produits lors du déroulement de la cure ; les mouvements psychiques à l’œuvre en elle et en moi, les ajustements de distance, trop près, trop loin, les remises en question et découragements fréquents. Puis il fallut se confronter à mon propre rapport à l’horreur et à leurs effets dans mon existence. Comment rester un thérapeute « vivant-désirant, sans intentionnalité [13] », comme le dit Jean Oury, mais quand même !

39Comment accepter d’attendre et travailler à ce que s’entrouvre ce qui était resté en suspens, puis supporter aussi les mots de l’acte, frontalement et, simultanément, les mettre à l’écart sans les refouler. Comment entendre et déchiffrer l’inconscient du lieu d’où ça parle en se gardant d’interpréter pour se rassurer. Enfin, pour pouvoir en témoigner publiquement, surtout ne pas tenter de produire une représentation de l’acte.

40Cette expérience de cure a déterminé pour moi la forme du comment parler clinique ? Par la suite, j’ai procédé de la même façon à propos d’autres analyses, faisant le choix de parler clinique de cette place, à savoir s’exposer dans le travail analytique puis exposer la situation clinique, de côté.

41À la question qui nous réunit aujourd’hui, je vous propose pour conclure d’adjoindre deux autres questions :

Pourquoi et à qui parler clinique ?

42Exposer, c’est le passage à un tiers-public. Quels effets produisent le passage de la parole de l’analysant à l’analyste, puis de celle de l’analyste au public ? du 1 au 3 ? Pourquoi parle-t-on en public et quelle est la fonction du public ? Le désir de l’analyste, son rapport à la dette, l’incite parfois à transmettre son expérience, ou plutôt l’insu de l’expérience. Il est aussi conduit à la partager, engagés que nous sommes tous, dans ce que j’appellerai un plus-de-parole.

43On choisit de s’exposer à un public, constitué des singularités plurielles de collègues analystes, non par exhibitionnisme mais pour élaborer le fruit d’un travail et explorer ensemble les zones d’ombres et les difficultés. Mettre en interrogation le processus analytique. Cet acte implique le public ainsi placé en position de tiers, de passeur en quelque sorte. Il met en jeu l’évolution d’une position première d’apparente passivité, à une écoute active.

44Il est un lieu d’adresse, à condition que la forme de présentation de la clinique ne touche pas à des points de jouissance de l’analyste en premier lieu, puis du public ensuite, ce qui encombrerait, voire bloquerait le mouvement de la pensée. Pour cela, il me paraît fondamental d’instaurer une coupure, autant que faire se peut, avec les phénomènes d’attractivité et de fascination, pour permettre au travail de l’analyse de se déployer, à l’écoute des traces inconscientes et de la mobilité psychique du sujet. « Mettre l’inconscient au diapason », comme le dit Freud.

45N’est-ce pas à cela que le public est convoqué ?


Mots-clés éditeurs : exposer/s’exposer, cure analytique, jouissance, discrétion, public

Mise en ligne 06/01/2020

https://doi.org/10.3917/lspf.032.0133

Notes

  • [1]
    Ce texte reprend l’intervention présentée en introdution, à la journée clinique d’octobre 2013 de la SPF, sur le thème, « comment parler clinique ? ».
  • [2]
    Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister, Paris, Gallimard, p. 73.
  • [3]
    Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister, Paris, Gallimard, p. 73.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister, Paris, Gallimard, p. 73.
  • [7]
    Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister, Paris, Gallimard, p. 73.
  • [8]
    Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil.
  • [9]
    Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister, op. cit.
  • [10]
    Sigmund Freud, Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1984, p. 129.
  • [11]
    Elysabeth Young-Bruehl, Anna Freud, Paris, Payot, 1991, p. 278.
  • [12]
    Sigmund Freud, La Technique analytique, Paris, PUF, 1953, p. 54.
  • [13]
    Jean Oury, Onze heures du soir à La Borde, Paris, Galilée, 1980, p. 824.
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