Notes
-
[1]
Michèle Montrelay, La Portée de l’ombre, Paris, éditions des crépuscules, 2009, p. 91.
-
[2]
Serge Hajlblum, Hors la voix, Battements entre aphasie et autisme, Montéal, Liber, coll. Voix psychanalytiques, 2006.
-
[3]
Guy Rosolato, « La voix – et l’opéra – entre corps et langage », in Esthétiques, Revue française de psychanalyse, tome XXXVIII, n° 1, janvier 1974, p. 75-94.
-
[4]
Alain Didier-Weill, Un mystère plus lointain que l’inconscient, Paris, Aubier, 2010, p. 31.
-
[5]
Suzanne Maiello, « Traces sonores et rythmiques primordiales. Réminiscences auditives dans le travail psychanalytique », in Journal de la psychanalyse de l’enfant, n° 26, 2000, p. 77-103.
-
[6]
Graciela Cullere-Crespin, L’Épopée symbolique du nouveau-né, Toulouse, Érès, 2010, p. 41.
-
[7]
Colwyn Trevarthen, Kenneth J. Aitken, « Intersubjectivité chez le nourrisson : recherche, théorie et application clinique », in Devenir, 15, 4, 2003, p. 340.
-
[8]
Graciela Cullere-Crespin, L’Épopée symbolique du nouveau-né, op. cit., ibid.
-
[9]
Alain Didier-Weill, Un mystère plus lointain que l’inconscient, op. cit., p. 28.
-
[10]
Ibid., p. 131.
-
[11]
Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XXIII (1975-1976), Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 17.
-
[12]
Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XXIII (1975-1976), Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 40.
-
[13]
Jacque Lacan, « La troisième » in Lettres de l’École freudienne, n° 16, novembre 1975, p. 178. Lu par Lacan le 1er novembre 1974, non revu pour la publication.
-
[14]
Serge Hajlblum, Hors la voix, battements entre aphasie et autisme, op. cit., p. 75.
1J’ai passé une partie de l’été dans le Finistère, la fin de la terre, et cependant ce lieu ne cessait de s’ouvrir sur l’infini. L’analyse, à travers le fil de l’association libre, tendrait-elle à ouvrir vers cet infini tout en en approchant les contours ?
2Ce sont ces questions qui m’ont incitée à une rencontre de la psychanalyse avec la musique, le chant, le temps, l’espace sonore. C’est ainsi un vagabondage autour de ces points et à travers leurs nouages réciproques, que je propose.
3En chant, on chante essentiellement les voyelles. Ce sont elles qui portent le son, qui sonnent, et pourtant, c’est la butée sur les consonnes, un peu comme des propulseurs, qui leur donne leur ouverture, leur espace, leur timbre, la forme du tissu sonore. Une des difficultés du chant consiste à allier l’ouverture du son porté par les différentes voyelles, [O], [A], avec les mots eux-mêmes. L’articulation doit être très souple. Les lèvres sont mobiles à l’avant afin de laisser place au son au-dedans, c’est-à-dire à l’air qui vibre et résonne contre les cavités osseuses. Un son chanté ou parlé est audible s’il a une forme. C’est le souffle qui soutient l’ensemble. Dans le chant s’expérimente concrètement le jeu entre le son et les mots, entre le corps et le langage, entre le continu et le discontinu.
4Cela pourrait évoquer l’expérience analytique qui, bien que traversée par le sens des mots, tend à en effacer la signification première, à les faire résonner différemment, à les découper dans leur sonorité, à être à l’écoute des phonèmes, un peu comme une partition où s’imprimeraient les thèmes advenus lors des séances précédentes où tel mot ou tel phonème apparaissait déjà. Ce premier temps de déchiffrage est nécessaire, mais il n’est d’aucune portée si l’analyste n’y est pas sensible psychiquement et corporellement. De même que dans le chant, le solfège et la technique vocale sont indispensables mais insuffisants. Qu’est-ce qui fait qu’un chanteur, une chanteuse et plus généralement les interprétations musicales nous émeuvent ou pas ?
5Dans la cure analytique, une mise en mouvement se crée si l’analyste se laisse embarquer en engageant sa propre intériorité, sa caisse de résonance singulière, ce que Michèle Montrelay [1] appelle une mise en écho. L’Autre désigne avant tout un lieu – dynamique, en vibration –, mais c’est dans son imbrication avec un être en chair et en os, que la question venant du sujet peut être entendue. Cet Autre qui entérine l’appel n’est pas là pour y répondre mais pour le faire résonner, entendre l’indicible, les trébuchements de la langue, les inflexions de la voix, les silences, les soupirs, les points de fermeture et d’ouverture : être là sans y être soi. Pour mobiliser au cours d’une cure une mémoire qui se serait par trop lovée dans les plis durcis de l’Autre, encore faut-il s’y glisser un temps pour pouvoir ensuite les déplier.
6Nous verrons comment saisir plus précisément cette question de la résonance : tant en musique qu’en psychanalyse, il y a lieu de différencier la voix comme sonorité de la voix comme objet.
7Comment le silence, lié au lieu même de l’analyse, porterait-il la voix (la voie) ? Comment cet espace si particulier, où toute compréhension trop chargée de signification et où tout jugement sont mis en suspens, finirait-il par ouvrir un espace de plus grande liberté, voire de plus large musicalité intérieure ? Comment résonne chez l’analyste la parole reçue ? Comment le corps de l’analyste serait-il concerné par cet espace interne, qui dans sa vacuité vive et sonore, s’offrirait au sujet à advenir ? Comment l’air – l’erre – de silence, de relance, se glisserait-il entre les mots pour les faire chanter différemment ? L’écoute flottante n’aurait-elle pas à voir avec ces questions ? Laisser les mots résonner permettrait à la voix, dans ses différentes modalités, sonorité et objet, de se déployer au rythme du souffle plus ou moins projeté ou retenu.
8Julie, femme d’une quarantaine d’années, sympathique, attachante, alternativement vive et déprimée mais cherchant à faire face, avait un rythme de parole généralement rapide, saccadé, ne laissant pas l’analyste dans le vide… comme elle avait probablement su combler le vide dépressif de sa mère pour sa/leur survie personnelle. Lors d’une séance, le flux de parole s’est interrompu de manière abrupte et surprenante. Elle s’est alors posée – « pausée » – dans un long temps de silence, celui-ci venant témoigner de l’instauration d’une coupure. En sortant de ce silence, elle a pu exprimer le sentiment d’être avec elle-même sans se sentir abandonnée, peut-être dans l’intimité d’un silence qui viendrait présentifier la perte d’un corps à voix pris dans une jouissance. Dans ce temps, son phrasé s’est modifié. Notons que ce silence n’était pas de tonalité dépressive, mais bien au contraire d’existence. Quittant un flux de parole, elle impulse un autre temps, un autre espace en elle, une autre voix. Pour faire un saut, je dirai que dans ce silence, c’est la voix comme objet qui s’est fait entendre.
9Une seconde patiente, Barbara, âgée d’environ vingt-cinq ans, est notamment venue pour ses difficultés d’entrée dans la vie professionnelle. Un jour, lorsque je viens la chercher dans la salle d’attente, elle énonce un « Bonjour ! » très clair, inhabituel par rapport à un son souvent plus sourd : là, c’était un « Bonjour ! » paraissant détaché d’elle. Elle commence la séance ainsi : pour la première fois, dit-elle, elle peut mettre un mot sur la relation avec sa mère : « très fusionnelle ». Elle avait déjà évoqué sa mère qui, plus jeune, avait souffert d’un sentiment d’abandon de la part de ses parents – mais lors de cette séance, quelque chose prend véritablement corps pour elle. Elle réalise de quelle manière, enfant, elle a probablement senti cela très fort en s’empêchant d’ouvrir pour elle-même un espace plus différencié et plus libre. La tonalité inhabituelle de ce bonjour d’entrée ferait écho à cette élaboration subjective, évoquant une distanciation d’avec le maternel dépressif.
10Parfois, l’analyste peut éprouver une sorte d’urgence à dire, à inventer quelques mots dans l’ici et maintenant pour signifier que quelque chose du sujet a bien été entendu. Cependant, dans les exemples que j’ai pris, l’analyste a surtout à entendre, soit le silence pour qu’il puisse résonner, soit le « Bonjour ! », pour qu’il se déploie au fil des associations. Peut-être pourrions-nous penser que, parfois, le dire d’une interprétation analytique serait moins important dans le contenu en tant que tel, que dans l’écoute et la rencontre rythmée qui permettrait une articulation symboligène dans l’actualisation d’une parole.
11Il est évident que ces éclairages cliniques sur la crête d’un dire, sont singuliers et précieux. Ils émergent, se détachent, parfois au cours d’un long temps d’élaboration, émaillés de temps d’immobilité : ceux-ci ne sont pas à opposer au mouvement dans la mesure où ils peuvent le précéder. Ne pas aller plus vite que la musique en quelque sorte !
Entre le sens et le son. Quelques ouvertures théoriques
12À l’orée de la psychanalyse, Freud s’est intéressé aux aphasies, dans un registre autre que celui de la signifiance des mots d’esprit, des lapsus, des rêves. C’est autour de la voix, et de ses perturbations quant au langage, qu’il s’y est démarqué de la neurologie. C’est à la fois la question de la voix, comme organe de la parole, qui a ouvert le champ de la psychanalyse, et, en même temps, celle-ci est en quelque sorte disparue comme objet d’étude, au profit de la parole et du langage ainsi que l’interroge très précisément Serge Hajlblum [2]. Cela peut, d’une certaine manière, rappeler ce qu’il en est du petit d’homme, où c’est d’abord le cri, le vocal, dont la mère accuse réception, pour ensuite le transformer en signification d’un sujet.
13Nous sommes là au cœur des difficultés que nous rencontrons en psychanalyse lorsque nous abordons la question de la voix, prise entre sa dimension sonore et sa conceptualisation. Comment articuler voix, parole et langage, le propre de la voix étant justement « entre corps et langage », comme l’écrit Guy Rosolato [3]. Comment la voix, au carrefour de différents organes, au croisement de différentes disciplines, en ferait un objet d’études si complexe à appréhender ? Comment ne se laisse-t-elle pas saisir dans un champ spécifique ? La voix est une grande voyageuse… parfois au rendez-vous mais pas toujours.
14Freud découvre l’apparition du langage chez son petit-fils quand il entend scander l’apparition puis la disparition de sa bobine par les phonèmes [O]/[A]. Il y a association du son avec le sens. L’enfant est déjà pris dans ce qu’il a entendu dans son lien avec l’Autre, tant à travers les phonèmes qu’à travers le rythme de présence-absence. Il se fait récepteur et producteur de ces deux signifiants. Alain Didier-Weill émet l’hypothèse d’une pulsation originaire, une sorte de tambour intérieur qui, depuis sa rencontre originaire avec le langage, se serait mis silencieusement à pulser [4].
15Cette pulsation dite originaire est peut-être à rapprocher du travail de Suzanne Maiello qui, selon une perspective analytique autre, centrée sur la relation d’objet, évoque l’importance de trames sonores et rythmiques primordiales qui s’élaboreraient in utero [5]. Elle avance l’hypothèse que le fœtus, sensible aux bruits dès le quatrième mois, construirait une première représentation d’objet à partir d’audiogrammes, concept forgé sur le modèle de celui des idéogrammes de Bion et correspondant au même processus de représentation, mais cette fois fondé sur des expériences sonores et non visuelles. Graciela Cullere-Crespin, dans son remarquable livre L’Épopée symbolique du nouveau-né, parle d’un « étonnant accordage dans les échanges vocaux entre le nouveau-né et sa mère [6] », mis en évidence par l’analyse spectrale des voix effectuée par le Pr Colwyn Trevarthen et al… Cette analyse serait digne, selon Graciela Cullere-Crespin, d’une partition musicale. Elle cite Trevarthen : « À six semaines, le rythme des premières proto-conversations entre le nourrisson et ses parents est celui d’un adagio lent et deux mois plus tard, le rythme du jeu vocal entre eux s’accélère en andante [7] ! » Cela met en évidence, écrit-elle, la capacité du bébé à s’accorder et donc à communiquer dès la naissance avec son partenaire de la relation primordiale. Cette avidité à entrer en relation avec les autres s’adresse bien sûr à ceux qui sont eux-mêmes en désir d’échanges avec le bébé [8]. Cela n’est pas sans rappeler nous dit-elle, la célèbre formule de Lacan : le désir humain est le désir de l’Autre.
16Revenons à l’approche sonore essentielle au processus analytique, en tant qu’elle ouvre le sens des mots dans leur équivoque au-delà de la signification. Comment réintroduire de la résonance, du jeu entre les mots à travers le trop de sens, afin que le sujet puisse reprendre souffle, se décentrer de son discours, s’entendre dire et s’inventer ? Alain Didier-Weill, à propos de la résonance, évoque le corps humain comme une flûte dont les trous créeraient les conditions de résonance du vide interne et du vide extérieur à la flûte [9]. Il cite plus loin Lacan, qui traite de la résonance selon deux modalités [10]. Dans Le Sinthome, il envisage d’abord le corps comme étant doué d’une sensibilité et d’une capacité à résonner au dire [11], puis il apporte une nouvelle réponse plus complexe, où il situe la résonance non plus au niveau du corps mais au niveau de ce tiers qu’est le réel et qu’il faut distinguer du corps. « Loin du corps, il y a possibilité de ce que j’appelais la dernière fois résonance ou consonance. C’est au niveau du réel que peut se trouver cette consonance. Par rapport à ces pôles qui constituent le corps et le langage, le réel est là ce qui fait accord [12] », entre le corps et le verbe, écrit Alain Didier-Weill.
17Quel est ce réel en tant qu’il se différencie de la sonorité de l’entendu ? Nous retrouvons ici la distinction évoquée précédemment entre la voix comme sonorité ou comme objet – objet a au sens de Lacan : « […] mettre la voix sous la rubrique des quatre objets dits par moi, petit a, c’est-à-dire de la revider de la substance qu’il pourrait y avoir dans le bruit qu’elle fait, c’est-à-dire la remettre au compte de l’opération signifiante, celle que j’ai spécifié des effets dits de métonymie. De sorte qu’à partir de là, la voix – si je puis dire – la voie est libre, libre d’être autre chose que substance [13]. »
18La voix qui, à l’origine, est d’abord une jouissance constitutive, inscrite dans le lien à l’Autre, se perd dans le langage et dans la signifiance, celle-ci constituant l’inconscient comme déchiffrable.
19Cette voix perdue dans le langage, remarque Serge Hajlblum, « va néanmoins faire retour sous forme d’éclats : qu’ils soient de commandement ou de colère divine, de l’intolérable du Shofar, de l’harmonie d’une soprano ou du ravissement de la voix de haute-contre en ce qu’ils rappellent de la peur de la confusion de la mutilation à la castration [14] ». Comme nous pouvons l’entendre, la voix peut faire violence, arrêter ou s’étirer tel un ruban en mouvance prometteuse. Ses écarts et ses modulations en font sa puissance, qui peut être hypnotique, sa richesse et sa beauté qui peut s’avérer tragique.
20Pour en revenir à l’expérience analytique, comment pourrions-nous, à partir des mots, ouvrir en chacun des musiques en partie indéterminées, une voix dont nous ne supposions pas l’existence ? C’est ici que se place la question du désir de l’analyste, en suspension entre sa croyance en un sujet toujours à advenir et une dimension énigmatique, au cœur même de cette expérience. Le mouvement, dans une analyse, se déploierait-il autour de ces oscillations entre quelques points d’accroche mais aussi du vide dans son énigme prometteuse ? Comment, selon les différents temps d’une analyse, être en creux habité, puis (puits…) en inventivité d’un nouveau couplage porteur ?
Notes
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[1]
Michèle Montrelay, La Portée de l’ombre, Paris, éditions des crépuscules, 2009, p. 91.
-
[2]
Serge Hajlblum, Hors la voix, Battements entre aphasie et autisme, Montéal, Liber, coll. Voix psychanalytiques, 2006.
-
[3]
Guy Rosolato, « La voix – et l’opéra – entre corps et langage », in Esthétiques, Revue française de psychanalyse, tome XXXVIII, n° 1, janvier 1974, p. 75-94.
-
[4]
Alain Didier-Weill, Un mystère plus lointain que l’inconscient, Paris, Aubier, 2010, p. 31.
-
[5]
Suzanne Maiello, « Traces sonores et rythmiques primordiales. Réminiscences auditives dans le travail psychanalytique », in Journal de la psychanalyse de l’enfant, n° 26, 2000, p. 77-103.
-
[6]
Graciela Cullere-Crespin, L’Épopée symbolique du nouveau-né, Toulouse, Érès, 2010, p. 41.
-
[7]
Colwyn Trevarthen, Kenneth J. Aitken, « Intersubjectivité chez le nourrisson : recherche, théorie et application clinique », in Devenir, 15, 4, 2003, p. 340.
-
[8]
Graciela Cullere-Crespin, L’Épopée symbolique du nouveau-né, op. cit., ibid.
-
[9]
Alain Didier-Weill, Un mystère plus lointain que l’inconscient, op. cit., p. 28.
-
[10]
Ibid., p. 131.
-
[11]
Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XXIII (1975-1976), Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 17.
-
[12]
Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XXIII (1975-1976), Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 40.
-
[13]
Jacque Lacan, « La troisième » in Lettres de l’École freudienne, n° 16, novembre 1975, p. 178. Lu par Lacan le 1er novembre 1974, non revu pour la publication.
-
[14]
Serge Hajlblum, Hors la voix, battements entre aphasie et autisme, op. cit., p. 75.