Notes
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Pour ne pas alourdir le texte, j’écrirai « frère » et « il » pour frère et sœur.
1Je m’appuierai sur vingt-cinq ans de pratique de la psychanalyste dans le département d’oncologie pédiatrique de l’Institut Gustave-Roussy à Villejuif. L’importance de ce service permet de se confronter à une très grande diversité de situations, médicales, familiales, sociales, psychiques (le cancer, à la différence d’autres maladies, peut toucher n’importe quel enfant sans aucune distinction). Cette durée donne un certain recul, permet de vérifier, d’infirmer ou d’enrichir certaines hypothèses, de confronter, dans des entretiens qui ont lieu parfois de nombreuses années après la fin du traitement, la mémoire de l’analyste, celle de l’ex-enfant, celle de ses parents, et de commencer à s’intéresser aux effets de transmission transgénérationnels de l’expérience traversée quand « l’enfant » devenu adulte nous parle de son enfant.
Une confrontation nécessaire
2Deux mille enfants (bébés, enfants, adolescents) sont chaque année atteints de cancer en France. Ces maladies sont très diverses par leurs caractéristiques, leur pronostic, les traitements qu’elles nécessitent, l’âge de l’enfant (du nouveau-né au grand adolescent). 75 % des enfants guérissent. Le cancer de l’enfant apparaît encore comme une situation exceptionnelle, méconnue, alors que nombreux sont ceux qui ont eu un cancer dans leur enfance, et plus nombreux encore leurs parents et leur fratrie [1]. Que l’expérience qu’ils traversent soit mieux connue est une condition importante pour qu’ils ne risquent pas d’être enfermés dans une identité retreinte et contraignante, et pour qu’ils préservent le sentiment de leur valeur et de leur place dans la société. Elle l’est aussi pour qu’une éventuelle relation psychanalytique s’engage, non gênée par la méconnaissance, les savoirs erronés ou les fantasmes inadéquats.
3Il s’agit néanmoins toujours d’une expérience bouleversante pour toute la famille, et qui peut laisser des traces durables chez les uns et les autres, y compris quand l’enfant guérit. Ces traces, qui peuvent être physiques, cognitives, esthétiques, sociales, familiales, psychiques, ne sont pas forcément négatives. Elles peuvent se transmettre aux générations suivantes (réactivation du trouble quand, par exemple, un enfant atteint l’âge que son père ou son oncle avait quand le cancer est advenu). Les psychanalystes peuvent ainsi être confrontés aux effets psychiques de l’expérience du cancer sur l’enfant malade ou sur ses proches, pendant le temps de la maladie ou longtemps après, et parfois à la génération suivante. La relation de leur trouble à cette expérience apparaît parfois claire à ceux qui sollicitent leur aide, mais elle peut se révéler dans bien d’autres circonstances. Dans tous les cas, il importe d’éviter les relations de causalité linéaires et mécaniques. C’est pourquoi il est utile de connaître suffisamment ce qui constitue l’expérience d’un cancer pour un enfant de façon à la reconnaître dans des discours ou des symptômes en apparence sans lien avec elle, pour que « cancer » ne reste pas un mot trop lourd ou une abstraction, pour ne pas projeter sur lui nos fantasmes et nos peurs quand un patient dit : « J’ai – ou j’ai eu – un cancer dans l’enfance », ou qu’il parle de l’expérience traversée par son frère ou son père. Parce que cette expérience intense confronte toujours l’enfant et ses proches à la mort possible et à la force du désir face à cette mort, elle éclaire fortement ce qu’est être parent, enfant, frère.
Des situations à connaître
4L’enfant malade, de même que sa fratrie et ses parents, est assaillli de très nombreuses questions, qu’il importe de reconnaître derrière leurs formulations parfois discrètes ou masquées. Nous en présentons les principales : pourquoi, pourquoi moi (ou lui), pourquoi notre famille, et maintenant ? Qui est responsable ? Cela aurait-il pu être évité ? Va-t-il guérir ? Et s’il mourrait ? Qu’est donc la mort ? Comment tenir ? Sur qui, sur quoi s’appuyer : repères culturels, religieux, symboliques, consistance familiale au présent et dans son histoire, dans sa réalité et dans sa mise en histoire ? Pourquoi les parents n’ont-ils pas pu l’empêcher ? Seront-ils à la hauteur de leur rôle parental ? Leur couple tiendra-t-il ? L’enfant malade risque-t-il de ne plus être aimé, voire que sa naissance soit regrettée, en particulier quand il suscite la colère de ceux qui subissent les conséquences de sa maladie ? Le cancer introduit-il une rupture radicale (dans la continuité identitaire, dans l’histoire personnelle et familiale, dans les façons de penser et les choix de vie), et quelle en sont l’importance et les conséquences ? Et bien d’autres questions surgissent, dans des formulations directes ou très discrètes et allusives.
Le trouble de la fratrie et ses questions
5L’expérience du cancer touche le corps de l’enfant (douleur, sensations inhabituelles, transformations physiques, présence en lui d’un inconnu dangereux, étranger, qu’il peut considérer fait de sa chair ou venu de l’extérieur), sa famille, ses repères sociaux (différence radicale d’avec les autres, hospitalisations, risque d’enfermement dans l’univers de la maladie), temporels (le cancer marque-t-il une scansion, une rupture, une répétition, ou l’insistance d’un destin malheureux ?), identitaires (l’enfant est-il le même, et sinon en quoi a-t-il changé, qui est-il désormais, à ses yeux et à ceux des autres ?). Elle soulève la question du sens : comment comprendre cet événement, l’intégrer dans la continuité de sa vie, de son histoire, de sa permanence identitaire ? L’expérience du cancer est la somme de tous ces éléments partiels, qu’il est important de connaître, auxquels il faut être attentif, mais elle est aussi une expérience globale qui a sa propre consistance et sa complexité, qu’il faut aussi connaître et dont il faut aussi tenir compte. Cette expérience est tissée de savoirs et de méconnaissances, de réalité médicale, sociale, familiale autant que de fantasmes, de présent autant que de passé réactivé. Mais la façon spécifique de dire cette réalité – « mon frère a un cancer », « mon frère est cancéreux », « mon frère est soigné pour un cancer, ou pour un neuroblastome » – témoigne certes d’informations, justes ou erronées, mais aussi de positions subjectives et de questionnements différents. Faire coïncider « mon frère » et le « cancer » n’est pas facile : il ne s’agit ni d’additionner les deux termes, ni de réduire l’un à l’autre (« mon frère » masquant « le cancer », ou « le cancer » concentrant tout « mon frère » ou le recouvrant totalement). Chaque terme a sa réalité et son autonomie, et leur confrontation induit une réalité nouvelle qui se constitue pendant le temps de la maladie mais qui ne disparaît pas complètement ensuite, même si, avec le temps, elle évolue et chaque terme reprend une part de son autonomie.
6La fratrie y est confrontée, parfois pour la première fois :
7– Suis-je responsable (le coup que je lui ai donné la semaine dernière, ou il y a bien longtemps, ou ma jalousie, etc.) ? Pourquoi lui : est-ce une punition, et pour quelle faute ? Serai-je un jour puni de même ? Est-ce ainsi que les parents punissent, ou Dieu ? Est ce le lot des aînés, des trop bons élèves, ou des trop mauvais, des garçons, ou des filles, des enfants trop aimés ou de ceux qui ne le sont pas assez, etc. ? Pourquoi pas moi ? Cet événement confirme-t-il le destin malheureux de notre famille, ouvre-t-il une nouvelle période de notre histoire ? Et, dans ce cas, quelles en seront les caractéristiques ? Et la place que j’y occuperai ? Mon frère est-il toujours le même ? M’en veut-il de ne pas être malade ? Quelles seront désormais nos relations ? Et si c’était tombé sur moi, comment aurais-je réagi, et mes parents ? L’auraient-ils préféré ?
8– Qu’est le désir des parents (et en particulier des miens) pour leurs enfants, quand ceux-ci sont gravement malades ? Qu’est-ce être parent dans de telles situations ? Comment continuer à faire confiance à des parents qui n’ont pu protéger leur enfant de la maladie, ou qui montrent trop leur désarroi ?
9– Qu’est-ce qu’être frères ? Qu’est désormais mon frère ? Comment faire coïncider « mon frère » et « enfant cancéreux » ? Comment préserver la relation de fratrie ? Parfois, la fratrie est écartelée entre la tentation de faire alliance avec l’enfant malade, dans la révolte contre la maladie, les parents, ou les médecins, dans la somatisation ou le désinvestissement scolaire éventuel (mais jusqu’où aller dans cette solidarité ?), et celle de prendre ses distances d’avec lui, pour se protéger du risque d’être contaminé par la maladie ou le malheur, ou pour se déprendre d’une relation fraternelle qui risquerait d’être aliénante ?
La difficulté à se situer dans la famille et dans son histoire
10La fratrie qui a du mal à se situer se demande comment faire coexister sa position d’enfant de ses parents et de frère de son frère ? Toutes deux lui sont nécessaires, mais la situation charge chacune d’une gravité et d’une complexité qui tendent à les autonomiser, de la même façon qu’elle pousse les parents à n’être plus que parents d’un enfant qui peut mourir. Elle se demande de même comment se situer dans la dynamique et la continuité de récit et de sens de son histoire personnelle et familiale, quand la maladie grave (événement qui détermine un avant et un après, et parfois accentue excessivement la division subjective du frère ou de la sœur) provoque une rupture temporelle et ouvre une nouvelle période dont les caractéristiques sont certes encore floues mais souvent inquiétantes.
11La fratrie peut en souffrir et être tentée d’en rendre l’enfant malade responsable, et encore plus si celui-ci meurt et que les parents se figent dans un deuil durable qui les rend peu capables de jouer leur rôle parental. De même, l’événement-cancer peut figer le temps (parents ou enfants ne vivent plus qu’au présent, « au jour le jour », incapables d’imaginer l’avenir ou s’y refusant) ou être si lourd qu’il écrase tous les autres éléments de leur vie, même les plus quotidiens. Pour certains, pris dans une logique de causalité rigide, il apparaît comme l’aboutissement d’une chaîne plus ou moins longue d’événements, d’actes, de pensées, dans un destin déjà écrit.
12Le cancer introduit une différence majeure entre l’enfant qui en est atteint, et qui peut mourir, et les autres. Face à l’enfant malade, parents et fratrie peuvent être chacun dans des réactions, des affects, des questionnements radicalement différents, tout en cherchant à le soutenir et à préserver leur nécessaire solidarité. Ainsi, le sentiment de culpabilité des parents peut découler de l’idée non dépassée de leur toute-puissance (exprimée sous des formes diverses : « il n’a pas demandé à vivre », « les parents sont par définition totalement responsables de tout ce qui arrive à leur enfant », « je lui ai transmis le cancer en lui transmettant la vie ») ; celui de la fratrie s’inscrit surtout dans la rivalité et la jalousie.
13Les parents, souvent, ne savent pas s’ils sont acteurs ou témoins, mais ils peuvent combattre leur sentiment d’impuissance par des démarches actives d’information ou par un contrôle, parfois excessif, sur les soignants. La fratrie ne dispose pas des mêmes ressources sociales, mais peut être troublée par un comportement inhabituel de ses parents, dont elle ne comprend pas la logique, même si elle en perçoit la cause : quand ils ont honte de leur supposée impuissance, s’en culpabilisent ou réagissent par une rivalité infantile avec les soignants quand ils craignent que ceux-ci leur prennent la confiance et l’amour de l’enfant malade, quand ils montrent une excessive docilité envers eux. Elle peut mieux s’appuyer sur eux quand ils occupent avec pertinence et efficacité le terrain qui est le leur, celui de leur position parentale. Elle suit leur modèle ou en prend le contre - pied, mais se pose pour elle-même la question : « Qu’est-ce que mon frère attend de moi, comment préserver notre relation de fraternité dans la solidarité et la rivalité ? »
14Elle peut exprimer son besoin d’être active de façon désordonnée par des « troubles du comportement », mal supportés par les parents, montrant aussi un sentiment d’insécurité, l’angoisse ou la révolte. Mais la fratrie, même si ni elle ni ses parents n’en ont conscience, est inévitablement en position d’acteur car elle doit trouver sa place et sa juste position subjective dans cette situation, et il est souhaitable que cet effort, parfois maladroit, soit remarqué et valorisé par les parents, qui n’ont pas pour autant à abandonner leur responsabilité éducative et à tout accepter. La fratrie est aussi témoin : non seulement observateur attentif de cette expérience du cancer, pour ses propres besoins, mais aussi investie de la responsabilité d’en garder la mémoire pour pouvoir plus tard, peut-être, témoigner à l’enfant malade ou à ses propres enfants de ce qui s’est passé dans son enfance.
15La fratrie est particulièrement troublée à l’adolescence. Le cancer exacerbe sa prise de conscience de la présence réelle de la mort dans la vie (les parents sont mortels, elle aussi, son frère peut mourir). Le processus adolescence en est accentué, augmentant d’autant le sentiment de rupture, d’insécurité et de hauts risques qu’il provoque. Elle peut être tentée de fuir sa famille porteuse de tant de risques ou, au contraire, par devoir de fidélité, exigence de réaffirmer son appartenance ou besoin de protection, être tentée de s’y enfermer au détriment de ses autres points d’appui extérieurs.
16La fratrie a besoin de préserver ensemble ses deux relations majeures, aux parents et au frère, alors que leur confrontation commune à la mort possible de l’un d’eux accentue les différences entre ces deux positions. En effet, la fratrie peut, par peur d’être elle aussi touchée par cette mort possible, se mettre sous la protection rapprochée des parents ou, au contraire, par révolte contre leur impuissance à protéger leurs enfants, se rapprocher de l’enfant malade. Le développement des connaissances génétiques et de la possibilité de cancers familiaux dus à une mutation, possibilité que la fratrie peut connaître, lui fait se demander avec une insistance accrue si le danger n’est pas au sein de la famille plutôt qu’au dehors. Elle se demande alors quand et par qui il a été introduit et comment s’en protéger, et si devenir parent n’est pas risquer de continuer à le transmettre ?
17Il est souhaitable de donner à la fratrie les moyens de préserver sa place dans cette situation. En fonction de son âge et de son désir de savoir, des informations médicales justes et précises lui sont nécessaires. Mais elle a besoin aussi qu’on l’aide à comprendre suffisamment les réactions, les émotions, les paroles de l’enfant malade autant que celles de ses parents (leur révolte, leurs craintes, leur confiance, etc.), et de se sentir suffisamment comprise par eux. Il importe aussi de l’aider à comprendre ses propres pensées et affects, qui peuvent être violents : vœux de mort concernant les parents ou l’enfant malade, perte majeure de confiance dans les parents ou dans la société discrédités dans leur capacité à protéger les enfants ou à préserver leur parentalité.
Les attitudes et les positions subjectives de la fratrie
18La fratrie est ambivalente, oscillant entre inquiétude (pour l’enfant malade, pour elle-même, pour les parents) et soulagement (de ne pas avoir été touchée par la maladie), entre tendresse et jalousie, solidarité et colère (parce que l’enfant malade accapare les parents, leur cause tristesse et embarras). De même, elle est tentée de profiter de la situation pour dépasser l’enfant-rival, mais peut aussi s’interdire tout plaisir et toute réussite pendant le temps de la maladie, par honte d’avoir ressenti cette tentation ou par crainte d’être accusée d’y avoir cédé. Elle est partagée entre l’estime pour les parents (qui préservent leur position parentale envers tous leurs enfants) et la déception (de les voir si troublés, impuissants face à la maladie, passifs et soumis aux médecins), et est parfois tentée de les remplacer auprès de l’enfant malade ou de leur montrer par des comportements excessifs ce qu’ils devraient faire pour lui. Elle peut être de même tentée d’être le « bon enfant » (si elle pense que le cancer est une punition et que l’enfant malade fait souffrir les parents) ou, au contraire, le mauvais, si désormais c’est l’enfant malade qui seul compte pour les parents, si ceux-ci reprochent à la fratrie sa jalousie ou son désarroi, ses demandes, ses somatisations et ses plaintes qui exacerbent leurs difficultés. Elle peut alors faire en actes et en paroles la démonstration qu’elle est bien « méchante », jusqu’à en convaincre parfois les parents et y croire elle-même. Certaines conduites de risque peuvent être autant l’affirmation de sa vitalité et de sa confiance (ou de sa croyance forcenée) en son indestructibilité que l’expression de sa souffrance, de sa demande maladroite d’être elle aussi objet de soins, ou de son effort, en maltraitant son corps, de se rapprocher par sympathie de l’enfant malade.
19La situation pousse la fratrie à essayer de comprendre ce qui se passe (médical, psychologique, relationnel), mais sa crainte de savoir ou l’attitude des parents (réticents ou trop troublés) peuvent l’en empêcher et l’inciter à renoncer à toute pulsion épistémologique. Elle peut avoir honte de l’enfant malade devant les autres, ou se faire son défenseur, excessif et agressif, parfois son vengeur plus tard. Elle ne comprend pas toujours les réactions et les questions des autres, leur curiosité excessive ou insuffisante, leur gêne ou leur maladresse, ne sait comment répondre à leurs questions ni ce qu’elle peut leur dire sans avoir le sentiment de trahir son frère ou d’aller au-delà de ce qu’il voudrait dire. Son trouble ainsi porte sur tous ses repères, sur ce qu’elle croyait être sa valeur, son identité, sa confiance en elle-même, en ses parents, dans les autres. Il importe de l’aider à cheminer et à se situer entre toutes ces difficultés et ces contradictions qui sont l’effet de l’intensité et de la complexité de la situation : il lui faut les dépasser et non les fuir, les résoudre authentiquement et non artificiellement.
20Les processus identificatoires, dans ce contexte intense, peuvent être très divers. La fratrie peut s’identifier fortement à l’un ou l’autre parent, ou aux deux, au couple qu’ils réussissent à préserver, ou aux grands-parents quand les parents lui apparaissent, à tort ou à raison, inadéquats à ce qu’elle attend d’eux, à ce qu’elle pense être leur responsabilité parentale. Elle peut aussi penser qu’être parent dans une telle situation est trop difficile, trop dur, et que la position de grand-parent, plus à distance, est préférable. Parfois elle est tentée de s’identifier à d’autres parents, qu’elle trouve mieux ou simplement différents des siens, ou encore aux soignants. Il serait dommage que ceux-ci prennent pour argent comptant les attitudes séductrices de la fratrie (ou celles de l’enfant malade), surtout quand ils considèrent que les parents sont insuffisants par rapport à leurs tâches.
21Si l’enfant meurt, la fratrie sera confrontée, comme ses parents, à toute la diversité du processus de deuil. Les parents, bien souvent, n’en ont pas conscience parce qu’ils en méconnaissent la possibilité et les expressions ou qu’ils sont trop enfermés dans leur propre deuil, parce que la fratrie en cache ou en atténue les signes pour ne pas augmenter leur trouble, parce que la façon dont l’épreuve de la maladie (et en particulier sa période terminale) s’est déroulée pour les uns et les autres a créé une perte de confiance et une certaine distension des liens entre eux, chacun évoluant désormais de façon solitaire. Le risque en est celui d’un deuil en impasse ou insuffisamment dépassé. Il pourrait en découler durablement une perte de confiance en soi-même, dans les parents et les adultes, les médecins et la médecine, la société, mais aussi un sentiment de culpabilité (continuer de se sentir responsable de sa maladie, de ne pas l’avoir suffisamment aidé, de lui survivre, etc.). Il peut s’y associer le refus de réussir ou d’être heureux (puisque l’autre enfant ne peut plus l’être), de fragilité, de prudence, de révolte contre l’injustice ou contre tous ceux qui ne les ont pas aidés, qui n’ont pas été malades, qui sont heureux.
22Tous ces éléments font partie de l’expérience faite par la fratrie de l’enfant cancéreux, et en font une épreuve de maturation.
Le travail du psychanalyste
23Il s’appuie d’un côté sur la connaissance, suffisante mais précise, de tous les éléments qui constituent l’expérience du cancer par un enfant, ses parents, sa fratrie, de l’autre sur les grands repères qui guident la pratique psychanalytique, quel qu’en soit le contexte. Il lui faut tenir compte des caractéristiques spécifiques de cette expérience, mais ne pas s’y soumettre ni y réduire l’enfant malade et sa fratrie : ils n’y tiennent pas. Mais celui qui se propose de l’aider et qui les ignore est vite discrédité. La fratrie souhaite, et sa demande s’exprime en paroles ou en symptômes (parfois ce sont les parents qui l’anticipent, de façon pertinente ou excessive), être aidée à se repérer dans cette situation intense et inhabituelle qui comprend de la réalité, des fantasmes, parfois effrayants, des questions qui excèdent ce qu’elle connaissait jusqu’alors et qu’elle était prête à affronter, voire qui touchent aux limites de ce qu’elle est capable de penser et de formuler ; à comprendre ses comportements, ses émotions, ses pensées, ses questions mais aussi ceux de son frère et de ses parents. Le psychanalyste l’aide à aller au-delà des évidences de bon sens. Par exemple, la peur que le frère meure peut cacher, ou exprimer, celle que les parents meurent, de même que sa plainte somatique peut exprimer la souffrance qu’elle attribue, à tort ou à raison, aux parents. De même, la tristesse qu’elle montre, et que les parents et les soignants attribuent à la tendresse pour l’enfant malade, peut masquer et exprimer la colère de voir annuler les vacances tant attendues. Quand la fratrie a le courage d’exprimer de telles pensées et de tels affects, il est utile que le psychanalyste aide les parents à dépasser la tentation de l’enfermer dans une identité restreinte et fausse, par exemple celle de l’égoïste inacceptable. Mais les parents peuvent aussi prendre prétexte de la souffrance exprimée par la fratrie pour prendre leur distance par rapport à l’enfant malade : ce peut être le cas quand ils s’engagent dans un processus de deuil anticipé, ou qu’ils n’osent s’avouer que la préoccupation de l’enfant malade leur fait toucher leurs limites.
Le deuil de la fratrie
24La fratrie souhaite être informée de la réalité de la situation médicale de l’enfant malade et de la situation familiale, sans excès (les parents n’ont pas à se décharger sur elle de toutes leurs inquiétudes) ni travestissement, sans utiliser un discours strictement « objectif » ou « réaliste » qui masquerait leur propre subjectivité et écraserait sa capacité de fantasmer, de douter, d’imaginer, de chercher à donner à la maladie de l’autre enfant un sens et une logique autres que ceux qui découlent de la stricte rationalité médicale. Ses préoccupations portent inévitablement sur l’enfant malade et sur les risques de déstabilisation de la famille, mais ne s’y réduisent pas. Il faut se méfier des évidences explicatives auxquelles l’intensité de la situation pousse les parents et les soignants. Quand la situation est grave, préserver une place au doute malgré toute évidence aide la fratrie à garder sa relation à l’enfant malade et à continuer à penser. Ce n’est pas contradictoire avec la prudence que certaines évolutions médicales étonnantes réclament. La lucidité de la fratrie, sans naïveté ni recherche d’une illusion protectrice, n’a pas besoin de s’exprimer par l’affirmation docile qu’elle est bien consciente de la gravité de la situation, ni par la démonstration d’un désarroi ou d’une inquiétude visibles.
25Il importe, en faisant confiance à son intelligence et à ses capacités de penser et d’éprouver des affects, de l’aider à traverser cette période difficile de sa vie, à comprendre cette réalité inhabituelle et excessive, à préserver le sentiment de sa valeur et de son identité, de sa continuité temporelle, de sa place familiale et sociale et sa confiance en ses parents.
Devenir de la fratrie
26Si la fratrie a été suffisamment aidée pendant le temps de la maladie et celui qui a suivi – que l’enfant ait guéri, avec ou sans séquelles, ou soit mort –, elle pourra se sentir plus forte d’avoir traversé une telle épreuve, d’avoir découvert en elle, en son frère, en ses parents, ainsi que dans les soignants, des qualités et une solidarité qu’elle ne soupçonnait pas. Elle constatera qu’elle est plus attentive à la souffrance des autres, plus disponible que les autres de sa génération à vouloir la soulager, plus désireuse de savoir et de comprendre, et pas seulement dans le domaine de la médecine ou de la biologie. L’expérience de la maladie, partagée avec l’enfant malade et les parents, ne produit pas automatiquement des effets négatifs, déstabilisants, de traumatisme. Elle peut être aussi une épreuve de maturation d’autant plus précieuse qu’elle aura été chère payée.
27Sinon, cette expérience pourra laisser en elle des traces plus ou moins durables, de colère, de révolte, de jalousie, de désir de vengeance, de perte de confiance en soi et dans les autres. Mais ces symptômes chez la fratrie d’un enfant qui a été soigné pour un cancer, parfois longtemps auparavant, peuvent certes exprimer la réactivation, à l’occasion de tel ou tel événement de vie, d’éléments mal dépassés de leur histoire d’enfance, mais ne doivent pas y être automatiquement rapportés. Pour ne pas passer à côté de ces liens possibles à l’expérience ancienne du cancer mais, pour ne pas non plus leur attribuer des responsabilités excessives, il est souhaitable que les psychanalystes connaissent suffisamment ce qu’est cette expérience, au-delà du mot « cancer » et des fantasmes qu’il suscite.
28Ceux qui souhaitent mieux connaître l’expérience subjective d’un enfant traité pour un cancer et sa clinique psychanalytique peuvent se reporter, entre autres textes, à certains de mes livres : L’Enfant très malade approché dans ses dessins, L’Olivier, 2011 ; Cancer : comment aider l’enfant et ses parents, De Boeck, 2010 ; Grandir avec un cancer. L’expérience vécue par l’enfant et l’adolescent, De Boeck, 2003 ; Parents en deuil. Le temps reprend son cours, Érès, 2002 ; Dialogues avec les enfants sur la vie et la mort, Seuil, 2000 ; Ne jette pas mes dessins à la poubelle. Dialogues avec Daniel, traité pour une tumeur cérébrale, entre 6 et 9 ans, Seuil, 1999 ; L’enfant et le cancer : la traversée d’un exil, Bayard, 1996.
Notes
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Pour ne pas alourdir le texte, j’écrirai « frère » et « il » pour frère et sœur.