Notes
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[1]
Simone Fraisse, Le Mythe d’Antigone, Paris, Armand Colin, 1974, p. 43.
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[2]
La traduction que nous avons utilisée est celle de Robert Pignarre (Sophocle, Théatre complet, Paris, Flammarion, coll. GF). La numérotation des vers est celle des Belles Lettres.
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[3]
Jean-Pierre Vernant, L’Individu, la mort, l’amour, Paris, Gallimard, 1989, p. 72.
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[4]
Pierre Vidal-Naquet, « Œdipe à Athènes », préface in Sophocle, Tragédies, Paris, Gallimard, coll. Folio.
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[5]
Jacques Lacan, « L’essence de la tragédie. Un commentaire de l’Antigone de Sophocle », in Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 324 et p. 329.
-
[6]
Goethe, Conversations recueillies par Eckermann, tome 1, Paris, Charpentier, 1863.
-
[7]
Aristote, Rhétorique, Paris, UGE, coll. Le livre de poche, 1991, p. 364.
-
[8]
Didier Anzieu, « Œdipe avant le complexe, ou l’interprétation des mythes », in Les Temps modernes, octobre 1966, p. 695.
-
[9]
Jean-Pierre Vernant, « Œdipe sans complexe » (1967), article repris dans Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1989, p. 84.
-
[10]
Marie Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant (1944), Bibliothèque de la faculté de Philosophie et Lettres de l’université de Liège, p. 219.
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[11]
Jean-Pierre Vernant, « Tensions et ambiguïtés dans la tragédie grecque » (1969), article repris dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne, op. cit., p. 35.
-
[12]
Jacqueline de Romilly, Le Temps dans la tragédie grecque, Paris, Vrin, 1971, p. 70.
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[13]
Cet article est écrit à partir d’une intervention dans la décade sur les mythes et la psychanalyse au Centre international de Cerisy-la-Salle en 1995. Cf. Mythes et Psychanalyse, sous la direction de Anne Clancier et Cléopâtre Athanassiou-Popesco, Paris, In Press, 1997.
1Antigone a permis à Sophocle de remporter aux Dionysies de 441 la couronne d’olivier sacré. Et depuis, plus que toute autre tragédie antique, elle a rebondi dans tous les champs de la création artistique. Il serait fastidieux d’en faire un inventaire, mais il est intéressant d’évoquer quelques mises en scène qui ont eu valeur d’interprétation. Felix Mendelssohn a mis sur le chantier une Antigone en 1844 ; jouée d’abord en Allemagne, puis à Paris et à Londres. Ce fut un événement capital pour la représentation de la pièce de Sophocle. Des reprises ultérieures ont eu lieu à la Comédie-Française ; en particulier pour les Chorégies d’Orange, cette fois avec des chœurs de Saint-Saëns qui enthousiasmèrent le public [1].
2Jean Cocteau inaugure à l’Atelier, en 1922, la série des mises en scène contemporaines de la tragédie. Le décor était de Pablo Picasso. Une grande toile en tissu violet recouvrait toute la scène. Au fond, un trou grillagé. Sur la toile, des colonnes peintes à la sanguine. L’effet était saisissant. Chanel avait réalisé les costumes, en laines de couleur. La musique était d’Arthur Honegger. Bertolt Brecht, lui aussi, écrivit une Antigone en 1948. Née de la Seconde Guerre mondiale, elle était située dans le Berlin de la fin du IIIe Reich. Son texte fut, en 1967, traduit et mis en scène par le Living Theatre.
3Dans le numéro des Lettres de la SPF n° 28 sur la guerre, un entretien très intéressant avec Adel Hakim évoque sa mise en scène de la tragédie, traduite en arabe littéraire, pour une troupe palestinienne. Les représentations ont eu lieu au Théâtre des Quartiers d’Ivry, en 2012.
4Lorsqu’Antigone est jouée pour la première fois, Sophocle n’a encore écrit ni Œdipe-Roi ni Œdipe à Colone. Cependant, le thème est connu des Athéniens car il a puisé son sujet dans les récits épiques du cycle thébain. Mais alors qu’Œdipe-Roi est une véritable énigme policière, un travail d’enquête, de révélation et de mise au jour, Antigone est un débat, une mise en question autour d’un problème de civilisation : la mort et les rites de funérailles. Et ce débat est placé au centre de la relation fraternelle. Qu’est-ce qui se passe entre un frère et une sœur à ce moment souvent conflictuel ? La tragédie perd son sens si on évacue cette question, c’est à ce titre que nous la lisons aujourd’hui, au plus près de ce qu’elle énonce, en nous laissant mener par le texte, pour avancer, pas à pas, dans la problématique des frères et des sœurs.
5Quand débute la tragédie, nous nous trouvons sur une place à Thèbes, devant le palais des Labdacides, au lendemain d’une bataille qui s’est conclue par la victoire de Thèbes. Il y a là les deux filles d’Œdipe, Antigone et Ismène. Elles parlent de leurs deux frères morts, Etéocle et Polynice, morts la veille, « tombés sous les coups l’un de l’autre » (v. 14). Les deux frères se sont en effet entretués, lance contre lance, à une des sept portes de Thèbes. Ils se sont disputés l’héritage d’Œdipe, les armes à la main. Etéocle a gardé abusivement le pouvoir qu’il devait céder, pour un temps, à son frère. Polynice évincé s’est réfugié à Argos, épouse la fille du roi, lève une armée et vient récupérer sa part d’héritage, sûr de son bon droit et de sa victoire. Mais les Argiens sont battus et les deux frères sont morts ; le coryphée commente :
7Quant au chœur qui exprime les sentiments des spectateurs, la vérité moyenne de la cité, il conseille :
9Mais une guerre ne se termine pas aussi facilement… Chez Sophocle, nous sommes dans une tragédie de l’héritage. C’est pourquoi Antigone s’adresse à sa sœur en ces termes dans le prologue :
11Que peut-il en effet arriver de pire que la mort à leurs « bien-aimés », c’est-à-dire à leurs frères ? Citons Antigone :
13Face au pouvoir, les positions des deux sœurs sont contraires. Ismène n’imagine pas de violer l’édit du nouveau roi, de passer outre à la puissance du maître, de « viser l’impossible » (v. 90). Antigone veut se montrer fidèle à sa race et ensevelir le corps, ne pas renier son frère même si elle risque de mourir « pieusement criminelle » (v. 74). Donc deux attitudes opposées, aussi tranchées que le jour et la nuit, que la vie et la mort, affirmées d’emblée au début de la tragédie. Antigone dira d’ailleurs un peu plus tard que depuis longtemps elle a consacré sa vie à ses morts.
14Peut-on pour autant en conclure de l’une qu’elle aime la vie, de l’autre que son désir est tourné vers la mort ; de l’une qu’elle est détachée de son frère, de l’autre qu’elle lui est attachée d’un amour incestueux ? C’est, me semble-t-il, aller trop vite. Mais ce sont les deux questions à considérer dans la problématique de la fratrie constituée par les enfants d’Œdipe et de Jocaste.
La mort, le rite de funérailles et l’interdit d’exterminer
15Deux remarques ici s’imposent :
16a) Pour les Grecs, point n’est besoin d’être vieux pour mourir. La mort héroïque de celui qui défend le sol de la patrie est une belle mort. La mort au combat est une kalos thanatos. Le guerrier tombé au champ d’honneur meurt à l’apogée de son ardeur vitale, de son pouvoir, de sa beauté virile, physique et morale. Mais cette mort héroïque ne trouve son statut de mort glorieuse – son assomption – que dans le rite funéraire [3].
17b) Le rite d’ensevelissement ouvre, à celui qui est mort, les portes de l’Hadès, il l’expédie sur l’autre rive. Le corps, mis sous la terre, disparu, sa tête « encapuchonnée de nuit », rejoint la cohorte des ombres. Que reste-t-il alors du héros ? Il reste la stèle, le mémorial funéraire qui est érigé en des lieux que la cité tient pour symboliques comme l’agora, les portes de la ville, les frontières [4]. Il rappelle aux générations actuelles, et à celles qui suivront, les exploits et le nom du défunt. L’identité individuelle a en effet pour les Grecs deux aspects étroitement mêlés. D’une part, un corps, le soma, qui doit disparaître une fois réduit à l’état de cadavre. D’autre part, un nom propre et des exploits qui restent inscrits sur la stèle. Le mort est mémorisé, remémoré par le mémorial. Le rituel des funérailles est donc un accomplissement de la mort, une seconde mort qui vient achever l’œuvre de la mort, séparer définitivement le mort de ceux qui sont encore des vivants, mais en lui laissant parmi eux une place symbolique. Seul le cadavre d’un ennemi pouvait être méprisé au point de lui refuser l’ensevelissement. Il était ainsi déchu de sa condition humaine, déshumanisé, réduit à l’état d’animal, déchiqueté par les oiseaux carnassiers ou par les chiens, morcelé, réduit à l’errance.
18Le cadavre de Polynice, qui n’est pas enseveli, est un cadavre outragé. L’outrage est dénoncé par Antigone : Polynice est une « pâture de choix pour les oiseaux carnassiers ». C’est aussi ce qui fait intervenir Tirésias à l’avant-dernier épisode. Il arrive, conduit par un petit garçon car il est aveugle, et montre, par le fait même, que celui qui est dit sage se laisse guider par l’enfance. Il s’adresse à Créon :
20En d’autres termes, on peut admettre que tuer un ennemi est nécessaire et même glorieux. Mais il n’est pas nécessaire de le tuer une seconde fois, c’est-à-dire de refuser le rite et le lieu de souvenir. Il est interdit d’exterminer le sujet, d’éradiquer le criminel de son statut d’être humain, simplement parce qu’il est criminel. C’est exactement ce qu’Antigone argumente et défend tout au long de la tragédie, en y ajoutant un accent personnel, celui de sa relation à ses frères, à sa mère et à ses aïeux. Est-il licite, ou légal, d’exterminer mon frère, de le priver de cette mort symbolique, parce qu’il est devenu un ennemi ? Est-il licite d’effacer jusqu’à la mémoire des Labdacides pour des raisons de salubrité publique ?
Les lois et la Loi
21Voilà donc l’acte d’Antigone : jeter un peu de poussière rituelle sur le cadavre de son frère. Ce geste manifeste une certaine étrangeté qui n’échappe pas au roi. Il demande à sa nièce de s’expliquer. Antigone répond donc à Créon. Elle a passé outre à l’ordonnance du roi pour ne pas violer les lois non écrites, intangibles, qui « depuis l’origine sont en vigueur et que personne n’a vu naître » (v. 455). Ces lois manifestent que « l’origine » échappe, qu’il est vain de vouloir la maîtriser. Ces lois non écrites ne sont pas des lois au sens juridique ou religieux puisqu’elles ne sont tracées ni par les hommes, ni par Zeus, ni par la Dikè. Il s’agit là d’une certaine légalité qu’Antigone appelle divine, ou un certain rapport à la Loi qu’elle puise en elle-même. D’une part, elle est autognotos (elle prend sa mesure en elle-même), d’autre part, elle est autonomos : cette mesure est sa loi, sans référence à la loi de la cité, comme le lui fait remarquer le chœur.
22Cette loi non écrite d’Antigone, quelle est-elle ? Nous pouvons la formuler plus explicitement, au plus près du texte même de Sophocle, dans les termes de Jacques Lacan [5] : « Mon frère, il est tout ce que vous voudrez, le criminel, il a voulu ruiner les murs de la patrie ; il a conduit les ennemis sur le territoire de la cité, mais enfin ce dont il s’agit c’est de lui rendre les honneurs funéraires. Cet ordre que vous osez m’intimer ne compte pour rien, car pour moi, en tout cas, mon frère est mon frère. » Et Lacan ajoute un peu plus loin : « Sans doute les choses auraient-elles pu avoir un terme si le corps social avait bien voulu pardonner, oublier, et couvrir tout cela des mêmes honneurs funéraires. C’est dans la mesure où la communauté s’y refuse qu’Antigone doit faire le sacrifice de sa vie au maintien de cet être essentiel qu’est l’atè familiale. C’est là le motif, l’axe véritable autour de quoi tourne toute cette tragédie. »
23L’assurance sans faille d’Antigone, sa volonté tenace, sont fixées dans ces mots : mon frère est mon frère. Le criminel est mon frère au même titre que celui qui est considéré comme un héros.
25Ce passage montre avec quelle vigueur se déroulent le dialogue et la dialectique. Antigone et Créon discutent pied à pied, sans révérence, sans se ménager, sans langue de bois. Pas d’attendrissement, pas de sentimentalité. On met sur un plateau de la balance les erreurs des morts, sur l’autre leurs droits. Mais le dernier vers d’Antigone jaillit avec une énonciation inattendue et clôt le débat. C’est la tonalité évangélique de cette phrase qui a pu inciter à faire d’Antigone, bien des siècles plus tard, une martyre ou une figure de Jeanne d’Arc.
26Pour en arriver à une position si justement catégorique, quel raisonnement s’est tenu la fille d’Œdipe, la jeune fille d’Œdipe ? Car Antigone a pour elle la force de la jeunesse qui défend avec la dernière énergie ce qui lui paraît essentiel. C’est encore à Créon qu’elle livre ses pensées :
28Cette argumentation d’Antigone a soulevé bien des perplexités. Elle a même paru tellement insoutenable qu’on a douté de son authenticité. Goethe confiait à Eckermann que ces vers faisaient tache dans la tragédie [6] : « Ce passage, trouble l’émotion tragique, dit-il, il est recherché et ressemble à un calcul de dialecticien. Je désirerais bien qu’un philologue prouvât qu’il est apocryphe. » Cependant, il est difficile de soutenir qu’il s’agit là d’une interpolation. Nous pouvons adopter le point de vue d’Aristote qui cite ce passage de Sophocle sans aucunement le mettre en doute et qui estime que « dans une narration, si le fait est incroyable, il faut s’étendre sur les motifs [7] ».
Fratrie et chaîne symbolique
29Certains psychanalystes s’appuient sur ce raisonnement pour lire la tragédie en termes d’investissement objectal et faire de la position subjective d’Antigone une position incestueuse. Polynice aurait pour elle une place incestueuse d’être son frère irremplaçable, plus important que son fiancé Hémon, plus important qu’un fils par rapport à son désir. C’est oublier la loi promulguée par Créon et que les choses sont déjà jouées avant même que l’action tragique ne débute. C’est laisser de côté la fonction du temps dans la vie d’une femme : petite fille, épouse, mère. C’est modifier la signification de cette phrase surprenante.
30L’analyse de Didier Anzieu allait dans le même sens mais avec un détour. « L’attachement incestueux pour le frère est le déplacement de l’attachement incesteux pour le père [8]. » Elle provoqua les réponses courroucées des hellénistes : « Mais dans cette mythologie telle qu’Anzieu la présente : retouchée, coulée de force dans le moule œdipien, l’helléniste ne reconnaît plus les légendes qui lui sont familières. Elles ont perdu leur visage, leurs traits pertinents, leur caractère distinctif, leur domaine spécifique d’application [9]. »
31Cependant les psychanalystes ne sont pas les seuls à donner une interprétation extérieure au texte pour tenter d’en comprendre l’argumentation. Les relations entre Antigone et Polynice vont, selon les commentateurs, d’une étroite amitié à une amitié particulière, jusqu’à une relation sexuelle. Dans La Légende du conquérant, Marie Delcourt cite le commentaire d’un scoliaste qui écrit : « Antigone devint suspecte à Etéocle par son amour pour Polynice. Le roi l’accusa d’avoir couché avec son frère [10]. » Il me semble que nous passons là du souhait d’interpolation de Goethe à une interprétation fantaisiste étrangère au texte. Rien dans la tragédie de Sophocle, ni dans les Sept contre Thèbes, ne permet de conclure à un attachement incestueux actuel ou à un frotti-frotta du frère et de la sœur pendant l’enfance qui aurait laissé des traces. Antigone n’est pas incestueuse, elle est le fruit d’un inceste, ce qui est très différent. L’interdit d’exterminer, c’est-à-dire de gommer, d’effacer, d’éradiquer de la lignée, voilà l’autre face de l’interdit de l’inceste.
32Reprenons l’argumentation. Polynice est un frère autadelphos, né du même père et de la même mère. Antigone est liée, comme venant de la même matrice, au malheur des Labdacides, qui est son héritage, et qui par la force des choses et de l’édit, garde tout son poids tragique. Ce qui lui importe avant tout, c’est la chaîne symbolique dont elle est issue. Elle veut en quelque sorte laver le crime, acquitter la malédiction paternelle et celle du patronyme. Lorsque, comme le raconte le messager,
34elle réintègre dans la lignée des Labdacides celui qui en a été exclu.
35Remarquons la tension entre les intérêts de la cité, la polis, et l’oikos, qui est la famille au sens étroit du terme, ou encore la maison avec tout ce qui gravite autour. La philia d’Antigone s’adresse à son oikos, mais cet oikos est celui des Labdacides qui, en quelque sorte, a échappé à l’interdit de l’inceste. Il faut se garder ici d’une interprétation psychologisante. Ce n’est pas seulement l’attachement affectif aux aïeux, toutes les formes de dépendance infantile, l’impossibilité à « se détacher des siens, pour s’ouvrir à l’autre, accueillir Éros et dans l’union avec un étranger, transmettre à son tour la vie », qui sont ici en cause [11]. Nous sommes confrontés au négatif de l’interdit de l’inceste, à sa nécessité structurante. Négatif au sens photographique du terme. La mise en scène tragique est le révélateur (également au sens photographique) des effets destructeurs de sa transgression. Et c’est bien ce qui nous touche dans la tragédie, au-delà de l’amnésie infantile et au-delà des siècles. Tout enfant, sait, devine, l’interdiction de la relation incestueuse, sa nécessité émancipatrice.
36Le centre du débat est celui des structures inaliénables de la parenté, articulées au cycle de la corruption des corps et à la succession des générations, qui ne peuvent être abolies sans effets mortifères. C’est le statut même de la condition humaine qui est en cause : l’interdit de l’inceste et l’interdit de radier de la généalogie ne sont pas d’ordre biologique, mais culturel. Ils définissent l’identité subjective.
37C’est pourquoi je dirai que si Polynice est l’enjeu de cette tragique affaire, Antigone l’est aussi. Le frère rayé symboliquement de la carte, la sœur, même vivante, est atteinte dans sa particularité subjective. Quand elle dit mon frère est mon frère, elle dit aussi, implicitement, je suis sa sœur, comment pourrais-je faire autrement ? La chère tête fraternelle, c’est lui, c’est elle. Or, dire : c’est mon frère, je suis sa sœur ; avec tout ce que cela implique d’humanité (ou encore mon père, ma mère, leur fils ; ou enfin, c’est mon mari, je suis sa femme) n’est possible que dans et par le langage.
38Antigone atteste que le langage, par les relations qu’il instaure, confère un pouvoir infranchissable. Il marque la prééminence du culturel sur le biologique, la découverte de la réciprocité, la différence entre le sujet et ses investissements pulsionnels, l’impossibilité de le limiter au drame historique qu’il est en train de vivre. C’est là que se tient Antigone, c’est ce qu’elle préserve.
39Quant aux frères et aux sœurs, la tragédie de Sophocle montre que, pour dénouer les rivalités fraternelles, il ne suffit pas de les envisager sous leur aspect affectif. Encore faut-il restituer à chacun sa propre scène psychique, distinguer le relationnel et la relation symbolique, replacer chacun dans son rapport à l’autre et aux ascendants, comme les mots d’une phrase qui ne trouvent leur signification que les uns par rapport aux autres, dans la succession de la phrase, du mot au paragraphe, jusqu’au point final du texte. Lorsque les enfants commencent à maîtriser le vocabulaire de la parenté, c’est alors que l’interdit de l’inceste se met véritablement en place. À la même période de leur croissance psychique, ils s’interrogent sur la mort et accèdent à la notion du découpage de l’espace et du temps.
Une filiation falsifiée
40L’Antigone de Sophocle est une tragédie de l’héritage, pas n’importe quel héritage. Celui du malheur qui se transmet, leitmotiv de la tragédie, et qu’il faudrait réussir à arrêter, si ce n’est à éteindre. En arrière-plan de l’action tragique, on distingue les causes lointaines qui mènent tout : l’oracle transgressé, la faute du grand-père Laïos. Ce n’est pas nettement formulé dans Antigone. C’est clairement dit dans Les Sept contre Thèbes. « Le chant du chœur, placé entre la décision d’Etéocle, aller combattre Polynice, et l’annonce de la mort des deux frères est consacré à évoquer la longue série des désastres qui commencèrent avec la faute de Laïos [12]. »
42Cette faute de Laïos est comme un péché originel, ou un trauma archaïque, ignoré d’Œdipe, puisque pour lui ses parents sont Polybe et Mérope, qui produit un inceste lui aussi ignoré, et, à la génération suivante des cadavres. Ce trauma est comme un cadavre dans le placard. La filiation d’Œdipe est une filiation falsifiée.
43Les psychanalystes sont confrontés au tragique de l’existence, aux drames censurés ou aux récits cent fois répétés, qui constituent l’atè des familles et emprisonnent leurs descendants à leur insu. Nous savons quels ravages ils peuvent produire chez un sujet, surtout si l’entourage s’emploie à en soutenir le mensonge. Nous n’ignorons pas le cortège de drames et de camouflages subjectifs apportés dans la filiation par les guerres, mais aussi par les avancées biomédicales. Il faut ajouter que l’enfant jeune, face à l’incompréhensible du destin, s’invente des explications, se forge un roman. Comment mettre là-dessus un peu de poussière rituelle ?
44En 1995, après un vote au parlement, le Reichstag fut emballé par Christo. Pendant quatorze jours, il fut une d’œuvre d’art. Deux millions de personnes sont venues le contempler. Celles qui furent interviewées disaient qu’elles le voyaient maintenant différemment. Ces toiles de Christo, ces kilomètres de toile, étaient comme un linceul, une forme culturelle du linceul, une sorte de rite de funérailles, qui n’abolit pas le passé, ni le présent, mais ouvre l’avenir.
45Les monuments aux morts, élevés après la Première Guerre mondiale dans les villages français, avec leurs listes impressionnantes de noms, ont la même fonction. À Strasbourg, le monument aux morts est une mère qui représente l’Alsace. Elle est assise comme une Pietà, ses deux fils morts, déposés par terre, sont appuyés sur ses genoux. Ils sont sans vêtements, nus. Pourquoi ? Parce que l’un porterait un uniforme allemand, l’autre un uniforme français. Une fois morts, leurs uniformes sont inutiles : les fils qui ont été des ennemis sont représentés aussi nus qu’ils l’étaient à la naissance. La Hilflosigheit de l’enfant nouveau-né, son dénuement originaire, rejoint la Hilflosigheit du corps-mort. Mais les sujets, dans leur histoire, restent.
46On ne peut mettre sur le même plan la mémoire et le mémorial. La mémoire est articulée à l’oubli et, pour pouvoir vivre, il faut pouvoir oublier, canaliser les forces obscures qui se meuvent sur la scène psychique autour de l’Achéron, et que Freud a évoquées en exergue de Die Traumdeutung.
47Le mémorial appartient au registre symbolique, celui des rites d’ensevelissement. C’est l’homme qui a inventé la sépulture et rien ne donne le droit de retenir un mort à la surface de la terre en le privant des honneurs funéraires. On ne peut traiter un être humain, fût-il mort ou criminel, comme un chien, en se débarrassant simplement de ses restes ; en négligeant qu’il a été inscrit à l’état civil, qu’il a eu père et mère, qu’il a porté un nom, et que celui-ci doit être maintenu dans l’acte de funérailles. Le mémorial purifie la mémoire. Il la dégage des scories d’une histoire. Il rend présente la succession des générations. Ce que fait Antigone en jetant un peu de poussière sur le cadavre de Polynice, c’est un acte d’oubli autant que de mémoire.
48La problématique fraternelle, faite d’amour et de haine, de rivalité et de complicité, rejoint les questions qui touchent au fondement du sujet et de la succession des générations, l’interdit de l’inceste et l’interdit d’exterminer. Antigone met en scène l’interdit d’exterminer de la mémoire ceux que les tribulations de l’héritage et du pouvoir ont mis dans des camps ennemis. Ce sont des questions qui ne cessent de se poser à nouveau… [13]
Notes
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[1]
Simone Fraisse, Le Mythe d’Antigone, Paris, Armand Colin, 1974, p. 43.
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[2]
La traduction que nous avons utilisée est celle de Robert Pignarre (Sophocle, Théatre complet, Paris, Flammarion, coll. GF). La numérotation des vers est celle des Belles Lettres.
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[3]
Jean-Pierre Vernant, L’Individu, la mort, l’amour, Paris, Gallimard, 1989, p. 72.
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[4]
Pierre Vidal-Naquet, « Œdipe à Athènes », préface in Sophocle, Tragédies, Paris, Gallimard, coll. Folio.
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[5]
Jacques Lacan, « L’essence de la tragédie. Un commentaire de l’Antigone de Sophocle », in Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 324 et p. 329.
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[6]
Goethe, Conversations recueillies par Eckermann, tome 1, Paris, Charpentier, 1863.
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[7]
Aristote, Rhétorique, Paris, UGE, coll. Le livre de poche, 1991, p. 364.
-
[8]
Didier Anzieu, « Œdipe avant le complexe, ou l’interprétation des mythes », in Les Temps modernes, octobre 1966, p. 695.
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[9]
Jean-Pierre Vernant, « Œdipe sans complexe » (1967), article repris dans Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1989, p. 84.
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[10]
Marie Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant (1944), Bibliothèque de la faculté de Philosophie et Lettres de l’université de Liège, p. 219.
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[11]
Jean-Pierre Vernant, « Tensions et ambiguïtés dans la tragédie grecque » (1969), article repris dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne, op. cit., p. 35.
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[12]
Jacqueline de Romilly, Le Temps dans la tragédie grecque, Paris, Vrin, 1971, p. 70.
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[13]
Cet article est écrit à partir d’une intervention dans la décade sur les mythes et la psychanalyse au Centre international de Cerisy-la-Salle en 1995. Cf. Mythes et Psychanalyse, sous la direction de Anne Clancier et Cléopâtre Athanassiou-Popesco, Paris, In Press, 1997.